XXIV Les Collines Grises


Dans la clairière du Bois des Pendus, Qadwan veillait toujours près des braises rougeoyantes du feu. Le soleil se levait doucement, et peinait à défaire les lambeaux de brume accrochés aux arbres.

Yorwan et Gérald apparurent enfin, accompagnés d’un personnage mystérieux enveloppé dans une peau d’ours.

Le vieux Sorcier, heureux de pouvoir enfin dégourdir ses membres ankylosés, donna une accolade fraternelle à Gérald, serra chaleureusement la main de Yorwan, et fit un signe de bienvenue à la silhouette restée à l’écart.

– Nous avons bien travaillé, annonça Gérald d’un ton satisfait. Le chef de la Société de l’Ours a accepté de nous apporter son aide !

Qadwan tourna un regard intrigué vers le personnage qui restait en retrait.

– Approchons-nous du feu, proposa le vieux Sorcier en s’adressant ostensiblement à lui : il fait toujours froid, à l’aube ! Et puis nous serons mieux pour discuter et faire connaissance !

– C’est une bonne idée, en effet, reconnut l’invité mystérieux, d’une voix douce et ferme à la fois.

Il s’approcha et ôta de sa tête le crâne d’ours qui le coiffait. Son geste libéra une longue chevelure et découvrit un beau visage de femme, éclairé par de grands yeux verts.

– Qadwan, annonça Gérald à son ami éberlué, je te présente Kushumaï la Chasseresse, chef de la Société de l’Ours et de la résistance contre Yénibohor…

Il faisait maintenant complètement jour, mais le froid restait vif. Yorwan, drapé dans son large manteau rouge, paraissait soucieux.

– Quelque chose ne va pas ?

– Je sens une présence.

– Une présence… de quelle nature ? s’inquiéta Gérald. Des prêtres, des Orks ? L’Ombre ?

– Non, non, rien de tout cela, le rassura Yorwan.

– Est-ce qu’il s’agit des renforts que nous attendons ? demanda Kushumaï en s’approchant.

– Non. C’est justement bien ce qui m’intrigue ! Je viens de lancer un sortilège d’investigation, pour localiser les gens de l’Ours qui tardent à arriver. En fait de renforts, le sortilège m’a rapporté la présence d’un petit groupe, étrange et hétéroclite, tout proche…

– Peux-tu déterminer où se trouve ce groupe ?

– Oui. Il se trouve… dans les collines, qui sont à l’est du Bois des Pendus.

– Bon, allons-y, dit simplement la Chasseresse en ajustant son épée autour de sa taille. Si c’est une menace, il faut nous en assurer. Et puis bouger nous réchauffera, en attendant nos hommes !

– Alors, Romaric ? Tu vois quelque chose ?

– Rien du tout ! Pourtant, la vue porte loin depuis ces collines ! Si Bertram ou Ambre se montrait, je les verrais tout de suite !

– J’espère qu’il ne leur est rien arrivé, murmura douloureusement Coralie.

– Allons, dit Romaric d’une voix douce en prenant la jeune fille dans ses bras. Nous avons déjà réchappé à tant de choses ! Il n’y a pas de raison pour que ce soit différent cette fois… Tu verras, ta sœur sera bientôt là, et aussi ce grand idiot de Bertram !

Coralie se força à sourire et abandonna sa tête contre la poitrine de son compagnon. Gontrand s’approcha d’eux.

– Désolé d’interrompre un moment aussi romantique, mais Tofann nous signale que des individus approchent de notre campement.

Il les invita à le suivre, et leur fit signe de se dépêcher. Ils rejoignirent Agathe qui, allongée par terre en compagnie des guerriers des steppes, suivait des yeux la progression de quatre individus dans les collines. L’un d’entre eux était une femme accoutrée d’une peau d’ours, l’autre portait un étrange manteau rouge, et les deux derniers étaient habillés… comme des Sorciers du Pays d’Ys !

– Gérald ! C’est Gérald ! s’exclama joyeusement Coralie.

– Tout va bien, Tofann, dit Gontrand au géant qui lui lançait un regard interrogateur. Ils sont avec nous !

Puis il se redressa, imité par ses amis, et fit de grands gestes en direction du petit groupe qui grimpait la pente.

Gérald crut être victime d’un mirage. Il ne faisait pas chaud, pourtant, et il n’était pas dans un désert ! Mais comment expliquer autrement le fait qu’il lui semblait voir Gontrand, Romaric, et Coralie s’agiter là-haut devant ses yeux, alors qu’il les avait laissés au Pays d’Ys à la garde de Bertram ? Et puis, s’ils étaient réels, qui étaient ces gaillards à l’air farouche qui les accompagnaient ?

– Houhou ! Gérald ! C’est nous ! On est là !

Non, ce n’était pas un mirage. Le Sorcier en resta bouche bée…

Contrairement à l’accueil que Kushumaï, heureuse de ce renfort inattendu, réserva à Tofann et à ses hommes, celui que Gérald réserva à Gontrand, Romaric, Coralie et leur amie Agathe, ne fut pas très chaleureux ! Surtout lorsque le Sorcier apprit que Bertram, Ambre et un autre garçon, Thomas, s’étaient eux aussi lancés à la recherche d’amis dans le Monde Incertain, et n’avaient toujours pas donné de nouvelles…

Gérald, rouge de colère, leur signifia que dorénavant, ils avaient intérêt à se conformer sans rechigner à tous les ordres qui leur seraient donnés.

– Encore heureux qu’il n’ait pas décidé de nous renvoyer à Ys, grommela Agathe.

– Il aurait peut-être mieux valu, lâcha Romaric.

Nous revoilà des petits enfants bien sages, remis à leur place après avoir été grondés !

– Vous avez remarqué ? continua Coralie. Pas un remerciement, pas un mot de reconnaissance, pour nos efforts ! On a quand même apporté à Gérald les guerriers du Nord ! Et puis il y a le Peuple de la Mer et les Hommes des Sables qui vont arriver et…

– Patience ! l’interrompit Romaric. A la première occasion, nous reprendrons l’initiative !

– Je suis tout à fait d’accord, acquiesça Gontrand, aussi vexé que les autres. Mais est-ce qu’elle viendra, cette occasion ?

– Si elle ne vient pas, nous la provoquerons !

Tandis que Gérald grondait sévèrement les jeunes gens d’Ys, sur les Collines Grises, à Yénibohor, Urien de Troïl pleurait à chaudes larmes.

– Que se passe-t-il ? s’inquiéta le Commandeur.

– C’est Valentin, dit Qadehar d’une voix éteinte. Il est mort… Je suis désolé, je n’ai rien pu faire. Ma magie est toujours bloquée.

Un silence douloureux, entrecoupé des sanglots d’Urien, accueillit la nouvelle. D’un bout à l’autre de l’aile de la prison où étaient enfermés les Chevaliers, un chant monta de cent vingt gorges. Un chant grave, rendant hommage au camarade tombé à la bataille, un camarade que ses compagnons n’oublieraient jamais…

Urien s’était effondré sur le corps sans vie de celui qui avait été son frère d’armes. Respectant son chagrin, les Chevaliers présents dans la cellule s’assirent plus loin. Qadehar laissa aller sa tête en arrière contre la pierre humide du mur, et soupira. Quelle folie ! Quel chaos… Plus que la défaite, c’était le sentiment terriblement humiliant de devoir subir les événements qui gonflait de colère le cœur du Sorcier. Depuis combien de temps la situation échappait-elle à son contrôle ? Depuis l’attaque de Djaghataël, où il avait vu mourir l’un après l’autre ses amis Sorciers ? Avant, peut-être. En réalité, depuis que Guillemot avait eu la révélation de ses pouvoirs magiques… Bien des choses qu’il considérait alors comme solides s’étaient effondrées, à la façon dont un objet que l’on croit tenir fermement dans sa main se transforme brusquement en fumée. L’invincible Confrérie venait de subir un revers cuisant, la Guilde était corrompue par l’Ombre, Valentin était mort sans qu’il puisse rien faire. Et Guillemot ? A la pensée que quelqu’un puisse en ce moment même lui faire du mal, Qadehar, pour la première fois depuis bien longtemps, sentit affluer de la haine en lui. Au milieu des incertitudes qui bouleversaient le Sorcier, l’affection qu’il éprouvait pour le garçon était un repère intangible… Il le sauverait. Dût-il pour cela aller en enfer et défier Bohor en personne ! Il s’en fit la promesse et retrouva un peu de sérénité.

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