XXVII Il ne faut jamais désespérer


Le lendemain, comme ils l’avaient prévu, Romaric, Gontrand, Coralie, Agathe et Toti furent gentiment priés d’assister depuis les Collines Grises à la bataille qui se préparait…

– Mais on ne verra rien ! protesta avec naturel Coralie.

Après avoir passé la journée avec Wal et Matsi, elle avait la veille au soir rejoint ses amis, et ceux-ci l’avaient immédiatement mise dans la confidence. Qadwan s’avança vers eux : les autres adultes semblaient l’avoir tacitement, et une bonne fois pour toutes, désigné comme médiateur auprès de la petite bande.

– Allons, les enfants…, dit-il. La guerre est une affaire d’adultes ! Je sais que vous êtes inquiets pour Guillemot. Mais vous avez déjà fait beaucoup pour lui ! Maintenant, vous devez être raisonnables.

Ils baissèrent la tête, l’air renfrogné, mais ne firent pas d’objection. Le vieux Sorcier prit cela pour de la résignation, et tourna les talons, satisfait, sans voir le clin d’œil qu’ils échangeaient derrière son dos…

Kushumaï, flanquée de Yorwan et de Gérald, assistait aux préparatifs de son armée qu’elle avait surnommée « armée des Collines ». Elle avait mis au point un plan d’attaque audacieux qui reposait entièrement, pour la première phase, sur le Peuple de la Mer avec lequel elle avait longuement discuté la veille. Elle observa les guerriers des steppes tromper leur attente en se battant entre eux, pour s’amuser. Elle admira leur force, leur souplesse, leur art du combat érigé en mode de vie. Elle aurait bien échangé plusieurs centaines d’hommes roux contre seulement quelques dizaines de ces guerriers ! Non pas qu’elle doutait du courage des gens de l’Ouest, mais ils restaient des paysans, plus habiles dans le maniement de la charrue que dans celui de l’épée. Même si les efforts du Luthier, dépêché par l’Ours dans cette région particulièrement hostile à Yénibohor, pour apprendre à ces paysans à se battre, avaient rencontré un succès inespéré, cela ne suffirait pas pour faire face aux redoutables adversaires qui les attendaient… Kushumaï misait davantage sur les brigands ; s’ils avaient survécu jusque-là à toutes les échauffourées contre des mercenaires Orks, ils survivraient bien encore à cette nouvelle confrontation ! Quant aux Chasseurs de l’Irtych Violet, ils étaient braves et expérimentés, et avaient affronté dans la forêt des créatures aussi féroces que les Orks. Mais ils n’étaient qu’une poignée ! Kushumaï soupira. Si au moins elle disposait d’une escouade de magiciens pour contrer les prêtres. Ceux du Monde Incertain n’étaient que des charlatans ou des lâches, qui tremblaient de peur à la seule évocation du Grand Maître de Yénibohor…

– A quoi penses-tu, Kushumaï ?

– Je ne pense à rien, Seigneur Sha. Je prie ! C’est l’unique chose qui reste à faire…

Au même instant, un murmure parcourut les rangs des hommes de l’Ouest qui soudain se mirent à courir de tous les côtés en poussant des cris de peur.

– Que se passe-t-il ? s’inquiéta Gérald.

Les Chasseurs se regroupèrent instinctivement autour de Kushumaï pour la protéger.

– Des Mirgi, des Mirgi ! hurla un homme pour toute réponse.

Les Mirgi étaient, dans les légendes du Monde Incertain, des esprits mauvais, représentés sous l’apparence de gnomes grimaçants…

– Holà, du calme ! C’est moi ! C’est nous ! cria quelqu’un pour se faire entendre au milieu du vacarme.

– Bertram ? lança Gérald, incrédule.

– Oui, c’est Bertram ! Dites à ces hommes de ranger leurs haches et de baisser leurs lances. Ils vont finir par blesser quelqu’un ! C’est insensé !

Gérald mit un moment à convaincre les gens de l’Ouest que les nouveaux arrivants étaient des alliés et non des ennemis. Il eut aussi du mal à leur faire accepter que les créatures qui accompagnaient le jeune Sorcier n’étaient pas des Mirgi…

– Bertram !

Attirés par les cris, Romaric, Agathe, Gontrand et Coralie, suivis par Toti, avaient accouru, et manifestèrent à leur ami la joie de le revoir avec de vigoureuses poignées de main et quelques embrassades. Lorsqu’ils aperçurent les créatures qui accompagnaient Bertram, ils restèrent interdits…

– Amis de Dashtikazar ! Moi très heureux de vous revoir !

– Kor Hosik !

Il s’agissait bien de Kor Hosik, le jeune Korrigan qui avait servi de traducteur au roi Kor Mehtar, lorsque la bande d’amis s’était retrouvée prisonnière dans son palais de Bouléagant.

Les Korrigans, petits êtres d’environ quatre-vingts centimètres, rabougris et ridés, sombres et poilus, vivaient sur les landes du Pays d’Ys, où ils coexistaient en bonne entente – on pouvait le dire ainsi… – avec les humains.

Derrière Kor Hosik se tenaient une dizaine d’autres Korrigans, qui semblaient davantage tassés, davantage voûtés. Cheveux et poils étaient grisonnants ou carrément blancs. Le large chapeau, la veste et le traditionnel pantalon de velours bouffant n’étaient pas noirs comme d’habitude, mais rouges. Quant aux sabots de fer, ils étaient anormalement polis et usés.

– Quand Ambre a parlé des amitiés que chacun possédait et qu’il fallait regrouper, je me suis senti bête et inutile, avoua Bertram à ses amis et aux chefs de l’armée des Collines qui s’étaient approchés et qui observaient avec un regard étonné les envoyés du Peuple de la Lande. C’est alors que j’ai eu une idée !

– Tu es retourné à Ys et tu es allé voir les Korrigans ? s’exclama Coralie interloquée. C’est dingue !

– C’est surtout très long ! J’ai couru tout le temps ou presque jusqu’à la Côte Hurlante, et j’ai eu de la chance ensuite de tomber sur un pêcheur qui a bien voulu me conduire à l’île du Milieu !

– Et au retour, tu as couru aussi ?

– Bien sûr ! Tu sais, les Korrigans sont très vigoureux. Même lorsqu’ils sont très vieux… C’est moi qui ai eu du mal à les suivre.

– Continue, Bertram, intervint Gérald. Nous sommes tous curieux d’entendre ton histoire jusqu’au bout. Et toi, Coralie, cesse de l’interrompre, avec tes questions !

– Donc, poursuivit Bertram, connaissant le pouvoir des prêtres de Yénibohor, je me suis dit que des Sorciers pourraient nous être d’un grand secours. Malheureusement, la Guilde étant sous la surveillance d’un espion de l’Ombre, il ne fallait pas y compter. Où trouver des magiciens alors ? Mais chez les Korrigans, bien sûr ! Je suis donc reparti à Ys et je me suis aussitôt rendu sur la lande. J’ai finalement retrouvé le fameux dolmen par lequel on nous avait descendus jusque dans la caverne de Bouléagant. J’ai attendu qu’un Korrigan s’en approche et j’ai demandé à être reçu par Kor Mehtar. Vous connaissez la curiosité des Korrigans : il m’a accordé une audience immédiate ! Je lui ai expliqué la situation, en lui faisant bien comprendre ce que cela impliquerait pour son peuple si l’Ombre devenait trop puissante. Il a été convaincu, et il m’a confié les plus savants de ses magiciens, ainsi qu’un traducteur pour faciliter nos rapports avec eux ! Voilà toute l’histoire !

– Tu dis qu’il a été convaincu ? répéta Gérald, d’un air dubitatif.

– Pourquoi il a le droit de l’interrompre, lui ? grommela Coralie à voix basse.

– Tais-toi ! gronda Romaric. Laisse-nous écouter !

– Oui, répondit Bertram à Gérald, en rougissant malgré lui. J’ai su trouver des arguments… des arguments qui…

– Votre ami a fait promesse à mon roi, intervint Kor Hosik réjoui. Votre ami promettre quelque chose en échange de notre aide !

– Cela ne regarde que Kor Mehtar et moi ! protesta Bertram en foudroyant le Korrigan du regard. Enfin quoi, l’essentiel, c’est bien que je sois revenu à temps, avec des amis pour nous aider, non ?

– Tu as raison, jeune Bertram, confirma Kushumaï en le gratifiant d’un grand sourire. Et cette aide que tu nous apportes nous sauvera peut-être tous ! J’ai entendu parler de la magie des Oghams, on raconte qu’elle est puissante. Surtout, elle est inconnue dans ce monde… Les prêtres n’y seront pas préparés !

Elle se tourna vers Yorwan et Gérald.

– Et voilà ! Nous avons enfin notre escouade de magiciens. Vous voyez qu’il ne faut jamais désespérer !

Au grand soulagement des hommes de l’Ouest, qui avaient du mal à ne pas voir des Mirgi dans ces créatures étranges, Kushumaï invita les Korrigans à la suivre jusqu’à la colline où elle organisa une dernière réunion de l’état-major.

Bertram resta avec ses amis, qui lui firent à leur tour le récit de ce qui s’était passé les jours précédents. Ils assouvirent sa curiosité au sujet de Kushumaï et du Seigneur Sha. Ils le mirent au courant de l’absence d’Ambre et de Thomas, ainsi que des derniers rebondissements, sans toutefois lui avouer leur projet de fronde.

– C’est bien fâcheux que vous soyez consignés dans ces collines, dit Bertram en marquant, par un froncement de sourcils et un ton assuré, son appartenance au monde des adultes. Ma foi, je penserai bien à vous lorsque je serai dans le tourbillon de l’action, entre deux affrontements avec les Orks et deux passes magiques contre les prêtres ! D’ailleurs, conclut-il en apercevant Gérald venir dans sa direction, on vient me chercher : soyez sages ! Je tâcherai quant à moi de vous faire honneur !

– Bertram ?

– J’arrive, Gérald. Adieu, mes amis, adieu…

– Bertram, annonça Gérald d’un ton ennuyé. Il faut quelqu’un pour surveiller… pour protéger tes amis. Qadwan va mieux. Il a davantage d’expérience, il nous sera plus utile que toi devant Yénibohor.

– Quoi ? rugit Bertram. Mais Qadwan est gâteux, il va vous encombrer ! Gérald, tu ne peux pas me faire ça… S’il te plaît !

– Ça suffit, ma décision est prise, dit le Sorcier d’un ton qui n’admettait plus de réplique. Tâche seulement de veiller sur ces jeunes gens un peu mieux qu’à Ys !

Bertram le regarda s’éloigner, abasourdi et effondré. Gérald alla rejoindre Kushumaï, Qadwan, Yorwan et les magiciens Korrigans. L’armée des Collines se préparait à prendre la route.

– Allons, Bertram, le consola Gontrand, goguenard, ce n’est pas grave ! Quand tu seras grand, tout ça changera…

– Très drôle ! Quand je pense, gémit-il, à tout ce que j’ai fait pour eux ! Ils n’ont pas le droit de me laisser à l’écart. J’ai mérité de participer à la bataille !

– C’est ce que nous pensons tous, approuva Romaric en posant une main sur l’épaule du jeune Sorcier. D’ailleurs, nous avons un plan.

– Un plan ? Ne me dis pas que vous comptez à nouveau désobéir à Gérald et que… Oh non !

– Eh si, Bertram, eh si !

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