XXXVIII Le Poème de Sagesse


Le Grand Mage ouvrit Le Livre des Étoiles qu’il tenait jusque-là sous son bras, et Guillemot, en s’approchant, put enfin le voir de près. C’était un grand livre, de la taille d’un registre d’école mais plus épais. La couverture, souple, était en cuir noir, un cuir que les siècles avaient craquelé et que des générations de mains avaient usé et élimé. Des myriades d’étoiles y semblaient piquetées, et donnaient au grimoire une apparence de vie. A l’intérieur, une écriture appliquée avait tracé sur les pages de papier jaunies par les ans, à l’aide d’une encre bleu nuit, des lignes de signes et de symboles.

Charfalaq cessa de feuilleter l’ouvrage et le garda ouvert aux deux tiers. Il lui était impossible de comprendre les dernières pages ! Le Livre faisait en sorte que le sens lui échappe…

– Puisque tu acceptes d’être mon assistant pour le rituel d’ouverture, il te faudra suivre mes instructions à la lettre.

– Je suis donc votre assistant seulement pour le rituel ? dit Guillemot en faisant semblant d’être déçu et de bouder. Vous me proposiez, si j’ai bonne mémoire, une véritable alliance, et même ensuite de partager votre puissance. Ce sont vos propres mots !

– Oui, oui, d’accord, fit Charfalaq d’un ton agacé. Tiens, tu seras le premier ministre de mon futur empire ! continua-t-il avec le ton de celui qui ne croit pas un mot de ce qu’il dit. Mais, avant toute chose, il faut contraindre le grimoire à nous livrer tous ses secrets. Tiens-toi prêt…

Guillemot fit mine de se satisfaire de la promesse ridicule du Grand Mage et écouta attentivement ses instructions. C’était finalement assez simple : il suffisait, en tenant le Livre et en se concentrant très fort, de répéter les formules que Charfalaq allait réciter.

L’Apprenti posa ses mains sur le Livre des Étoiles. Aussitôt, un fourmillement agréable l’envahit, et il sentit les Graphèmes endormis au fond de lui se réveiller et ronronner.

– Bien ! Je vois aux couleurs que tu es en train de reprendre que le grimoire apprécie ta présence. Tant mieux !

Le Grand Mage commença son incantation. Elle était très longue. Heureusement, il s’arrêtait souvent pour permettre à Guillemot de répéter ce qu’il venait de dire.

Guillemot s’appliquait. Il s’appliquait d’autant plus que les Graphèmes semblaient prendre un grand plaisir à l’étrange rituel en train de s’accomplir. Bientôt, ils furent tous là : Féhu, Uruz, Thursaz, Ansuz, Raidhu, Kenaz, Gebu, Wunjo, Hagal, Naudhiz, Isaz, Yera, Eihwaz, Perthro, Elhaz, Sowelo, Teiwaz, Berkana, Ehwo, Mannaz, Laukaz, Ingwaz, Dagaz et Odala. Les vingt-quatre Graphèmes de l’alphabet des étoiles étaient tous là dans son ventre, dans sa poitrine, dans sa tête, brillant et vibrant comme jamais. Des Graphèmes que l’enseignement de Maître Qadehar avait semés au plus profond de lui, qui avaient germé et grandi sur l’Ônd le plus puissant et le plus riche qu’un être humain ait jamais possédé ! Des Graphèmes qui, nourris d’une telle force, étaient presque devenus des entités à part entière, autonomes et capables de substituer leur volonté à celle de celui qui les portait quand cela s’avérait nécessaire ! Aujourd’hui, ils étaient tous au garde-à-vous devant le Livre qui les avait inventés, qui les avait créés…

Pendant que Charfalaq suait à grosses gouttes dans son effort pour conduire le rituel, et tandis que les Graphèmes restaient fascinés par la proximité du grimoire, Guillemot, tout en répétant mécaniquement les mots du Mage, se récitait pour lui seul l’ancien Poème de Sagesse des Apprentis Sorciers auquel son Maître était si attaché :

« Sais-tu comment il faut graver ? Sais-tu comment il faut interpréter ? Sais-tu comment il faut colorer les Graphèmes ? Sais-tu comment il faut éprouver ? Sais-tu comment il faut demander ? Sais-tu comment il faut sacrifier ? Sais-tu comment il faut offrir ? Sais-tu comment il faut projeter ? Mieux vaut ne pas demander que trop sacrifier : un don est toujours récompensé. Mieux vaut ne pas offrir que trop projeter… »

Son Maître n’avait cessé de lui dire qu’un jour il comprendrait le sens de ces phrases. Eh bien, ce jour-là était arrivé ! Il n’aurait su expliquer pourquoi, mais plus il réfléchissait à ces phrases dans lesquelles il avait trouvé nombre de solutions à ses problèmes, plus il était persuadé qu’elles avaient une signification beaucoup plus importante que ce que tout le monde croyait. Ce poème figurait dans le premier chapitre du Livre des Étoiles, et faisait immédiatement suite au texte appelé Le Dit du Crieur, un texte fondamental qui racontait comment le grimoire avait été créé. Il y avait sûrement une raison à cela : le Livre commençait par donner une clé à qui voulait la prendre ! Et une clé pouvait ouvrir mais tout aussi bien fermer une porte…

A un moment de l’incantation, le grimoire lança un signal d’alarme – à la façon dont il avait fait savoir à la Société de l’Ours qu’il était en danger – et les Graphèmes se troublèrent. Guillemot les sentit qui s’affolaient en lui. Il les apaisa aussitôt, en leur demandant de lui faire confiance. Les Graphèmes se calmèrent.

Soudain, Charfalaq se mit à parler plus vite et plus fort. Guillemot devina qu’il était sur le point d’atteindre le point culminant du rituel. Ce qui signifiait qu’il aurait bientôt réussi… Guillemot ferma les yeux et se joignit à l’exaltation du Mage. Appelés par une force immense, les Graphèmes à l’intérieur de lui se levèrent de nouveau et se pétrifièrent. Guillemot utilisa toutes ses ressources pour empêcher le seizième d’entre eux, Sowelo, d’agir de même. Il avait absolument besoin de lui pour mener son plan à bien !

« Sais-tu comment il faut projeter ? Mieux vaut ne pas offrir que trop projeter… Un don est toujours récompensé ! » se répéta-t-il encore pour se donner du courage.

Lorsqu’il comprit que l’incantation était à son paroxysme, lorsqu’il sentit sous ses doigts le Livre frémir, lorsqu’il vit les Graphèmes devenir incandescents derrière ses paupières, il appela silencieusement Sowelo. Sowelo, le Graphème du pouvoir et du soleil, du feu terrifiant et des victoires dévastatrices…

« Par le pouvoir de la Roue et de la Racine, grand nourrisseur, énergie puissante qui brise les barrières, je m’incline devant le sacré et fais appel à ta volonté ! Libère-nous et renvoie chacun à son destin ! SOWELO ! »

Le Graphème bourdonna, se mit à vibrer, puis explosa. Guillemot hurla. Le Grand Mage interrompit l’incantation. Incrédule, les yeux ronds, il vit Guillemot s’illuminer de l’intérieur et prendre feu, un feu de flammes froides. Une colonne de lumière jaillit hors du garçon, qui n’en finissait pas de hurler, et grimpa vers le ciel. Puis le feu se communiqua au Livre des Étoiles, et Charfalaq hoqueta d’étonnement. Une deuxième colonne d’énergie fusa des pages du grimoire.

– NOOON !

Mais le Grand Mage n’eut pas le temps de bouger : depuis le Livre, les flammes bondirent sur lui. Il grogna, et son grognement se transforma en un cri de douleur, puis de désespoir, et enfin d’agonie quand naquit une troisième colonne lumineuse qui rejoignit les deux autres en direction des étoiles.

Lorsque, enfin tarie, l’invraisemblable quantité d’énergie magique acheva de se déverser dans l’espace, Guillemot glissa doucement sur le sol. On aurait pu croire qu’il avait une nouvelle fois perdu connaissance, mais son souffle était régulier et ses traits apaisés : il dormait.

Le Livre des Étoiles tomba également par terre, et le vent du soir, en se levant, feuilleta ses pages. A partir des deux tiers de l’ouvrage, elles étaient blanches, complètement vierges, comme si elles n’avaient jamais connu d’encre.

Juste à côté, à l’endroit où quelques instants plus tôt se tenait le Mage Charfalaq, chef de la Guilde et Grand Maître du culte de Bohor, il y avait un tas de poussière, qui disparut peu à peu, balayé par le même vent. Qadehar avait eu raison de dire un jour à son élève que la magie se nourrissait moins de certains corps que certains corps se nourrissaient de la magie ! Les Graphèmes partis, le vieillard s’était effondré, effrité, évanoui…

Au-delà, enfin, dans la nuit qui s’emplissait peu à peu d’étoiles, deux nouvelles constellations se mirent à briller, issues de la magie qui s’était répandue dans le ciel.

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