IV Le traître


Bertram et Guillemot apparurent dans le Monde Incertain au beau milieu des Collines Mouvantes. L’Apprenti Sorcier avait choisi cet endroit parce qu’il était discret, mais surtout parce qu’il en avait soigneusement relevé sur une carte les coordonnées telluriques, vers lesquelles il avait orienté son Galdr du voyage.

Il fit quelques pas dans l’herbe brune que le vent couchait sous ses assauts comme il chassait l’écume sur la mer. Il lui sembla qu’il avait débarqué là pas plus tard que la veille, tout seul, après que ses amis, au cours du passage à travers la Porte, eurent été dispersés dans le Monde Incertain.

– Nous sommes quelque part entre la ville marchande de Ferghânâ, à l’ouest, la cité des horribles prêtres de Yénibohor, à l’est, la Mer des Brûlures, au nord, et le Désert Vorace, au sud, expliqua-t-il à son compagnon qui ne connaissait rien de ce monde étrange et cruel.

Il n’entendit pas de réponse. Derrière lui, Bertram chancelait comme un homme ivre. Guillemot se retourna.

– Bertram, ça ne va pas ? Bon sang, ce doit être un effet secondaire du passage entre les Mondes, comme pour Ambre ! Il faut t’allonger et attendre que ça passe !

Il se précipita pour soutenir son ami.

Mais à peine le toucha-t-il que Bertram retrouva toute sa vigueur et l’empoigna. Il lui fit une prise savante au niveau du cou, qui le fit suffoquer.

– Bertram, qu’est-ce que… Tu es fou… Arrête…

Bertram se contenta de ricaner et serra encore plus fort. Lorsqu’il sentit sa victime au bord de l’évanouissement, il relâcha sa prise, juste assez pour la garder en vie. Guillemot eut alors la stupéfaction de voir les traits de Bertram se brouiller pour laisser la place à ceux d’un vieillard. Il s’affala sur le sol. Il sentit sa tête bourdonner. Ce n’était pas possible ! C’était trop bête ! Il tenta de lutter contre la sensation désagréable qui l’envahissait de plus en plus, mais en vain. Il eut cependant l’ultime réflexe de faire apparaître des Graphèmes au milieu des brumes de son cerveau. A l’instant où il perdit connaissance, Gebu et Wunjo, sous leur forme incertaine, se mirent à briller.

– Qadehar… tout va bien ? s’inquiéta Urien de Troïl en voyant le Sorcier s’arrêter brusquement de marcher.

Urien de Troïl était l’oncle de Guillemot et de Romaric. C’était une espèce de géant bourru à la barbe grise, qui portait avec négligence une impressionnante hache de guerre sur l’épaule, à côté d’un sac volumineux.

– Ça va, oui. J’ai juste cru un instant que… Non, c’est idiot, ajouta Qadehar en secouant la tête comme pour chasser un mauvais pressentiment.

Qadehar était le Maître Sorcier de Guillemot. Il avait une allure d’athlète, des yeux bleu acier et un air dur qui s’adoucissait quand il souriait. Il paraissait avoir trente-cinq ou quarante ans. Une sacoche pleine de livres et d’ustensiles magiques pendait sur sa hanche, à côté d’un sac à dos en toile contenant des affaires de voyage.

– Que se passe-t-il ? demanda Valentin, majordome et ami d’Urien, un homme sec et musculeux aux cheveux blancs, qui portait comme son maître l’armure turquoise des Chevaliers du Vent.

– Une seconde durant, j’ai cru capter un appel de détresse. Un sortilège aléatoire, de ceux qu’on lance comme une bouteille à la mer avant un naufrage.

– Tu as pu déterminer qui l’avait envoyé ?

– Non, Valentin, je n’en ai pas eu le temps. C’était trop fugace.

– Est-ce que ça pourrait être… un appel de Guillemot ?

– Je ne pense pas : il provenait du Monde Incertain… Allez, oublions ça. En route !

Les trois hommes reprirent leur marche en direction de la cité des Petits Hommes de Virdu, où ils espéraient obtenir de précieux renseignements sur l’épisode dramatique de Djaghataël, raison pour laquelle ils étaient venus en ces terres inhospitalières.

Le vieil homme qui avait trompé Alicia et Guillemot en prenant l’apparence de Bertram bâillonna et entrava solidement son prisonnier qui gisait, inconscient, dans l’herbe des Collines Mouvantes. Il savait ce dont le garçon était capable ! Il ferma ensuite les yeux et se concentra.

« Maître ? C’est moi, votre serviteur le plus zélé ! J’ai ce Guillemot, l’enfant que vous désirez… »

« Tu as l’enfant… Eusèbe de Gri… Bravo… oui bravo… Tu ne seras pas oublié… à l’heure de mon triomphe… Où est-il ? Où est l’enfant ?… »

« Avec moi, Maître. Quelque part dans les Collines Mouvantes. »

« Ne dis plus rien… je t’ai localisé… J’envoie des hommes… pour t’escorter jusqu’à moi… Nous boirons une corma… à ton succès… »

« Merci, Maître, merci. »

Eusèbe de Gri, Mage d’un monastère de la Guilde sur la Lande Amère et ennemi déclaré de Qadehar au sein de l’ordre des Sorciers, attendit que la conversation mentale s’achève pour se permettre de frissonner. Même distante, la voix du démon au manteau de ténèbres parvenait à lui glacer le sang ! Il vérifia une dernière fois la solidité des liens qui emprisonnaient Guillemot, puis se mit à guetter avec impatience l’arrivée des hommes du Maître.

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