XI Première confrontation


Guillemot avait essayé de mesurer le temps qui passait, mais y avait finalement renoncé. La lumière qui filtrait à travers la lucarne était trop faible pour que l’on devine si elle était le fait du soleil ou d’un éclairage artificiel. L’Apprenti Sorcier n’était néanmoins pas plongé dans l’obscurité : les parois bleutées de son Armure d’Ægishjamur savamment modifiée et les flammes rougeâtres dégagées par les branches de Hagal inondaient le cachot d’une lumière douce et étrange. Pour un peu, Guillemot aurait presque été rassuré : qui disait lumière disait sortilège en état de fonctionner !

Mais il se sentit progressivement gagné par l’appréhension, et se mit à imaginer tous les scénarios possibles. L’Ombre allait certainement déchaîner contre lui les ressources infinies de sa puissance magique. Ou bien elle le ferait attendre une éternité… En admettant qu’elle ne parvienne pas à franchir ses défenses, qu’est-ce qui l’empêcherait de l’affamer, comme le faisaient les armées en assiégeant les villes ?

Quelque chose cependant lui disait que l’Ombre serait incapable d’attendre. Il avait essayé de se représenter son ennemi, mais il n’avait réussi qu’à entrevoir une tache floue, sans forme précise. Sans qu’il sache pourquoi, il devinait que l’Ombre était impatiente. Il en était sûr ! C’est la raison pour laquelle il ne fut qu’à moitié surpris lorsqu’elle pénétra dans la pièce…

Guillemot ne distingua d’abord rien. Il entendit simplement la porte s’ouvrir et se refermer. Les murs troubles de son rempart magique l’empêchaient de bien voir. Puis il aperçut quelque chose, tout près, de l’autre côté de l’Armure d’Ægishjamur. Une ombre. Un voile de ténèbres, qui se détachait dans la semi-obscurité de la pièce, et que la lumière semblait vouloir éviter.

Un chuchotement terrifiant le fit frissonner des pieds à la tête :

– Bienvenue à toi… mon garçon… mon cher garçon…

La voix était caverneuse, puissante. Guillemot resta d’abord interdit. Il dut faire appel à tout son courage pour articuler une réponse :

– Êtes-vous… Êtes-vous l’Ombre ?

La silhouette de ténèbres ricana. Guillemot s’aperçut qu’elle avait bougé. On aurait dit qu’elle flottait. L’Ombre tournait autour de la protection magique. Elle cherchait une faille dans ses sortilèges !

– C’est le nom… qu’on me donne… d’où tu viens…

Guillemot vit l’Ombre tâtonner le long de la paroi translucide. Aux endroits qu’elle touchait, la lumière baissait d’intensité. Il sentit une vague de panique le submerger.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Il avait crié. L’Ombre s’immobilisa, une seconde durant. Elle avait l’air satisfaite.

– Bien… bien… Tu as peur… et tu cherches à savoir… Je n’aurai peut-être pas… à perdre mon temps… contre tes sortilèges…

L’Ombre recula. La vue de Guillemot se brouilla curieusement, et il ne la vit plus. Mais elle était toujours là. Il la sentait. Il captait sa présence maléfique, à la façon dont on perçoit l’humidité ou le renfermé dans une pièce. Il ne put s’empêcher de sursauter quand de nouveau il entendit sa voix.

– Mon garçon… mon cher garçon… Pourquoi nous affronter… Fais-moi donc confiance…

– Vous avez attaqué mon pays ! Vous avez tué des gens ! Vous m’avez enlevé !

Guillemot avait encore crié. Il sentait bien que, s’il essayait de parler normalement, ses mots s’étrangleraient dans sa gorge.

– Tss tss…, susurra l’Ombre avec une pointe de moquerie. Tu parles… de détails… C’est parce que… tu ne sais pas… ce que j’ai à t’offrir…

– Je ne veux rien de vous ! Vous me dégoûtez !

– Allons… mon cher garçon… Je t’apporte les Trois Mondes… sur un plateau…

– Taisez-vous ! Taisez-vous !

Guillemot s’accroupit et se boucha les oreilles des deux mains pour ne plus entendre cette voix qui s’insinuait en lui et lui glaçait les entrailles.

– Pourquoi as-tu peur de moi ?… Moi qui t’offre la puissance… qui te propose une alliance…

Dans une ultime tentative de défense, Guillemot hurla :

– Jamais ! Jamais ! Je vous déteste ! Vous êtes pire qu’un Ork !

L’Ombre sembla piquée au vif. Elle s’avança et, d’un geste de colère, lança contre l’Armure une boule de ténèbres qui semblait sortie du néant. La boule remplie d’une sombre magie s’écrasa contre le mur d’énergie et commença à grésiller. Curieusement, cette attaque imprévisible de l’Ombre effraya moins Guillemot que le son caverneux de sa voix.

– Jeune imbécile… Ne me provoque pas… Et ne m’insulte plus jamais… De toute façon… tu seras à moi… Comme allié… ou comme esclave… Réfléchis à ma proposition… Réfléchis bien… Je reviendrai bientôt…

La porte du cachot se rouvrit et se referma. L’Ombre était partie.

Guillemot ferma les yeux et chercha à calmer les battements de son cœur. Il tremblait de tous ses membres. Jamais encore il n’avait eu aussi peur. L’Ombre dégageait une telle puissance ! Il se rendait compte que sa propre volonté était capitale pour contrer le plan maléfique de l’Ombre : s’il n’avait pas résisté, elle aurait balayé ses défenses d’un revers de manche, et l’aurait contraint à faire tout ce qu’elle désirait. Mais Guillemot devinait qu’il n’aurait jamais la force de tenir indéfiniment… Il se recroquevilla et, face à son impuissance, éclata en sanglots.

Donner libre cours à ses larmes le soulagea ; peu à peu, la panique et la peur s’estompèrent. Bientôt, Guillemot se sentit apaisé, et il put recouvrer ses esprits. Il se redressa et but une gorgée d’eau. Puis il s’approcha de l’endroit où la boule de ténèbres avait frappé l’Armure d’Ægishjamur.

Il fronça alors les sourcils et observa attentivement les derniers lambeaux d’obscurité. Au contact de la protection magique, ceux-ci disparaissaient lentement en grésillant.

L’espoir revint alors en lui avec force, et ce qu’il vit le fit tituber : son rempart était intact ! Rien, pas une égratignure ! Ce qui signifiait que… l’Ombre avait fait le tour de l’Armure, et en avait testé la solidité. Ensuite, elle lui avait proposé une alliance. Ce n’était pas par gentillesse qu’elle lui avait fait cette proposition : c’était parce qu’elle n’était pas sûre de venir à bout de ses protections. L’Ombre avait failli réussir à le convaincre de se rendre… Mais, en s’énervant et en envoyant contre lui ce sortilège manqué, elle lui avait fourni la preuve qu’elle n’était pas toute-puissante, et que rien n’était encore joué.

Il retourna s’asseoir sur Mannaz, rasséréné, et cette fois presque content de lui.

Загрузка...