XIX La source


– Comment va-t-on s’y prendre ?

– J’ai ma petite idée.

Telle fut la réponse que donna Coralie à Romaric qui s’inquiétait à juste titre de la façon dont ils allaient bien pouvoir repérer une poignée de radeaux au milieu de la Mer des Brûlures…

Ils avaient quitté les Collines Grises à l’aube. Tournant le dos à Yénibohor, ils remontaient à présent la côte vers le nord-est.

– Et c’est quoi, ta petite idée ?

– Tu verras bien.

Romaric soupira. Il n’aimait pas lorsque Coralie jouait les mystérieuses ! Que s’imaginait-elle ? Qu’il allait la supplier pour savoir ce qu’elle mijotait ? Il s’enferma dans un silence boudeur. Mais bientôt il n’y tint plus :

– Allez, Coralie, dis-moi ! On fait équipe, oui ou non ?

– Ah ! Voilà enfin une bonne question !

La jeune fille s’arrêta et l’observa en inclinant légèrement la tête. Elle était adorable avec ses grands yeux bleus et ses longs cheveux noirs qu’agitait un petit vent de mer. Romaric se troubla.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Moi ? Rien. Et toi ? Tu veux me dire quelque chose ?

Elle lui décocha un sourire cajoleur. Le garçon se sentit fondre. Il savait bien que ce n’était pas une bonne idée de partir seul avec cette fille qui… cette fille qui… cette fille à laquelle il pensait tous les soirs avant de s’endormir ! Qui parvenait d’un seul regard à stopper net son cœur dans sa poitrine, pour le relancer de plus belle au galop. Qui l’exaspérait parfois, mais l’attendrissait souvent. Qui lui valait de la part de ses amis des sourires moqueurs et entendus, mais qui lui manquait affreusement lorsqu’elle était loin… En définitive, il ne l’aurait pour rien au monde laissée avec un autre ! Et peu importait, à la réflexion, qu’il ne sache pas où ils allaient : il était avec elle, et cela lui suffisait.

– Oui, bégaya enfin Romaric, je veux te dire… que… eh bien que ce n’est pas grave si je ne sais pas où l’on va si toi tu le sais. Parce que l’on est ensemble et que… c’est bien comme ça.

Coralie eut une moue charmante. Elle fit mine de réfléchir à ce qu’il venait de dire, décida que cela avait valeur de compliment et, en grommelant quelque chose à propos de la stupidité des garçons, se remit en route.

Qadwan s’arrêta un moment pour souffler. Depuis que Gérald et Yorwan l’avaient quitté pour essayer de lever une nouvelle armée contre Yénibohor, le vieux Sorcier traînait la jambe en direction du Bois des Pendus où ils s’étaient donné rendez-vous. Il était chargé de s’y installer et de faire patienter les renforts qui arriveraient en avance…

Il soupira. La démarche de ses amis lui semblait si incertaine !

Il ressentit avec force la nostalgie de son gymnase de Gifdu. Après une courte pause, il reprit sa marche. Le Bois des Pendus était encore loin pour ses jambes fatiguées.

Coralie et Romaric marchaient d’un bon pas. L’après-midi, ils parvinrent à l’extrémité d’une sorte de cap, entouré de falaises abruptes. Celles-ci n’étaient pas très hautes, mais elles plongeaient à pic dans la mer et semblaient inaccessibles. Romaric se pencha par-dessus le bord. Il aperçut, en contrebas, jaillissant de la roche et éclaboussant les flots, un filet d’eau argenté.

– Voilà, annonça-t-il. On ne peut pas aller plus loin. On fait demi-tour ?

– Non. On est arrivés. Il n’y a plus qu’à attendre.

– Attendre ? Mais tu es folle ! Et les Gommons ?

Les féroces Gommons hantaient toutes les côtes du Monde Incertain.

– Il n’y en a pas, ici, dit calmement Coralie en cherchant des yeux un endroit où s’installer.

– Comment peux-tu en être si sûre ?

– Il n’y a pas de plage dans le coin. Les Gommons aiment les plages…

– Bon, d’accord, reconnut à contrecœur Romaric. Mais pourquoi attendre, et qui ? Le Peuple de la Mer ? Tu as rendez-vous ?

– Les tribus du Peuple de la Mer vivent sur la mer qui est salée, mais boivent de l’eau douce. Et il n’y a le long des côtes que trois sources où elles peuvent venir se ravitailler sans craindre l’attaque des Gommons. Je le sais, mon amie Matsi me les a montrées, sur une sorte de carte ! Si nous attendons ici, nous rencontrerons fatalement des gens du Peuple de la Mer…

Romaric était impressionné.

– Combien de temps, à ton avis, faudra-t-il attendre ?

Coralie réfléchit.

– Il y a trente tribus. Elles peuvent tenir environ trois semaines avec le plein d’eau douce. Elles ne vont jamais aux sources ensemble. Tu imagines l’embouteillage, avec leur vingtaine de radeaux par tribu ? Avec trois sources, donc… Disons que l’on ne devrait pas attendre trop longtemps ! Il suffira de demander aux premiers qui viendront de nous prendre à bord et de nous conduire à la Sixième Tribu, celle de Wal et Matsi !

Le garçon ne trouva rien à répondre. Pourquoi est-ce que Coralie se révélait toujours une fille exceptionnelle quand ils n’étaient que tous les deux ? Il aimerait tant pouvoir savourer sa fierté devant les autres !

Ils dénichèrent à l’aplomb de la source, entre deux rochers, un recoin suffisamment grand pour les abriter du vent, et qui offrait, de surcroît, une vue dégagée sur la mer. Ils s’y installèrent.

– Je peux me mettre contre toi ? Ce sera plus confortable pour tous les deux…

Sans attendre sa réponse, Coralie se blottit contre la poitrine de Romaric. Celui-ci resta un moment interdit, puis l’entoura finalement de ses bras. Elle soupira d’aise.

– Ça va ? demanda-t-il après avoir soufflé sur les cheveux sombres qui lui chatouillaient la figure.

Il reçut en réponse un oui qui le fit frissonner des pieds à la tête. Il s’enhardit et posa sur les mêmes cheveux qui revenaient lui caresser la joue un baiser furtif qu’elle ne sentirait jamais. Puis il la serra plus fort dans ses bras.

Le soir amena la fraîcheur. Ils déroulèrent leurs duvets, qu’ils avaient pris en même temps que les provisions chez les parents d’Agathe, et s’y glissèrent tout habillés.

– Tu penses que le Peuple de la Mer pourra faire quelque chose pour Guillemot ?

– Je ne sais pas, avoua Coralie. Mais ils détestent les prêtres de Yénibohor qui enlevaient autrefois leurs enfants. Ils seront sans doute heureux de nous aider.

– Ils ont quand même une drôle de vie, continua Romaric, qui se sentait exceptionnellement bavard. Passer son temps sur des radeaux, à éviter les méduses Brûleuses en mer et les Gommons près des côtes !

– Tu sais, avant, il n’y avait pas de Gommons dans le Monde Incertain, répondit Coralie en se mordillant les lèvres. C’est nous qui les leur avons envoyés ! Quand la Confrérie les a chassés d’Ys, à la fin du Moyen Age… Autrefois, le Peuple de la Mer vivait dans des villages, sur la côte, comme les pêcheurs qui nous ont hébergés sur l’île du Milieu. Après, ils n’ont pas eu le choix : c’était vivre sur la mer ou mourir sur la terre…

– C’est terrible ! comprit Romaric, subitement grave. Je suis sûr que personne à Ys ne sait que nous sommes responsables de ce malheur !

– Au début, j’ai réagi comme toi. Mais Wal, le Gardien des Objets, et Matsi, sa fille, m’ont fait voir les choses différemment… En fait, le destin ne s’est pas acharné contre eux : il leur est seulement clairement apparu et il leur a montré deux chemins possibles ! En choisissant le plus difficile, ils ont accepté de voir leur monde avec un œil neuf. Les Brûleuses, qui règnent sur la Mer des Brûlures, étaient leurs ennemies lorsqu’ils étaient pêcheurs ; elles sont devenues leurs protectrices. Les Gommons, en les tenant éloignés des côtes, les ont préservés du danger des autres hommes ! Aujourd’hui ils n’ont pas besoin de travailler, ils ne dépendent d’aucun maître, ils vont et viennent à leur guise ! Tu vois, ils ont su transformer ce qui était au départ une contrainte en liberté…

Le discours enflammé de Coralie laissa Romaric songeur. Ses propres repères provenaient du Pays d’Ys, et il était stupéfait de voir son amie si bien comprendre des gens tellement différents…

– On devrait peut-être établir des tours de garde, lui suggéra Romaric alors qu’elle s’apprêtait à se pelotonner encore contre lui. Si tes amis viennent cette nuit, on risque de les rater !

– Tu as raison, approuva-t-elle. Alors tu commences…

Romaric referma une nouvelle fois ses bras autour d’elle et sourit. Les veilles sur les remparts de Bromotul étaient quand même beaucoup moins agréables qu’ici !

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