XXXIII Impuissants !

Comme les Sorciers s’y attendaient, la porte principale était fermée et bloquée par un sort. Qadehar alla tenter sa chance vers une entrée de service, aperçue plus loin.

– Condamnée, elle aussi, annonça-t-il en revenant.

– Tant pis, on va essayer d’ouvrir celle-là, dit Yorwan. Ils conjuguèrent leurs pouvoirs autour d’Elhaz, le Graphème débloqueur. La porte céda plus facilement qu’ils l’auraient cru.

– A nous cinq, on déménage ! plaisanta Gérald.

– Je pense plutôt que les prêtres qui ont confectionné le sort étaient pressés, répondit Kushumaï. Allons-y…

Au même moment, ils entendirent des cris derrière eux : un groupe de prêtres se précipitait vers la tour.

– D’où sortent-ils, ceux-là ? gronda Qadehar.

– Sans doute des remparts, répondit Kushumaï. Ils viennent prêter main-forte à leurs collègues !

– Allez-y, dit soudain le Seigneur Sha. Fouillez la tour ! Je me charge de les retenir.

– Tu es sûr ?

– Oui, Chasseresse. Partez.

Le Seigneur Sha prit une posture terrible et accueillit les prêtres avec des Thursaz puissants. Les assaillants crièrent de colère, mais durent s’arrêter pour bâtir un sortilège de défense.

– Partez ! répéta le Sorcier.

Sans plus attendre, Qadehar, Kushumaï, Gérald et Qadwan s’engouffrèrent dans le bâtiment.

Au sommet de la tour, dans la pièce bâtie de pierres grises, remplie de meubles et d’étranges instruments, Ambre se ressaisit la première. L’instant de terreur passé, elle aspira quelques bouffées d’air, puis soudain, sans comprendre la force inhabituelle qui la guidait, elle s’avança en direction de la table sur laquelle gisait Guillemot.

– Reste où tu es… J’ai parlé de spectacle… Et ni toi ni ton amie… ne faites partie des acteurs… De simples spectateurs… J’ai dit de simples spectateurs… La prochaine qui essaie de s’approcher… ou qui tente de déranger mon rituel… je la change en crapaud…

Les chuchotements caverneux de l’Ombre avaient retenti de façon autoritaire. La créature tenait Guillemot à sa merci… La jeune fille s’arrêta net. Le sentiment d’impuissance qui la submergea, et la profonde injustice qui l’accompagnait, lui fit monter les larmes aux yeux.

Derrière elle, Coralie partageait son émotion.

Elles reculèrent pas à pas jusqu’aux premières marches de l’escalier. Elles étaient si fascinées par ce qu’elles voyaient qu’à aucun moment ne leur vint l’idée de s’enfuir.

L’Ombre cessa soudain de leur prêter attention, comme si elles n’avaient jamais existé, et se concentra de nouveau sur le rituel qu’elle s’apprêtait à accomplir avec Guillemot et le grimoire. Ambre et Coralie s’efforcèrent de retrouver une respiration normale et d’apaiser les tremblements de peur qui les agitaient.

– Regarde, Ambre ! Qu’est-ce que l’Ombre est en train de faire à Guillemot ?

L’Ombre avait ouvert le Livre des Étoiles, et tentait de revigorer son prisonnier.

– Elle a l’air de trouver Guillemot trop faible pour son rituel.

– Tu ne crois pas que l’on pourrait en profiter pour s’approcher, sans se faire remarquer ?

L’Ombre tourna soudain vers elles ses yeux de braise. Elles se recroquevillèrent dans l’encoignure de la porte.

– Silence… silence, maudites gamines… Vous m’empêchez... de me concentrer…

– Tant mieux ! commenta Ambre entre ses dents.

Elles se turent. Sans se concerter davantage, elles entreprirent de suivre l’idée de Coralie, et avancèrent tout doucement en direction de Guillemot.

– Vous me prenez… pour un imbécile…, se mit à gronder l’Ombre. Il y en a peut-être une en définitive… qui tient vraiment… à se faire changer en crapaud…

Elles s’arrêtèrent à quelques pas de la porte, conscientes d’avoir été trop loin.

– Et si l’on rencontre l’Ombre, comme ça, au détour d’une marche ? demanda Bertram à Romaric qui avançait prudemment en tendant sa torche devant lui.

– On lui tombe dessus et on lui tire les oreilles ! ironisa Gontrand.

– Tu as peur ? s’étonna Kyle. C’est pourtant toi qui as proposé de prendre la direction des sous-sols.

Bertram grommela quelque chose d’incompréhensible et se tut.

L’escalier continuait à descendre, interminablement. Les murs suintaient d’humidité. Par endroits, d’énormes araignées se tenaient tapies au centre de leur toile.

– Brrr ! fit Gontrand. Celles-là doivent se nourrir de rats ! C’est bizarre que l’on n’ait pas encore entendu Coralie hurler ! Coralie ?

Personne ne lui répondit. Inquiet, Gontrand réclama une pause.

– Qui a vu Coralie pour la dernière fois ?

Un silence gêné lui répondit. Chacun n’avait prêté attention qu’à soi-même tout au long de la descente, tant les marches étaient glissantes, et tant l’angoisse de faire une mauvaise rencontre était forte. Romaric passa la torche à Bertram qui fermait la marche. Ils n’étaient que tous les quatre.

– Ambre ? Coralie ? cria encore Gontrand.

– Quelque chose les a peut-être retardées, suggéra Kyle.

– Ou bien quelque chose leur est arrivé, corrigea lugubrement Gontrand.

– On remonte ! dit Romaric en reprenant la tête du petit groupe.

Tout à son rituel, l’Ombre attrapa sur une étagère une fiole contenant un liquide épais et sombre. Elle la déboucha et glissa le goulot entre les lèvres de Guillemot, pâle comme un mort.

– Bois… prends des forces… j’ai besoin d’un garçon vivant pour le rituel… pas d’un cadavre…

Guillemot toussa et recracha un peu de liquide. Il sentit soudain, comme un coup de fouet, la vie l’envahir à nouveau. Son corps retrouva suffisamment de forces pour qu’il parvienne à s’asseoir péniblement sur le bord de la table en bois.

– Bien… Très bien, mon garçon… Nous allons pouvoir passer… aux choses sérieuses…

Il y eut tout à coup un bruit de cavalcade. L’Ombre jeta un regard terrible sur les deux filles. Celles-ci écarquillèrent les yeux et levèrent les mains pour bien montrer qu’elles n’y étaient pour rien…

Une silhouette apparut sur le seuil, bientôt suivie par deux autres. L’Ombre poussa un cri de colère. Qadehar, Gérald et Kushumaï s’apprêtaient à pénétrer dans le laboratoire. Plus bas dans l’escalier, Qadwan toussait et reprenait son souffle.

L’Ombre fit un grand geste en direction de l’entrée, et cria quelques mots gutturaux…

– Maître Qadehar ! s’exclama Coralie.

Ambre, bouche bée et les bras ballants, fixait Kushumaï, la femme qui ne cessait d’apparaître dans ses rêves ! Yeux verts, cheveux clairs, crâne d’ours sur le casque… Existait-elle donc vraiment ? Que cela signifiait-il ? La jeune femme la regardait également, un sourire énigmatique sur les lèvres.

– Vous ! s’exclama Qadehar en découvrant les jeunes filles contre le mur, à quelques mètres d’eux.

– Mais enfin que faites-vous ici ? Et où sont les autres ? s’étonna à son tour Gérald.

– Elles ont vu de la lumière et elles sont entrées…, répondit à leur place Kushumaï en haussant les épaules. Vous ne croyez pas que l’on peut remettre ces questions à plus tard ?

Comme pour approuver, Qadehar se précipita en direction de la table, au milieu de la pièce, sur laquelle se trouvaient Guillemot et le Livre des Étoiles. Il n’avança pas bien loin : il s’écrasa contre un mur d’énergie que l’Ombre avait érigé juste devant la porte. Une paroi transparente comme du verre, mais solide comme de l’acier.

Ambre et Coralie coururent à la barrière invisible et tapèrent contre elle. Elles étaient prisonnières ! Séparées du Sorcier par la magie de l’Ombre ! Les doigts de Qadehar étaient à quelques centimètres des leurs, mais plus inaccessibles que s’ils avaient été à des kilomètres…

Les Sorciers et la Sorcière se rassemblèrent.

– Éloignez-vous de cette paroi ! intima Qadehar aux jeunes filles.

Elles obéirent aussitôt.

Pendant ce temps, indifférente aux manœuvres des Sorciers, l’Ombre entamait le rituel qui allait, grâce aux pouvoirs de Guillemot, briser la résistance du Livre des Étoiles et lui permettre d’en découvrir tous les secrets…

Kushumaï, Qadehar et Gérald tentèrent plusieurs sortilèges qui échouèrent tous lamentablement contre la barrière.

– C’est incroyable, reconnut Gérald. Le plus petit des Galdr que nous avons lancés contre cette paroi suffirait à forcer toutes les portes de Gifdu !

– La puissance de l’Ombre est phénoménale, souffla Qadehar. Je n’ai jamais rencontré un sort comme celui-là !

– A mon avis…, dit Qadwan d’une voix exténuée, la construction de ce mur de protection a dû… demander beaucoup de temps, même à l’Ombre. Il devait déjà être en place, et elle l’a simplement activé lorsque nous sommes arrivés…

Le vieux Sorcier, encore épuisé par les efforts qu’il avait faits pour gravir les marches jusqu’en haut de la tour, s’était adossé à un mur. Bien que ses explications ne modifient en rien leur situation, elles rassurèrent malgré tout ses condisciples qui comprenaient mieux les échecs répétés de leurs tentatives. Un sort longuement et puissamment tissé ne se brisait pas si facilement !

– Et si nous tentions d’élaborer l’Insigil du Lindorm ? proposa Gérald.

– Le sortilège du Dragon ? s’exclama Qadwan. Tu es fou ! Nous ne sommes même pas sûrs qu’il parvienne à briser le mur ! Et s’il nous échappe, on sera mal !

– Qadwan a raison, confirma Qadehar. Le Lindorm est puissant mais dangereux, et nous demanderait autant d’énergie pour le créer que pour le contrôler. Il faut trouver autre chose.

– D’après vous, demanda subitement Kushumaï, le mur est-il aussi résistant de l’intérieur que de l’extérieur ?

– Il y a peu de chance, affirma Qadehar. Un tel mur est toujours construit pour résister à une agression extérieure. Mais cela ne nous avance pas beaucoup : nous sommes bel et bien de l’autre côté de la protection !

– J’ai une idée, murmura la Chasseresse.

Elle s’approcha de la barrière invisible et adressa un signe à Ambre.

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