XXXII Au pied du mur
– Vous vous… connaissez ? demanda Yorwan, visiblement stupéfait.
Il n’était pas le seul. Gérald et Qadwan faisaient des yeux ronds.
– Hum… oui, bafouilla Qadehar en s’empourprant légèrement et en se tortillant dans son armure. Nous nous sommes rencontrés, il y a plusieurs années, dans une taverne de Ferghânâ…
– Tu es rouge écarlate, ma parole ! s’exclama Gérald. C’est bien la première fois que je te vois dans cet état !
– Ce doit être la chaleur, plaisanta Qadwan d’un air malicieux.
– Tu t’appelles donc Azhdar ? interrogea Urien.
– Azhdar est le nom que notre ami utilise lorsqu’il voyage dans le Monde Incertain, lui répondit Gérald. Pour pouvoir enquêter en toute discrétion…
– Et pour mener une double vie, le taquina encore Qadwan.
– Oh, je vous en prie, intervint Qadehar, agacé.
Nous avons eu l’occasion de passer quelques jours ensemble, c’est tout !
– Quelques jours et quelques nuits, pour être précis, intervint Kushumaï, que l’embarras du Sorcier semblait amuser.
– Nous étions jeunes… Cette rencontre date d’il y a… quinze ans !
– Quatorze ans, rectifia la jeune femme. Azhdar, pourquoi chercher à se justifier ? Le passé appartient au passé, c’est tout. Aujourd’hui, je suis Kushumaï la Chasseresse, Sorcière en exil dans l’Irtych Violet, chef de la Société de l’Ours et de l’armée qui est en train de prendre cette ville. Toi tu es Qadehar, Sorcier de la Guilde. Si nous sommes à nouveau réunis, ce n’est pas pour évoquer notre rencontre du passé, mais pour sauver un enfant d’Ys ! Et pour mettre définitivement un terme aux manigances des prêtres et à la terreur qu’ils font régner dans ce monde.
Qadehar contemplait Kushumaï. Il se souvint de la jeune fille effrontée qui dansait sur les tables des tavernes, et dont il était tombé follement amoureux alors qu’il était jeune Sorcier. Il l’avait rencontrée au cours d’une mission qu’il effectuait pour la Guilde dans le Monde Incertain. Cette jeune fille splendide était devenue une femme superbe, impressionnante d’assurance et de volonté.
Qadehar fit un effort pour se reprendre.
– Tu as raison, bien sûr, répondit-il. Revenons à cette barrière de flammes : comment la franchir ?
Yorwan montra d’un geste de la main le groupe de prêtres immobiles au sommet de la tour, indiquant par-là que la magie de Bohor était une nouvelle fois à l’œuvre contre eux.
– Nous allons agir comme nous venons de le faire pour pénétrer dans la cité ! répondit-il à Qadehar.
Les Hommes des Sables prirent position au bas de la tour, levèrent leurs armes, et entreprirent d’abattre méthodiquement les hommes en blanc.
Pendant ce temps, les Korrigans tracèrent un cercle dans la poussière, et les guerriers des steppes se préparèrent à bondir à travers la brèche que la magie rouge ne tarderait pas à ouvrir…
Au même moment, dans son laboratoire, l’Ombre exultait. Les protections avaient fini par céder autour de Guillemot ! Le sortilège tissé avec une patience infinie à partir du Livre des Étoiles avait vaincu les Graphèmes dont l’Apprenti Sorcier s’était entouré…
L’Ombre referma le grimoire. Entraînant les ténèbres avec elle, elle se dirigea vers l’escalier, qu’elle descendit rapidement jusqu’à l’étage où Guillemot était emprisonné. Elle ouvrit la porte : toutes les barrières érigées entre elle et lui s’étaient dissoutes, et le garçon gisait sur le sol, à l’endroit où l’œuf stellaire s’était brisé.
– Enfin… je vais pouvoir enfin… accomplir le Grand Œuvre…
L’Ombre s’approcha de Guillemot, qui bougea légèrement.
– Tu te réveilles… Tant mieux, mon garçon… Cela m’évitera d’avoir à le faire… trop brutalement…
– Les… les Graphèmes ? balbutia Guillemot d’une voix cassée.
– Disparus… envolés… détruits… Je te l’avais dit… que tu finirais par être à moi…
L’Apprenti Sorcier tenta de se lever, d’opposer une résistance à son adversaire. Mais il était bien trop faible, et il retomba sur le dallage en pierre de son cachot. L’Ombre l’attrapa. Guillemot sentit un froid insidieux envahir son corps.
– Je t’emmène… vers ton destin… Vers notre destin…
Guillemot réalisa que l’Ombre l’emportait, l’entraînait hors de la pièce. Il rassembla le peu de forces qu’il lui restait, et lança un hurlement de protestation, un hurlement désespéré.
Les jeunes gens s’étaient enfin décidés à quitter leur cachette où ils avaient trouvé refuge, et s’étaient dirigés vers l’escalier. A présent, ils hésitaient : fallait-il monter ou bien descendre ?
– Je propose que nous descendions, dit Bertram. Guillemot a été fait prisonnier, il se trouve donc dans un cachot. Or chacun sait que les cachots sont au sous-sol.
Personne ne trouva à redire à l’argumentation du jeune Sorcier.
Romaric s’empara d’une torche qui brûlait contre un mur et ouvrit la marche. Ils s’enfoncèrent dans les entrailles de la tour.
– Coralie, qu’est-ce que tu fais ? s’impatienta Ambre. Les autres sont partis !
– Ça va, j’arrive, il n’y a pas le feu, dit-t-elle en terminant tranquillement de refaire ses lacets.
Au même instant, ils entendirent un hurlement.
– Tu as entendu ?
– On aurait dit la voix de Guillemot !
Ambre et Coralie se figèrent et tendirent l’oreille. Elles ne perçurent que des claquements secs, réguliers. Le bruit des fusils qui tiraient, dehors.
– Je t’assure que c’était Guillemot ! répéta Ambre. Allons-y !
– Ambre, attends ! Il faut prévenir les autres !
Mais l’intrépide jeune fille s’était déjà élancée dans l’escalier, en direction des étages.
– C’est toujours pareil, grommela Coralie en lui emboîtant le pas.
Elles passèrent devant une première chambre, vide, grimpèrent encore, et débouchèrent enfin dans une vaste pièce encombrée d’instruments de sorcellerie.
Ambre s’était immobilisée et montrait du doigt, en tremblant, quelque chose au milieu de la pièce.
– Là… regarde ! C’est Guillemot et…
– L’Ombre !
Coralie avait hurlé en découvrant la scène.
Guillemot était allongé sur une table massive, à côté d’un gros livre à la couverture constellée ; il sembla s’agiter faiblement. Devant la table se tenait une silhouette environnée de ténèbres. Dans le mouvement qu’elle fit pour se tourner vers les intrus, des lambeaux d’obscurité se détachèrent et grésillèrent sur le sol d’une façon sinistre. Perçant le manteau d’obscurité, deux yeux semblables à des braises se mirent à rougeoyer.
– Si ce n’est pas touchant… Ces jeunes filles doivent être tes amies, mon garçon… C’est bien… très bien… Tout spectacle en fin de compte… réclame des spectateurs… Tout moment historique appelle… des témoins…
L’Ombre avait parlé d’une voix caressante, presque douce, et les chuchotements enjôleurs glacèrent le sang des deux sœurs. Terrifiées, incapables de battre en retraite, elles sentirent leurs jambes fléchir, et leur cœur se liquéfier. L’Ombre ricana.
– C’est long, c’est trop long, se plaignit Qadehar en se débarrassant de son armure.
– Patience, mon ami, lui répondit Gérald. Les Hommes des Sables font aussi vite qu’ils le peuvent !
Au même instant, comme pour confirmer ses dires, deux prêtres tombèrent du haut de la tour. Estimant le nombre des défenseurs suffisamment réduit, les mages Korrigans entamèrent leur sortilège. Soudain, celui-ci jaillit du cercle et s’élança à l’assaut du rideau de flammes, qu’il détruisit et éparpilla dans une gerbe de gouttelettes rouges et noires. Sous le choc, les derniers prêtres s’effondrèrent, comme foudroyés.
– Enfin ! s’exclama Qadehar.
Les guerriers des steppes s’apprêtaient à bondir vers la tour quand un Chasseur hors d’haleine surgit d’une ruelle.
– Nous avons des problèmes à l’entrée ! Thunku est arrivé avec des renforts d’Orks, et les Chevaliers ne suffisent plus. Il nous faut l’aide des guerriers du Nord. Sans compter que les prêtres se sont ressaisis. Depuis les remparts, ils envoient des sorts qui paralysent nos hommes !
Kushumaï évalua rapidement la situation. Si l’armée des Collines cédait face aux Orks, ils n’auraient de toute façon pas le temps d’investir la tour. Elle se décida :
– Tofann et ses guerriers vont t’accompagner, ainsi que les Hommes des Sables et les Korrigans, s’ils sont d’accord. J’ai besoin des autres ici. C’est tout ce que je peux faire. J’espère que la force des uns, l’habileté et les pouvoirs des autres suffiront à faire pencher la balance de notre côté.
Tofann acquiesça, ainsi que Kor Hosik, qui représentait les Korrigans. Les Hommes des Sables se contentèrent d’approuver d’un signe de tête. Puis ils partirent tous en courant derrière le Chasseur.
C’est alors qu’Urien s’avança.
– Kushumaï, Qadehar, je demande l’honneur d’accompagner ces braves et de porter secours à mes compagnons. Offrez-moi l’occasion de me racheter. Laissez-moi les rejoindre !
– Va, vieux Chevalier, accepta la jeune femme après un temps d’hésitation. Tu es fait pour la guerre, la guerre franche, celle qui se livre au corps à corps et à coups d’épée ! Qui sait ce qui nous attend dans cette tour, quels maléfices auxquels tu ne comprendrais rien ? Va !
Urien de Troïl adressa à la Chasseresse un regard plein de reconnaissance, et s’empressa de gagner le champ de bataille.
– Nous voilà maintenant au pied du mur, déclara-t-elle solennellement, si je peux me permettre de plaisanter une dernière fois !
– Bah ! On a bien coutume de dire que c’est au pied du mur qu’on voit le maçon, dit Gérald en lui adressant un sourire de connivence. C’est dans le donjon qu’on verra le Sorcier !
Qadehar, Gérald, Qadwan, Kushumaï et le Seigneur Sha se dirigèrent d’un pas décidé vers la porte principale de la tour.