XXII La Tortue-Monde


Curieusement, il semblait à Guillemot qu’au fil des heures, peut-être même des jours – la notion du temps lui échappait désormais totalement ! – il était moins fatigué qu’au début de son emprisonnement. Pourtant, il n’avait toujours pas mangé, et le broc d’eau était presque vide.

En fait, il ne buvait plus depuis longtemps. Il n’avait pas soif. Une sensation de bien-être l’avait envahi lorsque Kénaz, le Graphème du feu qui réchauffe, Ingwaz la Riche, qui aidait à concentrer les énergies, et Laukaz, le fluide vital, s’étaient allumés à l’intérieur de lui. Le garçon en était certain maintenant : les Graphèmes l’avaient pris en charge, et se comportaient comme autant de présences autonomes et bienveillantes.

Maître Qadehar lui avait dit, un jour, à propos du Grand Mage Charfalaq, qu’il arrivait que le corps ne nourrisse plus la magie mais que la magie nourrisse le corps. Cela était en train de lui arriver…

Aussi l’Ombre marqua-t-elle un nouveau temps d’arrêt quand elle pénétra pour la quatrième fois dans la pièce obscure.

– C’est impressionnant… très impressionnant… Tu devrais te tordre de faim et de soif… ramper sur le sol… et me supplier de mettre un terme à ton tourment… Au lieu de cela… je te trouve en éveil… calme et sûr de toi…

Guillemot ne répondit pas. Il était à l’abri derrière l’Armure d’Ægishjamur et d’Odala, rassuré par le crépitement de Hagal et la présence sous lui, dans la pierre, de l’œuf cosmique de Mannaz. Teiwaz bloquait l’accès à son esprit de toute magie extérieure et insidieuse, et Ingwaz, Kénaz et Laukaz le maintenaient en vie. L’Ombre ne pouvait plus l’atteindre. Et elle le savait !

– En vérité, mon garçon… tu m’exaspères et me ravis en même temps… Je n’ai qu’une envie… celle de te détruire… et pourtant je ne peux m’empêcher de t’admirer... Tu m’obliges à aller chercher ce qu’il y a de plus fort en moi… et je t’aime pour cela… oui, je t’aime…

L’Ombre s’anima autour du mur d’énergie.

– J’ai cherché dans mes grimoires… un moyen de t’abattre… Et j’ai trouvé la solution… Une solution vieille comme le monde… vieille comme ce monde…

L’attention de Guillemot fut attirée par un objet étrange, à proximité de l’Armure d’Ægishjamur. Il s’efforça de mieux voir. C’était en réalité trois objets que l’Ombre avait disposés par terre : un aigle en bois, les ailes dressées au-dessus de la tête et le bec menaçant, une tortue de terre cuite, figée dans une posture de souffrance, et un disque de pierre reposant sur la tranche, couvert de signes impossibles à distinguer. L’Apprenti s’étonna. Que signifiait tout cela ?

– Je vais te laisser… avec une nouvelle amie… Je serais bien resté mais… je crains qu’elle ne s’en prenne aussi à moi…

L’Ombre ricana et s’approcha de la porte. Au moment de quitter la pièce, elle lança quelques mots, âpres et durs, d’une sonorité qui n’était pas humaine. Instinctivement, Guillemot se tourna vers les objets.

Le premier à s’animer fut le disque. Il avait la taille d’une petite assiette et l’épaisseur d’une grosse galette. Et il frémissait. Guillemot plissa les yeux. Encore une fois, il s’était trompé : ce n’était pas le disque qui bougeait, mais les signes qui y étaient gravés ! A sa grande stupéfaction, les signes se laissèrent tomber sur le sol et avancèrent vers l’Armure en colonne, comme des fourmis. Butant contre le mur magique, les signes-fourmis s’agglutinèrent et se mirent à le ronger… Guillemot n’en croyait pas ses yeux. Un trou se forma rapidement à la base de l’Armure, et l’aigle en bois prit vie.

Il était haut d’une quinzaine de centimètres, et poussa son premier cri perçant en étirant ses ailes, comme s’il était resté figé pendant une éternité. Il s’approcha sur ses pattes du trou creusé dans l’Armure par les signes-four-mis et franchit l’obstacle. Comme il l’avait fait lorsque l’Ombre avait forcé la première barrière, le Graphème de Hagal se nimba d’un halo rougeâtre et mit Guillemot à l’abri d’un deuxième mur d’énergie. L’aigle en bois prit alors son envol et se percha dessus. Il poussa un autre cri et commença à donner de puissants coups de bec sur le sortilège. Guillemot frissonna et se recroquevilla, les bras autour des genoux. Il vit la protection magique se lézarder et s’effondrer comme une paroi de cristal, dans un vacarme de verre brisé. C’est alors que la tortue se réveilla…

Elle avait la taille d’une petite tortue terrestre, et la même lenteur de mouvements. Elle bougea la tête, en clignant des paupières. Puis elle ouvrit la bouche et là, Guillemot crut qu’il allait devenir fou : elle se mit à gémir !

– Ahhhhhh… J’ai mal, si mal ! Merci de m’avoir réveillée… Pour partager cette douleur !

La tortue de terre posa son regard d’une vieillesse infinie sur Guillemot, qui sut instantanément qu’il ne pourrait rien, mais rien faire, contre cette créature. Un profond désespoir emplit son cœur.

L’animal monstrueux se glissa par le trou sous l’Armure d’Ægishjamur et s’approcha de lui, lentement. Immédiatement, Mannaz l’enveloppa de l’œuf protecteur et le plaça sous le regard des Puissances. La tortue s’arrêta. Guillemot pria de toutes ses forces les cinq éléments pour qu’elle ne ronge ni n’attaque du bec l’enveloppe du Graphème.

– J’ai mal, Guillemot, si mal… Et toi tu es bon, si bon ! M’avoir tirée de mon sommeil… pour prendre un peu de mon fardeau !

Le garçon se sentit tout à coup envahi par une peur panique. Il regarda la tortue. Et il comprit. Il comprit que l’animal était aussi vieux que ce monde parce qu’il ÉTAIT ce monde ! Ou pour le moins son âme. Et qu’il en portait toutes les atrocités, toutes les douleurs. Et c’était cela qu’elle comptait faire : lui transmettre une partie de ses souffrances. Sa raison ne pourrait jamais le supporter. Il sombrerait instantanément dans la folie… Il hurla.

– Tu as raison d’avoir peur… Mais la peur n’est rien, comparée à certaines choses. Tu vas avoir le temps de t’en rendre compte… beaucoup de temps !

La tortue de terre n’essaya pas de traverser l’œuf stellaire. Elle se contenta de fermer les yeux. Aussitôt, Guillemot sentit que quelque chose cherchait à entrer dans sa tête. Teiwaz tenta de s’opposer à l’intrusion, mais battit précipitamment en retraite : il n’était pas de taille.

Deux autres Graphèmes surgirent alors à la rescousse, du tréfonds de son être.

Le premier était Ansuz, l’Ase et l’Humide, qui affranchit de la peur de la mort et ouvre aux ultimes ressources intérieures. Le second était Ehwo, le Cheval et les Jumeaux, le véhicule spirituel.

Ansuz commença par chasser la peur du ventre et du cœur du garçon. Puis, sous la domination douce mais ferme du Graphème, Guillemot entra dans l’état d’extase que les Sorciers appelaient Odhr, sans que personne l’ait pourtant, jusqu’alors, vraiment connu.

Enfin, comme la tortue insistait rageusement, et afin que l’Odhr dans lequel était plongé Guillemot ne subisse plus ses assauts, Ehwo s’empara délicatement de l’esprit du garçon et l’emmena dans les régions de l’âme où nul, pas même les Puissances, n’a accès.

La tortue gémit plus fort. Elle regarda avec une peine immense Guillemot, qui avait naturellement adopté la posture du tailleur et dont les yeux grands ouverts restaient fixés sur le plafond.

– Il est parti… Tu es parti, mon garçon ! Même s’il est là… même si tu sembles là !

L’animal en terre fit demi-tour, de sa démarche lente, suivi par l’aigle en bois et par les signes-fourmis qui regagnèrent le disque de pierre où ils s’assemblèrent en spirale.

A l’endroit où les avait déposés l’Ombre, ils se figèrent à nouveau. L’aigle, la tête enfouie sous une aile. La tortue rentrée sous sa carapace.

Dans l’œuf de Mannaz, derrière les protections éventrées et brisées d’Ægishjamur et de Hagal, Guillemot se tenait aussi immobile que les trois objets.

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