XXI En route pour le Désert Vorace


Le premier jour, Ambre et Thomas s’étaient dirigés plein sud. Ils avaient atteint la Route des Marchands, mais avaient renoncé à l’emprunter, car elle s’approchait trop à leur goût de Yénibohor. Ils avaient alors obliqué sud-est, afin d’éviter la cité maudite, tout en conservant leur cap vers le Désert Vorace. Leur première nuit sans les autres, ils l’avaient passée quelque part au milieu de champs en friche, dans un ancien abri de berger.

Le deuxième jour, ils avaient dû traverser le Fleuve Mouillé et, plus loin, la Rivière Triste, avant de fouler l’herbe haute de l’interminable prairie du Sphinx à Deux Têtes. Ces deux traversées leur avaient beaucoup coûté en pierres précieuses. D’abord auprès du passeur qu’ils avaient fini par dénicher en longeant les rives du fleuve, puis auprès d’un homme qui péchait dans sa barque au bord de la rivière. Ambre et Thomas auraient été incapables de dire où ils avaient dormi la deuxième nuit : ils s’étaient écroulés de fatigue au pied d’un gros buisson qui portait des fruits mauves.

Le troisième jour, ils distinguèrent dans le lointain la masse jaune et étincelante du désert…

– Ouf ! Je ne suis pas fâché d’arriver…, avoua Thomas en réajustant son sac à dos d’un coup de rein.

– Moi aussi je suis fatiguée, répondit Ambre en jetant un coup d’œil à sa boussole, instrument qui leur avait permis d’emprunter cet itinéraire sauvage. On avance à une allure de dingues ! Mais enfin, nous n’avons pas le choix : six jours, c’est court…

Ni l’un ni l’autre n’étaient d’un naturel bavard. Ils avaient échangé peu de paroles depuis leur départ. Ils s’étaient contentés de regards puis, au fil du temps, de sourires.

Bertram parti pour une destination mystérieuse, Ambre avait appréhendé de se retrouver seule avec Thomas, un garçon à ses yeux balourd et fruste. Mais rapidement, grâce à la simplicité avec laquelle ils abordèrent ensemble les problèmes du voyage, une complicité s’instaura. La jeune fille s’était aperçue que Thomas possédait un caractère entier et facile, et que sa rudesse et sa gaucherie dissimulaient en fait une belle franchise et une grande générosité. Elle avait compris également qu’il ne savait pas rester seul : Thomas avait besoin de quelqu’un, quelqu’un à accompagner, quelqu’un à qui prodiguer son dévouement et son amitié. C’était Agathe, c’était Guillemot. Aujourd’hui, c’était elle. Ambre se sentait investie d’une responsabilité nouvelle…

– Quelle chance que l’on n’ait pas rencontré le Sphinx à Deux Têtes ! s’exclama Thomas en secouant sa tignasse rousse.

A l’approche du but, il éprouvait le besoin de parler. C’était sa façon à lui d’être joyeux.

– Bah, il est mort depuis longtemps, dit Ambre. Tué par des paysans qui en avaient assez de voir leurs enfants se faire dévorer quand ils allaient garder les troupeaux dans la prairie ! C’est Guillemot qui m’a raconté cette histoire…

– Il posait aussi des devinettes, ce sphinx-là ? Deux peut-être, puisqu’il avait deux têtes !

– Je ne sais pas. Il faudrait le demander à ceux qu’il a mangés.

Ambre se tut soudain. Elle avait prononcé sans faire attention le nom de Guillemot, et cela avait suffi à lui faire mal. Ils continuèrent de marcher en silence.

– Il te manque beaucoup ? demanda Thomas qui avait vu le visage de sa nouvelle amie s’assombrir.

– Qui ça ?

– Ben… Guillemot, pardi !

– Bien sûr qu’il me manque, lui confia Ambre après un moment d’hésitation. A un point incroyable, que j’ai du mal à m’expliquer. Tu vois, quand il n’est pas avec moi, j’ai l’impression que plus rien n’a d’intérêt, ni d’importance. C’est horrible… Est-ce qu’il ressent ça, lui aussi ?

– Oh, certainement.

– Tu en es sûr ? Comment peux-tu le savoir ? Il t’a fait des confidences ?

– Il ne m’a rien dit, tenta maladroitement de se justifier Thomas, mais il y a des choses que les filles voient et que les garçons ne voient pas, et d’autres que les garçons voient et que les filles ne voient pas. Je suis un garçon. Et je peux te dire que j’ai bien vu comment Guillemot te regardait…

– C’est très gentil, Thomas, de me dire ça, murmura Ambre, émue, avant de se plonger dans une longue rêverie.

Ils parvinrent un peu plus tard à la limite du Désert Vorace. La prairie s’arrêtait net, comme la terre s’arrête devant la mer. A perte de vue, c’était du sable, du sable frémissant, qui semblait attendre…

– Brrr ! fit Ambre en frissonnant. Quand tu penses que ce désert t’avale et te mange si tu as le malheur d’y mettre le pied !

– Qu’est-ce qu’on va faire ?

– Guillemot m’a expliqué que les Hommes des Sables communiquaient entre eux avec de la fumée.

– Comme les Indiens du Monde Certain ?

– Oui.

– Et tu connais leurs signaux, aux Hommes des Sables ?

– Non. Mais je pense qu’un simple feu, s’ils l’aperçoivent, suffira à les intriguer, et à les attirer ici.

Ils se mirent vainement en quête de branches, et se rabattirent sur des herbes sèches qu’ils entassèrent.

– C’est même mieux que du bois, déclara Ambre avec satisfaction et en craquant une allumette sous le premier tas. L’herbe fait davantage de fumée !

En effet, celle-ci se consuma aussitôt en dégageant une épaisse fumée qui les obligea à reculer.

– J’espère que ce sont bien les Hommes des Sables qui vont venir, dit Thomas, et pas des Orks ni des brigands !

– Avec leurs raquettes de pierre, les Hommes des Sables sont les seuls capables de traverser le Désert Vorace, le rassura Ambre. Et puis, si des Orks se pointent, tu leur feras passer un sale quart d’heure, pas vrai ?

L’allusion d’Ambre à son acte de bravoure dans la forêt de Troïl fit naître un sourire sur les lèvres du garçon.

– Je ne sais pas mais, ce qui est sûr, c’est que je défendrai chèrement nos vies !

– Je n’en doute pas une seconde, Thomas…

Ils se turent et s’appliquèrent à entretenir le feu d’herbes sèches.

« Je vous en supplie, lança silencieusement Ambre en direction du Désert Vorace, venez ! Guillemot a besoin de vous ! Et nous avons si peu de temps… »

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