2 Tourbillons dans le Dessin

Il soufflait vers l’intérieur des terres son haleine brûlante, le vent nocturne, traversant en direction du nord l’immense delta appelé les Doigts du Dragon, labyrinthe sinueux de chemins d’eau larges ou étroits, certains obstrués par des cultellaires, ces herbes coupantes en forme de lame de couteau. De vastes plaines de roseaux séparaient des groupes d’îles basses couvertes d’arbres aux racines en partie aériennes semblables à des pattes d’araignée que l’on ne trouvait nulle part ailleurs. Finalement le delta s’ouvrait à ce qui l’avait créé, le fleuve Érinin, dont l’imposante étendue était piquetée de lumières émanant des lampes fixées à l’avant de petites barques pratiquant la pêche à feu, la pêche au lamparo. De temps en temps, barques et lumières oscillaient soudain follement dans une danse inattendue et des vieux pêcheurs parlaient entre leurs dents de choses malfaisantes passant dans la nuit. Les jeunes riaient, mais ils remontaient les filets avec plus de vigueur aussi, pressés de rentrer chez eux et de ne pas rester dans le noir. Les récits disaient que le mal ne peut franchir votre seuil à moins que vous ne l’invitiez à entrer. C’est ce que prétendaient les récits. Mais dehors dans l’obscurité…

La dernière senteur de sel avait disparu quand le vent atteignit la grande cité de Tear, juste au bord du fleuve, où des boutiques et des auberges au toit de tuiles côtoyaient les tours de hauts palais qui luisaient au clair de lune. Toutefois, aucun palais n’était moitié aussi grand que la masse monumentale, presque une montagne, qui s’étendait du cœur de la ville jusqu’au bord de l’eau. La Pierre de Tear, forteresse de légende, la plus ancienne citadelle de l’humanité, érigée dans les derniers jours de la Destruction du Monde. Tandis que nations et empires naissaient et tombaient, étaient remplacés et disparaissaient de nouveau, la Pierre tenait bon. C’était le roc sur lequel des armées avaient brisé leurs lances, leurs épées et leur cœur pendant trois mille ans. Et tout au long de cette période jamais elle n’avait cédé devant les armes d’envahisseurs. Jusqu’à présent.

Les rues de la ville, les tavernes et les auberges étaient quasiment vides dans l’obscurité chaude et humide, les gens restant prudemment dans leurs propres murs. Qui était maître de la Pierre était maître de Tear, ville et nation. Ainsi en avait-il toujours été, et les citoyens de Tear l’acceptaient toujours. De jour, ils acclamaient leur nouveau seigneur avec enthousiasme comme ils avaient acclamé l’ancien ; de nuit, ils se serraient les uns contre les autres, secoués de frissons en dépit de la chaleur quand le vent balayait leurs toits dans un mugissement pareil aux voix de mille pleureurs en train de se lamenter. D’étranges espoirs nouveaux s’agitaient dans leurs têtes, des espoirs que nul dans Tear n’avait osé nourrir depuis cent générations, des espoirs mêlés de peurs aussi anciennes que la Destruction.

Le vent cinglait la longue bannière blanche reflétant le clair de lune au-dessus de la Pierre comme s’il essayait de l’arracher. Sur toute sa longueur ondulait majestueusement une silhouette ressemblant à un serpent doté de pattes, avec une crinière dorée de lion et des écailles écarlates et or, qui avait l’air insensible au vent. Bannière de prophétie, espérée et redoutée. Bannière du Dragon. Du Dragon Réincarné. Annonciatrice du salut du monde et présage d’une autre Destruction à venir. Comme dépité par un tel défi, le vent se ruait contre les rudes murailles de la Pierre. La Bannière du Dragon flottait dans la nuit sans s’en soucier, attendant de plus furieuses tempêtes.

Dans une chambre située plus qu’à mi-hauteur de la face sud de la Pierre, Perrin était assis sur le coffre au pied de son lit à baldaquin et regardait la jeune fille brune aller et venir comme un ours en cage. Il y avait une trace de circonspection dans ses yeux dorés. D’habitude, Faile badinait avec lui, parfois tournait un peu en ridicule avec gentillesse ses manières posées ; ce soir, elle n’avait pas prononcé dix mots depuis qu’elle avait franchi le seuil de la porte. Il sentait le parfum des pétales de rose qui avaient été disséminés dans ses vêtements après leur nettoyage, ainsi que l’odeur qui émanait d’elle-même. Et dans le très faible relent de fraîche transpiration il décelait de la nervosité. Faile n’était presque jamais nerveuse. Se demander pourquoi elle l’était maintenant lui déclencha entre les épaules une démangeaison qui n’avait rien à voir avec la chaleur de la nuit. Les panneaux étroits de sa jupe divisée en deux faisaient un doux frou-frou à chacune de ses enjambées.

Il gratta avec irritation sa barbe de deux semaines. Elle était encore plus bouclée que les cheveux sur sa tête. Et aussi elle lui tenait chaud. Pour la centième fois, il songea à se raser.

« Elle te va bien », dit soudain Faile en s’arrêtant brusquement.

Mal à l’aise, il haussa ses épaules qu’avaient puissamment musclées de longues heures de travail dans une forge. Cela arrivait à Faile parfois, de sembler connaître ce qu’il pensait. « Elle me démange », murmura-t-il, et il regretta de n’avoir pas parlé avec plus d’assurance. C’était sa barbe ; il pouvait la raser quand il en avait envie.

Elle le dévisagea, la tête penchée de côté. Son nez proéminent et ses pommettes hautes donnaient l’impression d’un examen impitoyable, un contraste avec la voix douce dont elle dit : « La barbe te va bien. »

Perrin soupira et haussa de nouveau les épaules. Elle ne lui avait pas demandé de garder cette barbe et elle ne le ferait pas. Pourtant, il savait qu’il remettrait encore à plus tard de s’en débarrasser. Il se demanda comment son camarade d’enfance Mat se sortirait de cette situation. Probablement avec un pinçon, un baiser et quelque remarque qui la ferait rire jusqu’à ce qu’il l’ait amenée à être de son avis. Toutefois, Perrin était conscient de ne pas avoir comme Mat la manière avec les jeunes filles. Jamais Mat ne se retrouverait suant sous une barbe simplement parce qu’une femme estimait qu’il devrait avoir du poil sur la figure. À moins peut-être que la femme ne soit Faile. Perrin avait dans l’idée que son père éprouvait sûrement un profond regret qu’elle ait quitté son foyer, et pas seulement parce qu’elle était sa fille. C’était le plus important négociant en fourrures de la Saldaea, d’après ce qu’elle avait dit, et Perrin devinait qu’elle obtenait chaque fois le prix qu’elle voulait.

« Il y a quelque chose qui te tracasse, Faile, et ce n’est pas ma barbe. De quoi s’agit-il ? »

L’expression de Faile devint neutre. Elle regarda partout sauf vers lui, examinant avec dédain l’ameublement de la chambre.

Des sculptures de léopards et de lions, de faucons plongeant vers leur proie et de scènes de chasse décoraient tout depuis la haute armoire et les colonnes du lit grosses comme la jambe de Perrin jusqu’au banc rembourré devant la cheminée de marbre où aucun feu n’était allumé. Quelques-uns des animaux avaient des grenats pour représenter les yeux.

Il avait tenté de convaincre la majhere qu’il souhaitait une chambre simple, mais elle n’avait pas paru comprendre. Non pas qu’elle était bête ou lente d’esprit. La majhere dirigeait une armée de serviteurs dont le nombre était plus important que celui des Défenseurs de la Pierre ; quel que fut celui qui commandait la Pierre, celui qui défendait ses murs, elle réglait les problèmes quotidiens pour y assurer la bonne marche de la vie. Seulement, elle regardait le monde avec les yeux d’un natif du Tear. En dépit de ses vêtements, Perrin devait être davantage que le jeune campagnard dont il avait l’apparence, parce que des gens du peuple n’étaient jamais hébergés dans la Pierre – à part les Défenseurs et les serviteurs, bien entendu. De plus, il appartenait à l’entourage de Rand, en tant qu’ami ou compagnon d’armes ou d’une certaine façon, en tout cas, proche du Dragon Réincarné. Pour la majhere, cela le mettait au minimum au rang d’un Seigneur du Pays, sinon d’un Puissant Seigneur. Elle avait déjà été assez scandalisée de l’installer ici, sans même un salon ; il pensait qu’elle se serait peut-être évanouie s’il avait insisté pour avoir une chambre encore plus simple. En admettant que ces chambres existent ailleurs que dans les locaux réservés aux serviteurs ou aux Défenseurs. Du moins rien ici n’était doré, excepté les chandeliers.

L’opinion de Faile, par contre, n’était pas la sienne. « Tu devrais être logé mieux que ça. Tu y as droit. Tu peux parier jusqu’à ton dernier sou de cuivre que Mat a mieux.

— Mat aime le faste, dit-il simplement.

— Tu es trop modeste. »

Il n’émit pas de commentaires. Ce n’était pas son logement qui provoquait chez Faile cette odeur de malaise, pas plus que sa barbe.

Au bout d’un moment, elle reprit : « Le Seigneur Dragon semble avoir cessé de s’intéresser à toi. Tout son temps est pris par les Puissants Seigneurs, maintenant. »

Le picotement entre ses épaules s’aggrava ; il savait à présent ce qui la tracassait. Il s’efforça de prendre un ton léger. « Le Seigneur Dragon ? Tu parles comme les gens du Tear. Son nom est Rand.

— Il est ton ami, Perrin Aybara, pas le mien. Si un homme comme ça a des amis. » Elle prit une profonde aspiration et continua d’une voix plus modérée. « J’ai envisagé de quitter la Pierre. De quitter le Tear. Je ne crois pas que Moiraine essaiera de m’en empêcher. La nouvelle concernant le… concernant Rand circule hors de la ville depuis maintenant deux semaines. Elle ne peut pas espérer garder le secret à son sujet plus longtemps. »

Perrin retint de justesse un autre soupir. « Je ne le crois pas non plus. À mon avis, elle te considère plutôt comme une complication. Elle te donnera probablement de l’argent pour faciliter ton départ. »

Plantant les poings sur ses hanches, elle s’avança et le dévisagea de son haut. « Tu ne trouves rien à dire d’autre ?

— Que veux-tu que je dise ? Que je tiens à ce que tu restes ? » Il fut surpris par l’accent de colère de sa propre voix. Il était fâché contre lui-même, pas contre elle. Contrarié parce qu’il n’avait pas prévu que les choses prendraient cette tournure, contrarié parce qu’il ne savait pas comment réagir. Il aimait pouvoir réfléchir posément au moindre aspect d’une question. On a vite blessé les gens sans le vouloir quand on parle à la légère. C’est ce qu’il avait fait présentement. Les yeux sombres de Faile s’étaient dilatés sous le choc. Il tenta d’adoucir ses paroles. « Je souhaite que tu restes, Faile, seulement peut-être devrais-tu partir. Je sais que tu n’es pas couarde, mais le Dragon Réincarné, les Réprouvés… » Non pas qu’une réelle sécurité existe quelque part – pas pour longtemps, pas à l’heure actuelle – cependant il y avait des endroits plus sûrs que la Pierre. Pendant un temps, en tout cas. Et non pas qu’il soit assez stupide pour le lui dire en propres termes.

Mais elle ne parut pas se soucier des termes qu’il employait. « Rester ? La Lumière m’illumine ! N’importe quoi vaut mieux que d’être ici immobile comme un rocher, mais… » Elle s’agenouilla devant lui d’un mouvement gracieux, posant les mains sur les genoux de Perrin. « Perrin. Je n’aime pas me demander quand un des Réprouvés va surgir devant moi au détour d’un couloir, et je n’aime pas me demander quand le Dragon Réincarné nous tuera jusqu’au dernier. En somme, c’est ce qu’il a fait lors de la Destruction du Monde. Il a tué quiconque était proche de lui.

— Rand n’est pas Lews Therin Meurtrier-des-Siens, protesta Perrin. Comprends-moi, il est bien le Dragon Réincarné, mais il n’a pas… il ne voudrait pas… » Il laissa sa voix s’éteindre, ne sachant pas comment finir. Rand était Lews Therin Telamon né de nouveau ; c’est ce que cela signifiait d’être le Dragon Réincarné. Mais cela impliquait-il que Rand était condamné au sort de Lews Therin ? Pas seulement devenir fou – n’importe quel homme qui canalisait se savait voué à ce destin, et à une mort par pourrissement de son être – mais aussi tuer les gens qui l’aimaient ?

« J’ai parlé à Baine et à Khiad, Perrin. »

Ce n’était pas une surprise. Elle passait un temps considérable avec les Aielles. Cette amitié n’allait pas sans inconvénient pour elle, mais elle semblait avoir autant de sympathie pour les Aielles qu’elle avait de mépris pour les nobles dames de la Pierre originaires du Tear. Toutefois, il ne voyait pas le lien avec ce dont ils parlaient et il le dit.

« Elles racontent que Moiraine demande quelquefois où tu es. Ou Mat. Ne vois-tu pas ? Elle n’y serait pas obligée si elle était capable de te surveiller grâce au Pouvoir.

— Me surveiller au moyen du Pouvoir ? » répéta-t-il d’une voix faible. L’idée ne lui en était jamais venue.

« Elle ne peut pas. Accompagne-moi, Perrin. Nous serons à huit ou dix lieues de l’autre côté du fleuve avant qu’elle s’aperçoive de notre absence.

— Impossible », répliqua-t-il tristement. Il essaya de la détourner vers d’autres sujets par un baiser, mais elle se releva d’un bond et recula si vite qu’il faillit tomber sur le nez. C’était inutile de la suivre. Elle avait croisé les bras sous ses seins comme une barrière.

« Ne me dis pas que tu as peur d’elle à ce point-là. Je sais qu’elle est Aes Sedai et que vous vous mettez tous à danser quand elle remue vos fils. Peut-être a-t-elle-le… Rand… attaché si solidement qu’il ne réussit pas à se dégager, et la Lumière sait qu’Egwene et Élayne, et même Nynaeve, n’en ont pas envie, mais tu pourrais rompre ses liens si tu essayais.

— Cela n’a rien à voir avec Moiraine. C’est ce que j’ai à faire. Je… »

Elle lui coupa la parole. « N’aie pas l’audace de me débiter un de ces boniments de fier-à-bras comme quoi un homme doit faire son devoir. Je sais ce que c’est que le devoir aussi bien que toi, et tu n’as aucun devoir en la circonstance. Tu es peut-être Ta’veren, même si je ne m’en rends pas compte, mais c’est lui le Dragon Réincarné et pas toi.

— Est-ce que tu veux m’écouter ? » cria-t-il, l’air furieux, et elle sursauta. Il n’avait encore jamais crié contre elle, pas de cette façon. Elle redressa le menton et carra les épaules, mais elle demeura silencieuse. Il poursuivit. « Je pense appartenir en quelque sorte au destin de Rand. Mat aussi. Je pense que Rand ne peut pas faire ce qu’il doit sans que nous fassions, nous aussi, ce que nous devons faire. C’est cela le devoir. Comment puis-je m’en aller quand cela risque de signifier que Rand échouera ?

— Risque ? » Il y avait un soupçon d’accent impérieux dans la voix de Faile, mais un soupçon seulement. Il se demanda s’il ne pourrait pas se forcer à lui rabattre le caquet plus souvent. « Est-ce cela que t’a dit Moiraine, Perrin ? Tu devrais depuis le temps savoir écouter attentivement ce que dit une Aes Sedai.

— Je l’ai déduit tout seul. Je crois que les Ta’veren sont attirés les uns vers les autres. Ou peut-être que Rand nous tire à lui, Mat et moi à la fois. Il est censé être le plus puissant Ta’veren depuis Artur Aile-de-Faucon, peut-être depuis la Destruction du Monde. Mat se refuse même à admettre qu’il est Ta’veren, mais de quelque manière qu’il essaie de s’en aller, il finit toujours par être ramené vers Rand. Loial dit qu’il n’a jamais entendu parler de trois Ta’veren, tous du même âge et tous du même village. »

Faile émit un reniflement dédaigneux audible. « Loial ne possède pas une science universelle. Il n’est pas très âgé pour un Ogier.

— Il a plus de quatre-vingt-dix ans », répliqua Perrin d’un ton défensif, et elle lui adressa un sourire ironique. Pour un Ogier, quatre-vingt-dix ans c’était n’être guère plus âgé que Perrin. Ou peut-être plus jeune. Il ne connaissait pas grand-chose sur les Ogiers. En tout cas, Loial avait lu plus de livres que Perrin n’en avait vu ou même entendu parler ; il songeait parfois que Loial avait lu tous les livres jamais imprimés. « Et il en sait plus que toi ou moi. Il estime que je suis peut-être tombé juste. Et Moiraine également. Non, je ne le lui ai pas demandé, mais pourquoi d’autre me surveillerait-elle ? T’imaginais-tu qu’elle tenait à moi pour que je lui forge un couteau de cuisine ? »

Elle resta silencieuse un instant et, quand elle parla, ce fut avec un accent de compassion. « Pauvre Perrin. J’ai quitté la Saldaea pour aller au-devant de l’aventure et maintenant que je me trouve au cœur d’une aventure, la plus grande depuis la Destruction, tout ce que je souhaite c’est aller ailleurs. Tu ne demandes qu’à être un forgeron, et tu vas finir dans les récits légendaires, que tu le veuilles ou non. »

Il détourna les yeux, bien que le parfum de Faile fût encore présent dans sa tête. Il ne pensait pas probable d’être le sujet de récits quelconques, pas à moins que son secret ne soit divulgué bien au-delà des rares personnes déjà au courant. Faile croyait tout connaître de lui, mais elle était dans l’erreur.

Une hache et un marteau étaient appuyés contre le mur en face de lui, chacun fonctionnel et simple d’aspect, avec un manche aussi long que son avant-bras. La hache était une dangereuse lame en demi-lune équilibrée par une pique épaisse, conçue pour la violence. Avec le marteau, il pouvait créer des objets, il avait fabriqué des objets, dans une forge. La tête du marteau pesait plus de deux fois plus que la lame de la hache, mais c’était la hache qui lui paraissait – et de loin – la plus lourde chaque fois qu’il la prenait en main. Avec la hache, il avait… Il se rembrunit, peu désireux de penser à cela. Faile avait raison. Tout ce qu’il souhaitait, c’était être un forgeron, rentrer chez lui et revoir les siens. Mais cela ne se réaliserait pas ; il en était conscient.

Il se leva le temps d’aller chercher le marteau, puis se rassit. Le tenir avait quelque chose de réconfortant. « Maître Luhhan dit toujours que l’on ne peut pas échapper à ce qui doit être fait. » Il continua précipitamment, se rendant compte que cette remarque se rapprochait un peu trop de ce que Faile avait appelé des boniments de fier-à-bras. « C’est le forgeron de chez moi, celui dont j’étais l’apprenti. Je t’en ai parlé. »

À sa surprise, elle ne saisit pas l’occasion de souligner qu’il avait quasiment répété la même chose. Elle ne dit rien, se contenta de le regarder, attendant la suite. Au bout d’un moment, il sut quoi.

« Alors, tu pars ? » demanda-t-il.

Elle se redressa en lissant sa jupe. Pendant un long moment, elle garda le silence comme si elle réfléchissait à ce qu’elle répondrait. « Je me le demande, finit-elle par dire. C’est un drôle de pétrin où tu m’as entraînée.

— Moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Eh bien, si tu ne le sais pas, je ne vais certainement pas te le dire. »

Se grattant de nouveau la barbe, il regarda fixement le marteau dans son autre main. Mat devinerait probablement ce qu’elle voulait dire. Ou même le vieux Thom Merrilin. Le ménestrel à la tête blanche prétendait que personne ne comprenait les femmes mais, quand il sortait de sa petite chambre dans le ventre de la Pierre, il ne tardait pas à être entouré d’une demi-douzaine de damoiselles assez jeunes pour être ses petites-filles qui soupiraient en l’écoutant jouer de la harpe et conter de merveilleuses aventures et idylles. Faile était la seule femme que Perrin voulait mais, parfois, il se sentait comme un poisson essayant de comprendre un oiseau.

Il savait ce qu’elle voulait qu’il demande. Il savait au moins ça. Elle lui répondrait ou ne lui répondrait pas, mais il était censé poser la question. Il demeura obstinément bouche close. Cette fois, il avait l’intention de se taire jusqu’à ce qu’elle parle.

Au-dehors, dans l’obscurité, un coq chanta.

Faile frissonna et serra ses bras autour d’elle. « Ma nourrice avait coutume de dire que c’était signe de mort. Non pas que j’y croie, bien sûr. »

Il s’apprêtait à admettre que c’étaient des bêtises, bien qu’ayant frissonné lui aussi, mais sa tête tourna brusquement comme résonnaient un crissement et un choc sourd. La hache était tombée sur le sol. Il n’eut que le temps de froncer les sourcils en se demandant ce qui avait pu la faire choir quand elle bougea de nouveau sans avoir été touchée, puis s’élança sur lui.

Il para instinctivement avec le marteau. Le métal sonnant contre le métal noya le cri de Faile ; la hache vola à travers la pièce, rebondit contre le mur du fond et fonça droit sur lui, lame en avant. Il eut l’impression que tous les poils de son corps tentaient de se hérisser.

Quand la hache fila devant elle, Faile plongea et attrapa son manche à deux mains. La hache se retourna entre ses doigts serrés, s’abattant vers sa figure aux yeux agrandis. Juste à temps, Perrin se dressa d’un bond, lâchant le marteau pour saisir la hache, empêchant la lame en demi-lune d’atteindre la chair de Faile. Il pensa qu’il mourrait si la hache – sa hache – blessait Faile. Il l’écarta de la jeune fille avec un geste si brusque que la lourde pique faillit s’enfoncer dans sa poitrine. Il aurait jugé cette solution parfaite si elle avait empêché la hache de faire du mal à Faile, mais il commença à se rendre compte avec un serrement de cœur que cela risquait de ne pas pouvoir se réaliser.

L’arme se débattait comme quelque chose de vivant, quelque chose doué d’une volonté malveillante. Elle voulait Perrin – il en était persuadé comme si elle le lui avait crié – mais elle luttait avec astuce. Quand il tirait la hache à lui pour l’écarter de Faile, elle se servait de son propre mouvement pour lui porter un coup ; quand il la forçait à reculer, elle tentait d’atteindre Faile, comme si elle savait qu’il cesserait de la repousser. Si serré qu’il tenait le manche, elle tournait dans ses mains, attaquant avec pique ou lame courbe. Ses mains étaient déjà endolories par l’effort et ses bras puissants peinaient, les muscles crispés. La sueur coulait sur sa figure. Il se demandait s’il tiendrait encore longtemps avant que la hache se libère et lui échappe. C’était une scène de folie, de folie pure, sans pause pour réfléchir.

« Sors, ordonna-t-il entre ses dents serrées. Sors de cette pièce, Faile ! »

Elle avait le visage exsangue, mais elle secoua la tête et continua sa lutte avec la hache. « Non ! Je ne veux pas te quitter !

— Elle va nous tuer tous les deux ! »

Elle secoua de nouveau la tête.

Avec un grondement de gorge, il lâcha d’une main la hache – son bras tremblait de l’effort de la tenir d’une seule main ; le manche qui tournait dans sa main lui brûlait la paume – et força d’une bourrade Faile à reculer. Elle glapit quand il la bouscula en direction de la porte. Sans se laisser perturber par ses cris et ses coups de poing, il la coinça d’une épaule contre le mur jusqu’à ce qu’il ait ouvert la porte et l’ait précipitée dans le couloir.

Claquant la porte derrière elle, il s’y adossa, faisant glisser d’un coup de hanche la clenche en place dans le mentonnet tandis qu’il empoignait de nouveau la hache à deux mains. La lourde lame, scintillante et tranchante, tremblait tout près de son visage. Il la repoussa péniblement à bout de bras. Les cris de Faile s’entendaient, étouffés, à travers la porte épaisse et il sentait qu’elle la martelait, mais il n’y prêtait guère attention. Ses yeux dorés semblaient luire, comme s’ils reflétaient la moindre parcelle de clarté se trouvant dans la pièce.

« Rien que toi et moi, dit-il d’une voix grondante à la hache. Sang et cendres, comme je te déteste ! » Intérieurement, une partie de lui-même était à la limite d’avoir une crise de fou rire. C’est Rand qui est censé perdre la tête et me voilà en train de parler à une hache ! Rand ! Que la Lumière le brûle !

L’effort lui faisant retrousser les lèvres sur les dents, il contraignit la hache à s’écarter de la porte à la distance d’une bonne enjambée. L’arme vibrait, luttant pour atteindre la chair ; il pouvait pratiquement éprouver la soif de la hache pour son sang. Avec un rugissement, il attira soudain la lame courbe vers lui, se rejeta en arrière. La hache aurait-elle été vivante, il était sûr qu’il aurait entendu un cri de triomphe quand elle fila comme l’éclair vers sa tête. À la dernière seconde, il se détourna, obligeant la hache à continuer sa course sans le toucher. La lame s’enfonça dans la porte avec un « vlan » retentissant.

Il sentit la vie – il ne voyait pas comment l’appeler autrement – s’échapper de l’arme emprisonnée. Il la lâcha avec lenteur. La hache demeura où elle était, de nouveau plus rien que de l’acier et du bois. Néanmoins, la porte semblait un bon endroit où la laisser pour le moment. Il s’essuya la figure d’une main tremblante. De la folie. La folie passe partout où se trouve Rand.

Brusquement, il se rendit compte qu’il n’entendait plus les cris de Faile, ni son tambourinement sur la porte. Repoussant la clenche, il tira vivement le battant pour l’ouvrir. Un arc d’acier luisant saillait à l’extérieur du panneau épais, brillant dans la lumière des lampes disposées de loin en loin le long du couloir tendu de tapisseries.

Faile était là, les poings dressés, figée dans le geste de taper sur la porte. Les yeux dilatés, le regard incrédule, elle toucha l’extrémité de son nez. « À un doigt près, dit-elle d’une voix étouffée, et… »

Dans un élan subit, elle se jeta contre lui, l’étreignit farouchement, inonda de baisers son cou et sa barbe entre des murmures incohérents. Tout aussi rapidement, elle s’écarta et passa avec anxiété les mains sur sa poitrine et ses bras. « As-tu mal quelque part ? Es-tu blessé ? Est-ce qu’elle… ?

— Je vais bien, lui dit-il. Mais toi ? Je ne voulais pas t’effrayer. »

Elle le dévisagea attentivement, tête levée. « Réellement ? Tu n’as aucune blessure ?

— Totalement indemne. Je… » La gifle assénée de toute la force de son bras résonna dans la tête de Perrin comme un marteau sur une enclume.

« Espèce de grand dadais velu ! Je te croyais mort ! J’avais peur qu’elle t’ait tué ! Je croyais… ! » Elle s’interrompit comme il stoppait sa deuxième gifle à mi-parcours.

« Je te prie de ne pas recommencer ça », dit-il à mi-voix. La marque cuisante de la main de Faile lui brûlait la joue, et il se dit que la mâchoire lui ferait mal le restant de la nuit.

Il serrait son poignet aussi doucement que s’il avait capturé un oiseau mais, malgré les efforts de Faile pour se libérer, sa main resta inébranlable. En comparaison du travail à la forge où il agrippait un marteau toute la journée, la retenir n’était qu’un jeu, même après son combat contre la hache. Subitement, Faile parut décider de se désintéresser de cette main qui la retenait prisonnière et le regarda droit dans les yeux ; ni les yeux noirs ni les yeux d’or ne cillèrent. « J’aurais pu t’aider. Tu n’avais pas le droit…

— J’avais parfaitement le droit, répliqua-t-il d’un ton ferme. Tu n’aurais pas pu m’aider. Si tu étais restée, nous serions morts tous les deux. Je n’aurais pas réussi à me battre – pas comme j’y étais obligé – et garantir aussi ta sécurité. » Elle ouvrit la bouche, mais il éleva la voix et poursuivit : « Je sais que tu détestes ce mot. J’essaierai de mon mieux de ne pas te traiter comme de la porcelaine mais, si tu me demandes de te regarder mourir, je t’attacherai comme un agneau qu’on mène au marché et je t’enverrai à Maîtresse Luhhan. Elle ne supporte pas ce genre de sottise. »

Tâtant une dent avec sa langue et se demandant si elle branlait, il regretta presque de ne pas voir Faile tenter de traiter de haut Alsbet Luhhan. L’épouse du forgeron gardait la haute main sur son époux sans guère plus d’effort que sur sa maison. Même Nynaeve avait surveillé sa langue acérée dans les parages de Maîtresse Luhhan. La dent était encore solidement enracinée, conclut-il.

Faile éclata de rire, d’un doux rire de gorge. « Et tu le ferais, n’est-ce pas ? Ne va pas t’imaginer, par contre, que tu ne danserais pas avec le Ténébreux même si tu ne le voulais pas. »

Perrin fut tellement surpris qu’il la lâcha. Il ne voyait aucune différence foncière entre ce qu’il venait de dire et ce qu’il avait dit auparavant, mais la première fois l’avait mise en colère tandis que là elle l’avait pris… affectueusement. Non pas qu’il fût certain que la menace de le tuer ait été entièrement une façon de parler. Faile portait des poignards cachés sur sa personne et elle savait s’en servir.

Elle se massa le poignet avec ostentation et marmotta quelque chose. Il saisit les mots « espèce de bœuf velu » et se promit de raser jusqu’au dernier poil de cette barbe ridicule. Il n’y manquerait pas.

À haute voix, elle dit : « La hache. C’était lui, n’est-ce pas ? Le Dragon Réincarné qui voulait nous tuer.

— Ce devait être Rand. » Il insista sur le nom. Il n’aimait pas penser à Rand sous l’autre aspect. Il préférait se rappeler le Rand avec qui il avait grandi au Champ d’Emond. « Toutefois, il ne voulait pas nous tuer, pas lui. »

Elle lui adressa un sourire sarcastique, qui ressemblait plutôt à une grimace. « S’il n’a pas essayé, j’espère qu’il ne le fera jamais.

— Je ne sais pas ce qu’il faisait, mais j’ai l’intention de lui dire d’arrêter ça et tout de suite.

— Je me demande vraiment pourquoi je m’inquiète pour quelqu’un qui prend tellement soin de sa propre sécurité », murmura-t-elle.

Il haussa les sourcils à son adresse, d’un air perplexe, s’interrogeant sur la signification de cette réflexion, mais Faile se contenta de passer le bras sous le sien. Il s’interrogeait encore quand ils s’engagèrent dans le dédale de la Pierre. La hache, il l’abandonna où elle était ; fichée dans la porte, elle ne nuirait à personne.

Les dents serrées sur le long tuyau d’une pipe, Mat entrouvrit un peu plus son bliaud et s’efforça de se concentrer sur les cartes posées à l’envers devant lui, ainsi que sur les pièces de monnaie éparpillées au milieu de la table. Il avait fait tailler ce bliaud rouge vif selon un modèle andoran, dans du drap de laine de la plus belle qualité, brodé de volutes au fil d’or qui s’enroulaient autour des parements au bas des manches et autour du long col mais, jour après jour, il rappelait à Mat combien plus au sud de l’Andor était situé le Tear. La sueur coulait sur sa figure et lui collait sa chemise sur le dos.

Aucun de ses compagnons assis à la table n’avait l’air incommodé par la chaleur, en dépit des vêtements qui paraissaient encore plus lourds que le sien, avec de grosses manches bouffantes, tout en soieries matelassées, en brocart et bandes de satin rapportées. Deux hommes en livrée rouge et or veillaient à maintenir pleins de vin les hanaps d’argent des joueurs et offraient des plateaux d’argent garnis d’olives, de fromages et de noix. La chaleur ne semblait pas non plus affecter les serviteurs, encore que l’un d’eux bâillât de temps en temps derrière sa main quand il pensait que personne ne regardait. La soirée n’en était pas à son début.

Mat se retint de soulever de nouveau ses cartes pour les vérifier. Elles n’auraient pas changé. Trois Maîtres, les plus hautes cartes dans trois des cinq couleurs, suffisaient déjà pour gagner la plupart des parties.

Il se serait senti plus à l’aise avec un cornet à dés ; on trouvait rarement un paquet de cartes dans les endroits qu’il fréquentait d’ordinaire, où l’argent changeait de mains au cours de cinquante jeux de dés différents, mais ces jeunes petits seigneurs de Tear auraient préféré endosser des guenilles plutôt que de jouer aux dés. Ce sont les paysans qui jouent aux dés ; toutefois, ils se gardaient bien de le dire devant lui. Ils craignaient non pas sa colère mais ceux qu’ils croyaient être ses amis. Ce jeu appelé troc était celui auquel ils jouaient heure après heure, soir après soir, utilisant des cartes peintes à la main et laquées par un artisan de la cité que ces gars-là et des compères de leur acabit avaient rendu prospère. Il n’y avait que les femmes ou les chevaux pour les tenir éloignés de la table de jeu, mais ni les unes ni les autres pour longtemps.

Néanmoins, il avait compris assez vite la marche à suivre et, si sa chance n’était pas aussi grande qu’aux dés, elle suffisait. Une bourse rebondie était posée à côté de ses cartes et une autre encore plus pleine se nichait au fond de sa poche. Une fortune, voilà ce qu’il aurait pensé naguère, dans son village du Champ d’Emond, de quoi vivre dans le luxe jusqu’à la fin de ses jours. Ses idées sur le luxe avaient changé depuis qu’il avait quitté son pays des Deux Rivières. Les jeunes seigneurs empilaient avec négligence leurs pièces de monnaie en tas brillant, mais il avait de vieilles habitudes qu’il n’avait pas l’intention de changer. Dans les tavernes et les auberges, c’était parfois nécessaire de partir rapidement. Surtout si sa chance le servait.

Dès qu’il aurait suffisamment pour vivre selon ses goûts, il quitterait la Pierre sans attendre une seconde de plus. Avant que Moiraine sache ce qu’il avait en tête. Il aurait dû être parti depuis des jours, s’il avait suivi son idée. Seulement, de l’or était à ramasser ici. Une soirée à cette table pouvait le faire gagner davantage qu’en une semaine de parties de dés dans des tavernes. Pour autant que la chance veuille lui sourire.

Il plissa légèrement le front et tira d’un air soucieux sur sa pipe, affectant d’être incertain que ses cartes soient assez bonnes pour continuer à jouer. Deux des jeunes seigneurs avaient aussi une pipe entre les dents, mais ornée d’argent avec un bout en ambre. Dans l’air chaud immobile, leur tabac parfumé sentait comme le feu dans le cabinet de toilette d’une dame. Non pas que Mat ait jamais mis les pieds dans un cabinet de toilette de dame. Une maladie qui avait failli le tuer avait laissé sa mémoire avec autant de trous que la plus belle dentelle, cependant il était sûr qu’il se serait rappelé ce détail. Pas même le Ténébreux ne serait mesquin au point de me faire oublier cela.

« Un navire du Peuple de la Mer a accosté aujourd’hui », marmotta Reimon sans desserrer les dents autour de sa pipe. La barbe de ce jeune seigneur à l’imposante carrure était huilée et taillée en une pointe parfaite. C’était la dernière mode chez les cadets des seigneurs, et Reimon suivait les modes les plus récentes avec autant d’assiduité qu’il courait après les femmes. C’est-à-dire avec à peine un peu moins de diligence qu’il s’adonnait au jeu. Il jeta une couronne d’argent sur le tas au centre de la table pour avoir une autre carte. « Un rakeur. Ce qu’il y a de plus rapide comme voiliers, les rakeurs, paraît-il. Vont plus vite que le vent. J’aimerais voir ça. Que brûle mon âme, c’est ce que j’aimerais. » Il ne prit pas la peine de regarder la carte qui lui avait été distribuée ; il ne vérifiait jamais avant d’avoir une main complète.

L’homme replet aux joues roses placé entre Reimon et Mat émit un gloussement de rire amusé. « Vous avez envie de voir le navire, Reimon ? Vous voulez dire les jeunes filles, n’est-ce pas ? Les femmes. Les beautés exotiques du Peuple de la Mer, avec leurs anneaux, leurs colifichets et leur démarche onduleuse, hein ? » Il déposa une couronne dans le pot et ramassa sa carte, avec une grimace quand il y jeta un coup d’œil. Cela ne signifiait rien ; à en croire son expression, les cartes d’Edorion étaient toujours basses et désassorties. Pourtant, il gagnait davantage qu’il ne perdait. « Bah, peut-être serai-je plus heureux avec les filles du Peuple de la Mer. »

De l’autre côté de Mat, le donneur, un homme grand et svelte dont la barbe en pointe avait encore plus de sombre luxuriance que celle de Reimon, posa un doigt le long de son nez. « Vous croyez avoir votre chance avec ces femmes-là, Edorion ? À leur manière de se tenir sur la réserve, vous pourrez vous féliciter si vous captez une bouffée de leur parfum. » Il brassa l’air du geste, inhalant profondément avec un soupir, et les autres petits seigneurs rirent, même Edorion.

Un tout jeune homme aux traits quelconques nommé Estean riait plus fort que les autres, passant la main dans ses cheveux plats qui ne cessaient de retomber sur son front. Que son élégant bliaud soit remplacé par du drap de laine de couleur terne, et on l’aurait pris pour un fermier au lieu du fils d’un Puissant Seigneur possédant les plus riches domaines du Tear et étant de son propre chef le plus fortuné de ceux assis autour de la table. Il avait aussi bu beaucoup plus de vin que tous les autres.

Se penchant en vacillant par-devant son voisin, un bellâtre nommé Baran au nez pointu qui arborait perpétuellement un air dédaigneux, Estean enfonça un doigt pas trop ferme dans le torse du donneur. Baran se rejeta en arrière, sa bouche esquissant une grimace dégoûtée autour de sa pipe comme s’il craignait qu’Estean lui vomisse dessus.

« Ah, c’est bon, ça, Carlomin, approuva Estean en gloussant. Vous êtes aussi de cet avis, Baran ? Edorion n’en aspirera pas une bouffée. S’il veut tenter sa chance… prendre un pari… il devrait courtiser les donzelles des Aiels comme Mat, ici. Toutes ces lances et tous ces poignards. Que brûle mon âme. Comme d’inviter un lion à danser. » Un silence de mort tomba autour de la table. Estean continua à rire seul, puis cligna des paupières et recommença à fourrager dans ses cheveux. « Qu’est-ce qui se passe ? Ai-je dit quelque chose de déplacé ? Oh ! Oh, oui. Celles-là. »

Mat retint de justesse un froncement de sourcils. Fallait-il que cet imbécile mette les Aielles sur le tapis ! Pas pire sujet à part les Aes Sedai ; ils préféreraient presque avoir des Aiels en train de parcourir les couloirs en faisant baisser les yeux aux natifs de Tear qu’ils croisaient au passage plutôt que même une seule Aes Sedai, et ces gars-là pensaient en avoir au moins quatre. Du bout des doigts, il sortit de sa bourse qui était sur la table une couronne d’Andor en argent et la fit glisser jusqu’à la cagnotte. Carlomin servir la carte avec lenteur.

Mat la souleva précautionneusement du bout de l’ongle de son pouce et ne s’autorisa même pas un clignement de paupières. Le Maître des Hanaps, un Puissant Seigneur de Tear. Dans un jeu, les atouts variaient suivant le pays où les cartes étaient fabriquées, le Maître des hanaps empruntant toujours les traits du souverain de la nation concernée, la plus haute carte de sa couleur. Ces cartes étaient vieilles. Il avait déjà vu des jeux récents avec la tête de Rand ou quelque chose lui ressemblant sur la carte du Maître des hanaps, y compris la bannière du Dragon. Rand, le Maître du Tear ; cela semblait encore à Mat d’un risible à avoir envie de se pincer. Rand était un berger, un bon compagnon avec qui s’amuser quand il ne prenait pas ses grands airs sérieux et chargés de responsabilité. Rand le Dragon Réincarné, maintenant ; cela lui rappela qu’il était complètement stupide d’être assis là, où Moiraine pouvait mettre la main sur lui à n’importe quel moment, attendant de voir quelle nouvelle décision prendrait Rand. Peut-être Thom Merrilin l’ac-compagnerait-il. Ou Perrin. Seulement Thom semblait s’être installé dans la Pierre comme s’il n’avait plus jamais l’intention d’en partir et Perrin n’allait nulle part à moins que Faile ne lui ait fait signe du doigt. Eh bien, Mat était prêt à voyager seul s’il le fallait.

Toutefois, il y avait de l’argent au milieu de la table et de For devant les petits seigneurs et, s’il recevait le cinquième Maître, pas un jeu ne pourrait le battre au troc. Non pas qu’il en ait réellement besoin. Il avait senti soudain la chance s’imposer à son esprit. Elle ne s’annonçait pas à grand fracas comme aux dés, bien sûr, mais il était déjà certain que personne n’allait surclasser quatre Maîtres. Les natifs de Tear avaient parié sans retenue toute la soirée, la valeur de dix fermes s’échangeant pour les jeux qui s’abattaient le plus vite.

Néanmoins, Carlomin méditait sur la donne qu’il avait en main au lieu de prendre une cinquième carte, et Baran tirait follement sur sa pipe en empilant les pièces qu’il avait devant lui comme s’il s’apprêtait à les fourrer dans ses poches. Reimon masquait derrière sa barbe un air renfrogné et Edorion examinait ses ongles d’un air soucieux. Seul Estean semblait comme d’ordinaire ; il souriait vaguement à la ronde, regrettant peut-être déjà ce qu’il avait dit. D’ordinaire, ils réussissaient à garder à peu près bonne figure quand il était question des Aiels, mais l’heure était tardive et le vin avait coulé à flots.

Mat se creusa la tête pour trouver un moyen de les empêcher de s’esquiver avec leur or avant qu’il joue ses cartes. Un coup d’œil à leurs expressions suffit à l’avertir que changer de sujet ne suffirait pas. Par contre, il y avait une autre solution. S’il s’arrangeait pour qu’ils se gaussent des Aiels… Cela vaut-il la peine qu’ils se gaussent aussi de moi ? Mâchonnant le tuyau de sa pipe, il s’efforça de dénicher une autre idée.

Baran ramassa une pile d’or dans chaque main et s’apprêta à les glisser dans ses poches.

« Je me demande si je ne serais pas plus avisé d’aller voir du côté des femmes du Peuple de la Mer », dit vivement Mat en prenant sa pipe pour ponctuer son propos. « Il arrive des choses curieuses quand on court après les Aielles. Très curieuses. Comme le jeu qu’elles appellent le Baiser des Vierges. » Il avait capté leur attention, mais Baran n’avait pas posé les pièces et Carlomin ne donnait toujours aucun signe qu’il s’apprêtait à se payer une nouvelle carte.

Estean éclata d’un gros rire aviné. « Un baiser administré par de l’acier entre vos côtes, je suppose. Des Vierges de la Lance, vous comprenez. De l’acier. Une lance dans la poitrine. Que brûle mon âme. » Aucun autre ne rit. Par contre, ils écoutaient.

« Pas exactement. » Mat réussit à sourire. Que je brûle, j’en ai déjà tant dit, je pourrais aussi bien raconter le reste. « Rhuarc m’avait expliqué que, si je tenais à m’entendre avec les Vierges, je devrais leur demander comment on jouait au Baiser des Vierges. Il affirmait que c’était le meilleur moyen de connaître ce qu’elles étaient. » Cela ressemblait toujours à l’un des jeux se terminant par un baiser qui se jouaient au pays, comme Entrez dans la ronde et embrassez qui vous voulez. Il n’avait jamais pris le chef de clan aiel pour un plaisantin. Il se montrerait plus prudent la prochaine fois. Il se força à sourire plus largement. « Alors je suis parti à la recherche de Baine et… »

— Reimon fronça les sourcils avec impatience. Aucun d’eux ne connaissait le nom des Aiels à part celui de Rhuarc, et aucun d’eux n’en avait envie. Mat laissa tomber les noms et poursuivit vivement – « … je suis donc parti comme un pauvre abruti et je leur ai demandé de me montrer. » Il aurait dû se douter de quelque chose en voyant s’épanouir les larges sourires sur leurs visages. Comme des chats invités à danser par une souris. « Je n’ai pas eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait que j’avais une poignée de lances autour de mon cou comme un collier. J’aurais pu me raser rien qu’en éternuant. »

Les autres autour de la table éclatèrent de rire, du sifflement asthmatique de Reimon au braiment de sac-à-vin d’Estean.

Mat les laissa rire. Il avait presque l’impression de sentir encore les pointes des lances, le piquant si seulement il bougeait un doigt. Baine, qui ne cessait de s’esclaffer, lui avait dit qu’elle n’avait jamais entendu un homme demander pour de bon à jouer au Baiser des Vierges.

Carlomin se caressa la barbe et profita du silence de Mat pour parler. « Vous ne pouvez pas en rester là. Continuez. Quand cela s’est-il passé ? Avant-hier soir, je gage. Quand vous n’êtes pas venu vous joindre au jeu et que personne ne savait où vous étiez.

— Je jouais aux mérelles avec Thom Merrilin, ce soir-là, répliqua vivement Mat. C’est arrivé il y a pas mal de temps. » Il se réjouit de pouvoir mentir sans ciller. « Chacune a eu un baiser. Voilà tout. Si elle jugeait le baiser satisfaisant, elles écartaient légèrement les lances. Sinon, elles les appuyaient davantage, à titre d’encouragement en quelque sorte. Rien de plus. Vous voulez que je vous dise ? J’ai eu moins d’écorchures que quand je me rase. »

Il replanta sa pipe entre ses dents. S’ils avaient envie d’en savoir plus, ils n’avaient qu’à demander eux-mêmes à jouer à ce jeu. Il espérait presque qu’il y en ait parmi eux d’assez bêtes pour ça. Ces sacrées Aielles et leurs sacrées lances. Il n’avait regagné son lit qu’au lever du jour.

« C’est plus qu’il ne m’en faut, déclara Carlomin d’un ton sardonique. Que la Lumière me réduise en cendres si ce n’est trop pour moi. » Il jeta une couronne en argent au centre de la table et se distribua une autre carte. Le Baiser des Vierges. Il tressautait d’amusement et une autre vague de rires courut autour de la table.

Baran paya pour sa cinquième carte et Estean extirpa d’une main tâtonnante une pièce du tas répandu devant lui, plissant les paupières pour déchiffrer sa valeur. Ils ne s’interrompraient plus à présent.

« Des sauvages, marmotta Baran sans ôter sa pipe de sa bouche. Des sauvages ignorants. Ils ne sont pas autre chose, que brûle mon âme. Z’habitent des cavernes, là-bas dans le Désert. Des cavernes ! Personne sauf un sauvage ne réussirait à vivre dans le Désert. »

Reimon hocha la tête. « Du moins servent-ils le Seigneur Dragon. Sans cela, je prendrais cent Défenseurs et les chasserais de la Pierre. » Baran et Carlomin acquiescèrent d’un grognement enthousiaste.

Mat n’eut pas de peine à rester de marbre. Il avait déjà entendu des propos de ce genre. Se vanter est facile quand nul ne s’attend à ce que vous passiez aux actes. Cent Défenseurs ? Même si Rand se retirait à l’écart pour une raison quelconque, les quelque cent Aiels qui tenaient la forteresse étaient probablement capables de la garder contre n’importe quelle armée que le Tear pourrait lever. Non pas que leur intention soit apparemment de rester maîtres de la Pierre, en réalité. Mat avait l’impression qu’ils se trouvaient là uniquement parce que Rand y était. Il ne pensait pas qu’aucun de ces petits seigneurs s’en était rendu compte – ils s’évertuaient dans la mesure du possible à vivre comme si les Aiels n’existaient pas – mais il doutait qu’ils en auraient été soulagés au cas où ils l’auraient compris.

« Mat. » Estean disposait ses cartes en éventail dans une main, les réarrangeant comme s’il ne parvenait pas à décider dans quel ordre elles devaient se succéder. « Mat, vous parlerez au Seigneur Dragon, n’est-ce pas ?

— À quel sujet ? » questionna prudemment Mat. Ces gens de Tear étaient trop nombreux pour son goût à savoir que Rand et lui avaient grandi ensemble et ils semblaient persuadés qu’il marchait bras dessus bras dessous avec Rand chaque fois qu’il était hors de leur vue. Pas un ne se serait approché de son propre frère si celui-ci avait été capable de canaliser. Il se demandait pourquoi ils le prenaient pour plus stupide qu’eux.

« Je ne l’ai pas dit ? » Le jeune homme aux traits quelconques plissa les yeux en regardant ses cartes et se gratta la tête, puis son visage s’éclaira. « Oh, oui. Sa proclamation, Mat. La proclamation du Seigneur Dragon. La dernière. Où il déclare que les roturiers ont le droit de citer en justice les seigneurs. Qui a jamais entendu parler de seigneur convoqué devant un magistrat ? Et pour des paysans ! »

La main de Mat se resserra sur sa bourse au point que les pièces à l’intérieur crissèrent les unes contre les autres. « Quel dommage, répliqua-t-il d’une voix mesurée, si vous étiez jugé et condamné rien que pour avoir usé de la fille d’un pêcheur selon votre bon plaisir sans lui avoir demandé son avis, ou pour avoir fait bâtonner un fermier qui aurait éclaboussé de boue votre manteau. »

Les autres qui avaient discerné le fond de sa pensée remuèrent avec malaise, mais Estean hocha la tête à plusieurs reprises si énergiquement qu’elle eut l’air sur le point de se décrocher. « Exactement. Mais cela n’en viendrait pas là, bien sûr. Un seigneur comparaître devant un magistrat ? Naturellement non. Pas en réalité. » Il adressa à ses cartes un rire d’ivrogne. « Pas de filles de pêcheur. Puent le poisson, vous comprenez, quelque soin que vous preniez de les faire laver. Une paysanne rondelette, voilà ce qu’il y a de mieux. » Mat se dit qu’il était là pour jouer. Il se dit de ne pas prêter attention aux sottises que débitait cet imbécile, se remémora tout l’or qu’il pouvait extraire de la bourse d’Estean. Toutefois, sa langue n’écouta pas. « Qui sait à quoi cela pourrait aboutir ? À des pendaisons, peut-être. »

Edorion lui adressa du coin de l’œil un regard circonspect et gêné. « Sommes-nous obligés de parler de… de gens du commun, Estean ? Et les filles du vieil Astoril ? Avez-vous déjà choisi laquelle vous épouserez ?

— Quoi ? Oh. Oh, je jouerai ça à pile ou face, je suppose. » Estean regarda ses cartes en fronçant les sourcils, en déplaça une, fronça de nouveau les sourcils. « Medore a deux ou trois jolies servantes. Peut-être Medore. »

Mat porta longuement son hanap d’argent à ses lèvres pour s’empêcher de frapper cet homme en plein sur sa figure de fermier. Il en était encore à son premier hanap ; les deux serviteurs avaient renoncé à tenter de le resservir. S’il tapait sur Estean, aucun d’eux ne lèverait la main pour l’arrêter. Pas plus qu’Estean lui-même. Parce que lui, Mat, était l’ami du Seigneur Dragon. Il regrettait de ne pas être dans une taverne quelque part en ville, où il risquerait qu’un ouvrier du port prenne sa chance pour de la triche et que seule la promptitude de sa langue, ou de ses pieds ou de ses mains lui permettrait de s’en tirer avec la peau intacte. Alors, ça, c’était une pensée idiote.

Edorion jeta de nouveau un coup d’œil à Mat, étudiant son humeur. « J’ai entendu une rumeur, aujour-d’hui. J’ai entendu que le Seigneur Dragon va nous mener à la guerre contre Tlllian. »

Mat s’étrangla avec son vin. « La guerre ? bredouilla-t-il.

— La guerre, confirma gaiement Reimon sans ôter sa pipe de sa bouche.

— En êtes-vous certain ? » dit Carlomin, et Baran ajouta : « Je n’ai eu vent de rien.

— Cela m’est parvenu juste aujourd’hui de trois ou quatre bouches. » Edorion semblait absorbé par ses cartes. « Qui peut dire ce qu’il y a de vrai ?

— Cela doit l’être, déclara Reimon. Avec le Seigneur Dragon pour nous conduire, Callandor à la main, nous n’aurons même pas à nous battre. Il dispersera leurs armées et nous entrerons tout droit dans la capitale. Dommage, en un sens. Oui, que brûle mon âme. J’aurais aimé avoir une chance de croiser le fer avec les hommes d’Illian.

— Vous n’aurez pas cette chance avec le Seigneur Dragon comme chef, répliqua Baran. Ils tomberont à genoux dès qu’ils verront la bannière du Dragon.

— Et s’ils ne le font pas, compléta Carlomin en éclatant de rire, le Seigneur Dragon les foudroiera sur place.

— L’Illian d’abord, proclama Reimon. Et ensuite… ensuite nous partirons à la conquête du monde pour le Seigneur Dragon. Vous lui répéterez ce que j’ai dit, Mat. Le monde entier. »

Mat secoua la tête. Un mois plus tôt, ils auraient été horrifiés par la seule idée d’un homme capable de canaliser, un homme condamné à devenir fou et à périr d’une mort affreuse. À présent, ils étaient prêts à suivre Rand au combat et à se fier à son pouvoir de vaincre pour eux. À se fier au Pouvoir Unique, bien qu’il y eût peu de chances qu’ils le formulent de cette façon. Cependant il supposa qu’ils avaient besoin de se raccrocher à quelque chose. La Pierre invincible était aux mains des Aiels. Le Dragon Réincarné était dans ses appartements cent pieds au-dessus de leurs têtes, et Callandor était avec lui. Trois mille ans de croyances et d’histoire du Tear n’existaient plus, et le monde se retrouvait à l’envers. Mat se demanda s’il s’en était mieux sorti ; son propre monde avait été complètement bouleversé en un peu plus d’un an. Il roula une couronne d’or de Tear sur le dos de ses doigts. Quelle que soit sa réussite, il ne retournerait pas là-bas.

« Quand nous mettrons-nous en marche, Mat ? questionna Baran.

— Je ne sais pas, répondit-il lentement. Je ne crois pas que Rand déclencherait une guerre. » À moins qu’il ne soit déjà fou. Cette idée-là, mieux valait ne pas s’y attarder.

Les autres le regardaient comme s’il leur avait affirmé que le soleil ne se lèverait pas le lendemain.

« Nous sommes tous dévoués au Seigneur Dragon, naturellement. » Edorion considérait ses cartes en fronçant les sourcils. « Par contre, dans les campagnes… je me suis laissé dire que certains des Puissants Seigneurs, un petit nombre, ont essayé de lever une armée pour reprendre la Pierre. » Soudain plus personne ne se tournait vers Mat, seul Estean avait toujours l’air de chercher à déchiffrer ses cartes. « Quand le Seigneur Dragon nous emmènera à la guerre, bien sûr, ces tentatives disparaîtront comme neige au soleil. En tout cas, nous sommes loyaux, ici dans la Pierre. Les Puissants Seigneurs aussi, j’en suis certain. C’est uniquement cette poignée dans les campagnes. »

Leur loyauté ne durerait pas plus longtemps que leur peur du Dragon Réincarné. Pendant un instant, Mat eut l’impression de vouloir abandonner Rand dans une fosse remplie de vipères. Puis il se rappela ce qu’était Rand. Ce serait plutôt comme abandonner une belette dans un poulailler. Rand avait été un ami. Le Dragon Réincarné, par contre… Qui pouvait être l’ami du Dragon Réincarné ? Je n’abandonne personne. Il ferait probablement s’écrouler la forteresse sur leurs têtes, si cela lui chantait. Sur la mienne aussi. Il songea une fois de plus qu’il était temps de partir.

« Pas de filles de pêcheur, marmonna Estean. Parlez-en au Seigneur Dragon.

— C’est à vous, Mat », dit Carlomin d’un ton anxieux. Il semblait à moitié effrayé, bien que déterminer ce qu’il craignait – qu’Estean irrite de nouveau Mat ou que la conversation revienne sur le sujet de la loyauté – fût impossible. « Voulez-vous acheter la cinquième carte ou passer votre tour ? »

Mat s’aperçut que son attention avait dérivé. Tous sauf lui et Carlomin avaient cinq cartes, quoique Reimon eût placé les siennes en tas bien net à l’envers près de la cagnotte pour signifier qu’il ne jouait pas.

Mat hésita, feignant de réfléchir, puis soupira et expédia une autre pièce de monnaie vers le pot.

Tandis que la couronne d’argent rebondissait en tournant sur elle-même, il sentit soudain la chance se transformer de ruisselet en raz de marée. Chaque cliquetis de l’argent contre le bois de la table tintait clairement dans sa tête ; il aurait pu énoncer face ou sceau et savoir sur quel côté la pièce atterrirait à chaque bond. Exactement comme il savait ce que serait sa prochaine carte avant que Carlomin la pose devant lui.

Rassemblant d’une glissade les cartes sur la table, il les disposa en éventail dans une main. La Maîtresse des Flammes le dévisageait près des quatre autres, le Trône d’Amyrlin portant une flamme en équilibre sur sa paume, encore qu’elle ne ressemblât aucunement à Siuan Sanche. Quels que fussent les sentiments éprouvés par les gens du Tear à l’égard des Aes Sedai, ils reconnaissaient la puissance de Tar Valon, même si les Flammes étaient la couleur la moins forte.

Que signifiait le fait de se voir distribuer en totalité les cinq atouts ? La chance le servait mieux quand le hasard était du jeu, comme aux dés ; mais peut-être commençait-elle à s’appliquer un peu plus aux cartes. « Que la Lumière me réduise les os en cendres si ce n’est pas le cas », marmonna-t-il. Ou du moins est-ce ce qu’il avait l’intention de dire.

« Ah, tenez, s’exclama presque à tue-tête Estean. Ne le niez pas, cette fois-ci. C’était de l’Ancienne Langue. Quelque chose à propos d’os brûlés. » Il sourit largement à tous autour de la table. « Mon précepteur serait fier. Je devrais lui envoyer un cadeau. Si j’arrive à trouver où il est parti. »

Les nobles étaient censés être capables de parler l’Ancienne Langue, bien qu’en réalité rares étaient ceux qui la parlaient mieux qu’Estean. Les jeunes seigneurs se mirent à discuter sur le sens exact de ce qu’avait dit Mat. Ils avaient l’air de croire que c’était un commentaire sur la chaleur.

La chair de poule hérissa la peau de Mat tandis qu’il essayait de se rappeler les mots qui venaient de lui sortir de la bouche. Du charabia et pourtant il avait quasiment l’impression de le comprendre. Que brûle Moiraine ! Si elle m’avait laissé tranquille, je n’aurais pas de trous dans la mémoire assez grands pour qu’y passe une charrette attelée et je ne dégoiserais pas cette espèce de bon sang de ce que c’est ! Il serait aussi en train de traire les vaches de son père au lieu de parcourir le monde avec des poches pleines d’or, mais il avait l’art d’oublier cet aspect-là de la situation.

« Êtes-vous ici pour jouer, dit-il d’un ton bourru, ou pour caqueter comme des vieilles femmes occupées à tricoter ?

— Pour jouer, répliqua sèchement Baran. Trois couronnes, en or ! » Il lança les pièces sur le tas de la cagnotte.

« Et trois en plus par-dessus le marché. » Estean hoqueta et ajouta six couronnes d’or au pot.

Réprimant un sourire, Mat oublia l’Ancienne Langue. Ce fut assez facile ; il n’avait pas envie d’y penser. D’ailleurs s’ils se mettaient à jouer aussi gros jeu, il gagnerait peut-être assez avec les cartes qu’il avait en main pour s’esquiver au matin. Et si Rand est assez fou pour déclencher une guerre, je m’en irai – quand bien même devrais-je partir à pied.

Au-dehors dans le noir, un coq chanta. Mat changea de position avec malaise et se dit de ne pas être stupide. Personne n’allait mourir.

Son regard s’abaissa sur ses cartes – et ses paupières battirent. La flamme de l’Amyrlin avait été remplacée par un poignard. Tandis qu’il pensait être fatigué et avoir des visions, elle plongea la lame minuscule dans le dos de sa main.

Avec un cri rauque, il lança les cartes loin de lui et se rejeta en arrière, renversant son siège et frappant la table des deux pieds dans sa chute. L’air sembla prendre la consistance du miel. Tout se déplaçait comme si le temps avait ralenti mais simultanément tout paraissait se produire à la fois. D’autres cris répondaient au sien, des cris sourds résonnant dans une caverne. Lui et son siège descendaient lentement ; la table s’élevait.

La Maîtresse des Flammes dressée entre sol et plafond augmentait de taille et le fixait avec un sourire cruel. À présent presque grandeur nature, elle s’apprêtait à sortir de la carte ; elle était toujours une forme peinte, sans épaisseur, mais elle cherchait à l’atteindre avec sa lame, rougie par son sang comme si elle avait déjà été plongée dans son cœur. À côté d’elle, le Maître des hanaps commençait à croître, le Puissant Seigneur de Tear dégainant son épée.

Mat flottait ; cependant, sans trop savoir comment, il réussit à extirper le poignard dissimulé dans sa manche gauche et à le lancer du même mouvement, droit vers le cœur de l’Amyrlin. Si cette chose avait un cœur. Le second poignard surgit sans à-coup dans sa main gauche et en partit aussi souplement. Les deux lames voguaient dans l’air comme du duvet de chardon. Il voulait crier, mais ce premier hurlement de stupeur et de furie emplissait encore sa bouche. La Maîtresse des Masses se développait à côté des deux premières cartes, la souveraine d’Andor agrippant la masse comme une matraque, ses cheveux d’or roux encadrant le rictus d’une folle.

Mat tombait toujours, poussant toujours ce hurlement qui n’en finissait plus. L’Amyrlin s’était dégagée de sa carte, le Puissant Seigneur sortait de la sienne, l’épée en main. Les silhouettes plates se déplaçaient presque aussi lentement que lui. Presque. Il avait la preuve que l’acier qu’ils tenaient pouvait couper – et sans doute la masse pouvait fendre un crâne. Son crâne.

Les poignards qu’il avait lancés bougeaient comme s’ils s’enfonçaient dans de la gelée. Il était sûr que le coq avait chanté pour lui. Quoi qu’en ait dit son père, le présage était véridique. Mais il n’avait pas l’intention de baisser les bras et de mourir. Tant bien que mal, il éjecta de son bliaud deux autres poignards, un dans chaque main. S’efforçant de se retourner en l’air, pour se remettre à la verticale, il projeta un des poignards sur la figure à la chevelure d’or armée du gourdin. L’autre, il le garda en essayant de se redresser pour atterrir les pieds sur le sol, prêt à affronter…

Dans une secousse le monde reprit sa marche normale et Mat atterrit gauchement sur le flanc, assez rudement pour avoir le souffle coupé. Avec l’énergie du désespoir, il se redressa, tirant un autre poignard de dessous ses vêtements. On n’en porte jamais trop sur soi, proclamait Thom. Mat n’eut besoin ni du premier ni du second.

Pendant un instant, il crut que cartes et figures avaient disparu. Ou peut-être qu’il avait tout imaginé. Peut-être que c’était lui qui devenait fou. Puis il vit les cartes à jouer, redevenues de taille normale, épinglées sur un des lambris de bois sombre par ses poignards qui vibraient encore. Il prit une profonde aspiration saccadée.

La table gisait sur le côté, les pièces de monnaie tournoyant encore sur le sol où petits seigneurs et serviteurs étaient accroupis au milieu des cartes éparses. Ils regardaient bouche bée Mat et ses poignards, ceux dans ses mains et ceux dans la paroi, avec des yeux pareillement écarquillés. Estean saisit un pichet d’argent qui avait échappé on ne sait comment à la culbute générale et se mit à se verser du vin dans le gosier, le surplus dégoulinant sur son menton et le long de sa poitrine.

« Ce n’est pas parce que vous n’avez pas les cartes pour gagner, dit Edorion d’une voix enrouée, qu’il faut… » Il s’interrompit en frissonnant.

« Vous l’avez vu aussi. » Mat rangea les poignards dans leurs fourreaux. Un mince filet de sang coulait de la minuscule blessure sur le dos de sa main. « Ne prétendez pas être devenu aveugle !

— Je n’ai rien vu, répliqua Reimon avec entêtement. Rien ! » Il commença à ramper sur le sol pour ramasser l’or et l’argent, se concentrant sur les pièces comme si elles étaient ce qu’il y a de plus important au monde. Les autres agissaient de même, sauf Estean qui courait de-ci de-là, d’un pichet renversé à un autre, en quête d’un qui contiendrait encore du vin. Un des serviteurs cachait son visage dans ses mains ; l’autre, les yeux fermés, récitait apparemment une prière d’une voix basse, plaintive et haletante.

Murmurant un juron, Mat se dirigea à grandes enjambées vers ses poignards clouant les cartes sur le lambris. Elles étaient de nouveau de simples cartes à jouer, rien que du papier rigide dont le vernis transparent était craquelé. Par contre, la figure de l’Amyrlin tenait toujours un poignard au lieu d’une flamme. Mat perçut sur sa langue le goût du sang et se rendit compte qu’il suçait la coupure dans le dos de sa main.

Il libéra précipitamment ses poignards, déchirant chaque carte en deux avant de rengainer la lame. Au bout d’un moment, il chercha parmi les cartes qui jonchaient le sol jusqu’à ce qu’il trouve le Maître des pièces de monnaie et le Maître des Vents, et il les déchira aussi. Il se sentit un peu ridicule – c’était fini ; les cartes étaient redevenues juste des cartes – mais il ne pouvait pas s’en empêcher.

Aucun des jeunes seigneurs qui se traînaient à quatre pattes ne tenta de l’arrêter. Ils s’écartaient précipitamment devant lui, sans même lui jeter un coup d’œil. Il n’y aurait plus de jeu ce soir, et peut-être pas non plus pendant quelques soirées suivantes. Du moins pas avec lui. Quel que soit ce qui s’était passé, il en avait visiblement été la cible. Et encore plus clairement, cela avait dû être fait au moyen du Pouvoir Unique. Ils ne voulaient pas être mêlés à ça.

« Puisses-tu brûler, Rand ! dit-il entre ses dents. Abandonne-toi à la folie si tu y es obligé, mais ne m’entraîne pas avec toi ! » Sa pipe gisait en deux morceaux, le tuyau tranché net. Il ramassa avec humeur sa bourse qui était par terre et sortit de la pièce à pas rapides.

* * *

Dans sa chambre obscurcie, Rand s’agitait nerveusement sur un lit assez large pour cinq personnes. Il rêvait.

Dans une forêt sombre, Moiraine l’aiguillonnait avec un bâton pointu en direction de l’endroit où attendait l’Amyrlin, assise sur une souche tenant dans ses mains un licol destiné à son cou. De vagues formes s’entrevoyaient entre les arbres, le suivant furtivement, lui donnant la chasse ; ici, une lame de poignard étincelait dans la clarté crépusculaire, là-bas il apercevait des liens prêts pour le ligoter. Svelte, lui arrivant juste à l’épaule, Moiraine avait une expression qu’il ne lui avait jamais vue. Un air apeuré. La sueur au front, elle le piquait plus fort, essayant de l’entraîner en toute hâte vers le licol de l’Amyrlin. Des Amis du Ténébreux et les Réprouvés dans l’ombre, la laisse de la Tour Blanche devant et Moiraine derrière. Esquivant le bâton de Moiraine, il s’enfuit.

« C’est trop tard pour t’enfuir », cria-t-elle derrière lui, mais il devait s’en retourner. D’où il venait.

Marmonnant, il se débattit sur le lit, puis resta immobile, respirant plus librement pendant un instant.

Il se trouvait dans le Bois Humide, au pays natal, et les rayons obliques du soleil passant à travers les arbres scintillaient sur l’étang devant lui. Il y avait de la mousse verte sur les rochers à cette extrémité de l’étang et trente pas plus loin, à l’autre bout, une petite arche de fleurs sauvages. C’était là que, dans son enfance, il avait appris à nager.

« Vous devriez prendre un bain à présent. »

Il eut un sursaut et se retourna. Min était là, lui souriant dans sa tunique et ses chausses de garçon, et près d’elle Élayne, aux boucles d’or roux, vêtue d’une robe en soie verte convenant pour le palais de sa mère.

C’est Min qui avait parlé, mais Élayne ajouta : « L’eau a l’air tentante, Rand. Personne ne nous dérangera ici.

— Je ne sais pas », commença-t-il lentement. Min l’interrompit en nouant ses doigts derrière sa nuque et en se dressant sur la pointe des pieds pour l’embrasser.

Elle répéta la phrase d’Élayne dans un doux murmure. « Personne ne nous dérangera ici. » Elle se recula et se débarrassa de sa tunique, puis s’attaqua aux lacets de sa chemise.

Rand écarquilla les yeux, ébahi plus encore quand il se rendit compte que la robe d’Élayne gisait sur le sol moussu. La Fille-Héritière était penchée en avant, les bras se croisant, relevant le bas de sa chemise.

« Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama-t-il d’une voix étranglée.

— Nous nous préparons à nous baigner avec vous », répliqua Min.

Élayne lui décocha un sourire et souleva la chemise par-dessus sa tête.

Il tourna le dos précipitamment, bien qu’à demi à contrecœur. Et se retrouva face à Egwene dont les grands yeux noirs lui renvoyèrent un regard triste. Elle pivota sur ses talons sans dire un mot et disparut au milieu des arbres.

« Attends ! lui cria-t-il. Je vais t’expliquer. »

Il se mit à courir ; il lui fallait la rejoindre. Toutefois, quand il atteignit la lisière des arbres, la voix de Min l’incita à s’arrêter.

« Ne partez pas, Rand. »

Élayne et elle étaient déjà dans l’eau, seules leurs têtes émergeant tandis qu’elles nageaient paresseusement au centre de l’étang.

« Revenez, appela Élayne en levant un bras mince pour lui faire signe. Ne méritez-vous pas ce que vous désirez, pour changer ? »

Il passa d’un pied sur l’autre, ayant envie de s’élancer mais incapable de choisir dans quel sens. Ce qu’il désirait. Ces mots paraissaient bizarres. Que désirait-il ? Il porta une main à sa figure, pour essuyer ce qui donnait l’impression d’être de la sueur. La chair gonflée et suppurante oblitérait presque le héron marqué au feu sur sa paume ; de l’os blanc se voyait par des trous aux bords rouges.

Il se réveilla en sursaut, frissonnant dans l’obscurité étouffante. Son caleçon était trempé par la transpiration, ainsi que le drap de toile sous son dos. Son côté le brûlait, à l’endroit où une ancienne blessure ne s’était jamais complètement refermée. Il passa le doigt sur la marque rugueuse, un cercle de près d’un pouce de diamètre, encore sensible après tout ce temps. Même le Pouvoir Guérisseur d’Aes Sedai de Moiraine n’avait pas réussi à la cicatriser complètement. Mais je ne suis pas encore en train de pourrir. Et je ne suis pas fou non plus. Pas encore. Pas encore. Cela disait tout. Il eut envie de rire, et se demanda si cela signifiait qu’il était déjà un peu fou.

Rêver de Min et d’Élayne, rêver d’elles de cette façon… Ma foi, ce n’était pas de la folie, mais sûrement de la bêtise. Ni l’une ni l’autre ne l’avait jamais considéré sur ce plan-là quand il était éveillé. Egwene, il avait été pratiquement fiancé à elle depuis leur enfance. Les paroles consacrées n’avaient jamais été prononcées devant le Cercle des Femmes, mais tout un chacun dans le Champ d’Emond et ses alentours savait qu’ils se marieraient un jour.

Ce jour-là ne viendrait jamais, bien sûr ; pas maintenant, pas avec le destin qui était le lot d’un homme qui canalisait. Egwene devait s’en être rendu compte aussi. Elle devait. Elle ne pensait plus qu’à devenir Aes Sedai. N’empêche, les femmes sont bizarres ; elle s’imaginait peut-être qu’elle pouvait être une Aes Sedai et l’épouser quand même, qu’il canalise ou non. Comment lui dire qu’il ne voulait plus se marier avec elle, qu’il l’aimait comme une sœur ? Mais le lui dire ne serait pas nécessaire, il en était sûr. Il pouvait se dissimuler derrière ce qu’il était. Elle aurait à comprendre ça. Quel homme pouvait demander à une femme de l’épouser quand il savait n’avoir, s’il était chanceux, que quelques années seulement à vivre avant de devenir fou, avant de commencer à pourrir tout vif ? Il frissonna en dépit de la chaleur.

J’ai besoin de sommeil. Les Puissants Seigneurs seraient de retour au matin, intriguant pour gagner ses bonnes grâces. Pour les bonnes grâces du Dragon Réincarné. Peut-être ne rêverai-je pas cette fois-ci. Il commença à se retourner, en quête d’une place sèche sur le drap – et se figea, écoutant de faibles bruissements dans le noir. Il n’était pas seul.

L’Épée qui n’est pas une Épée se trouvait de l’autre côté de la chambre, hors de sa portée, sur un présentoir pareil à un trône que lui avaient offert les Puissants Seigneurs, sans doute dans l’espoir qu’il garderait Callandor loin de leurs yeux. Quelqu’un qui veut voler Callandor. Une deuxième pensée s’imposa. Ou tuer le Dragon Réincarné. Les mises en garde que lui chuchotait Thom n’étaient pas nécessaires pour qu’il sache que les déclarations de loyauté indéfectible des Puissants Seigneurs étaient seulement des discours de circonstance.

Il fit abstraction de toute pensée et sentiment, épousant le Vide ; cela, il le réalisa sans effort. Planant dans son froid vide intérieur, pensée et émotion à l’extérieur, il chercha à atteindre la Vraie Source. Cette fois, il entra en contact aisément, ce qui n’était pas toujours le cas.

Le Saidin l’envahit comme un torrent de chaleur et de clarté blanche, l’enflammant de vie, l’écœurant par la fétidité de la souillure du Ténébreux, comme de l’écume d’eaux-vannes flottant à la surface d’eau douce et pure. Ce torrent menaça de l’emporter, de le réduire en cendres, de l’engloutir.

Luttant contre ce raz de marée, il le maîtrisa par un simple effort de volonté et roula à bas du lit, canalisant le Pouvoir Unique en même temps qu’il posait les pieds à terre dans la posture pour mettre en œuvre la parade appelée Pétales-de-fleur-de-pommier-éparpillés-par-le-vent. Ses ennemis ne devaient pas être nombreux, sinon ils auraient fait plus de bruit ; cette figure d’escrime était prévue pour se défendre contre plus d’un assaillant.

Quand ses pieds se plaquèrent sur le tapis, il y avait dans ses mains une épée, avec une longue poignée et une lame légèrement incurvée coupante seulement d’un côté. Elle donnait l’impression d’avoir été forgée dans une flamme, cependant elle n’était même pas tiède. La forme d’un héron apparaissait noire sur le rouge orangé de la lame. Au même instant, toutes les chandelles et lampes dorées s’allumèrent, de petits miroirs derrière elles augmentant l’illumination. De plus grands miroirs sur les murs et deux miroirs sur pied augmentaient la clarté de leurs reflets, si bien qu’il aurait pu lire aisément n’importe où dans la vaste salle.

Callandor reposait tranquillement, épée apparemment en verre, garde et lame, sur un présentoir haut comme un homme et aussi large, en bois ornementé de sculptures, d’or et de pierres précieuses qui y étaient serties. Les meubles aussi étaient tout dorés et surchargés de gemmes – lit, sièges et bancs, armoires, coffres et table de toilette. Le broc et la cuvette étaient en porcelaine dorée du Peuple de la Mer, mince comme des feuilles. Le grand tapis du Tarabon, aux volutes pourpre, or et bleu, aurait nourri un village entier pendant des mois. Presque toutes les surfaces horizontales supportaient d’autres objets en délicate porcelaine du Peuple de la Mer, ou encore des hanaps, des coupes et ornements en or avec des applications d’argent ou en argent rehaussé d’or. Sur le large manteau en marbre de la cheminée, deux loups d’argent aux yeux de rubis tentaient d’abattre un cerf en or d’au moins trois pieds de haut. Des rideaux de soie écarlate où des broderies au fil d’or représentaient des aigles étaient pendus devant les étroites fenêtres, remuant légèrement sous le souffle d’une brise en train de tomber. Partout où il y avait de la place se voyaient des livres, reliés en cuir, reliés en bois, certains très abîmés et encore couverts de la poussière des rayonnages situés au plus profond de la bibliothèque de la Pierre.

Pour lors, là où Rand pensait découvrir des assassins, ou des voleurs, une belle jeune femme se tenait au centre du tapis, hésitante et surprise, sa chevelure noire tombant en vagues brillantes sur ses épaules. Sa mince robe de soie blanche soulignait plus qu’elle ne masquait. Berelain, souveraine de l’état-cité de Mayene, était la dernière personne à laquelle il s’attendait.

Après un sursaut d’étonnement, elle plongea dans une gracieuse et profonde révérence qui tendit l’étoffe de ses vêtements. « Je n’ai pas d’arme, mon Seigneur Dragon. Je me soumets à votre fouille, si vous doutez de ma parole. » Le sourire de Berelain lui rappela soudain avec gêne qu’il ne portait que son caleçon.

Que je brûle si je me mets à courir de-ci de-là pour essayer de m’habiller à cause d’elle. Cette pensée traversa le Vide. Je ne lui ai pas demandé de venir me surprendre. S’introduire comme une voleuse ! La colère et l’embarras glissèrent aussi à la lisière du Vide, mais néanmoins son visage s’empourpra ; il s’en rendit compte vaguement et cette prise de conscience accentua l’afflux du sang à ses joues. Si froidement calme à l’intérieur du vide ; à l’extérieur… Il sentait chaque petite goutte de sueur qui glissait sur sa poitrine et sur son dos. Il lui fallut un réel effort de volonté obstinée pour rester là debout sous ses yeux. La fouiller ? Que la Lumière m’assiste !

Relâchant sa garde, il laissa l’épée disparaître mais conserva le flux étroit le reliant au Saidin. C’était comme de boire à un trou dans une digue quand toute la longue levée de terre ne demande qu’à céder, l’eau aussi plaisante que du vin auquel a été mélangé du miel et aussi vomitive qu’un ruisselet passant à travers du fumier.

Il ne savait pas grand-chose de cette femme, à part qu’elle se déplaçait dans la forteresse comme si c’était son palais de Mayene. Thom disait que la Première de Mayene posait constamment des questions, à tout le monde. Des questions le concernant. Ce qui pouvait être naturel, étant donné ce qu’il était, mais cela ne lui rendait pas l’esprit plus tranquille. Et elle n’était pas rentrée à Mayene. Ce n’était pas normal. Elle avait été retenue pratiquement captive sauf de nom pendant des mois jusqu’à son arrivée, coupée de son trône et du gouvernement de sa petite nation. La plupart des gens auraient sauté sur la première occasion de fuir un homme capable de canaliser.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? » Il se rendit compte qu’il parlait avec rudesse, et cela lui était égal. « Il y avait des Aielles qui gardaient cette porte quand je me suis endormi. Comment avez-vous franchi leur barrage ? »

Les lèvres de Berelain se retroussèrent un peu plus ; Rand eut soudain l’impression que la température avait monté dans la pièce. « Elles m’ont autorisée à passer immédiatement quand j’ai dit que j’avais été convoquée par le Seigneur Dragon.

— Convoquée ? Je n’ai convoqué personne. » Arrête, se dit-il. C’est une reine ou du rang qui en approche le plus. Tu en connais autant sur les habitudes des reines que tu t’y connais pour voler dans les airs. Il s’efforça de se montrer courtois, seulement il ignorait comment s’adresser à la Première de Mayene. « Ma dame… » Cela devrait aller. « … pourquoi vous convoquerais-je à cette heure de la nuit ? »

Elle eut un doux et chaud rire de gorge ; même enveloppé de vide impassible, il sentit ce rire lui chatouiller la peau et hérisser ses poils sur ses bras et ses jambes. Soudain il s’avisa comme pour la première fois de la façon dont les vêtements de Berelain lui collaient au corps et il se sentit de nouveau rougir. Elle ne veut pas dire… Ou bien si ? Par la Lumière, je ne lui ai pas adressé deux mots jusqu’à présent.

« Peut-être suis-je désireuse de parler, mon Seigneur Dragon. » Elle laissa choir sur le sol sa robe blanche, apparaissant dans un vêtement de soie blanche encore plus fine qu’il ne pouvait appeler autrement que chemise de nuit. De laquelle émergeaient complètement ses épaules satinées et dont le décolleté exposait une portion notable de poitrine claire. Il se retrouva en train de se demander machinalement ce qui la maintenait en place, cette chemise. C’était difficile d’en détacher les yeux. « Vous êtes loin de chez vous, comme moi. Les nuits semblent particulièrement solitaires.

— Demain, je serai heureux de m’entretenir avec vous.

— Mais, pendant la journée, des gens vous entourent. Des solliciteurs. Des Puissants Seigneurs. Des Aiels. » Elle frissonna ; il songea qu’il devrait vraiment regarder ailleurs, toutefois il aurait aussi bien pu s’arrêter de respirer. Il n’avait encore jamais été aussi conscient de ses propres réactions quand il était au sein du Vide. « Les Aiels m’effraient et je n’aime les Seigneurs du Tear d’aucune sorte. »

En ce qui concernait les gens du Tear, il la croyait volontiers, mais il ne pensait pas que quoi que ce soit effrayait cette femme. Que je sois réduit en cendres ! Elle se trouve dans la chambre à coucher d’un inconnu au milieu de la nuit, seulement à demi vêtue, et c’est moi qui suis nerveux comme un chat dans un chenil, en dépit du Vide. Le moment était venu de mettre fin à cette situation avant qu’elle dépasse les bornes.

« Mieux vaudrait que vous retourniez dans votre chambre, ma dame. » Une fraction de lui-même avait bonne envie d’ordonner à Berelain d’enfiler aussi un manteau. Un manteau épais. Oui, une fraction. « Il… il est vraiment trop tard pour tenir une conversation. Demain. Dans la journée. »

Elle lui lança du coin de l’œil un regard mutin. « Avez-vous déjà assimilé les façons compassées du Tear, mon Seigneur Dragon ? Ou cette réticence provient-elle de vos Deux Rivières ? Nous ne sommes pas aussi… collet monté à Mayene.

— Ma dame… » Il s’efforça de prendre un ton solennel ; si elle n’aimait pas les cérémonies, voilà ce qu’il voulait. « Je suis fiancé à Egwene al’Vere, ma dame.

— Vous faites allusion à l’Aes Sedai, mon Seigneur Dragon ? Si elle est réellement une Aes Sedai. Elle est très jeune – peut-être trop jeune – pour porter l’anneau et le châle. » Berelain s’exprimait comme si Egwene était une enfant alors qu’elle-même ne devait pas avoir plus d’un an de plus que Rand, au maximum, et lui était âgé d’à peine deux ans de plus qu’Egwene. « Mon Seigneur Dragon, je n’ai pas l’intention de m’immiscer entre vous. Épousez-la, si elle est de l’Ajah Verte. Je n’aspire aucunement à me marier avec le Dragon Réincarné en personne. Pardonnez-moi si je pèche par audace, mais je vous ai dit que nous n’étions pas si… pointilleux à Mayene. Puis-je vous appeler Rand ? »

Rand eut un soupir de regret et en fut surpris. Il y avait eu un éclair dans les yeux de Berelain, un léger changement d’expression, vite disparue, quand elle avait mentionné un mariage avec le Dragon Réincarné. Si elle ne l’avait pas envisagé avant, elle y avait songé à présent. Le Dragon Réincarné, pas Rand al’Thor ; l’homme de la prophétie, pas le berger des Deux Rivières. Il n’en était pas mortifié à proprement parler ; dans son village, il y avait des jeunes filles qui s’amourachaient de quiconque se révélait le plus rapide ou le plus fort aux jeux de Bel Tine et du dimanche et, de temps à autre, une femme jetait son dévolu sur l’homme possédant les champs les plus fertiles ou les plus grands troupeaux. Ç’aurait été plaisant de penser qu’elle désirait Rand al’Thor. « Il est temps pour vous de partir, ma dame », dit-il d’une voix calme.

Elle se rapprocha. « Je sens vos yeux sur moi, Rand. » Sa voix vibrait de chaleur voilée. « Je ne suis pas une gamine de la campagne pendue aux jupons de sa mère, et je sais que vous voulez…

— Me croyez-vous en pierre, femme ? » Elle sursauta à cette interruption qui résonna comme un rugissement mais, l’instant d’après, elle avançait sur le tapis vers lui, ses yeux des lacs noirs capables d’attirer un homme dans leurs profondeurs.

« Vos bras ont l’air durs comme de la pierre. Si vous estimez que vous devez vous montrer rude avec moi, alors soyez rude, pour autant que vous m’enlacez. » Ses mains effleurèrent le visage de Rand ; des étincelles semblaient jaillir de ses doigts.

Sans réfléchir, il canalisa les flux encore reliés à lui et, soudain, elle recula en trébuchant, les yeux écarquillés de stupeur, comme si une muraille d’air la repoussait. C’était de l’air, il s’en rendait compte ; il faisait des choses de façon impulsive plus souvent que consciente. Du moins, une fois que c’était fini, il se rappelait généralement comment les refaire.

La muraille invisible et mouvante provoquait des ondulations dans le tapis en le raclant, balayant au passage la robe abandonnée par Berelain, une botte qu’il avait jetée de côté en se déshabillant et un tabouret à l’assise en cuir rouge sur laquelle était posé un volume ouvert de L’Histoire de la Pierre de Tear d’Eban Vandès, les poussant en même temps qu’elle forçait Berelain à reculer presque jusqu’au mur, l’encerclant. À bonne distance de lui. Il lia le flux – c’était la seule définition qui lui venait à l’esprit pour qualifier ce qu’il faisait – et n’eut plus besoin de maintenir lui-même ce bouclier. Il étudia pendant un instant ce qu’il avait fait, jusqu’à ce qu’il fût sûr de pouvoir le refaire. Cela semblait utile, surtout le liage.

Ses yeux noirs toujours dilatés, Berelain repérait avec des mains tremblantes les limites de sa prison invisible. Son visage était presque aussi blanc que sa peu couvrante chemise de soie. Tabouret, botte et livre gisaient à ses pieds, emmêlés dans sa robe de chambre.

« Bien que je le regrette, lui dit-il, nous ne nous reparlerons plus sauf en public, ma dame. » Il le regrettait réellement. Quels que soient ses mobiles, elle était belle. Que je brûle, je suis vraiment un imbécile ! À quoi appliquait-il cette constatation, il ne le savait pas trop – parce qu’il songeait à sa beauté ou parce qu’il la renvoyait. « En fait, le mieux sera d’organiser votre voyage de retour à Mayene dès que possible. Je vous promets que le Tear n’inquiétera plus la Mayene. Vous avez ma parole. » Une promesse qui valait seulement pour autant qu’il vivrait, peut-être seulement pour autant qu’il resterait dans la forteresse, mais il devait lui offrir quelque chose. Un pansement pour sa blessure d’orgueil, un cadeau pour empêcher son esprit d’être en proie à la peur.

Mais sa peur était déjà maîtrisée, en tout cas extérieurement. Son expression respirait la franchise et la loyauté, tout effort de séduction disparu. « Pardonnez-moi. Je ne m’y suis pas bien prise. Je n’avais pas l’intention de vous offenser. Dans mon pays, une femme peut exprimer librement ce qu’elle pense à un homme, et réciproquement. Rand, il faut que vous sachiez que vous êtes un bel homme, grand et fort. C’est moi qui serais de pierre si je ne le voyais pas et n’admirais. Je vous en prie, ne me renvoyez pas loin de vous. Je vous en supplierai, si vous le souhaitez. » Elle s’agenouilla avec souplesse, comme un mouvement de danse. Son expression disait encore qu’elle était franche, confessant tout, mais d’autre part, en s’agenouillant, elle s’était arrangée pour tirer sur sa chemise déjà en grand risque de choir au point que cette chemise paraissait vraiment prête à s’affaler par terre. « Je vous en prie, Rand ? »

Même à l’abri du vide comme il l’était, il la contemplait avec stupeur, et cela n’avait rien à voir avec sa beauté ou sa quasi-nudité. Oh, tout au moins en partie.

Si les Défenseurs de la Pierre avaient été moitié aussi résolus, moitié aussi déterminés que cette femme, dix mille Aiels n’auraient jamais réussi à s’emparer de la Pierre.

« Je suis flatté, ma dame, répliqua-t-il diplomatiquement. Croyez-le, je le suis. Toutefois, ce ne serait pas équitable vis-à-vis de vous. Je ne puis vous donner ce que vous méritez. » Qu’elle comprenne donc ce qu’elle veut.

Au-dehors dans l’obscurité, un coq chanta.

À la surprise de Rand, le regard de Berelain se dirigea soudain au-delà de lui, ses yeux grands comme des soucoupes. Sa bouche s’ouvrit brusquement et des tendons saillirent sur sa gorge élancée sous l’effort d’un cri qui refusait de sortir. Il pivota sur lui-même, l’épée d’un rouge tirant sur le jaune étincelant dans ses mains.

À l’autre bout de la pièce, une des psychés lui renvoya son reflet, un grand jeune homme à la chevelure nuancée de roux et aux yeux gris, portant seulement un caleçon de lin blanc et tenant une épée faite de feu. Le reflet descendit du cadre du miroir sur le tapis, brandissant son épée.

Je suis devenu fou. Sa pensée flottait à la limite du Vide. Non ! Elle l’a vu. C’est réel.

Il surprit du coin de l’œil un mouvement sur sa gauche. Il se tourna d’instinct, relevant l’épée dans la posture de La-Lune-se-lève-sur-l’eau. La lame taillada la forme – sa forme – qui descendait d’un miroir sur le mur. La forme vacilla, s’éparpilla comme des atomes de poussière flottant dans les airs, disparut. Le reflet de Rand réapparut dans le miroir mais, simultanément, posa les mains sur le cadre de la psyché. Rand prit conscience de mouvements dans les miroirs tout autour de la chambre.

Avec l’énergie du désespoir, il enfonça l’épée dans celui qu’il avait devant lui. Le verre argenté vola en éclats, par contre l’image donna Timpression de s’être pulvérisée la première. Rand crut entendre un cri lointain résonner dans sa tête, sa propre voix hurlant, s’éteignant. En même temps que tombaient les fragments de miroir, il frappa avec le Pouvoir Unique. Toutes les glaces de la chambre explosèrent en silence, déversant un jaillissement de verre sur le tapis. Le cri mourant qui avait résonné dans sa tête se répéta à l’infini, lui faisant passer des frissons dans le dos. C’était sa voix ; il avait du mal à croire que ce n’était pas lui qui émettait ces sons.

Voulant affronter le reflet qui était sorti du miroir, il virevolta juste à temps pour parer son attaque. Déployer-l’Éventail afin de contrer les Pierres-dévalant-le-Flanc-de-la-Montagne. L’image recula d’un bond et, subitement, Rand se rendit compte qu’elle n’était pas seule. Quelque rapidité avec laquelle il avait brisé les miroirs, deux autres reflets s’en étaient évadés. À présent, ils étaient campés devant lui, trois doubles de lui-même jusqu’à la cicatrice ronde plissée sur son côté, tous le dévisageant avec une avidité étrange, les traits déformés par une expression de haine et de mépris. Seuls leurs regards étaient vides, sans vie. Avant qu’il ait eu le temps de reprendre son souffle, ils foncèrent sur lui.

Rand se déplaça de côté, des fragments de glace cassée lui entaillant les pieds, encore et encore de côté, passant de posture en posture et de parade en attaque, tâchant de n’avoir à combattre qu’un adversaire à la fois. Il utilisa tout ce que Lan, le Lige de Moiraine, lui avait appris sur le maniement de l’épée au cours de leurs exercices quotidiens.

Si les trois avaient combattu ensemble, s’ils s’étaient soutenus les uns les autres, il serait mort dès la première minute, mais chacun le combattait seul, comme si les autres n’existaient pas. Même ainsi, il ne parvenait pas à bloquer totalement leurs coups d’épée ; en quelques instants, du sang lui coulait le long de la figure, de la poitrine, des bras. L’ancienne blessure se rouvrit brutalement, ajoutant au ruissellement qui tachait de rouge son caleçon. Ils possédaient son adresse en même temps que les traits de son visage, et ils étaient trois contre lui seul. Les sièges et les tables se renversèrent ; les porcelaines hors de prix du Peuple de la Mer s’écrasèrent sur le tapis.

Il sentit ses forces décroître. Aucune de ses estafilades n’était grave à proprement parler, excepté la vieille blessure, mais toutes ensemble… Il ne songea pas une seconde à appeler à l’aide les Aiels qui se trouvaient de l’autre côté de sa porte. Les murs épais étoufferaient même un hurlement de mort. Ce qu’il fallait faire, il devait le faire seul. Il se battit enveloppé dans la froide impassibilité du Vide, mais la peur égratignait la surface de ce cocon d’impassibilité comme des branches secouées par le vent cinglent une vitre dans la nuit.

Son épée esquiva l’épée antagoniste et traça une balafre en travers d’un visage juste sous les yeux – il ne put s’empêcher de tiquer ; c’était son visage – mais celui qui possédait ce visage s’était reculé juste assez pour éviter une entaille mortelle. Du sang jaillit de la coupure, voilant de rouge foncé bouche et menton, et pourtant la face abîmée ne changea pas d’expression et ses yeux vides ne cillèrent pas une fois. L’autre le voulait mort à la façon dont un affamé veut de la nourriture.

Quelque chose peut-il les tuer ? Tous les trois perdaient du sang par les blessures qu’il était parvenu à infliger, mais saigner ne paraissait pas les rendre plus lents comme il savait en être lui-même freiné. Ils s’efforçaient d’éviter son épée mais ne paraissaient pas se rendre compte qu’ils avaient été blessés. S’ils l’ont été, songea-t-il lugubrement. Par la Lumière, s’ils saignent, ils peuvent l’être ! Ils doivent l’être !

Il avait besoin d’un répit, d’un peu de temps pour retrouver son souffle, pour se reprendre. Soudain il s’écarta d’eux, sautant d’un bond sur le lit, le traversant dans sa largeur en roulant sur lui-même. Il sentit plus qu’il ne vit des lames tailladant les draps, manquant de peu sa chair. Il atterrit sur ses pieds, chancela, se rattrapa à une petite table pour garder son équilibre. La brillante coupe en argent ornée d’or posée sur la table vacilla. Un de ses doubles avait grimpé sur le lit ravagé et avançait avec circonspection à pas silencieux qui faisaient jaillir des plumes d’oie, l’épée prête. Les deux autres contournaient lentement le lit, chacun ne tenant toujours aucun compte de ses compagnons, uniquement préoccupé de lui, Rand. Leurs yeux miroitaient comme du verre.

Rand frissonna en éprouvant une douleur vive dans sa main posée sur la table. Une image de lui-même, haute de pas plus de six pouces, en retirait sa petite épée. Instinctivement, il agrippa l’homuncule avant qu’il le frappe de nouveau. Le petit être se tordit dans son étreinte, lui montrant les dents. Rand prit alors conscience de mouvements tout autour de la pièce, d’une foule de minuscules reflets sortant d’objets en argent poli. Sa main commença à s’engourdir, à se refroidir, comme si cette chose suçait la chaleur de son corps. L’ardeur du Saidin monta en lui ; une vague lui envahit la tête et la chaleur afflua dans sa main glacée.

L’homuncule explosa soudain comme une bulle et Rand sentit quelque chose se répandre en lui – émanant de l’explosion – une petite portion de sa force perdue. De menus élans de vitalité lui donnèrent l’impression de s’abattre sur lui telle une averse de grêle.

Quand il leva la tête – se demandant pourquoi il n’était pas mort – les minuscules reflets entraperçus avaient disparu. Les trois plus grands chancelaient, comme si l’accroissement de ses forces leur en avait retiré. Toutefois, tandis qu’il les examinait, ils se raffermirent sur leurs jambes et s’avancèrent, encore que plus prudemment.

Il recula, réfléchissant à toute allure, son épée menaçant tantôt l’un tantôt l’autre. S’il continuait à les combattre de cette façon, ils le tueraient tôt ou tard. Il le savait aussi sûrement qu’il savait perdre son sang. Mais quelque chose reliait ces reflets. Absorber l’homoncule – cette pensée à Tanière-plan de son esprit lui donnait mal au cœur, mais c’était bien ce qui s’était passé – n’avait pas seulement entraîné les autres avec lui, cela avait aussi affecté les plus grands, du moins pour un instant. S’il pouvait faire de même avec l’une de ces grandes formes toutes les trois seraient peut-être détruites.

Rien que penser à les absorber lui fit vaguement prendre conscience d’une envie de vomir, mais il ne connaissait pas d’autre moyen. Je ne connais pas ce moyen-là. Comment m’y suis-je pris ? Ô Lumière, qu’est-ce que j’ai fait ? Il devait lutter corps à corps avec une des trois, au moins en toucher une ; il en avait en quelque sorte la certitude. Cependant s’il tentait de s’approcher aussi près, il aurait trois épées à travers le corps le temps d’autant de battements de cœur. Des reflets. Jusqu’à quel point s’agit-il encore de reflets ?

Espérant qu’il n’était pas un imbécile – auquel cas, il serait probablement un imbécile mort – il laissa disparaître son épée. Il était prêt à la rappeler instantanément mais, quand sa lame forgée dans le feu cessa d’être, celles des autres aussi. Pendant un instant, le désarroi se peignit sur les traits de trois copies de son visage, l’une une masse sanglante. N’empêche, avant qu’il ait eu le temps d’empoigner l’une d’elles, elles sautèrent sur lui, tous les quatre s’écroulant sur le sol dans un méli-mélo de membres qui s’empoignaient, roulant sur le tapis jonché de débris de verre.

Le froid s’infiltra à l’intérieur de Rand. L’engourdissement s’insinua dans ses membres jusqu’à ses os, au point qu’il avait à peine conscience que les débris des miroirs, les éclats de porcelaine s’incrustaient dans sa chair. Une sensation proche de la panique traversa comme un éclair le vide qui l’entourait. Peut-être avait-il commis une erreur fatale. Ces reflets étaient plus grands que celui qu’il avait absorbé et ils soutiraient de lui davantage de chaleur. Et pas seulement de la chaleur. À mesure qu’il se refroidissait, les yeux gris vitreux qui plongeaient dans les siens se mettaient à vivre. Avec une certitude glaçante, il sut que, s’il mourait, cela ne terminerait pas la lutte. Les trois se retourneraient les uns contre les autres jusqu’à ce qu’un seul reste – et celui-là aurait sa vie, ses souvenirs, serait lui.

Il s’obstina à se battre, luttant d’autant plus farouchement qu’il devenait plus faible. Il appela à lui le Saidin, essayant de se remplir de sa chaleur. Même la souillure qui lui retournait l’estomac était la bienvenue, car plus il en était conscient plus il absorbait de Saidin. Si son estomac pouvait se rebeller, alors il vivait toujours et, s’il vivait, il pouvait se battre. Mais comment ? Comment ? Qu’est-ce que j’ai fait tout à l’heure ? Le Saidin accourait en lui comme un raz de marée au point qu’il eut l’impression que s’il survivait à ses assaillants, ce serait seulement pour être consumé par le Pouvoir. Comment y ai-je réussi ? Il ne pouvait qu’attirer à lui le Saidin et essayer… se tendre vers son but… s’évertuer…

Un des trois disparut – Rand le sentit se glisser en lui ; c’était comme s’il était tombé d’une hauteur, à plat sur un sol rocheux – puis les deux autres ensemble. L’impact le précipita à plat dos, où il demeura étendu le regard fixé sur le plafond de staff avec ses reliefs en ronde bosse dorés, jouissant avec délice du fait qu’il respirait encore.

Le Pouvoir montait toujours dans chaque fissure de son être. Il avait envie de vomir tous les repas qu’il avait jamais mangés. Il se sentait tellement vivant que, par comparaison, l’existence qui n’était pas imprégnée de Saidin n’avait pas plus de substance que des ombres. Il percevait la cire d’abeille des chandelles et l’huile dans les lampes. Il percevait chaque fibre du tapis sur son dos. Il percevait chaque coupure dans sa chair, chaque entaille, chaque écorchure, chaque meurtrissure. Mais il continua à retenir le Saidin.

Un des Réprouvés avait tenté de le tuer. Ou tous. Ce devait être cela, à moins que le Ténébreux ne soit déjà libre, auquel cas il ne pensait pas qu’il aurait eu à affronter quelque chose d’aussi facile ou d’aussi simple que cela. Il persista donc à maintenir son lien avec la Vraie Source. À moins que je ne l’aie fait moi-même. Haïrais-je assez ce que je suis pour essayer de me suicider ? Sans même m’en rendre compte ? Par la Lumière, il faut que j’apprenne à le maîtriser. Il le faut.

Il se redressa péniblement. Laissant des empreintes de pied sanglantes sur le tapis, il se dirigea en boitant vers le présentoir où reposait Callandor. Il était couvert de sang provenant de centaines d’estafilades. Il souleva l’épée dont la transparence de cristal fut illuminée sur toute sa longueur par le Pouvoir qui affluait en elle. L’épée qui n’était pas une épée. Cette lame, apparemment en verre, était aussi tranchante que le plus bel acier, pourtant Callandor n’était pas vraiment une épée, c’était un vestige de l’Ère des Légendes, un sa’angreal. Avec l’aide de l’un des relativement rares angreals connus pour être sortis indemnes de la Guerre de l’Ombre et de la Destruction du Monde, c’était possible de canaliser des afflux du Pouvoir Unique qui, sans lui, auraient réduit en cendres le canaliseur. Un de ces sa’angreals, plus rares encore, permettait d’accroître l’afflux de Pouvoir obtenu grâce à un angreal dans les mêmes proportions qu’un angreal l’augmentait par rapport au simple canalisage. Et Callandor, utilisable seulement par un homme, reliée au Dragon Réincarné par trois mille ans de légendes et de prophéties, était l’un des plus puissants sa’angreals jamais élaborés. Quand il tenait Callandor dans ses mains, il pouvait raser d’un seul coup les remparts d’une cité. Callandor en main, il était capable d’affronter même un des Réprouvés. C’étaient eux. Ce devait être eux.

Tout à coup, il s’avisa qu’il n’avait pas entendu un son provenant de Berelain. Craignant à demi de la voir morte, il se retourna.

Toujours agenouillée, elle esquissa un sursaut de recul. Elle avait remis sa robe de chambre et la serrait autour d’elle comme une armure d’acier, ou des murailles de pierre. La figure pâle comme la neige, elle s’humecta les lèvres. « Lequel êtes… ? » Elle avala sa salive et reprit : « Lequel… ? » Elle fut incapable d’achever sa phrase.

« Je suis le seul qui existe, dit-il avec douceur. Celui que vous traitiez comme si nous étions fiancés. » Il avait choisi cette réponse pour l’apaiser, peut-être la faire sourire – assurément, une femme aussi forte qu’elle s’était montrée pouvait sourire, même en face d’un homme couvert de sang – mais elle se pencha en avant et appuya son visage sur le sol.

« Je présente mes humbles excuses pour vous avoir très gravement offensé, Seigneur Dragon. » Sa voix essoufflée avait réellement un ton humble – et un accent effrayé. Ne lui ressemblant absolument pas. « Je vous prie d’oublier mon offense et de pardonner. Je ne vous importunerai plus. Je le jure, mon Seigneur Dragon. Sur le nom de ma mère et devant la Lumière, je le jure. »

Il dénoua le flot ; le mur invisible la retenant prisonnière devint un bref courant d’air qui agita sa robe. « Il n’y a rien à pardonner », répliqua-t-il avec lassitude. Il se sentait très fatigué. « Allez où vous voulez. »

Elle se releva avec hésitation, allongea une main et poussa un « ah » de soulagement quand cette main ne rencontra rien. Rassemblant les plis de sa robe, elle commença à s’éloigner avec précaution sur le tapis jonché de débris de verre, dont les éclats crissaient sous ses escarpins de velours. Près de la porte, elle s’arrêta, se retourna face à lui avec un effort visible. Ses yeux ne parvenaient pas à affronter les siens. « Je vous enverrai les Aielles, si vous le désirez. Je pourrais demander que l’on aille quérir une des Aes Sedai pour soigner vos blessures. »

À présent, elle aimerait autant se trouver dans une chambre avec un Myrddraal ou le Ténébreux en personne, cependant ce n’est pas une poule mouillée. « Merci, répondit-il à mi-voix, mais non. Je vous saurais gré de ne dire à personne ce qui s’est passé ici. Pas tout de suite. Je m’occuperai de ce qui est nécessaire. » C’était probablement les Réprouvés.

« Comme l’ordonne mon Seigneur Dragon. » Elle lui adressa une brève révérence et sortit précipitamment, craignant peut-être qu’il change d’avis et ne la laisse pas partir.

« Autant se trouver en compagnie du Ténébreux en personne », murmura-t-il comme la porte se refermait sur elle.

Il se dirigea en boitillant vers le pied du lit, se laissa choir sur le coffre qui était là et plaça Callandor en travers de ses genoux, ses mains ensanglantées posées sur la lame étincelante. Avec elle dans ses mains, même un des Réprouvés aurait peur de lui. Dans un moment, il ferait chercher Moiraine pour Guérir ses blessures. Dans un moment, il parlerait aux Aielles qui étaient au-dehors devant sa chambre et redeviendrait le Dragon Réincarné. Mais, à présent, tout ce qu’il voulait c’était rester assis et se remémorer un berger nommé Rand al’Thor.

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