XXXIV Les sœurs jumelles


– Ambre ? Approche-toi…

La jeune fille hésita, puis s’approcha de Kushumaï.

– Qui êtes-vous ? Suis-je encore en train de rêver ?

– Non, tu es bien éveillée, et il ne s’agit pas d’un rêve. Je te promets de bientôt répondre à toutes tes questions. Mais le temps presse ! Veux-tu m’aider à sauver ton ami ?

Elle lui montra du doigt Guillemot, sur la table. Ambre se retourna : l’Apprenti Sorcier était parcouru de tremblements, et tressaillait à chaque mot que l’Ombre prononçait. Les larmes lui vinrent de nouveau aux yeux en imaginant ce qu’il pouvait endurer.

– Le Grand Prêtre de Bohor puise en lui la force dont il a besoin pour vaincre la résistance du grimoire, continua Kushumaï d’une voix calme.

– Et… et alors ? demanda la jeune fille d’une voix tremblante.

– Ton ami est en train de mourir. Et toi seule peux lui venir en aide…

– Mais comment ? Dites-le-moi, je vous en prie !

– En me laissant faire. En t’abandonnant à moi, petite Hamingja ! Mais cela risque d’être douloureux, je te préviens.

– Ce n’est pas grave, dit Ambre en ravalant ses larmes. Je suis prête à tout, pourvu que Guillemot vive.

– Je m’y attendais. Tu es courageuse, je le sais. Je l’ai toujours su…

La Sorcière ferma les yeux et se mit à fredonner une mélopée remplie de Graphèmes. De l’autre côté de la barrière, Ambre poussa un cri rauque et renversa la tête en arrière. Ses yeux se révulsèrent et devinrent blancs. Un grondement sourd sortit de sa gorge. Elle posa lourdement ses deux mains à plat contre le mur d’énergie.

Au contact des paumes de la jeune fille, le mur commença à se craqueler. De grosses gouttes de sueur coulaient le long de son visage. Elle grondait toujours, et ce grondement devenait, minute après minute, un peu plus inhumain.

– C’est la première fois que j’assiste à un tel phénomène ! s’exclama Gérald.

– Quelque chose m’échappe, avoua Qadwan qui avait repris quelques forces. Visiblement, Kushumaï a ensorcelé cette jeune fille et en a fait une Hamingja, une créature soumise à sa volonté. Pourtant, c’est la première fois qu’elles se voient !

– Je n’en suis pas si sûr que ça…, intervint Qadehar, d’un air songeur. Vous n’avez pas remarqué l’expression d’Ambre, quand elle a vu Kushumaï ? On aurait dit qu’elle l’avait déjà rencontrée. Ambre est revenue de son dernier séjour dans le Monde Incertain avec de terribles migraines. J’avais mis cela sur le compte du voyage, mais…

–… mais c’est le symptôme le plus flagrant d’un sort de conditionnement ! poursuivit Qadwan.

– Oui, et je me rappelle que le dernier séjour d’Ambre dans le Monde Incertain a de nombreux trous, comme des oublis, ajouta Qadehar.

– Pertes de mémoire, autre caractéristique de ce phénomène, conclut le vieux Sorcier.

Autour de ses mains qu’Ambre tenait collées contre la barrière d’énergie, des lézardes apparaissaient maintenant clairement. Kushumaï, les yeux toujours fermés, haletait en chantonnant les mots magiques qui la maintenaient en contact avec la jeune fille. Soudain, Ambre vacilla et tomba à genoux, sans cesser cependant de toucher la paroi. Elle tremblait, et semblait épuisée.

– Non, gémit Kushumaï, non ! Encore un effort, petite ! Nous y sommes presque !

Coralie vit sa sœur s’écrouler contre le mur invisible. Sans réfléchir, elle se précipita et, pour la soutenir, se serra contre elle.

– Ambre ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qu’elle te fait ?

Mais Ambre était bien en peine de lui répondre.

Elle frissonnait atrocement, comme sous l’emprise de terribles fièvres. Coralie allait la tirer par les épaules et l’allonger sur le sol, quand elle sentit une brûlure l’envahir. Elle ouvrit la bouche et cria de surprise autant que de douleur. En même temps, Ambre sembla aller mieux. Le mur recommença à se fissurer autour de ses mains.

– Que se passe-t-il ? s’étonna Gérald depuis l’autre côté de la paroi magique.

– Un phénomène rarissime, si je ne me trompe pas, répondit Qadehar. Sans le savoir, Coralie est en train de transmettre des forces à sa sœur jumelle, au bord de l’épuisement.

– Ça peut être dangereux ? s’inquiéta Qadwan.

– Oui, avoua brutalement Qadehar. Mais, quoi qu’il en soit, Ambre serait certainement en train de mourir si Coralie ne lui était pas venue en aide…

Coralie en effet sentait la vie s’échapper de son corps et entrer dans celui de sa sœur. Dans le même temps, elle se rendit compte qu’Ambre tremblait moins. Elle en conclut qu’elle lui faisait du bien, et cela l’aida à mieux accepter la souffrance, insupportable sur son visage et sur toute la surface de son corps. Instinctivement, elle regarda son avant-bras. Là, où quelques instants plus tôt, se trouvait une peau douce et joliment bronzée, n’existait plus qu’une chair tuméfiée, couverte de plaies et de pustules répugnantes…

Prise d’affolement, elle porta une main à son visage, son adorable visage de poupée qui provoquait tant d’émois parmi les garçons. Ce qu’elle toucha n’avait plus rien de commun avec celui qu’elle connaissait. Ses doigts se tachèrent du sang qui perlait sur la chair à vif… Elle hurla. Ce n’était pas possible ! Cela devait s’arrêter, avant qu’elle soit complètement défigurée !

Elle s’écarta de sa sœur et, aussitôt, la douleur s’atténua. Mais Ambre recommença à trembler de plus belle, et le grondement animal qui jaillissait de ses lèvres devint aussi plaintif que celui d’une bête blessée.

En entendant son geignement, Coralie se mit à pleurer doucement. Ambre allait-elle mourir ? Elle s’approcha et, de nouveau, prit sa sœur dans ses bras, et la serra de toutes ses forces, de toute son affection, de tout son amour. Qu’importait son visage si Ambre n’était plus jamais là pour la regarder ?

Qadehar, Gérald et Qadwan avaient la gorge serrée, ils restaient silencieux et graves. Seules les incantations de l’Ombre qui, concentrée sur son terrifiant rituel, appelait les pouvoirs de Guillemot à ouvrir le grimoire, et celles de Kushumaï, qui sollicitait ceux d’Ambre pour abattre le mur d’énergie, déchiraient le silence.

Soudain, dans un fracas de verre brisé, un pan entier de la paroi magique s’écroula, libérant l’accès au laboratoire. Ambre, Coralie et Kushumaï s’effondrèrent au même moment sur le sol, épuisées et sans connaissance. Qadehar et Gérald se précipitèrent en avant.

– Occupe-toi d’elles, Gérald ! dit Qadehar.

Puis il fit face à l’Ombre.

L’Ombre avait poussé un cri de rage en entendant le mur céder. C’était beaucoup trop tôt ! Elle les avait bien vus s’acharner contre la protection magique, mais elle l’avait imaginée plus solide, et pensait avoir le temps d’achever le rituel ! Ils lui gâchaient tous ses efforts… Qu’ils soient maudits !

L’Ombre prit le Livre des Étoiles dans une main, et emmena Guillemot, encore trop faible pour marcher. Elle fit mine de s’enfuir.

– Halte ! intima Qadehar. Qui que tu sois, homme, femme ou démon, je t’ordonne de me rendre l’enfant et le grimoire !

– Voyons…, ricana l’Ombre. Tu espères me vaincre… misérable Sorcier…

Avec un cri de rage, Qadehar projeta un Thursaz Incertain contre elle. L’Ombre arrêta le Graphème et le fit disparaître dans un pli de son grand manteau de ténèbres, aussi facilement que s’il s’était agi d’un simple caillou. Qadehar enchaîna en élaborant à toute vitesse un Lokk autour du Graphème de l’immobilisation, Ingwaz ; son sortilège disparut de la même manière. Derrière lui, Gérald et Qadwan échangèrent un rapide coup d’œil.

– Vite ! lança Gérald en abandonnant à regret les filles évanouies. Il faut venir en aide à Qadehar ! Prêt pour Insigil du Lindorm ?

– Je suis prêt.

La voix de Qadwan avait tremblé…

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