6 Seuils à franchir

« Rand al’Thor, s’exclama Moiraine à la cantonade sur un ton bas et tendu, est une espèce de tête de mule imbécile aussi malléable qu’une… qu’une pierre ! »

Élayne releva le menton d’un mouvement de colère. Sa nourrice Lini avait coutume de lui dire dans son enfance que l’on tisserait une étoffe de soie avec des poils de porc avant de réussir à faire qu’un homme soit autre chose qu’un homme. Cependant cela n’excusait pas Rand.

« Nous les élevons comme ça dans le pays des Deux Rivières. » Nynaeve était subitement tout sourires à demi réprimés et satisfaction. Elle dissimulait rarement moitié aussi bien qu’elle le croyait son aversion pour l’Aes Sedai. « Les femmes des Deux Rivières n’ont jamais les moindres difficultés avec eux. » D’après le coup d’œil surpris que lui jeta Egwene, c’était un mensonge assez gros pour justifier d’avoir à se laver la bouche avec du savon – vieux châtiment réservé aux menteurs.

Les sourcils de Moiraine se froncèrent comme si elle s’apprêtait à répliquer à Nynaeve plus rudement. Élayne voulut y parer mais ne trouva rien à dire qui évite une querelle. Elle n’avait que Rand en tête. Il n’avait pas le droit ! Mais quel droit avait-elle ?

C’est Egwene qui prit la parole à sa place. « Qu’a-t-il fait, Moiraine ? »

Les yeux de l’Aes Sedai se tournèrent brusquement vers Egwene avec une expression tellement dure que la jeune fille recula d’un pas et déploya son éventail d’un geste sec, l’agitant nerveusement devant sa figure, mais le regard de Moiraine s’arrêta sur Joiya et Amico, l’une l’observant d’un air méfiant, l’autre liée et inconsciente de tout sauf du mur au fond de la salle.

Élayne tressaillit légèrement en se rendant compte que Joiya n’était pas liée. Elle vérifia en hâte l’écran qui empêchait cette femme d’atteindre la Vraie Source. Elle espérait qu’aucune des autres n’avait remarqué son sursaut ; Joiya lui inspirait une terreur quasi mortelle, mais Egwene et Nynaeve n’en avaient pas plus peur que Moiraine. Il était parfois difficile d’être aussi courageuse que devrait l’être la Fille-Héritière d’Andor ; elle s’était avisée souvent qu’elle souhaitait pouvoir réagir aussi bien que ces deux-là.

« Les gardiens, murmura Moiraine comme pour elle-même. Je les ai vus encore dans le couloir et l’idée ne m’est pas venue une minute à l’esprit. » Elle réajusta sa robe, se maîtrisant avec un effort visible. Élayne se dit qu’elle n’avait jamais vu Moiraine aussi hors d’elle que ce soir. Mais aussi l’Aes Sedai avait de bonnes raisons. Pas meilleures que les miennes. Ou est-ce que je me trompe ? Elle se surprit à tenter de ne pas croiser le regard d’Egwene.

Aurait-ce été Egwene, Nynaeve ou Élayne qui se trouvaient avoir perdu leur sang-froid, Joiya aurait sûrement dit quelque chose de subtil et à double sens, calculé pour les bouleverser davantage encore. Si elles avaient été seules, du moins. En présence de Moiraine, elle se contenta d’observer avec inquiétude, en silence.

Moiraine longea la table jusqu’au bout, son calme revenu. Joiya avait près d’une tête de plus qu’elle, pourtant, aurait-elle été également vêtue de soie, il n’y aurait eu aucun doute concernant celle qui maîtrisait la situation. Joiya ne baissa pas pavillon à proprement parler, mais ses mains se crispèrent sur sa jupe pendant un instant avant qu’elle leur impose sa volonté.

« J’ai pris des dispositions, déclara Moiraine d’une voix égale. Dans quatre jours, vous serez emmenées vers l’amont en bateau, à Tar Valon et à la Tour. Là-bas, elles ne seront pas aussi conciliantes que nous. Si vous n’avez pas trouvé la vérité jusqu’à présent, trouvez-la avant d’atteindre le Port-du-Sud ou soyez certaines que vous irez au gibet dans la Cour des Traîtres. Je ne vous verrai plus à moins que vous ne fassiez savoir que vous avez à dire quelque chose de nouveau. Et je me refuse à entendre un mot de vous – même un seul – à moins qu’il ne soit vraiment nouveau. Croyez-moi, cela vous épargnera de la souffrance à Tar Valon. Aviendha, voulez-vous prévenir le capitaine d’envoyer deux de ses hommes ? » Élayne cligna des paupières comme l’Aielle se redressait et disparaissait par la porte ; parfois Aviendha demeurait tellement immobile qu’on oubliait qu’elle était là.

Les traits de Joiya remuèrent comme si elle souhaitait parler, mais Moiraine la dévisagea fixement et, finalement, l’Amie du Ténébreux détourna les yeux. Ils brillaient comme ceux d’un corbeau, exprimant une folle envie de tuer, mais elle tint sa langue.

Pour les yeux d’Élayne, une aura d’or blanc entoura soudain Moiraine, l’aura d’une femme embrassant la Saidar. Seule une autre femme entraînée à canaliser pouvait distinguer cette aura. Les îlots ligotant Amico se désentortillèrent plus rapidement que n’y aurait réussi Élayne. Elle avait plus de puissance que Moiraine, du moins virtuellement. Dans la Tour, les femmes qui s’occupaient de son entraînement s’étaient montrées presque incrédules devant les promesses de son talent, ainsi que de celles d’Egwene et de Nynaeve. Nynaeve était la plus forte des trois – quand elle parvenait à canaliser. Mais Moiraine possédait l’expérience. Ce qu’elles apprenaient encore à faire, Moiraine était en mesure de le faire à moitié endormie. Pourtant, il y avait des choses qu’Élayne pouvait faire, tout comme les deux autres, dont Moiraine était incapable. C’était une petite satisfaction en regard de la facilité avec laquelle Moiraine domptait Joiya.

Libérée, ayant récupéré la faculté d’entendre, Amico se retourna et prit pour la première fois conscience de la présence de Moiraine. Avec un faible cri aigu, elle plongea dans une révérence aussi profonde qu’une novice de fraîche date. Joiya fixait la porte avec irritation, évitant les yeux de tout le monde. Nynaeve, bras croisés et les jointures blanchies d’avoir les doigts crispés sur sa tresse, dardait sur Moiraine un regard presque aussi meurtrier que celui de Joiya ; Élayne fronçait les sourcils, souhaitant être aussi courageuse qu’Egwene, souhaitant ne pas avoir l’impression d’être en train de trahir son amie. C’est alors qu’entra le capitaine avec sur ses talons deux autres Défenseurs en uniforme noir et or. Aviendha ne les accompagnait pas ; apparemment, elle avait saisi sa chance d’échapper à des Aes Sedai.

L’officier grisonnant, deux courtes plumes blanches sur son casque à rebord, détourna les yeux dès qu’il croisa ceux de Joiya, bien qu’elle ne parût même pas le voir. Son regard ricocha avec incertitude d’une femme à l’autre. L’atmosphère dans la salle était à l’orage et un homme prudent ne tenait pas à essuyer de tempête parmi ce genre de femmes. Les deux soldats étreignaient leurs grandes lances contre eux presque comme s’ils redoutaient d’avoir à se défendre. Peut-être l’appréhendaient-ils réellement.

« Remmenez ces deux-là dans leurs cellules, ordonna Moiraine d’un ton bref à l’officier. Répétez vos instructions. Je ne veux pas d’erreur.

— Oui, Aes… » La gorge du capitaine parut se resserrer. Il aspira une bouffée d’air. « Oui, ma dame », dit-il, l’observant avec anxiété pour s’assurer que cela lui convenait. Comme elle continuait simplement à le regarder, attendant, il poussa un perceptible soupir de soulagement. « Les prisonnières ne doivent parler à personne excepté à moi, pas même entre elles. Vingt hommes dans la salle des gardes et deux postés devant chaque cellule en permanence, quatre si une porte de cellule doit être ouverte pour une raison quelconque. Je dois surveiller en personne la préparation de leurs repas et les leur porter. Tout comme vous l’avez pres-crit, ma dame. » Une nuance interrogatrice perçait dans sa voix. Cent rumeurs circulaient dans la Pierre au sujet des prisonnières et de la raison pour laquelle il y avait nécessité de garder aussi étroitement deux femmes. Et des histoires plus sinistres les unes que les autres se chuchotaient sur les Aes Sedai.

« Très bien, conclut Moiraine. Emmenez-les. » Difficile de discerner qui était le plus pressé de quitter la salle, des prisonnières ou des gardes. Même Joiya marchait vite comme si elle ne pouvait pas supporter de garder le silence une minute de plus en présence de Moiraine.

Élayne était certaine d’avoir conservé un visage calme depuis qu’elle était entrée dans la salle, mais Egwene s’approcha, passa un bras autour d’elle. « Qu’est-ce qu’il y a, Élayne ? Tu as l’air prête à fondre en larmes. »

Le souci dans sa voix donna à Élayne l’envie d’éclater en sanglots. Par la Lumière ! pensa-t-elle. Je ne vais pas être aussi sotte. Je ne veux pas ! “Une femme qui pleure est un seau sans fond ». Lini avait en réserve une foule de dictons de ce genre.

« Trois fois… » s’exclama Nynaeve à l’adresse de Moiraine, « … seulement trois !… vous avez consenti à nous seconder pour les interroger. Cette fois-ci, vous avez disparu avant que nous commencions et maintenant vous annoncez tranquillement que vous les envoyez à Tar Valon ! Si vous ne voulez pas aider, au moins ne vous mêlez de rien !

— Ne présumez pas trop du mandat de l’Amyrlin, répliqua froidement Moiraine. Qu’elle vous ait chargées de rechercher Liandrin, d’accord, mais vous n’êtes encore que des Acceptées et déplorablement ignorantes, quelles que soient vos lettres de créance. Ou aviez-vous l’intention de les interroger éternellement avant d’arriver à une décision ? Vous autres des Deux Rivières semblez vous appliquer à éviter les décisions qui doivent être prises. » Nynaeve ouvrit et referma la bouche, les yeux prêts à lui sortir de la tête, comme si elle se demandait quelle accusation réfuter d’abord, mais Moiraine se tourna vers Egwene et Élayne. « Ressaisissez-vous, Élayne. Comment comptez-vous exécuter les ordres de l’Amyrlin si vous pensez que tous les pays ont les coutumes selon lesquelles vous avez été élevée, je me le demande. Et je ne sais pas pourquoi vous êtes bouleversée à ce point-là. Ne permettez pas à vos sentiments de blesser les autres.

— Que voulez-vous dire ? questionna Egwene. Quelles coutumes ? De quoi parlez-vous ?

— Berelain était dans l’appartement de Rand », répliqua Élayne d’une petite voix avant d’avoir pu s’en empêcher. Ses yeux clignèrent avec confusion en se tournant vers Egwene. Sûrement qu’elle avait dissimulé ses propres sentiments.

Moiraine lui adressa un regard de reproche et soupira. « Je vous aurais épargné cela si je l’avais pu, Egwene. Si Élayne n’avait pas laissé son indignation envers Berelain dominer son bon sens. Les coutumes de Mayene ne sont pas celles que l’une ou l’autre d’entre vous connaissez depuis toujours. Egwene, je sais ce que vous ressentez pour Rand, mais vous devez vous être rendu compte à présent que rien ne peut en sortir. Il appartient au Dessin, et à l’histoire. »

Sourde apparemment à ce que disait l’Aes Sedai, Egwene sondait les yeux d’Élayne. Celle-ci avait envie de les détourner et en était incapable. Soudain, Egwene se rapprocha et chuchota derrière sa main en coupe : « Je l’aime. Comme un frère. Et toi comme une sœur. Je souhaite que tout aille bien entre lui et toi. »

Les yeux d’Élayne s’agrandirent, un sourire s’épanouit lentement sur son visage. Elle répondit à l’étreinte d’Egwene par une étreinte impétueuse. « Merci, murmura-t-elle tout bas. Je t’aime aussi, ma sœur. Oh, merci.

— Elle n’y a rien compris, reprit Egwene à demi pour elle-même, une expression enchantée découvrant toutes ses dents. Avez-vous jamais été amoureuse, Moiraine ? »

Quelle question stupéfiante. Élayne ne parvenait pas à imaginer l’Aes Sedai amoureuse. Moiraine appartenait à l’Ajah Bleue et l’on disait que les Sœurs Bleues consacraient uniquement leurs passions à des causes.

Leur svelte vis-à-vis ne fut nullement déconcertée. Pendant un long moment, elle contempla les deux jeunes filles, chacune un bras passé autour de l’autre. Elle finit par déclarer : « Je parierais bien que je sais à quoi ressemble l’homme que j’épouserai mieux que l’une de vous ne connaît le nom de son futur mari. » Egwene en béa de surprise.

« Qui ? » s’exclama Élayne d’un ton suffoqué. L’Aes Sedai parut regretter d’avoir parlé. « Peut-être ai-je simplement voulu exprimer que nous partageons une ignorance. Ne cherchez pas à donner trop de signification à quelques mots. » Elle regarda Nynaeve méditativement. « Si jamais je devais choisir quelqu’un – si, notez-le – je ne choisirais pas Lan. Voilà ce que je peux affirmer. »

C’était une déclaration propre à réconforter Nynaeve, mais celle-ci n’eut pas l’air contente de l’entendre. Nynaeve avait ce que Lini aurait appelé « un rude carré de terre à bêcher », puisqu’elle aimait non seulement un Lige mais aussi un homme qui essayait de nier qu’il l’aimait en retour. Fol qu’il était, il parlait de la guerre contre l’Ombre qu’il ne pouvait s’arrêter de mener et ne gagnerait jamais, il disait qu’il refusait d’entraîner Nynaeve à s’habiller en vêtements de veuve pour son festin de noces. Des billevesées de cette sorte. Élayne se demandait comment Nynaeve supportait cela. Elle n’était pas d’une nature très patiente.

« Si vous avez fini de bavarder sur les hommes, s’écria Nynaeve d’un ton acide comme pour prouver la vérité de ce fait, peut-être pouvons-nous en revenir à ce qui est important ? » Serrant sa natte avec vigueur, son débit gagna en rapidité et en force au fur et à mesure, comme une roue de moulin à aubes dont l’engrenage s’est désembrayé. « Comment allons-nous savoir si Joiya ment, ou Amico, si vous les renvoyez ? Ou si les deux mentent, ou ni l’une ni l’autre ? Me montrer irrésolue en cette circonstance ne me réjouit pas, Moiraine, quoi que vous pensiez, mais je suis tombée dans trop de pièges pour désirer choir dans un de plus. Et je n’ai pas envie non plus de courir après un but impossible à atteindre. Je… nous sommes celles que l’Amyrlin a dépêchées sur les traces de Liandrin et de ses affidées. Puisque vous n’avez pas l’air de croire qu’elles sont assez importantes pour perdre plus d’un instant à nous seconder, le moins que vous puissiez faire sera de ne pas nous casser les chevilles d’un coup de balai ! »

Elle semblait sur le point d’arracher cette tresse et d’essayer de s’en servir pour étrangler Moiraine, et Moiraine arborait une froide expression dangereusement déterminée qui suggérait qu’elle était de nouveau prête à lui enseigner la même leçon concernant tenir sa langue qu’elle avait infligée à Joiya. Il était temps, conclut Élayne, qu’elle s’arrête de broyer du noir. Elle ne savait pas comment lui était échu le rôle de médiatrice entre ces femmes – parfois, elle avait envie de les saisir toutes par la peau du cou et de les secouer – mais sa mère disait toujours qu’aucune bonne décision n’est jamais prise dans la colère. « Vous pourriez ajouter à votre liste de ce que vous avez envie de savoir, s’exclama-t-elle, pourquoi nous avons été convoquées auprès de Rand. C’est là que Careen nous a conduites. Il va bien, à présent, naturellement. Moiraine l’a Guéri. » Elle ne put réprimer un frisson en songeant au bref aperçu qu’elle avait eu de sa chambre, mais la diversion opéra comme un charme.

« Guéri ! s’écria Nynaeve d’une voix étranglée. Que lui est-il arrivé ?

— Il a failli mourir », répliqua l’Aes Sedai aussi calmement que si elle disait qu’il avait bu une tasse de thé.

Élayne sentit Egwene trembler en écoutant le récit froidement objectif de Moiraine, mais peut-être une partie de ce tremblement émanait-il d’elle-même. Des bulles de Mal se déplaçant dans le Dessin. Des reflets jaillissant de miroirs. Rand une masse de sang et de blessures. Presque comme si elle y pensait après coup, Moiraine ajouta qu’elle était certaine que Perrin et Mat avaient vécu une expérience à peu près semblable mais s’en étaient sortis indemnes. Cette femme devait avoir de la glace en lieu de sang. Non, elle était assez échauffée par l’obstination de Rand. Et elle n’était pas insensible quand elle parlait mariage, quoi qu’elle ait feint de l’être. Pourtant, à présent, elle aurait pu aussi bien parler de la couleur d’un rouleau de soie convenant pour une robe.

« Et ces… manifestations vont continuer ? demanda Egwene lorsque Moiraine se fut tue. N’y a-t-il rien que vous soyez en mesure de faire pour y mettre fin ? Ou bien Rand ? »

La petite pierre bleue suspendue à la ferronnière dans les cheveux de Moiraine se balança comme elle secouait négativement la tête. « Pas à moins qu’il n’apprenne à maîtriser ses dons. Et peut-être cela ne suffirait-il encore pas. J’ignore s’il sera même assez fort pour repousser les miasmes loin de lui. Toutefois pourtant, il sera mieux armé pour se défendre.

— Ne pouvez-vous l’assister d’une manière ou d’une autre ? s’exclama impérieusement Nynaeve. Vous êtes celle d’entre nous censée tout savoir ou qui en affectez l’air. Ne pouvez-vous le guider ? En partie, du moins ? Et ne citez pas de proverbes sur les oiseaux apprenant aux poissons à voler.

— Vous ne poseriez pas la question si vous aviez assimilé vos études comme vous l’auriez dû, répliqua Moiraine. Vous n’auriez pas à le demander. Vous désirez connaître comment utiliser le Pouvoir, Nynaeve, mais vous ne vous souciez pas d’apprendre ce qu’est le Pouvoir. Le Saidin n’est pas la Saidar. Les flots sont différents et différentes les manières de les tisser. L’oiseau a plus de chances de son côté. »

Cette fois, c’est Egwene qui se chargea de détendre l’atmosphère. « À quel propos Rand s’est-il obstiné, cette fois-ci ? » Et comme Nynaeve ouvrait la bouche, elle ajouta : « Quelquefois, il est aussi inébranlable qu’un rocher. » Nynaeve referma la bouche d’un coup sec ; elles avaient toutes conscience à quel point c’était vrai.

Moiraine les dévisagea, plongée dans ses réflexions. Par moments, Élayne n’était pas certaine que l’Aes Sedai leur accordait pleine et entière confiance. À elles ou à qui que ce soit. « Il doit agir, finit par dire l’Aes Sedai. Au lieu de cela, il reste ici et les gens de Tear commencent déjà à perdre la crainte qu’ils ont de lui. Il reste ici et plus longtemps il restera ici sans broncher, plus les Réprouvés considéreront son inaction comme un signe de faiblesse. Le Dessin bouge et se déploie ; seuls les morts demeurent immobiles. Il doit agir ou il mourra. D’un trait d’arbalète tiré dans le dos, ou de poison mélangé à ses aliments, ou d’un assaut des Réprouvés se liguant ensemble pour lui arracher l’âme du corps. Il doit agir ou périr. » Élayne tressaillit à chaque danger sur la liste ; qu’ils étaient réels rendait les choses encore pires.

« Et vous savez ce qu’il doit faire, n’est-ce pas ? dit Nynaeve d’une voix tendue. Vous avez mis au point cette action. »

Moiraine acquiesça d’un signe de tête. « Préféreriez-vous qu’il recommence à s’enfuir seul ? Je n’ose pas le risquer. Cette fois, il serait exposé à mourir ou pire avant que je le trouve. »

C’était certes vrai. Rand savait à peine ce qu’il faisait. Et Élayne était sûre que Moiraine ne tenait pas à gaspiller le peu de conseils qu’elle lui donnait encore. Le peu qu’il la laissait lui donner.

« Est-ce que vous allez nous communiquer le plan que vous avez prévu pour lui ? » demanda Egwene d’un ton péremptoire. Elle n’aidait évidemment pas maintenant à alléger la tension ambiante.

« Oui, je vous en prie », ajouta Élayne, se surprenant elle-même d’avoir imité en écho le ton froid d’Egwene. L’affrontement n’était pas sa méthode favorite quand il pouvait être évité ; sa mère disait toujours que mieux valait guider les gens plutôt que de les harceler jusqu’à ce qu’ils adoptent votre point de vue.

Si leur attitude irrita Moiraine, elle n’en témoigna rien. « Pour autant que vous comprenez que vous devez le garder pour vous. Un plan révélé est un plan voué à l’échec. Oui, je me rends compte que vous le comprenez. »

Élayne, en tout cas ; le plan était dangereux, et Moiraine n’était pas certaine qu’il réussirait.

« Sammael se trouve en Illian, reprit l’Aes Sedai. Les gens du Tear sont toujours aussi prêts à entrer en guerre avec l’Illian que les Illianais à guerroyer avec eux. Ils s’entre-tuent de temps en temps depuis mille ans et ils parlent de leur chance d’en avoir l’occasion comme d’autres du prochain jour de fête. Je doute que même de connaître la présence de Sammael y change quelque chose, pas alors que le Dragon Réincarné est là pour les conduire. Le Tear suivra avec assez d’enthousiasme Rand dans cette entreprise et s’il triomphe de Sammael il…

— Par la Lumière ! s’exclama Nynaeve. Vous ne voulez pas seulement qu’il déclare une guerre, vous voulez qu’il débusque des Réprouvés ! Pas étonnant qu’il se montre obstiné. Il n’est pas idiot, tout homme qu’il est.

— Il doit affronter le Ténébreux en dernier lieu, déclara Moiraine avec calme. Pensez-vous vraiment qu’il peut éviter à présent les Réprouvés ? Quant à la guerre, il y a suffisamment de guerres sans lui, et chacune pire qu’inutile.

— Toutes les guerres sont inutiles », commença Élayne dont la voix s’altéra alors que la compréhension s’imposait à son esprit. Son visage trahissait de la tristesse et du regret aussi, mais à coup sûr de la compréhension. Sa mère lui avait souvent expliqué comment une nation était dirigée et comment elle était gouvernée, deux objectifs très différents mais l’un et l’autre nécessaires. Et parfois des choses devaient être faites pour les deux qui étaient pires que déplaisantes, encore que le prix à payer si on ne les faisait pas fût bien plus pénible.

Moiraine lui adressa un regard de sympathie. « Ce n’est pas toujours agréable, n’est-ce pas ? Vous étiez juste assez âgée pour l’assimiler, je suppose, quand votre mère s’est mise à vous enseigner ce dont vous aurez besoin pour régner après elle. » Moiraine avait grandi dans le Palais Royal de Cairhien, sans être destinée à monter sur le trône mais parente de la famille souveraine, et elle avait sans aucun doute entendu les mêmes leçons. « Pourtant, parfois, l’ignorance semble plus attirante, être une paysanne qui ne connaît rien au-delà des limites de ses champs.

— Encore des devinettes ? commenta dédaigneusement Nynaeve. La guerre était quelque chose dont j’avais entendu parler par les colporteurs, quelque chose d’éloigné que je ne comprenais pas bien. Je sais ce que c’est, maintenant. Des hommes qui tuent des hommes. Des hommes se conduisant comme des bêtes sauvages, réduits à l’état d’animaux. Des villages incendiés, des fermes et des champs brûlés. La faim, la maladie et la mort pour les innocents comme pour les coupables. Qu’est-ce qui rend votre guerre à vous meilleure, Moiraine ? Qu’est-ce qui la rend plus propre ?

— Élayne ? » dit à mi-voix Moiraine.

Celle-ci secoua la tête – elle n’avait pas envie d’être celle qui donnerait les explications – mais elle n’était pas sûre que même sa mère siégeant sur le Trône du Lion aurait été capable de garder le silence sous le regard dominateur impératif des yeux noirs de Moiraine. « La guerre éclatera, que Rand la déclenche ou non », dit-elle à contrecœur. Egwene recula d’un pas, la dévisageant avec une incrédulité non moins vive que celle peinte sur les traits de Nynaeve ; au fur et à mesure qu’elle parlait, leur incrédulité s’effaça. « Les Réprouvés ne vont pas rester les bras croisés à attendre. Sammael n’est sûrement pas le seul à avoir saisi les rênes d’une nation, juste l’unique que nous connaissons. Ils finiront par s’attaquer à Rand, en personne, peut-être mais sûrement avec les armées qu’ils commandent. Et les nations qui sont libres des Réprouvés ? Combien crieront gloire à la bannière du Dragon et le suivront à la Tarmon Gai’don et combien se persuaderont que la chute de la Pierre est un mensonge et Rand seulement un autre faux Dragon qui doit être abattu, un faux Dragon peut-être assez fort pour les menacer s’ils ne prennent pas les devants contre lui ? D’une manière ou d’une autre, il y aura la guerre. » Elle s’interrompit brusquement. Cela ne s’arrêterait pas là, mais elle ne pouvait, ne voulait pas leur en parler.

Moiraine n’était pas si réticente. « Très bien, commenta-t-elle en hochant la tête, mais incomplet. » Le coup d’œil qu’elle lança à Élayne signifiait qu’elle savait que c’était à dessein qu’Élayne avait passé le reste sous silence. Les mains croisées calmement à sa taille, elle s’adressa à Nynaeve et Egwene. « Rien ne rend cette guerre plus justifiée ou plus propre. Sauf qu’elle liera solidement les gens du Tear à Rand, et que les hommes d’Illian finiront par le suivre exactement comme les nobles de Tear maintenant. Comment ne le feraient-ils pas, une fois que la bannière du Dragon flottera sur Illian ? Rien que la nouvelle de sa victoire suffirait à conclure en sa faveur les guerres dans le Tarabon et l’Arad Doman ; voilà des guerres terminées pour vous.

« D’un seul coup, il se rendra si puissant en termes d’hommes et d’épées que seule une coalition de toutes les nations restantes depuis ici jusqu’à la Dévastation sera en mesure de lui infliger une défaite et, en même temps, il démontre aux Réprouvés qu’il n’est pas une perdrix grasse perchée sur une branche prête à être prise au filet. Cela les rendra prudents et lui gagnera du temps pour apprendre à se servir de sa force. Il doit être le premier à agir, être le marteau et non le clou. » L’Aes Sedai esquissa une légère grimace, une pointe de sa colère d’avant ébranlant son calme. « Il doit agir le premier. Et que fait-il ? Il lit à s’enfoncer jusqu’au cou dans les ennuis. »

Nynaeve paraissait bouleversée, comme si elle était spectatrice de toutes ces batailles et ces morts ; les yeux noirs d’Egwene étaient dilatés par sa prise de conscience horrifiée. Leur expression fit frissonner Élayne. L’une avait vu Rand grandir, l’autre avait grandi avec lui. Et maintenant elles le voyaient déclenchant des guerres. Pas le Dragon Réincarné, mais Rand al’Thor.

Egwene se domina visiblement avec peine, se cramponna à la plus infime partie, la partie tirant le moins à conséquence de ce qu’avait dit Moiraine. « Comment lire peut-il lui attirer des ennuis ?

— Il a décidé de découvrir par lui-même ce que disent les Prophéties du Dragon. » Le visage de Moiraine demeurait lisse et serein mais soudain sa voix exprima une lassitude presque égale à celle qu’Élayne ressentait. « Même si elles ont été interdites dans Tear, le Bibliothécaire en chef en détient neuf transcriptions différentes dans un coffre fermé à clef. Rand dispose de toutes à présent. J’ai mentionné la stance qui s’applique ici et il me l’a récitée, d’après une vieille traduction kandori.

“La Puissance de l’Ombre a éveillé la chair des

hommes au tumulte, aux rivalités et à la ruine.

Le Réincarné, marqué et perdant son sang,

danse la danse de l’Epée dans les rêves et la brume,

enchaîne à sa volonté les Séides de l’Ombre, et

de la cité, perdue et réprouvée,

conduit de nouveau les lances à la guerre,

brise les lances et leur fait voir la vérité

longtemps dissimulée dans le rêve des temps anciens.” »

Elle esquissa une grimace. « Cela s’adapte aussi bien à la situation présente qu’à n’importe quelle autre. Illian sous Sammael est sans aucun doute une ville méritant d’être exclue. Qu’il conduise les Lances de Tear à la guerre, qu’il enchaîne Sammael, et il a accompli la prédiction. Le rêve ancien du Dragon Réincarné. Mais il ne veut pas le comprendre. Il a même un exemplaire dans l’Ancienne Langue, comme s’il en connaissait deux mots. Il court après des ombres, et Sammael, ou Rahvin ou Lanfear l’auront pris à la gorge avant que je réussisse à le convaincre qu’il se trompe.

— Il est désespéré. » La douceur dans la voix de Nynaeve concernait non pas Moiraine, Élayne en était sûre, mais Rand. « Désespéré et cherchant à trouver sa voie.

— Moi aussi, je suis désespérée, répliqua Moiraine d’un ton ferme. J’ai voué ma vie à le découvrir et je ne le laisserai pas échouer pour autant que c’est en mon pouvoir. J’en suis presque au point de… » Elle s’interrompit, lèvres pincées. « Tenons-nous-en à dire que je ferai ce que je dois.

— Mais ce n’est pas suffisant, riposta sèchement Egwene. Qu’est-ce que vous ferez ?

— Vous avez d’autres occupations auxquelles vous consacrer, dit l’Aes Sedai. L’Ajah Noire…

— Non ! » L’accent d’Élayne était coupant et dominateur, ses jointures d’un blanc pur là où elle agrippait sa souple jupe bleue. « Vous gardez beaucoup de secrets, Moiraine, mais confiez-nous celui-ci. Qu’avez-vous l’intention de lui faire ? » Le temps d’un éclair, elle se vit dans son esprit saisissant Moiraine et la secouant au besoin pour obtenir la vérité.

« À lui ? Rien. Oh, d’accord. Il n’y a pas de raison pour que vous ne soyez pas au courant. Vous avez vu ce que les gens de Tear appellent la Grande Réserve ? »

Curieusement pour des gens qui craignaient autant le Pouvoir, les nobles de Tear détenaient dans la forteresse de la Pierre une collection d’objets dont l’importance ne le cédait qu’à celle de la Tour Blanche.

Élayne, pour sa part, croyait que c’était parce qu’ils avaient été contraints de garder si longtemps Callandor, qu’ils l’aient voulu ou non. Même l’Épée qui n’est pas une Épée pouvait paraître moins qu’elle n’était quand elle se trouvait mélangée à d’autres objets. Mais les Seigneurs du Tear n’avaient jamais pu se résoudre à exposer leurs trésors. La Grande Réserve était conservée dans une succession crasseuse de pièces bondées à un niveau encore plus bas que les cachots. Quand Élayne les avait vues pour la première fois, les serrures sur les portes étaient depuis longtemps scellées par la rouille, lorsque les portes mêmes ne s’étaient pas désintégrées sous l’effet de la pourriture sèche.

« Nous avons passé une journée entière en bas, dit Nynaeve. Pour vérifier si Liandrin et ses amies avaient prélevé quelque chose. Ce que je ne crois pas. Tout était enfoui sous la poussière et le moisi. Il faudra dix bateaux pour en transporter la totalité par eau jusqu’à la Tour. Peut-être là-bas pourra-t-on en découvrir l’usage ; en ce qui me concerne, je n’ai pas pu. » La tentation de lancer une pique à Moiraine était apparemment trop forte pour y résister, car elle ajouta : « Vous seriez au courant si vous nous aviez accordé un peu plus de votre temps. »

Moiraine n’y prêta pas attention. Elle avait le regard comme tourné vers l’intérieur, examinant ses pensées, et elle parla presque pour elle-même. « Il y a un ter’angreal spécial dans la Réserve, une chose qui ressemble au chambranle en grès rouge d’une porte, déformé presque imperceptiblement à l’œil nu. Si je ne parviens pas à ce qu’il prenne une décision quelconque, je serais peut-être obligée de le franchir. » La petite pierre bleue sur son front vibra, projetant des étincelles. Apparemment, Moiraine envisageait cette démarche sans enthousiasme.

À la mention d’un ter’angreal, Egwene avait porté la main à son corsage. Elle y avait cousu elle-même une petite poche, pour dissimuler l’anneau de pierre qui était présentement dedans. Cet anneau était un ter’angreal, puissant à sa façon en dépit de ses dimensions réduites, et Élayne était une des trois seules personnes qui savaient qu’elle le possédait. Moiraine ne figurait pas parmi ces trois-là.

C’étaient d’étranges choses, ces ter’angreals, des fragments de l’Ère des Légendes comme les angreals et les sa’angreals, quoique ceux-là plus nombreux. Les ter’angreals utilisaient le Pouvoir Unique au lieu de le renforcer. Chacun avait été apparemment conçu pour accomplir une chose et une exclusivement, mais bien que certains soient encore actuellement en usage, on ne savait pas avec certitude si cet usage était celui auquel il était destiné. La Baguette des Serments sur laquelle une femme prêtait les Trois Serments quand elle était élevée au rang d’Aes Sedai était un ter’angreal qui faisait de ces serments une partie de sa chair et de ses os. La dernière épreuve à laquelle une novice était soumise pour devenir une Acceptée se déroulait à l’intérieur d’un autre ter’angreal qui décelait ses craintes les plus intimes et leur donnait l’apparence de la réalité – ou peut-être l’emportait dans un endroit où elles étaient réelles. Des choses curieuses se produisaient avec les ter’angreals. Des Aes Sedai avaient eu leur faculté de canaliser détruire ou avaient été tuées, ou avaient simplement disparu en les étudiant. Et en les utilisant.

« J’ai vu ce chambranle, remarqua Élayne. Dans la dernière salle au bout du couloir. Ma lampe s’était éteinte et je suis tombée trois fois avant de revenir à la porte. » Une légère rougeur d’embarras envahit ses joues. « J’ai eu peur de canaliser là-dedans, même pour rallumer la lampe. La plupart de ce qu’il y avait me paraît être sans valeur – je crois que les Seigneurs du Tear ont simplement raflé n’importe quoi supposé avoir un rapport quelconque avec le Pouvoir – mais je me suis dit que si je canalisais je risquais d’éveiller la puissance de quelque chose qui n’était pas neutre, et alors qui sait ce qui risquait d’arriver.

— Et si vous aviez trébuché dans le noir et passé par ce portail tordu ? répliqua sèchement Moiraine. Il n’y a pas besoin de canaliser pour cela, seulement de le franchir.

— Dans quel but ? questionna Nynaeve.

— Pour obtenir des réponses. Trois réponses, chacune vraie, concernant le passé, le présent ou l’avenir. »

La première pensée d’Élayne fut pour le conte de fées Bili sous la colline, mais seulement à cause des trois réponses. Une deuxième naquit aussitôt après dans son esprit et pas uniquement dans le sien. Elle parla alors que Nynaeve et Egwene en étaient encore à ouvrir la bouche. « Moiraine, cela résout notre problème. Nous pouvons demander si Joiya ou Amico disent la vérité. Nous pouvons demander où sont Liandrin et les autres. Les noms de celles de l’Ajah Noire encore dans la Tour…

— Nous pouvons demander ce qu’est cette chose dangereuse pour Rand », coupa Egwene, et Nynaeve ajouta : « Pourquoi ne pas nous en avoir parlé plus tôt ? Pourquoi nous avez-vous laissées écouter les mêmes histoires jour après jour alors que nous aurions pu en avoir terminé maintenant ? »

L’Aes Sedai tiqua et leva les bras au ciel. « Vous trois, vous vous précipitez en aveugles là où Lan et cent Liges s’aventureraient sur la pointe des pieds. Pourquoi croyez-vous que je ne l’ai pas franchi ? Il y a des jours que j’aurais pu demander ce que Rand doit faire pour survivre et triompher, comment il peut vaincre les Réprouvés et le Ténébreux, comment il peut apprendre à maîtriser le Pouvoir et tenir la Folie en échec assez longtemps pour accomplir ce à quoi il est obligé. » Elle attendit, mains sur les hanches, que ce soit bien compris. Aucune d’elles ne pipa mot. « Il y a des règles, reprit-elle, et des dangers. Nul ne peut passer de l’autre côté plus d’une fois. Une fois seulement. Vous pouvez poser trois questions, mais vous devez les poser toutes les trois et écouter les réponses avant d’être autorisé à partir. Les questions frivoles entraînent un châtiment, mais il semble aussi que ce qui pourrait paraître sérieux pour une personne soit frivole venant d’une autre. Plus important que tout, les questions concernant l’Ombre ont des conséquences redoutables.

« Si vos interrogations concernent l’Ajah Noire, vous risquez de revenir à l’état de cadavre ou de folle divaguante, en admettant que vous reveniez. En ce qui concerne Rand… je ne suis pas sûre qu’il soit possible de poser une question sur le Dragon Réincarné qui n’ait pas un rapport quelconque avec l’Ombre. Vous voyez ? Parfois, il y a des raisons de se montrer prudent.

— Comment savez-vous tout cela ? » questionna Nynaeve d’un ton agressif. Elle affronta l’Aes Sedai, les poings plantés sur les hanches. « Les Puissants Seigneurs n’ont sûrement pas laissé des Aes Sedai étudier quoi que ce soit dans la Réserve. D’après la crasse qu’il y a là en bas, rien n’a vu la lumière du soleil depuis cent ans ou plus.

— Davantage, à mon avis, lui répondit calmement Moiraine. Ils ont cessé d’augmenter leur collection voilà près de trois siècles. C’est juste avant d’y renoncer complètement qu’ils ont acquis ce ter’angreal. Jusqu’alors, il était la propriété des Premiers de Mayene, qui utilisaient ses réponses pour permettre à Mayene de se soustraire à l’emprise de Tear. Et ils ont autorisé les Aes Sedai à l’étudier. En secret, naturellement ; Mayene n’a jamais osé irriter Tear trop ouvertement.

— S’il était si important pour Mayene, commenta Nynaeve d’une voix soupçonneuse, pourquoi se trouve-t-il ici, dans la Pierre ?

— Parce que les Premiers ont pris de mauvaises décisions autant que de bonnes dans leurs tentatives pour sauvegarder l’indépendance de Mayene par rapport à Tear. Trois cents ans auparavant, les Puissants Seigneurs avaient projeté de bâtir une flotte pour suivre les bateaux de Mayene et découvrir les bancs de poissons dont on extrait l’huile. Halvar, Premier à cette époque, augmenta le prix de l’huile lampante de Mayene bien au-dessus de celui de l’huile d’olive de Tear et, pour renforcer la conviction des Puissants Seigneurs que Mayene servirait ses propres intérêts après ceux du Tear, il leur a offert en cadeau ce ter’angreal. Il s’en était déjà servi, donc il ne lui était plus d’aucune utilité et il était presque aussi jeune que l’est maintenant Berelain, apparemment avec un long règne devant lui et de nombreuses années où il aurait besoin de la bienveillance des Tairens.

— Il était idiot, murmura Élayne. Ma mère n’aurait jamais commis pareille erreur.

— Peut-être que non, répliqua Moiraine, mais aussi l’Andor n’est pas une petite nation acculée par une autre beaucoup plus grande et plus forte. Halvar avait été réellement stupide comme la suite l’a démontré – les Puissants Seigneurs l’ont fait assassiner dans le courant de l’année d’après – mais sa sottise m’offre une chance si j’en ai besoin. Une chance dangereuse, qui vaut toutefois mieux que rien. »

Nynaeve marmonna entre ses dents, peut-être déçue que l’Aes Sedai ne se soit pas mise en contradiction avec elle-même.

« Cela nous laisse, nous autres, au même point qu’avant, dit Egwene avec un soupir. Ne sachant pas laquelle ment ou si elles mentent toutes les deux.

— Interrogez-les de nouveau, si vous le désirez, répliqua Moiraine. Vous en avez le temps jusqu’à ce qu’elles soient embarquées sur le bateau, quoique je doute fort que l’une ou l’autre change de discours maintenant. Mon conseil est de vous concentrer sur Tanchico. Si ce que prétend Joiya est vrai, garder Mazrim Taim va requérir des Aes Sedai et des Liges, pas seulement vous trois. J’ai envoyé un message d’avertissement à l’Amyrlin par pigeon voyageur dès la première fois où j’ai entendu la déclaration de Joiya. En fait, j’ai dépêché trois pigeons, pour m’assurer qu’un arrivera à la Tour.

— Très aimable à vous de nous en tenir informées », murmura froidement Élayne. Il n’y avait pas à dire, cette femme allait son chemin sans s’inquiéter de personne. Qu’elles n’aient pas encore accédé au rang d’Aes Sedai et feignent seulement de l’être n’était pas une raison pour que Moiraine les laisse dans l’ignorance. Somme toute, l’Amyrlin les avait bien chargées, elles, de rechercher l’Ajah Noire.

Moiraine inclina brièvement la tête, comme si elle prenait ces remerciements au pied de la lettre. « C’est de bon cœur. Rappelez-vous que vous êtes les limiers que l’Amyrlin a lancés sur la piste de l’Ajah Noire. » Son petit sourire en réponse au sursaut d’Élayne témoignait qu’elle savait parfaitement ce qu’avait pensé celle-ci. « La décision concernant la direction à choisir dépend de vous. Vous me l’avez également indiqué, ajouta-t-elle sèchement. J’aime à croire qu’elle se révélera une décision plus facile que la mienne. Et j’espère que vous dormirez bien, pour ce qui reste de temps à dormir avant l’aube. Bonne nuit à vous.

— Cette femme… » marmotta Élayne quand la porte se fut refermée sur l’Aes Sedai. « Parfois, je me retiens tout juste de l’étrangler. »

Elle se laissa choir sur une des chaises devant la table et contempla ses mains dans son giron, les sourcils froncés. Nynaeve émit un grognement qui pouvait passer pour un acquiescement tandis qu’elle se dirigeait vers une table étroite contre le mur où des gobelets d’argent et des pots d’épices étaient placés à côté de deux pichets. L’un d’eux, plein de vin, était posé dans un récipient luisant qui contenait de la glace maintenant presque complètement fondue, apportée depuis l’Échine du Monde emballée dans des coffres remplis de sciure. De la glace en été pour refroidir la boisson d’un Puissant Seigneur ; Élayne avait du mal à s’imaginer cela possible.

« Une boisson fraîche avant de nous coucher nous fera du bien à toutes », décréta Nynaeve en s’affairant avec le vin, l’eau et les épices.

Élayne leva la tête quand Egwene prit place à côté d’elle. « Pensais-tu ce que tu as dit, Egwene ? Au sujet de Rand ? » Egwene acquiesça d’un signe et Élayne poussa un soupir. « Te rappelles-tu ce que Min avait coutume de répéter, toutes ses plaisanteries sur Rand que nous devions partager ? Je me suis demandé parfois s’il s’agissait d’une vision dont elle ne nous avait pas parlé. Je pensais qu’elle entendait par là que nous l’aimions toutes les deux et qu’elle était au courant. Par contre, c’est toi qui en avais le droit et je me demandais que faire. Je me le demande encore. Egwene, il t’aime.

— Il faudra lui mettre les points sur les i voilà tout, répliqua Egwene avec fermeté. Quand je me marierai, ce sera parce que je le souhaite, pas seulement parce qu’un homme s’attend à ce que je l’aime. Je m’y prendrai en douceur, Élayne, mais quand j’aurai fini il saura qu’il est libre. Qu’il le veuille ou non. Ma mère dit que les hommes sont différents de nous. Elle dit que nous ne demandons qu’à être amoureuses mais seulement de l’homme de notre choix ; un homme a besoin d’aimer, par contre il tombera amoureux de la première femme qui lui attachera un fil au bout du cœur.

— Fort bien, commenta Élayne d’une voix crispée, n’empêche que Berelain se trouvait dans son appartement. »

Egwene eut un reniflement de dédain. « Quelles que soient ses intentions, Berelain ne fixe jamais son esprit sur un homme assez longtemps pour s’en faire aimer. Il y a deux jours, elle coulait des yeux doux en direction de Rhuarc. Dans deux de plus, elle sourira à quelqu’un d’autre. Elle est comme Else Grinwell. Tu te souviens d’elle ? La novice qui passait tout son temps dans les cours d’exercice à battre des cils à l’intention des Liges ?

— Elle ne battait pas juste des cils dans sa chambre, à cette heure-là. Elle portait encore moins de vêtements sur elle que d’habitude, si c’est possible !

— As-tu l’intention de le lui laisser avoir, alors ?

— Non ! » Élayne l’affirma avec véhémence et elle le pensait ; pourtant, la seconde d’après, elle était en proie au désespoir. « Oh, Egwene, je ne sais que faire.

Je l’aime. Je veux me marier avec lui. Par la Lumière ! Que dira maman ? Je préférerais passer une nuit dans la cellule de Joiya plutôt que d’écouter les sermons dont maman me gratifiera. » Les nobles d’Andor, même dans les familles royales, épousaient des roturiers assez souvent pour que cela ne suscite guère de commentaires – en Andor, du moins – mais Rand n’était pas précisément un homme du peuple ordinaire. Sa mère était parfaitement capable d’envoyer Lini en personne la tirer par l’oreille pour la ramener chez elle.

« Morgase n’aura guère lieu de se gendarmer, s’il faut en croire Mat, dit Egwene pour la réconforter. Ou même à ne l’en croire qu’à moitié. Ce Seigneur Gaebril dont s’est entichée ta mère ne paraît guère le choix d’une femme de tête.

— Je suis sûre que Mat a exagéré », répliqua Élayne d’un ton pincé. Sa mère était trop clairvoyante pour se mettre à la remorque de n’importe qui. Si le Seigneur Gaebril – elle n’avait même jamais entendu parler de lui avant que Mat prononce son nom – si cet homme s’imaginait acquérir du pouvoir par l’entremise de Morgase, elle le tirerait rudement de ses illusions.

Nynaeve apporta sur la table trois gobelets de vin épicé, des gouttes de condensation coulant le long de leurs parois brillantes, et des petites nattes de paille tressée vert et or pour les poser dessus afin que l’humidité ne laisse pas de marque sur la surface luisante de la table. « Ainsi donc, dit-elle en s’asseyant, vous avez découvert que vous êtes amoureuse de Rand, Élayne, et Egwene a découvert qu’elle ne l’est pas. »

Les deux jeunes filles la regardèrent bouche bée, l’une brune et l’autre blonde mais quasiment la même image de la stupeur.

« J’ai des yeux, reprit Nynaeve d’un ton suffisant. Et des oreilles, quand vous ne prenez pas la peine de baisser la voix. » Elle but de petites gorgées de son vin et elle continua d’un ton qui était devenu froid. « Comment avez-vous l’intention de régler la question ? Si cette chipie de Berelain lui a planté ses griffes dedans, ce sera difficile de les arracher. Êtes-vous sûre de vouloir en faire l’effort ? Vous savez ce qu’il est. Vous savez ce qui l’attend, même sans tenir compte des Prophéties. La Folie. La Mort. Combien de temps lui reste-t-il ? Un an ? Deux ? Ou cela commencera-t-il avant la fin de l’été ? C’est un homme qui peut canaliser. » Elle détachait chaque mot implacablement. « Rappelez-vous ce qui vous a été enseigné. Rappelez-vous ce qu’il est. »

Élayne dressa fièrement la tête et rendit à Nynaeve regard pour regard. « Peu importe. Peut-être cela le devrait-il, mais non. Peut-être suis-je une sotte. Je m’en moque. Je ne peux pas changer mon cœur à volonté, Nynaeve. »

Soudain, Nynaeve sourit. « Il me fallait une certitude, dit-elle avec chaleur. Vous devez être sûre de vous. Aimer un homme n’a rien de facile, mais aimer celui-ci sera plus dur encore. » Son sourire s’effaça tandis qu’elle continuait : « Ma première question attend toujours sa réponse. Quelles sont vos intentions à ce sujet ? Si douce qu’ait l’air Berelain – et elle sait certes bien en persuader les hommes ! – je ne crois pas qu’elle le soit. Elle se battra pour ce qu’elle veut. Et elle est du genre à se cramponner à ce dont elle n’a pas particulièrement envie juste parce que quelqu’un d’autre en a envie aussi.

— J’aimerais la tasser dans un tonneau et la réexpédier par bateau à Mayene, commenta Egwene en serrant son gobelet comme si c’était la gorge de la Première. À fond de cale. »

La tresse de Nynaeve se balança vivement comme elle secouait la tête. « Fort bien dit, mais tâche de donner un avis qui soit utile. Sinon, tais-toi et laisse-la décider comment agir. » Egwene la regarda avec surprise et elle ajouta : « Rand est maintenant l’affaire d’Élayne, pas la tienne. Tu t’es effacée, rappelle-toi. » Cette remarque aurait dû provoquer un sourire chez Élayne, mais elle n’y réussit pas. « C’était censé être tellement différent. » Elle soupira. « Je pensais que je rencontrerais un homme, que j’apprendrais à le connaître au fil des mois ou des années et que j’en viendrais lentement à me rendre compte que je l’aimais. Voilà comment j’ai toujours cru que cela se passerait. Je connais à peine Rand. Je ne lui ai pas parlé plus d’une demi-douzaine de fois en l’espace d’une année. Pourtant, j’ai compris que je l’aimais cinq minutes après avoir posé les yeux sur lui pour la première fois. » Allons, voilà qui était de la sottise. N’empêche, c’était vrai et elle se moquait que ce soit bête. Elle dirait la même chose à sa mère si elle était là, et à Lini. Ma foi, peut-être pas à Lini. Lini avait des méthodes énergiques pour traiter la bêtise et elle semblait estimer qu’Élayne n’avait pas dépassé l’âge de dix ans. « Les choses étant ce qu’elles sont, par contre, je n’ai même pas le droit d’être en colère contre lui. Ni contre Berelain. » Mais elle l’était. J’aimerais gifler Rand jusqu’à ce que les oreilles lui tintent pendant un an ! J’aimerais fouetter Berelain à coups de baguette tout le long du chemin jusqu’au navire qui doit la ramener à Mayene ! Seulement, elle n’en avait pas le droit, et cela rendait les choses pires. À sa courte honte, une note plaintive vibra dans sa voix. « Que puis-je faire ? Il ne m’a jamais regardée plus d’une fois.

— Au pays des Deux Rivières, dit lentement Egwene, quand une femme souhaite qu’un homme sache qu’elle s’intéresse à lui, elle lui met des fleurs dans les cheveux à Bel Tine, le festival du printemps, ou le dimanche. Ou elle brode pour lui n’importe quand une chemise de fête. Ou elle prend bien soin de l’inviter à danser, lui et personne d’autre. » Élayne la regarda d’un air incrédule et elle se hâta d’ajouter : « Je ne te suggère pas de lui broder une chemise, mais ce sont des moyens de lui faire connaître tes sentiments.

— Les natifs de Mayene en tiennent pour parler carrément. » La voix d’Élayne était devenue légèrement cassante. « Peut-être est-ce la meilleure solution. Le lui dire tout net. Au moins saura-t-il ce que je ressens. Au moins aurais-je une certaine justification… »

Elle prit brusquement son vin épicé, renversa la tête en arrière, avala. Lui parler carrément ? Comme une effrontée de Mayene ! Reposant le gobelet vide sur la petite natte, elle respira à fond et murmura : « Que dira maman ?

— Le plus important, remarqua Nynaeve avec douceur, c’est comment vous réagirez quand nous aurons à partir d’ici. Que ce soit pour Tanchico, pour la Tour ou ailleurs, nous partirons, c’est inévitable. Que ferez-vous quand vous viendrez de lui déclarer que vous l’aimez et que vous devez le quitter ? S’il vous demande de rester avec lui ? Si vous le souhaitez ?

— Je partirai. » Il n’y eut pas d’hésitation dans la réplique d’Élayne, par contre y résonna une nuance d’âpreté. L’autre n’aurait pas dû avoir à poser la question. « Si je suis contrainte d’accepter qu’il est le Dragon Réincarné, lui-même l’est d’accepter ce que je suis, d’admettre que j’ai des obligations. Je veux être une Aes Sedai, Nynaeve. Ce n’est pas une distraction passagère. Pas plus que la mission qui nous est dévolue à toutes les trois. Pouvez-vous réellement croire que je vous abandonnerais, Egwene et vous ? »

Egwene s’empressa d’affirmer que cette pensée ne lui avait jamais traversé l’esprit ; Nynaeve également mais avec assez de lenteur pour démentir son assertion.

Élayne reporta son regard de l’une à l’autre. « En toute franchise, je craignais que vous ne me traitiez d’idiote de me tourmenter pour une chose comme ça alors que nous avons à nous préoccuper de l’Ajah Noire. »

Un léger battement de paupières chez Egwene indiqua que l’idée l’avait effleurée, mais Nynaeve déclara : « Rand n’est pas le seul à risquer de mourir l’année prochaine ou le mois prochain. Nous aussi. Les temps ne sont plus ce qu’ils étaient et il en est de même pour nous. Si vous restez assise à languir pour ce que vous désirez, vous ne le verrez peut-être pas de ce côté-ci de la tombe. »

C’était une manière de rassurer plutôt glaçante, mais Élayne hocha la tête. Non, elle ne se conduisait pas comme une idiote. Si seulement l’affaire de l’Ajah Noire pouvait se résoudre aussi aisément ! Elle appuya son gobelet d’argent vide contre son front pour se rafraîchir. Qu’allaient-elles faire ?

Загрузка...