X La Côte Hurlante


Le voyage des hommes de la Confrérie entre les deux Mondes s’était déroulé sans anicroches. Les Chevaliers, peu habitués aux choses de la magie, s’étaient comportés courageusement, mais c’est avec un soulagement évident qu’ils avaient retrouvé la terre ferme de l’île du Milieu. Quant aux Maîtres Sorciers, ils étaient épuisés ; ouvrir, puis maintenir ouverte la Porte vers le Monde Incertain avait exigé d’eux une énergie considérable. Ils prirent donc le temps de se reposer, et le Commandeur en profita pour expliquer à ses hommes les enjeux de l’opération à laquelle ils participaient…

Soucieux en effet d’éviter toute fuite qui aurait pu alerter les espions de l’Ombre à Ys, le Prévost avait recommandé au Commandeur la plus grande discrétion, et les Chevaliers ignoraient donc l’enlèvement de Guillemot. Lorsqu’ils l’apprirent de la bouche de leur chef, ils réagirent avec vivacité…

– S’en prendre à un enfant ! gronda l’un d’eux.

– Et pas n’importe lequel ! renchérit Bertolen.

Il avait eu l’occasion de prendre Guillemot en croupe pour le conduire à Bromotul, où il allait voir son cousin.

– Si elle me tombe entre les mains, l’Ombre passera un sale quart d’heure, bougonna Ambor, l’équipier de Bertolen.

– Qu’est-ce qu’on attend pour aller tirer Guillemot des griffes de ce démon ? lança un autre, qui visiblement bouillait d’impatience.

– Chevaliers, répondit le Commandeur avec des gestes d’apaisement, je comprends votre émotion et votre colère. Mais nous devons garder la tête froide : nous nous trouvons à présent dans un monde dangereux, où l’Ombre est très puissante. Ne nous laissons pas emporter ! C’est à ce prix seulement que nous serons efficaces, et que nous pourrons vraiment aider Guillemot.

– Le Commandeur a raison, confirma d’un ton soucieux Gérald, qui les avait rejoints. D’autant que nous ne savons même pas où chercher Guillemot !

– Comment allons-nous faire, alors ? demanda Bertolen au Sorcier.

– Nous devons commencer par quitter cette île, où Guillemot ne se trouve visiblement pas, et où notre marge de manœuvre est plutôt réduite, répondit Gérald.

– Je me charge de ça, dit le Commandeur. Ambor, Bertolen, avec moi ! Les autres, tenez-vous prêts à partir.

L’Ile du Milieu ressemblait à un gros nénuphar. Plate et rocailleuse, battue par les vagues et fouettée par le vent, elle aurait dû rester déserte. Pourtant, elle était occupée par une petite communauté de pêcheurs, réunis pour la plupart dans un village sans fortifications. Grâce à la présence au large des Brûleuses, les méduses auxquelles Romaric avait une fois échappé de justesse, l’île était en effet à l’abri des Gommons et autres monstres marins ! En l’absence de toute végétation terrestre, les pêcheurs vivaient de ce que leur donnait la mer : des algues et des poissons en abondance.

Le Commandeur laissa les hommes se rassembler et partit en direction du village négocier leur passage vers les côtes.

Gérald retourna auprès de Qadwan, qui avait du mal à se relever.

– Ouf ! grimaça le vieux Sorcier. Tout cela n’est plus de mon âge !

– Je n’aurais jamais réussi à faire passer tous ces Chevaliers sans toi, le remercia Gérald en lui serrant affectueusement l’épaule.

– En échange, j’exige des vacances à tes frais dans les Montagnes Pourpres ! plaisanta Qadwan.

– Et tu abandonnerais ton gymnase à la turbulence des Apprentis ?

– Par les esprits de Gifdu, bien sûr que non ! bougonna-t-il. Bon, laisse-moi encore quelques minutes pour émerger complètement.

– Requête accordée. De toute façon, il me faut le temps d’entrer en contact avec Qadehar… Quelle bonne idée il a eue de venir jusqu’ici avec Valentin et Urien… Dans cette aventure, nous avons besoin de tout le monde. Et de lui plus que quiconque !

Gérald ferma les yeux et construisit autour de Berkana un sortilège de communication mentale, en prenant soin d’appeler les Graphèmes sous leur forme incertaine. Encore fatigué par les efforts déployés pour ouvrir la Porte, il eut de la peine à joindre Maître Qadehar… qui n’en crut pas ses oreilles lorsqu’il reconnut la voix de Gérald. Son ami Sorcier lui fit un rapide compte rendu de la situation et lui apprit la disparition de Guillemot.

Qadehar ne laissa rien paraître de la colère et de l’inquiétude qui l’envahirent. Il proposa avec son calme habituel de rejoindre l’armée des Chevaliers en compagnie d’Urien et de Valentin, et de mettre leurs ressources en commun.

Gérald fut soulagé de savoir que serait bientôt à leurs côtés le plus puissant des Sorciers de la Guilde ; le Monde Incertain n’était pas à prendre à la légère ! Qadehar et ses deux compagnons se trouvant déjà sur la Garrigue Rousse, ils décidèrent de se rejoindre sur les hauteurs de la Côte Hurlante.

Peu après, le Commandeur revint avec une bonne nouvelle : moyennant quelques pierres précieuses en abondance dans les coffres de la Prévosté d’Ys et dont les Chevaliers s’étaient heureusement et largement munis-les pêcheurs acceptaient de mettre à la disposition de l’armée surgie de nulle part tous les bateaux qui lui seraient nécessaires.

Le temps de charger une vingtaine de grosses barques en hommes et matériel, et l’armada turquoise quitta les côtes.

La traversée se déroula sans histoires, si ce n’est l’apparition d’un banc de Brûleuses qui provoqua une vive émotion chez les Chevaliers, étrangers au monde de la mer et de ses dangers. Gérald se demanda pour la première fois avec étonnement pourquoi Ys n’avait jamais eu de marine. La réponse lui vint rapidement, lumineuse : tout simplement parce qu’aucun ennemi n’était jamais venu d’un océan au milieu duquel le Pays d’Ys était isolé !

Au terme d’une traversée qui parut interminable aux Chevaliers, ils débarquèrent enfin à l’extrémité nord-ouest de la Côte Hurlante. En ordre de marche, conduits par les deux Sorciers, les deux cents Chevaliers quittèrent sans regret le rivage et prirent la direction de l’est. La brise violente et glacée qui les saisit brusquement dans l’étrange Garrigue Rousse acheva de leur rendre leur bonne humeur : ils se sentaient à nouveau en terrain connu, un peu chez eux, dans les vents vivifiants de la lande.

Ils s’arrêtèrent pour reprendre des forces à l’abri d’un mouvement de terrain. Gérald leur parla du Monde Incertain, tandis qu’ils mâchonnaient leur ration de pain. Ils repartirent et marchèrent d’un bon pas une partie de l’après-midi, se donnant du courage en entonnant des chants du Pays d’Ys.

Qadwan aperçut le premier la fumée d’un feu, au loin.

– Ce doit être Qadehar, dit Gérald au Commandeur.

Pour ne pas prendre de risques, ils décidèrent d’attendre et d’envoyer des hommes en éclaireurs. Ceux-ci ne tardèrent pas à revenir.

– Trois hommes, dont deux portant l’armure de la Confrérie et un arborant le manteau de la Guilde, annonça le chef du commando. Assis autour d’un feu. Zone de rochers, déserte.

– Qadehar, Urien et Valentin ! s’exclama joyeusement Gérald. Tout va bien, Commandeur !

Quelques instants plus tard, l’armée venue d’Ys rejoignait les trois hommes. Les retrouvailles furent joyeuses. Urien de Troïl distribua de grandes claques sur l’épaule des vétérans et pinça la joue des plus jeunes en riant de son rire tonitruant. Valentin serra longuement la main du Commandeur qui avait été son élève dans la salle d’armes de Bromotul, et Qadehar embrassa, ému, ses deux condisciples de Gifdu.

– Merci, merci, mes amis, d’avoir réagi si vite ! Avec l’aide des Chevaliers, nous avons de bonnes chances de sauver Guillemot…

Gérald lui adressa un sourire réconfortant. Mais il connaissait bien Qadehar, et il voyait à quel point le Sorcier était inquiet pour son Apprenti.

– Nous camperons ici cette nuit, déclara le Commandeur. Ambor, organise les tours de garde, Bertolen, fais monter le camp ! Moi, je m’installerai près du feu, avec nos amis.

Le campement des Chevaliers, protégé par une garde vigilante, fut vite dressé. Chacun possédait dans son équipement une pièce de toile qui, assemblée avec celle d’un ou de plusieurs compagnons, constituait une partie de tente.

Le Commandeur, Urien et Valentin, Ambor et Bertolen, Qadehar, Gérald et Qadwan se retrouvèrent près du feu, au centre du camp. Bertolen fit passer une gourde remplie de vin doux, à laquelle ils burent chacun leur tour au goulot.

– Je vous présente Ambor et Bertolen, les plus vaillants de mes Chevaliers, dit le Commandeur en les désignant. Ils seront mes capitaines durant cette campagne. Je n’ai pas besoin de vous présenter Urien et Valentin : tout le monde dans la Confrérie connaît la légende des fameux Don Quichotte !

Tous éclatèrent de rire, et Urien et Valentin gloussèrent en entendant leur surnom du temps où ils étaient encore des Chevaliers en activité.

– Maintenant, poursuivit le Commandeur, passons tout de suite à l’essentiel. Maître Qadehar, Maître Gérald, Maître Qadwan : nous vous écoutons.

Qadehar, le visage sombre, était perdu dans ses pensées. Gérald se racla la gorge et prit la parole :

– Guillemot s’est fait enlever non loin de Troïl par un individu maîtrisant les pratiques magiques, et qui a pris l’apparence de mon élève Bertram. Tout porte à croire qu’il s’agit, sinon de l’Ombre elle-même, du moins de l’une de ses créatures. Si j’ai insisté auprès du Prévost pour déclencher l’opération à laquelle vous participez aujourd’hui, une opération sans équivalent dans l’histoire d’Ys, c’est parce que je pressens un grand danger. Un grand danger pour Guillemot. Et un grand danger pour nous tous…

Un silence accueillit les paroles du Sorcier. Que Guillemot puisse être en danger, personne n’en doutait : l’Ombre n’avait-elle pas essayé de s’emparer du garçon à plusieurs reprises ? Et si un être aussi maléfique que l’Ombre le désirait à ce point, ce n’était pas pour lui offrir un chocolat chaud ! Chacun d’entre eux, et même Urien, sans qu’il eût besoin de l’exprimer, avait conscience que leur destin et celui du jeune Apprenti étaient inextricablement liés…

– C’est au moins une bonne chose que les amis de Guillemot ne soient pas de l’aventure ! grommela Valentin.

– J’ai personnellement veillé à ce qu’ils restent sagement chez eux, confirma Gérald d’un air satisfait. Ces enfants sont capables de se fourrer dans les situations les plus incroyables !

– Et maintenant ? s’enquit Agathe en jetant des regards curieux aux alentours de la Porte par laquelle ils avaient abordé le Monde Incertain.

– Maintenant, il faut trouver un endroit où passer la nuit, répondit Romaric en soutenant Bertram.

Le jeune Sorcier était épuisé par son effort pour ouvrir le passage magique.

– Il y a des maisons, là-bas, au bord de l’eau, proposa Gontrand.

– Certainement des maisons de pêcheurs, acquiesça Romaric. Allons-y ! Bertram doit absolument se reposer…

– Il n’a pas l’air très frais, en effet ! confirma Coralie.

– Vous êtes drôles, bougonna faiblement le jeune Sorcier. Je voudrais bien vous y voir… La prochaine fois, vous vous débrouillerez tous seuls…

La petite bande prit la direction du village que leur avait montré Gontrand.

Ils furent accueillis par quelques pêcheurs plutôt méfiants. Quand ils se rendirent compte qu’il s’agissait seulement d’enfants, ils se détendirent. Les femmes, de leur côté, ne purent se retenir de proférer des mots très durs à l’encontre des mères qui laissaient leur progéniture vagabonder n’importe où. Elles leur concoctèrent néanmoins un repas copieux à base de poisson et de coquillages.

– Je n’avais encore jamais vu autant de gens à la Porte, dit un pêcheur en crachant sur le sol.

Il était petit et sec, et semblait être le chef du village.

– Et tu n’avais encore jamais gagné autant de pierres précieuses ! lança joyeusement un autre homme.

Le pêcheur ricana.

– Vous voulez dire que d’autres personnes sont venues depuis Ys avant nous ? s’étonna Romaric.

– Je ne sais pas d’où ils venaient, mais ils étaient sacrément nombreux. Deux cents, environ. Et pas légers, avec ça ! Faut dire qu’en armure, on pèse son poids !

Les autres pêcheurs gloussèrent.

– Génial ! s’enthousiasma Coralie. Ça veut dire que Gérald a réussi à convaincre le Prévost ! Les Chevaliers du Vent sont ici, dans le Monde Incertain, et ils vont délivrer Guillemot !

– Tu as sans doute raison, dit Ambre, qui semblait malgré tout un peu déçue. On peut dire que c’est génial…

Elle n’avait pas l’air convaincue.

Ils avaient répondu avec enthousiasme à la proposition de Romaric en étant persuadés que personne d’autre ne se porterait au secours de Guillemot. Ils avaient donc ressenti, en quelque sorte, le devoir d’agir ainsi. Or, deux cents Chevaliers, conduits par un Maître Sorcier, les avaient devancés, et rendaient du même coup leur épopée dérisoire…

– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Thomas.

– Il y a deux solutions : soit on repart tout de suite à Ys et on laisse aux Chevaliers le soin de régler cette affaire, soit on essaie de leur apporter notre aide…

– Puisqu’on est là, autant choisir la deuxième solution, proposa Romaric.

– Je suis d’accord, dit Gontrand tandis que les autres approuvaient en grognant. Mais quelle aide pouvons-nous apporter à des Chevaliers ?

Ambre prit le temps d’interroger le chef du village, puis elle se tourna vers ses compagnons :

– Ils ont presque une journée d’avance sur nous. Attendons demain pour contacter Gérald avec la magie de Bertram ! Nous verrons bien comment il réagira.

– De toute façon, ouvrir de nouveau la Porte ou parler dans la tête de quelqu’un, Bertram en est bien incapable ce soir ! dit Agathe en montrant d’un signe de tête le jeune Sorcier qui s’était endormi dans un coin de la petite pièce qu’on leur avait prêtée pour la nuit.

– Et si Gérald pique une grosse colère ? s’inquiéta Coralie.

– On lui fera croire qu’il y a de la friture sur la ligne magique, qu’on ne l’entend pas très bien, et on raccrochera, dit Ambre posément. Ensuite, nous conduirons les choses à notre guise. Comme Coralie et vous tous, je trouve que la présence des Chevaliers dans le Monde Incertain est une excellente nouvelle ! Mais quelque chose me dit que la partie ne sera pas facile…

– Tu as raison, s’emballa Thomas. Romaric, Gontrand, Coralie et toi, vous connaissez mieux le Monde Incertain que Gérald et n’importe lequel des Chevaliers. Guillemot peut avoir besoin de votre expérience autant que de la force de la Confrérie !

– Tu sais que tu n’es pas bête, toi ! dit Ambre au garçon roux en lui donnant une bourrade amicale. D’autant que le pêcheur à qui j’ai parlé est d’accord pour nous conduire avec sa barque, moyennant quelques pierres précieuses, à l’endroit où il a déposé les hommes de la Confrérie…

La proposition d’Ambre fut soumise au vote. Elle recueillit l’unanimité moins une voix, celle de Bertram, que ses amis ne parvinrent pas à réveiller.

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