7 Jouer avec le feu

Le lendemain matin, alors que le soleil surgissait juste au-dessus de l’horizon, Egwene se présenta à la porte de l’appartement de Rand, suivie en traînant les pieds par Élayne. La Fille-Héritière portait une robe en soie bleu clair à manches longues, taillée selon la mode de Tear, le décolleté abaissé après une petite discussion de façon à bien dégager le haut du buste. Un collier de saphirs du ton intense d’un ciel matinal et un autre fil de saphirs passé dans ses boucles d’or roux mettaient en valeur le bleu de ses yeux. En dépit de la chaleur humide, Egwene avait drapé autour de ses épaules une simple écharpe rouge foncé aussi grande qu’un châle. Aviendha avait fourni l’écharpe ainsi que les saphirs. Si surprenant que cela paraisse, l’Aielle avait constitué d’une façon ou de l’autre une bonne réserve de ce genre de choses.

Bien que les sachant là, Egwene sursauta quand les Aiels de garde se relevèrent avec une étonnante prestesse. Élayne retint brièvement sa respiration, mais les toisa vite avec cet air royal qu’elle savait si bien prendre. Lequel ne fit manifestement aucun effet sur ces hommes brunis par le soleil. Les six étaient des Shae’en M’taal, des Chiens de Pierre, et avaient une attitude détendue pour des Aiels, autrement dit donnaient l’impression de regarder partout à la fois, d’être prêts à s’élancer dans n’importe quelle direction.

Egwene se redressa de toute sa taille à l’imitation d’Élayne – elle aurait vraiment aimé s’en tirer aussi bien que la Fille-Héritière – et annonça : « Je… nous voulons voir où en sont les blessures du Seigneur Dragon. »

C’était carrément stupide à dire s’ils possédaient de solides notions concernant la Guérison, mais cela ne risquait guère ; peu de gens en avaient et les Aiels probablement moins que la plupart. Elle n’avait pas eu l’intention de justifier sa venue ici – cela suffisait qu’ils la croient une Aes Sedai – toutefois, quand les Aiels avaient quasiment jailli du sol de marbre noir, l’idée avait semblé soudain bonne. Non pas qu’ils aient esquissé le moindre geste pour les arrêter, Élayne et elle, évidemment. Mais ces hommes étaient tellement grands, tellement impassibles, et ils avaient en main ces lances courtes et ces arcs en corne comme si s’en servir était aussi naturel que respirer, et aussi simple. Avec ces yeux clairs qui la considéraient fixement, il n’était que trop facile de se rappeler les récits d’Aiels voilés de noir, sans merci ni miséricorde, de la Guerre des Aiels et des hommes comme ceux-ci qui avaient anéanti toutes les armées envoyées contre eux jusqu’à la dernière, qui avaient repris le chemin de leur Désert seulement après avoir cloué sur leurs positions les nations alliées au bout de trois jours et trois nuits de combats sanglants devant Tar Valon même. Egwene faillit appeler à elle la Saidar.

Gaul, le chef des Chiens de Pierre, hocha la tête, en les regardant Élayne et elle avec une nuance de respect. C’était un bel homme, dans le genre rude, un peu plus âgé que Nynaeve, avec des yeux verts translucides comme des pierres précieuses et de longs cils si sombres qu’ils semblaient souligner ses yeux de noir. « Elles le tourmentent peut-être. Il est de mauvaise humeur, ce matin. » Gaul sourit, juste un éclair de dents blanches, témoignant qu’il comprenait dans quelle disposition d’esprit est un blessé. « Il a déjà chassé un groupe de ces Puissants Seigneurs et en a jeté un dehors lui-même. Comment s’appelle-t-il ?

— Torean », répliqua un autre encore plus grand que lui. Il avait une flèche encochée, et tenait son petit arc courbe presque machinalement. Ses yeux gris se posèrent un instant sur les deux jeunes filles, puis recommencèrent à sonder les espaces entre les colonnes du vestibule.

« Torean, oui, dit Gaul. Je pensais qu’il glisserait jusqu’à ces jolies sculptures… » Il désigna de la pointe de sa lance le cercle de Défenseurs figés au garde-à-vous. « … mais il en a atterri à trois pas. J’ai perdu au profit de Mangin une belle tenture de Tear, tout en faucons au fil d’or. » L’homme plus grand eut un bref sourire satisfait.

Egwene cilla en se représentant mentalement Rand jetant de ses propres mains un Puissant Seigneur à travers la salle. Il n’avait jamais été violent ; loin de là. Jusqu’à quel point avait-il changé ? Elle avait été trop occupée avec Joiya et Amico et lui avec Moiraine, Lan ou les Puissants Seigneurs de Tear, pour autre chose que se parler en passant, échanger quelques mots à propos de leur pays natal çà et là, de la façon dont se serait passée la fête de Bel Tine cette année et à quoi ressemblerait le dimanche. C’était si court. À quel point avait-il changé ?

« Nous devons le voir », dit Élayne, un léger tremblement dans la voix.

Gaul s’inclina, piquant la pointe d’une de ses lances dans le marbre noir. « Bien sûr, Aes Sedai. »

C’est avec une certaine appréhension qu’Egwene pénétra dans l’appartement de Rand, et la mine d’Élayne en disait long sur l’effort requis par ces quelques pas.

Il ne restait pas trace de l’horreur de la nuit, si ce n’est l’absence de miroirs ; des emplacements plus clairs se distinguaient sur les lambris des murs à l’endroit où avaient été enlevées les glaces qui y étaient accrochées. Non pas que la pièce eût l’air le moins du monde en ordre ; des livres gisaient partout, sur tout, certains ouverts comme abandonnés au milieu d’une page, et le lit n’avait toujours pas été refait. Les fenêtres donnant à l’ouest sur le fleuve qui était l’artère vitale de Tear avaient toutes leurs rideaux pourpres ouverts et Callandor scintillait comme du cristal poli sur un énorme présentoir doré d’un mauvais goût sans égal dans son faste. Egwene estima que jamais à sa connaissance objet plus laid n’avait décoré une pièce – jusqu’à ce qu’elle aperçoive les loups d’argent attaquant un cerf en or sur la tablette de la cheminée. De rares bouffées de brise montant du fleuve maintenaient la pièce étonnamment fraîche en comparaison du reste de la forteresse.

Rand, en manches de chemise, était étendu dans un fauteuil, une jambe passée par-dessus l’accoudoir et un livre relié en cuir appuyé sur son genou. Au bruit de leurs pas, il referma le livre brusquement et le laissa choir parmi les autres sur le tapis orné de volutes, se levant d’un bond, prêt à se battre. L’expression menaçante s’estompa sur ses traits quand il comprit qui elles étaient.

Pour la première fois depuis qu’elle était dans la Pierre, Egwene chercha ce qui avait changé chez Rand, et elle trouva.

Avant son arrivée à la forteresse, ils ne s’étaient pas rencontrés depuis combien de mois ? Suffisamment de temps pour que ses traits aient durci, pour que l’expression ouverte qu’ils avaient naguère ait disparu. Il se déplaçait différemment aussi, un peu comme Lan, un peu comme les Aiels. Avec sa haute taille et ses cheveux tirant sur le roux, avec ses yeux tantôt bleus tantôt gris selon l’éclairage, il ressemblait beaucoup trop à un Aiel. Beaucoup trop pour qu’elle se sente à l’aise. Mais avait-il changé intérieurement ?

« Je croyais que vous étiez… quelqu’un d’autre », marmonna-t-il, répartissant entre elles des coups d’œil embarrassés. C’était le Rand qu’elle connaissait, jusqu’à la rougeur qui lui montait aux joues chaque fois qu’il regardait Élayne ou elle, l’une ou l’autre. « Des… gens veulent des choses que je ne peux pas donner. Que je ne veux pas donner. » La suspicion se peignit sur son visage avec une soudaineté bouleversante, et son ton se durcit. « Vous, qu’est-ce que vous voulez ? Est-ce Moiraine qui vous envoie ? Êtes-vous censées me convaincre de faire ce qu’elle veut ?

— Ne sois pas bête, rétorqua Egwene sèchement sans réfléchir. Je ne veux pas que tu déclenches une guerre. »

Élayne ajouta d’une voix suppliante : « Nous sommes venues pour… pour vous aider, si nous pouvons. » C’était une de leurs raisons et la plus facile à énoncer, avaient-elles décidé en prenant leur petit déjeuner.

« Vous connaissez ses plans pour… », commença-t-il brutalement, puis changea subitement de sujet. « M’aider ? Comment ? C’est ce que dit Moiraine. »

Egwene croisa d’un air sévère ses bras sous ses seins, serrant autour d’elle l’écharpe, à la façon dont Nynaeve avait coutume de s’adresser au Conseil du Village quand elle entendait obtenir ce qu’elle voulait, quelque obstinés que se montrent les Conseillers. C’était trop tard pour repartir sur une nouvelle lancée ; la seule solution était de continuer comme elle avait commencé. « Je t’ai dit de ne pas faire l’idiot, Rand al’Thor. Tu as peut-être des gens de Tear qui s’inclinent jusqu’à tes bottes, mais je me rappelle une fois où Nynaeve t’a fouetté le postérieur pour t’être laissé entraîner par Mat à voler un flacon d’eau-de-vie de cidre. » Élayne avait soin de garder un visage neutre. Trop soigneusement ; pour Egwene, c’était évident qu’elle avait envie d’éclater de rire.

Rand ne le remarqua pas, naturellement. Les hommes ne remarquaient jamais ça. Il adressa un large sourire à Egwene, près lui aussi de rire. « Nous venions juste d’avoir treize ans. Elle nous avait découverts endormis derrière l’écurie de ton père, et nous avions tellement mal au crâne que nous n’avons même pas senti ses coups de baguette. » Ce n’était absolument pas le souvenir qu’en avait gardé Egwene. « Pas comme quand tu lui as jeté ce bol à la tête. Tu te rappelles ? Elle t’avait préparé une tisane d’herbe-aux-chiens parce que tu broyais du noir depuis une semaine et dès que tu l’as goûtée, tu l’as atteinte avec son plus joli bol. Ô Lumière, qu’est-ce que tu as piaillé ! Quand était-ce ? Il y aura deux ans dans…

— Nous ne sommes pas ici pour parler des temps passés », répliqua Egwene en rajustant l’écharpe avec irritation. Elle était en laine fine mais encore bien trop chaude. Vraiment, il avait cette habitude bien enracinée de se rappeler les choses les plus désagréables.

Il sourit comme s’il savait ce qu’elle pensait et reprit de meilleure humeur : « Vous êtes ici pour m’aider, dis-tu. À quoi ? Je n’imagine pas que tu saches comment obliger un Puissant Seigneur à tenir sa parole sans que je sois là à regarder par-dessus son épaule. Ou comment mettre un terme à des rêves importuns ? Je ne refuserais certes pas de l’aide pour… » Ses yeux se tournant vivement vers Élayne et revenant à elle, il changea de nouveau brusquement de sujet. « Et l’Ancienne Langue ? En avez-vous appris un peu dans la Tour Blanche ? » Sans attendre de réponse, il commença à fouiller parmi les volumes éparpillés sur le tapis. D’autres se trouvaient sur les sièges, parmi les couvertures en désordre. « J’ai un exemplaire ici… quelque part… que…

— Rand. » Egwene força sa voix. « Rand, je ne sais pas lire l’Ancienne Langue. » Elle lança un coup d’œil à Élayne, pour l’avertir de ne pas admettre qu’elle avait ces connaissances-là. Elles n’étaient pas venues pour lui traduire les Prophéties du Dragon. Les saphirs dans les cheveux de la Fille-Héritière oscillèrent quand elle inclina la tête en signe d’acquiescement. « Nous avions d’autres choses à apprendre. »

Il abandonna les livres et se redressa avec un soupir. « C’était trop espérer. » Pendant un instant, il parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais baissa les yeux sur ses bottes. Egwene se demanda comment il se débrouillait pour s’imposer aux Puissants Seigneurs confits dans leur arrogance si elle et Élayne le décontenançaient à ce point-là.

« Nous sommes venues t’aider à canaliser, lui dit-elle. À maîtriser le Pouvoir. » Ce que Moiraine soutenait était censé vrai ; une femme ne pouvait pas enseigner à un homme comment canaliser, pas plus qu’elle ne pouvait lui enseigner comment mener à bien une grossesse. Egwene n’en était pas aussi convaincue. Elle avait senti quelque chose tissé par le Saidin, une fois. Ou plutôt elle n’avait rien senti, elle ne savait quoi bloquant ses propres flots aussi fermement que la pierre endigue l’eau. Cependant, elle avait appris au-dehors de la Tour Blanche autant que dans la Tour ; dans ses connaissances, il y avait sûrement quelque chose qu’elle pouvait lui apprendre, un conseil qu’elle pouvait lui donner.

« Si c’est dans nos capacités », ajouta Élayne.

De nouveau, la suspicion se peignit sur ses traits en un éclair. La rapidité avec laquelle changeait son humeur était déconcertante. « J’ai plus de chances de lire l’Ancienne Langue que vous de… Êtes-vous certaines qu’il n’y a pas du Moiraine là-dessous ? Vous a-t-elle envoyées ici ? Elle croit réussir à me persuader d’une manière détournée, n’est-ce pas ? Un plan subtil d’Aes Sedai dont je ne découvrirai le mobile qu’une fois englué dedans ? » Il émit un grognement morose et extirpa de derrière un des sièges une tunique vert sombre qui gisait par terre, l’endossant précipitamment. « J’ai accepté de rencontrer quelques autres des Puissants Seigneurs, ce matin. Si je ne les surveille pas, ils trouvent des moyens de passer outre à ce que je veux. Ils apprendront tôt ou tard. Je dirige le Tear, maintenant. Moi. Le Dragon Réincarné. Je leur ferai comprendre. Vous m’excuserez. »

Egwene avait envie de le secouer. Il dirigeait le Tear ? Eh bien, peut-être que oui, en fin de compte, mais elle se rappelait un garçon avec un agneau blotti à l’intérieur de sa casaque, fier comme un paon parce qu’il avait mis en fuite le loup qui essayait de l’emporter. Il était un berger, pas un roi et, même s’il avait des raisons d’arborer des airs supérieurs, cela ne lui servait à rien.

Elle s’apprêtait à le lui dire mais elle n’en eut pas le temps car Élayne prit la parole avec véhémence. « Personne ne nous a envoyées. Personne. Nous sommes venues parce que… parce que nous avons de l’affection pour vous. Peut-être que cela ne marchera pas, mais vous pouvez essayer. Si je… si nous nous inquiétons assez pour essayer, vous pouvez essayer aussi. Cela vous importe-t-il si peu que vous n’ayez pas une heure à nous accorder ? Pour votre vie ? »

Il cessa de boutonner sa tunique, dévisageant si intensément la Fille-Héritière que pendant un instant Egwene pensa qu’il avait oublié sa présence. Il détourna le regard avec un frisson. Lançant un coup d’œil à Egwene, il passa d’un pied sur l’autre, fixant le sol d’un air sombre. « J’essaierai, marmonna-t-il. Ce sera inutile, mais d’accord… Que voulez-vous que je fasse ? »

Egwene respira profondément. Elle n’avait pas cru que le convaincre serait aussi facile ; il avait toujours été comme un rocher enfoncé dans la boue quand il décidait de s’entêter, ce qui était trop souvent le cas.

« Regarde-moi », dit-elle, embrassant la Saidar. Elle laissa le Pouvoir l’envahir aussi complètement que d’habitude, plus complètement, acceptant chaque goutte qu’elle pouvait contenir ; c’était comme si la Lumière se répandait dans toutes les parcelles de son être, comme si la Lumière elle-même emplissait le moindre recoin. La vie semblait exploser en elle comme un feu d’artifice. Elle n’en avait jamais encore accueilli autant. Ce fut un choc de se rendre compte qu’elle ne tremblait pas ; comment donc pouvait-elle supporter cette splendeur magique ? Elle avait envie de s’en délecter, de danser et de chanter, de simplement se coucher et la laisser déferler en elle, sur elle. Elle se força à parler. « Que vois-tu ? Que sens-tu ? Regarde-moi, Rand ! »

Il leva lentement la tête, les sourcils toujours froncés. « Je te vois. Que suis-je censé voir ? Puises-tu à la Source ? Egwene, Moiraine a canalisé autour de moi cent fois et je n’ai jamais rien vu. Sauf ce qu’elle faisait. Cela ne fonctionne pas de cette façon. Même moi, je le sais.

— Je suis plus forte que Moiraine, lui expliqua-t-elle d’un ton ferme. Elle serait en train de gémir par terre, ou inconsciente, si elle tentait d’en absorber autant que moi maintenant. » C’était vrai, bien qu’elle n’eût jamais jusqu’à présent évalué d’aussi près les aptitudes de l’Aes Sedai.

Il réclamait d’être utilisé, ce Pouvoir dont les pulsations la parcouraient avec plus de vigueur que celles du sang. Avec cette abondance, elle pouvait réaliser des choses dont ne rêverait même pas Moiraine. La blessure au côté de Rand que Moiraine n’avait jamais réussi à Guérir complètement. Elle ne connaissait pas l’art de Guérir – c’était considérablement plus complexe que tout ce qu’elle avait jamais fait – mais elle avait observé Nynaeve quand elle Guérissait et peut-être, avec cette vaste réserve de Pouvoir qui l’emplissait, elle pourrait entrevoir un moyen de Guérir la blessure de Rand. Non pas pour le mettre en œuvre, bien sûr ; seulement pour le connaître.

Avec précaution, elle fila des flots fins comme des cheveux d’Air, d’Eau et d’Esprit, les Pouvoirs servant à Guérir, et tâta la vieille blessure de Rand. Un effleurement et elle recula, frissonnante, retira vite son tissage ; son estomac se souleva comme si la totalité des repas qu’elle avait avalés dans sa vie voulaient ressortir. Toute la noirceur du monde semblait s’être rassemblée là dans le flanc de Rand, tout le mal du monde dans une plaie suppurante que recouvrait uniquement un léger tissu cicatriciel fragile. Une chose comme ça absorberait des flots de Guérison comme le sable sec des gouttes d’eau. Comment Rand parvenait-il à supporter cette souffrance ? Pourquoi ne pleurait-il pas ?

De la première pensée à l’action seulement un temps infime s’était écoulé. Secouée et s’efforçant désespérément de le dissimuler, elle poursuivit sans s’arrêter : « Tu es aussi fort que moi. Je le sais ; tu dois l’être. Cherche, Rand. Que ressens-tu ? » Ô Lumière, qu’est-ce qui peut Guérir ça ? Existe-t-il quoi que ce soit qui le peut ?

« Je ne sens rien, murmura-t-il en changeant de pied. La chair de poule. Et pas étonnant. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en toi, Egwene, mais je ne peux pas m’enpêcher d’être nerveux quand une femme canalise près de moi. Excuse-moi. »

Elle ne se donna pas la peine de lui expliquer la différence entre canaliser et simplement accueillir la Vraie Source. Il en ignorait tant, même en comparaison de ses propres connaissances limitées. Il était un aveugle s’essayant à travailler sur un métier à tisser par le simple contact, sans idée de ce que sont les couleurs ou à quoi ressemblent les fils ou même le métier.

Avec un effort, elle laissa partir la Saidar, et c’était un effort. Une partie de son être avait envie de pleurer cette perte. « Je ne touche pas la Source à présent, Rand. » Elle se rapprocha de quelques pas. « As-tu toujours la chair de poule ?

— Non, mais c’est juste parce que tu me l’as dit. » Il eut un brusque haussement d’épaules. « Tu vois ? Je commence à y penser et j’ai de nouveau la chair de poule. »

Egwene eut un sourire de triomphe. Elle n’eut pas besoin de se tourner vers Élayne pour confirmer ce qu’elle avait déjà senti, ce sur quoi elles étaient tombées d’accord auparavant concernant cette expérience. « Tu peux sentir qu’une femme embrasse la Source, Rand. C’est ce que fait Élayne en ce moment. » Il regarda du coin de l’œil la Fille-Héritière. « Peu importe ce que tu vois ou ne vois pas. Tu le sens. C’est déjà un point d’acquis. Voyons ce que nous pouvons découvrir d’autre. Rand, appelle la Source. Appelle le Saidin. » Les mots sortirent rauques, d’une gorge serrée. Elles étaient aussi convenues de cela, elle et Élayne. Il était Rand, pas un monstre sorti des contes et elles s’étaient entendues là-dessus, néanmoins demander à un homme de… L’étonnant, c’est qu’elle ait réussi à prononcer la phrase. « Vois-tu quelque chose ? dit-elle à Élayne. Ou sens-tu quoi que ce soit ? »

Rand continuait à adresser équitablement à l’une et à l’autre un coup d’œil, entre deux contemplations du sol et parfois un embrasement de ses joues. Pourquoi était-il donc tellement troublé ? L’examinant avec attention, la Fille-Héritière secoua la tête. « Il pourrait simplement rester planté là pour autant que je le sache. Es-tu sûre qu’il fait quelque chose ?

— Il est têtu mais pas stupide ! Du moins pas stupide la plupart du temps.

— Eh bien, têtu, stupide ou autre, je ne sens rien du tout. »

Egwene regarda Rand en fronçant les sourcils. « Tu as dit que tu ferais ce que nous demanderions, Rand. Le fais-tu ? Si tu as senti quoi que ce soit, je le devrais aussi et je ne… » Elle s’interrompit en étouffant un glapissement. Quelque chose lui avait pincé le postérieur. Les lèvres de Rand remuèrent, visiblement luttant contre l’envie de sourire. « Ça, dit-elle d’un ton tranchant, ce n’est pas bien. »

Il tenta de garder un air innocent mais le sourire disparut. « Tu as dit que tu voulais sentir quelque chose et j’ai simplement pensé… » Egwene sursauta comme il poussait soudain un rugissement. Plaquant une main sur sa fesse gauche, il boitilla péniblement en rond. « Sang et cendres, Egwene ! Il n’était pas nécessaire de… » Il continua à proférer des marmottements plus vifs inaudibles qu’Egwene fut tout aussi contente de ne pas comprendre.

Elle sauta sur cette chance d’agiter l’écharpe pour s’éventer un peu et échangea un petit sourire avec Élayne. L’aura autour de la Fille-Héritière se dissipa. Les deux en vinrent bien près de glousser de rire tout en se massant mine de rien. Ça lui apprendrait. Environ cent fois plus fort, estima Egwene.

Se retournant vers Rand, elle prit son air le plus sévère. « Je me serais attendue à ce genre de tour de la part de Mat. Je croyais que toi, au moins, tu étais devenu adulte. Nous sommes venues ici pour t’aider, si c’est possible. Tache de coopérer. Fais quelque chose avec le Pouvoir, quelque chose qui ne soit pas puéril. Peut-être que nous arriverons alors à le déceler. »

Le dos, voûté, il leur adressera un regard furieux. « Fais quelque chose, marmotta-t-il. Tu n’étais pas obligée… je vais boiter pendant… Tu veux que je fasse quelque chose ? »

Subitement, elle s’éleva en l’air, ainsi qu’Élayne ; elles se dévisagèrent, les yeux écarquillés, tandis qu’elles planaient à un pas au-dessus du tapis. Rien ne les tenait, aucun flot que sente ou voie Egwene. Rien. Sa bouche se pinça. Il n’avait pas le droit de faire ça. Aucun droit, et c’était temps qu’il l’apprenne. La même sorte d’écran d’Esprit qui avait coupé Joiya de la Source l’arrêtait lui aussi ; les Aes Sedai l’utilisaient pour les rares hommes capables de canaliser qu’elles découvraient.

Elle s’ouvrit à la Saidar – et son estomac se serra. La Saidar était là – elle sentait sa chaleur et sa clarté – pourtant entre elle et la Vraie Source se dressait quelque chose, rien, une absence qui la séparait de la Source comme un rempart de pierre. Elle se sentait vide intérieurement jusqu’à ce que la panique jaillisse et l’envahisse. Un homme canalisait et elle était prise dans ce piège. C’était Rand, bien sûr, mais pendillant là comme un panier, impuissante, la seule chose qu’elle avait en tête était un homme qui canalisait, et la souillure sur le Saidin. Elle voulut crier contre lui, mais tout ce qui vint fut un croassement.

« Tu veux que je fasse quelque chose ? » grommela Rand. Deux petites tables courbèrent maladroitement leurs pieds, avec des grincements de bois, et commencèrent à trébucher de-ci de-là dans une maladroite parodie de danse, leur dorure s’écaillant et tombant. « Aimez-vous ça ? » Du feu flamboya dans l’âtre, emplissant la cheminée d’un bout à l’autre, brûlant sur de la pierre où il n’y avait pas de cendres. « Ou ceci ? » Le grand cerf et les loups sur la tablette de la cheminée commencèrent à s’amollir et à s’affaisser. De minces ruisseaux d’or et d’argent coulèrent de cette masse, se réduisant à des fils brillants, serpentant, se tissant entre eux pour former une étroite bande d’étoffe métallique ; la longueur de tissu scintillant restait en l’air tout en s’allongeant, son extrémité toujours reliée au groupe de statuettes qui fondaient lentement sur le manteau de pierre de la cheminée. « Fais quelque chose, dit Rand. Fais quelque chose ! As-tu la moindre idée de ce que c’est que toucher au Saidin, de le tenir ? Hein ? Je sens la folie qui guette. Qui s’insinue en moi ! »

Brusquement, les tables qui cabriolaient s’enflammèrent comme des torches en continuant à danser ; des livres tourbillonnèrent en l’air, leurs pages voletant ; le matelas sur le lit entra en éruption, projetant une averse de plumes à travers la chambre comme de la neige. Les plumes qui tombaient sur les tables incandescentes emplirent la pièce de leur entêtante puanteur de brûlé.

Pendant un instant, Rand regarda avec effarement les tables en feu. Puis ce qui tenait Egwene et Élayne disparut, en même temps que l’écran ; leurs talons heurtèrent lourdement le tapis à l’instant où les flammes s’en allèrent comme aspirées dans le bois qu’elles consumaient. La flambée dans l’âtre s’éteignit aussi et les livres s’affalèrent par terre dans un désordre pire qu’avant. La longueur d’étoffe d’or et d’argent s’affaissa également, ainsi que des filets de métal grossièrement fondu, plus liquides ni même brûlants. Seules trois grosses masses, deux d’argent et une d’or, demeuraient sur la tablette de la cheminée, froides et méconnaissables.

Egwene trébucha contre Élayne quand elles reprirent pied par terre. Elles se serraient l’une l’autre pour se soutenir mais Egwene sentit que sa compagne agissait exactement comme elle, embrassant la Saidar aussi vite qu’elle le pouvait. En quelques instants, elle eut un écran prêt à lancer autour de Rand si jamais il paraissait canaliser, mais il restait immobile, frappé de stupeur, les yeux fixés sur les tables carbonisées avec des plumes flottant encore autour de lui, mouchetant sa tunique.

Il n’avait pas l’air de représenter un danger à présent, mais la pièce était à coup sûr dans un piètre état. Elle tissa de minuscules flots d’Air pour rassembler toutes les plumes qui planaient, avec aussi celles déjà posées sur le tapis. Après réflexion elle ajouta celles qui étaient sur la tunique de Rand. Le reste, il pouvait charger la majhere de le remettre en ordre ou s’en occuper lui-même.

Rand sursauta quand les plumes défilèrent devant lui pour aller se poser sur les lambeaux du matelas éventré. Ce fut sans effet sur l’odeur, plumes et bois brûlés, mais du moins la chambre avait un aspect plus présentable et les faibles bouffées de brise entrant par les fenêtres ouvertes atténuaient déjà la puanteur.

« La majhere ne voudra peut-être pas m’en donner un autre, dit-il avec un rire contraint. Un matelas par jour excède probablement ce qu’elle est désireuse de… » Il évita de les regarder, Élayne et elle. « Pardonnez-moi. Je n’avais pas l’intention de… Tantôt cela se déchaîne. Tantôt il n’y a rien là quand je cherche à l’atteindre, et tantôt cela fait des choses que je n’ai aucune… Je suis désolé. Peut-être vaudrait-il mieux que vous partiez. J’ai l’impression de dire cela souvent. » Il rougit de nouveau et s’éclaircit la voix. « Je ne suis pas en contact avec la Source, mais ce serait préférable de vous en aller.

— Nous n’avons pas encore terminé », répliqua aimablement Egwene. Avec plus d’amabilité qu’elle n’en ressentait – elle avait envie de le gifler ; quelle idée de la soulever comme ça, de l’isoler dans un écran – comme Élayne – mais il était à deux doigts de quelque chose de redoutable. Quoi, elle ne le savait pas et n’avait pas envie de le découvrir, pas maintenant, pas ici. Si nombreux avaient été les cris d’admiration sur leur puissance – tout le monde disait qu’elle et Élayne seraient parmi les plus puissantes Aes Sedai, sinon les plus puissantes, qui aient existé en mille ans ou davantage – elle avait tenu pour acquis qu’elles étaient aussi fortes que lui. Du moins presque. Elle venait d’être désabusée sans ménagement. Peut-être Nynaeve en approcherait-elle, si elle était suffisamment en colère, mais Egwene savait qu’elle-même n’aurait jamais réussi ce qu’il venait de réaliser.

Œuvrer sur deux flots à la fois était de beaucoup deux fois plus difficile que manipuler un flot de la même ampleur, et en manipuler trois était à son tour deux fois plus complexe qu’en manœuvrer deux. Il devait en avoir manipulé une douzaine. Il ne paraissait même pas fatigué, pourtant la tension de se servir du Pouvoir brûlait de l’énergie. Elle redoutait terriblement qu’il les traite, elle et Élayne aussi, comme des chatons. Des chatons qu’il pourrait décider de noyer, s’il devenait fou.

Pourtant elle ne voulait, ne pouvait pas simplement partir. Cela équivaudrait à baisser les bras, et elle n’était pas de cette étoffe-là. Elle avait la ferme intention de faire ce pour quoi elle était venue – jusqu’au bout – et il n’allait pas la mettre en déroute avant. Pas lui ni personne d’autre.

Les yeux bleus d’Élayne étaient pleins de détermination et dès l’instant où Egwene se tut elle ajouta d’une voix beaucoup plus ferme : « Et nous ne partirons pas avant d’avoir fini. Vous avez dit que vous alliez essayer. Vous devez essayer.

— Je l’ai dit, n’est-ce pas ? murmura-t-il au bout d’un instant. Du moins pouvons-nous nous asseoir. »

Sans un coup d’œil aux tables noircies ou à la bande d’étoffe métallique gisant en tas sur le tapis, il les conduisit, en boitant légèrement, vers des sièges à haut dossier près des fenêtres. Elles durent enlever des livres pour prendre place sur les coussins de soie rouge ; le fauteuil d’Egwene était occupé par le volume douze des Trésors de la Pierre de Tear, un livre poussiéreux à la reliure en bois intitulé Voyages dans le Désert des Aiels, avec diverses observations sur ses habitants sauvages et un épais volume délabré en cuir appelé Relations avec le Territoire de Mayene, 500 à 700 de la Nouvelle Ère. Élayne avait une pile plus importante à déblayer, mais Rand les lui prit précipitamment avec ceux qui encombraient son propre siège et les posa sur le plancher où la pile s’effondra aussitôt. Egwene disposa les siens soigneusement à côté d’eux.

« Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, maintenant ? » Il s’était assis au bord de son fauteuil, les mains appuyées sur ses genoux. « Je vous promets de ne faire que ce que vous demandez, cette fois-ci. »

Egwene se mordit la langue pour s’empêcher de rétorquer que cet engagement venait un peu tard. Peut-être avait-elle été un peu vague dans ses réquisitions, mais ce n’était pas une excuse. Toutefois, c’était une question à régler une autre fois. Elle se rendit compte qu’elle le considérait de nouveau simplement comme Rand, mais c’est qu’il avait l’air de venir d’éclabousser sa plus jolie robe et de se tourmenter parce qu’elle refusait de croire à un accident. Cependant elle ne laissa pas aller la Saidar, et Élayne non plus. Inutile de prendre bêtement des risques. « Cette fois-ci, déclara-t-elle, nous désirons simplement que tu parles. Comment embrasses-tu la Source ? Explique-nous. Vas-y étape par étape, lentement.

— Cela ressemble plus à un corps-à-corps qu’à un embrassement. » Il émit un hum. « Étape par étape ? Eh bien, d’abord je me représente une flamme, puis je fourre tout dedans. La haine, la peur, la nervosité. Tout. Quand c’est entièrement consumé, il y a un creux, un vide dans ma tête. Je suis au milieu, mais je fais partie aussi de ce sur quoi je me concentre.

— Il me semble reconnaître ça, dit Egwene, j’ai entendu ton père parler d’une méthode de concentration qu’il utilise pour gagner les concours de tir à l’arc. Ce qu’il appelle la Flamme et le Vide. »

Rand hocha la tête ; avec tristesse, apparemment. Elle pensa que son foyer lui manquait, et son père. « C’est Tam qui me l’a appris le premier. Et Lan s’en sert aussi, pour l’Épée. Séléné – quelqu’un que j’ai rencontré naguère – appelait cela l’Harmonie. Pas mal de gens en ont la pratique, quelque différents que soient les noms donnés. Pour ma part, j’ai découvert que lorsque je suis à l’intérieur du vide je sens le Saidin, comme une lumière devinée en deçà du coin de l’œil dans le vide. Il n’y a que moi et cette lumière. L’émotion, même la pensée sont au-dehors. Je le captais peu à peu, mais il vient d’un seul coup, à présent. La majeure partie, en tout cas. La plupart du temps.

— Le vide, dit Élayne avec un frémissement. Pas d’émotion. Cela ne ressemble pas beaucoup à ce que nous pratiquons.

— Mais si, insista ardemment Egwene. Rand, nous nous y prenons juste un peu différemment, voilà tout. Je m’imagine être une fleur, un bouton de rose, je l’imagine jusqu’à ce que je me sente être ce bouton de rose. C’est comme ton vide, d’une certaine façon. Les pétales du bouton de rose s’ouvrent à la lumière de la Saidar et je la laisse entrer en moi, toute la lumière, la chaleur, la vie, l’émerveillement. Je m’y abandonne et, en m’y abandonnant, je la maîtrise. C’est la partie la plus dure à apprendre, en réalité ; comment dominer la Saidar en s’y soumettant, mais cela semble si naturel maintenant que je n’y pense même plus. C’est cela, la clef, Rand, j’en suis sûre. Tu dois apprendre à te soumettre… » Il secouait la tête avec énergie.

« Cela n’a aucun rapport avec ce que je fais, protesta-t-il. Le laisser m’envahir ? Je suis obligé d’aller m’emparer du Saidin. Parfois, il n’y a rien à portée de moi, rien que je puisse toucher, mais si je ne cherche pas à l’atteindre, je pourrais rester là jusqu’à la fin des temps et rien ne se produirait. Cela m’envahit, d’accord, mais m’y soumettre ? » Il se passa avec vigueur les doigts dans les cheveux. « Egwene, si je m’abandonnais – même une minute – le Saidin me consumerait. C’est comme un fleuve de métal en fusion, un océan de feu, toute la lumière du soleil rassemblée en un seul point. Je dois lutter pour l’obliger à exécuter ce que je veux, lutter pour éviter d’être dévoré. »

Il soupira. « Toutefois, je comprends ce que tu veux dire par la vie qui nous envahit, même alors que la souillure me donne des nausées. Les couleurs sont plus vives, les odeurs plus nettes. Tout est en quelque sorte plus réel. Je n’ai pas envie de le laisser aller, une fois que je l’ai, même quand il tente de m’engloutir. Mais le reste… Regarde la réalité en face, Egwene. La Tour a raison sur ce point-là. Accepte-le comme étant la vérité, parce que c’est vrai. »

Elle secoua la tête. « Je l’accepterai quand j’en aurai reçu la preuve. » Sa voix n’était pas aussi ferme qu’elle le désirait, elle n’éprouvait pas autant d’assurance qu’avant. Ce qu’il disait ressemblait à un demi-reflet déformé de ses propres méthodes, les similitudes ne servant qu’à accentuer les différences. Pourtant similitudes il y avait. Elle ne renoncerait pas. « Peux-tu distinguer les flots les uns des autres ? L’Air, l’Eau, l’Esprit, la Terre, le Feu ?

— Quelquefois, répliqua-t-il lentement. Pas de façon habituelle. Je prends seulement ce dont j’ai besoin pour ce que je veux. Je cherche à tâtons, le plus souvent. C’est très bizarre. Parfois il faut que je fasse quelque chose et je le fais, mais c’est uniquement après que je comprends ce que j’ai fait et comment. C’est presque comme de se souvenir de quelque chose que j’ai oublié. Par contre, je me rappelle comment le refaire. La plupart du temps.

— Cependant tu t’en souviens, insista-t-elle. Comment as-tu mis le feu à ces tables ? » Elle avait envie de demander comment il les avait mises à danser – elle pensait avoir vu un moyen, avec l’Air et l’Eau – mais elle voulait commencer avec quelque chose de simple ; allumer une chandelle et l’éteindre étaient un exercice dont une novice était capable.

Le visage de Rand prit une expression attristée. « Je l’ignore. » Il avait un ton embarrassé. « Quand je veux du feu, pour une lampe ou la cheminée, je me contente de le susciter, mais je ne sais pas comment. Je n’ai pas vraiment besoin de réfléchir pour me servir du feu. »

Cela allait à peu près de soi. Des Cinq Pouvoirs, le Feu et la Terre avaient été les plus puissants chez les hommes dans l’Ère des Légendes, comme l’Air et l’Eau chez les Femmes ; l’Esprit était également réparti. Egwene n’avait pratiquement pas besoin de réfléchir, lorsqu’elle avait appris comment opérer. Cependant cette constatation ne les avançait à rien.

Cette fois, c’est Élayne qui le poussa dans ses retranchements. « Savez-vous comment vous l’avez éteint ? Vous avez paru réfléchir avant que le feu s’éteigne.

— Ça, je m’en souviens, parce que je ne crois pas l’avoir jamais fait jusqu’ici. J’ai ôté la chaleur des tables et je l’ai dispersée sur la pierre de l’âtre ; une cheminée ne s’apercevrait pas d’une telle quantité de chaleur. »

Élayne eut un hoquet de surprise et enveloppa machinalement d’une main protectrice son bras gauche pendant quelques secondes, et Egwene eut une grimace de solidarité. Elle se rappelait quand ce bras avait été une masse de phlyctènes parce que la Fille-Héritière avait fait ce que Rand venait de décrire, et seulement avec la lampe de sa chambre. Sheriam avait menacé de laisser les cloques se guérir d’elles-mêmes ; elle n’avait pas mis la menace à exécution mais elle l’avait proférée. C’était un des avertissements qui étaient prodigués aux novices : ne jamais attirer le feu à l’intérieur. Une flamme pouvait être éteinte à l’aide de l’Air ou de l’Eau, mais utiliser le Feu pour écarter sa chaleur ardente était courir au désastre avec une flamme de n’importe quelle dimension. Ce n’était pas une question de force, Sheriam l’avait dit ; une fois amassée à l’intérieur, la chaleur ne pouvait pas être expulsée, pas même par la femme la plus forte jamais sortie de la Tour Blanche. Des femmes s’étaient effectivement enflammées de cette façon. Des femmes avaient explosé en flammes. Egwene aspira péniblement une bouffée d’air.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Rand.

— Je crois que tu viens de me donner la preuve de la différence. » Elle soupira.

« Oh. Cela signifie-t-il que tu es prête à renoncer ?

— Non ! » Elle s’efforça d’adoucir le ton de sa voix. Elle n’était pas en colère contre lui. Pas précisément. Elle ne savait pas très bien à qui allait son irritation. « Mes professeurs avaient peut-être raison, mais il doit y avoir un moyen. Une méthode quelconque. Seulement rien ne me vient à l’idée, juste maintenant.

— Vous avez essayé, dit-il simplement. Je vous en remercie. Ce n’est pas votre faute si cela n’a pas marché.

— Il doit y avoir un moyen », marmonna Egwene, et Élayne murmura : « Nous le trouverons. Certes oui.

— Bien sûr que vous le trouverez, acquiesça-t-il avec un entrain forcé. Seulement pas aujourd’hui. » Il hésita. « Je suppose que vous allez donc partir. » Il paraissait le regretter à demi et en être à demi content. « Il me faut absolument donner des indications aux Puissants Seigneurs sur les impôts, ce matin. Ils s’imaginent apparemment qu’ils peuvent prélever sur un fermier autant d’impôts dans une mauvaise année que dans une bonne sans le réduire à la mendicité. Et je suppose que vous devez retourner interroger ces Amies du Ténébreux. » Il fronça les sourcils.

Il n’avait rien dit, mais Egwene était sûre qu’il aimerait les tenir le plus éloignées possible de l’Ajah Noire. Elle était un peu étonnée qu’il n’ait pas déjà tenté de les renvoyer à la Tour. Peut-être savait-il qu’elle et Nynaeve lui sonneraient les cloches à le rendre sourd jusqu’à la Saint Glinglin s’il s’y essayait.

« Nous irons, répliqua-t-elle d’un ton ferme, mais pas tout de suite. Rand… » Le moment était venu de donner sa deuxième raison pour être ici, mais cela semblait encore plus difficile qu’elle ne s’y était attendue. Cela le blesserait ; ces yeux tristes, méfiants, qu’il avait l’en avaient convaincue. Pourtant force était d’en venir là. Elle se serra frileusement dans l’écharpe ; laquelle l’enveloppait des épaules à la taille. « Rand, je ne peux pas t’épouser.

— Je sais », dit-il.

Elle cligna des paupières. Il ne le prenait pas aussi mal qu’elle s’y attendait. Elle se dit que c’était parfait. « Je ne veux pas te causer de chagrin – franchement, non – mais je ne veux pas me marier avec toi.

— Je comprends, Egwene. Je sais ce que je suis. Aucune femme ne pourrait…

— Espèce d’idiot ! s’exclama-t-elle. Cela n’a rien à voir avec ton canalisage. Je ne t’aime pas ! Du moins pas dans le sens où j’aurais envie de t’épouser. »

Rand en fut bouche bée. « Tu ne… m’aimes pas ? » Il avait dans la voix autant de surprise que dans l’expression. Et de la peine aussi.

« Je t’en prie, tâche de comprendre, reprit-elle d’un ton plus doux. Les gens changent, Rand. Les sentiments changent. Quand les gens sont séparés, parfois ils évoluent différemment. Je t’aime comme un frère, peut-être davantage qu’un frère, mais pas pour t’épouser. Peux-tu le comprendre ? »

Il esquissa un sourire mélancolique. « Je suis vraiment stupide. Je ne pensais pas au fond de moi que tu pourrais changer aussi, Egwene. Je ne tiens pas non plus à me marier avec toi. Je ne voulais pas changer, je n’ai pas cherché à changer, mais c’est arrivé. Si tu savais combien cela compte pour moi. Ne pas avoir à feindre. Ne pas redouter d’être cause que tu souffres. Je n’ai jamais voulu cela, Egwene. Jamais voulu te blesser. »

Pour un peu, elle aurait souri. Il avait si bonne contenance ; il était presque convaincant. « Je suis contente que tu le prennes aussi bien, lui dit-elle avec douceur. Je ne voulais pas non plus te peiner. Et maintenant il faut vraiment que je m’en aille. » Quittant son siège, elle s’approcha et déposa un baiser rapide sur sa joue. « Tu trouveras quelqu’un d’autre.

— Naturellement, dit-il en se levant, le ton de sa voix trahissant ouvertement son mensonge.

— Mais oui. »

Elle se glissa dehors avec un sentiment de satisfaction et traversa d’un pas pressé le vestibule, laissant aller la Saidar tandis qu’elle ôtait l’écharpe de ses épaules. Ce machin était abominablement chaud.

Rand était prêt pour qu’Élayne le recueille comme un chiot perdu si elle le manœuvrait selon la méthode dont elles avaient discuté. Elle pensait qu’Élayne saurait comment en venir à bout maintenant et plus tard. Pour le temps qu’elles auraient après. Il fallait faire quelque chose concernant la maîtrise du pouvoir par Rand. Elle voulait bien admettre que ce qui lui avait été dit était vrai – aucune femme n’était en mesure de le lui enseigner ; les poissons et les oiseaux – mais ce n’était pas la même chose que de renoncer. Il y avait quelque chose à faire, donc il fallait trouver un moyen de le faire. Cette horrible blessure et la folie étaient des problèmes à résoudre par la suite, pourtant ils finiraient par être résolus. D’une manière ou d’une autre. Tout le monde disait que les hommes des Deux Rivières étaient obstinés, mais ce n’était rien en comparaison des femmes des Deux Rivières.

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