24 Rhuidean

Le caillou lisse dans la bouche de Mat ne le faisait plus saliver, et cela depuis un moment. Il le cracha et s’assit sur ses talons à côté de Rand pour contempler la paroi grise ondoyante à peut-être trente pas devant eux. Du brouillard. Il espérait qu’au moins la température serait plus fraîche là-dedans qu’ici au-dehors. Et de l’eau serait appréciée. Ses lèvres se craquelaient. Il retira l’écharpe enroulée autour de sa tête et s’essuya la figure, mais ce n’était pas ce qu’il avait comme sueur dessus qui humidifierait l’écharpe. Il n’avait plus guère de sueur dans le corps à éliminer. Un endroit pour s’asseoir. Ses pieds lui donnaient l’impression d’être des saucisses bouillies à l’intérieur de ses bottes ; il se sentait d’ailleurs pratiquement cuit de la tête aux pieds. Le brouillard s’étendait à droite et à gauche sur plus de huit cents toises et s’élevait au-dessus de sa tête telle une très haute falaise. Une falaise de brume épaisse au milieu d’une vallée aride dévorée par la chaleur. Il y aurait sûrement de l’eau là-dedans.

Pourquoi ce brouillard ne s’évapore-t-il pas ? Cette particularité-là ne lui plaisait pas. Se frotter au Pouvoir Unique l’avait amené ici et voilà que maintenant il semblait devoir s’y frotter de nouveau. Par la Lumière, je veux me libérer du Pouvoir et des Aes Sedai. Que je me réduise en braises, je le veux ! N’importe quoi pour ne pas penser à entrer dans ce brouillard, juste encore le temps d’une minute. « C’était bien l’amie aielle d’Egwene que j’ai vue courir », dit-il d’une voix rauque. Courir ! Dans cette chaleur torride. Rien que de l’évoquer rendait ses pieds encore plus douloureux. « Aviendha. Un nom comme ça.

— Si tu le dis », répliqua Rand qui examinait le brouillard. Il parlait comme s’il avait la bouche pleine de poussière, son visage était brûlé par le soleil et il vacillait sur ses jambes repliées en position accroupie. « Mais pourquoi serait-elle descendue ici ? Et nue ? »

Mat n’insista pas. Rand ne l’avait pas vue – il n’avait guère quitté des yeux la brume tourbillonnante depuis qu’il avait commencé à descendre de la montagne – et il n’était pas convaincu non plus que Mat l’avait vue. Courant comme une folle et se tenant à bonne distance d’eux deux. Fonçant vers cet étrange brouillard, à ce qu’il lui avait semblé. Rand n’avait pas l’air plus pressé que lui de pénétrer dedans. Il se demanda s’il avait aussi triste mine que Rand. Il toucha sa joue et eut une grimace. Il pensa que oui.

« Allons-nous rester ici toute la nuit ? Cette vallée est passablement profonde. Il fera noir ici dans deux heures. Peut-être plus frais à ce moment-là, mais je ne pense pas que je me réjouirais de rencontrer dans la nuit ce qui circule par ici. Des lions, probablement. J’ai entendu dire qu’il y avait des lions dans le désert.

— Es-tu sûr de vouloir venir, Mat ? Tu as entendu ce que les Sagettes ont annoncé. Tu risques de mourir ou de devenir fou. Tu peux retourner aux tentes. Tu as laissé des gourdes et une outre d’eau sur la selle de Pips. »

Il aurait préféré que Rand ne le lui rappelle pas. Mieux valait ne pas penser à l’eau. « Que je brûle, je n’ai pas envie d’aller là. Il faut que j’y aille. Et toi ? Être ce sacré Dragon Réincarné ne te suffit pas ? Dois-tu être aussi un fichu chef de clan aiel ? Pourquoi es-tu ici ?

— J’y suis obligé, Mat. J’y suis obligé. » Le ton déformé par la sécheresse de sa bouche se teintait de résignation mais aussi de quelque chose d’autre. D’une pointe d’ardeur. Le gars était fou pour de bon ; il désirait vraiment le faire.

« Rand, peut-être est-ce la réponse qu’ils donnent à tout le monde. Je parle de ces espèces d’êtres-serpents. Allez à Rhuidean. Peut-être que nous n’avons pas besoin du tout d’être ici. » Il ne le croyait pas, mais avec ce brouillard menaçant devant son nez…

Rand tourna la tête pour le regarder, sans rien dire. À la fin, il répliqua : « Ils n’ont pas soufflé mot de Rhuidean à moi, Mat.

— Oh, que je me réduise en braises », marmotta-t-il. Il avait l’intention de s’arranger d’une manière ou d’une autre pour repasser par ce seuil tors de Tear. Machinalement, il sortit de la poche de sa tunique le marc d’or frappé aux symboles de Tar Valon, le roula en travers du dos de ses doigts et le rempocha. Ces espèces de serpents lui donneraient quelques réponses de plus, qu’ils le veuillent ou non, vaille que vaille.

Sans rien ajouter, Rand se leva et se dirigea vers le brouillard à enjambées mal assurées, les yeux fixés droit devant lui. Mat se précipita à sa suite. Que je brûle en braises. Que je brûle. Je n’ai aucune envie de faire ça.

Rand plongea dans le brouillard dense, mais Mat hésita un instant avant de l’imiter. Ce devait être le Pouvoir qui maintenait le brouillard, finalement, bouillonnant à sa lisière mais n’avançant ni ne reculant d’un pouce. Le sacré Pouvoir, et pas de sacré choix. Ce premier pas fut un soulagement bienvenu, frais et humide ; il ouvrit la bouche pour que le brouillard lui humecte la langue. Trois pas encore et il commença à s’inquiéter. Au-delà du bout de son nez, il n’y avait que du gris uniforme. Il ne distinguait même pas une ombre qui serait Rand.

« Rand ? » L’effet aurait été le même si le son n’était pas sorti de sa bouche ; le brouillard semblait l’absorber avant qu’il parvienne à ses propres oreilles. Il n’était même plus sûr de sa direction, alors qu’il savait toujours s’orienter. N’importe quoi pouvait se trouver devant lui. Ou sous ses pieds. Il ne voyait pas ses pieds ; le brouillard l’enveloppait complètement au-dessous de la taille. Il força néanmoins l’allure. Et soudain émergea à côté de Rand dans une singulière clarté sans ombre.

Le brouillard formait une énorme voûte concave masquant le ciel, sa surface interne bouillonnante luisant dans un bleu clair soutenu. Rhuidean était loin d’avoir l’importance de Tear ou de Caemlyn, mais les rues désertes étaient aussi vastes que les plus grandes de sa connaissance, avec de larges bandes de terre nue au centre, comme si des arbres avaient poussé là à un moment donné, et de prestigieuses fontaines avec des statues. D’énormes bâtiments s’alignaient le long des rues, de curieux palais aux côtés unis en marbre, quartz et cristal taillé, s’élevant à des centaines de pieds par paliers ou à la verticale. Il n’y avait pas une seule petite construction, rien qui aurait été une simple taverne ou une auberge ou une écurie. Seulement d’immenses palais, aux colonnes luisantes de cinquante pieds d’épaisseur, hautes de cent pas, rouges, blanches ou bleues, et des tours majestueuses, cannelées et terminées en flèche, certaines transperçant le dôme de nuages phosphorescents.

Quelle que fût sa magnificence, la ville n’avait jamais été terminée. Bon nombre de ces édifices démesurés offraient l’aspect en dents de scie des constructions abandonnées. Du verre coloré formait des images dans quelques énormes baies : hommes et femmes d’une majesté sereine de trente pieds de haut ou davantage, des levers de soleil et des ciels nocturnes étoilés ; d’autres fenêtres béaient, vides. Une ville inachevée et depuis longtemps désertée. L’eau ne rejaillissait en gerbes d’éclaboussures dans aucune des fontaines. Le silence enveloppait cette ville aussi complètement que la voûte de brouillard. L’air était plus frais qu’au-dehors, mais juste aussi aride. La poussière crissait quand on marchait sur les dalles de pierre polie des pavages.

Mat pressa néanmoins le pas jusqu’à la plus proche fontaine, à tout hasard, et s’appuya sur la margelle blanche qui montait à hauteur de sa taille. Trois femmes dévêtues, deux fois plus grandes que lui et soutenant un curieux poisson à la bouche béante au-dessus de leurs têtes, regardaient au fond d’un vaste bassin poussiéreux pas moins sec que sa propre bouche.

« Évidemment, dit Rand derrière lui. J’aurais dû y penser avant. »

Mat regarda par-dessus son épaule. « Pensé à quoi ? » Rand regardait fixement la fontaine, secoué d’un rire silencieux. « Hé, reprends-toi, Rand. Tu n’es pas devenu fou à cette minute même. Tu aurais dû penser à quoi ? »

Un gargouillement sourd ramena vivement les yeux de Mat vers la fontaine. Brusquement, de l’eau fusa de la bouche du poisson, un jet aussi gros que sa jambe. Il grimpa dans le bassin et courut se poster sous ce torrent, tête renversée et bouche ouverte. Une délicieuse eau froide, assez froide pour le faire frissonner, meilleure que du vin. Elle trempa ses cheveux, sa tunique, ses chausses. Il but à en croire qu’il allait se noyer et, finalement, se traîna d’un pas chancelant jusqu’à la jambe de pierre d’une des femmes contre laquelle il s’adossa, haletant.

Rand était toujours là-bas, le regard braqué sur la fontaine, le visage recuit et les lèvres fendillées, riant tout bas. « Pas d’eau, Mat. Elles ont dit que nous ne pouvions pas emporter d’eau, mais elles n’ont pas parlé de ce qui était déjà ici.

— Rand ? Est-ce que tu ne vas pas boire ? »

Rand sursauta, puis entra dans le bassin à présent rempli jusqu’à ses chevilles et s’en fut se placer au même endroit que Mat, buvant comme Mat, les paupières closes et la figure levée pour que l’eau se déverse sur lui.

Mat l’observa avec inquiétude. Pas fou, exactement ; pas encore. Mais combien de temps Rand serait-il resté là à rire alors que la soif transformait sa gorge en pierre s’il ne lui avait pas parlé ? Mat le laissa là et grimpa par-dessus le rebord du bassin pour sortir de la fontaine. Une partie de l’eau trempant ses vêtements s’était infiltrée dans ses bottes. Il ne se préoccupa pas du gargouillis que provoquait chaque pas ; il n’était pas certain de pouvoir remettre ses bottes s’il les ôtait. D’autre part, la sensation était agréable.

Il observa la ville en se demandant pourquoi il était là. Ces gens avaient prétendu qu’autrement il mourrait, mais se trouver dans Rhuidean suffisait-il ? Dois-je accomplir quelque chose ? Quoi ? Les rues désertes et les palais inachevés ne projetaient aucune ombre dans cette lumière azurée. Un picotement s’intensifia entre ses omoplates. Toutes ces fenêtres vides qui le regardaient, toutes ces silhouettes irrégulières comme des mâchoires brèche-dent de constructions abandonnées. N’importe quoi pouvait se dissimuler là-dedans, et dans un endroit comme celui-ci n’importe quoi pouvait être… N’importe quel bougre d’il ne savait quoi. Il regretta de ne pas avoir encore au moins les poignards qu’il logeait dans ses bottes. Seulement ces femmes, ces Sagettes, l’avaient dévisagé comme si elles étaient au courant de ce qu’il leur dissimulait. Et elles avaient canalisé, une d’entre elles sinon toutes. Ce n’était pas sage de se mettre à dos des femmes qui avaient le talent de canaliser quand on pouvait l’éviter. Que je me réduise en braises, si je réussissais à me débarrasser des Aes Sedai, je ne réclamerais jamais rien d’autre. Enfin, pas pendant un bon bout de temps, en tout cas. Par la Lumière, je me demande s’il se cache quelque chose ici.

« Le cœur doit être par là, Mat. » Rand sortait du bassin, ruisselant d’eau.

« Le cœur ?

— Les Sagettes ont déclaré que je devais aller jusqu’au cœur. Elles devaient vouloir dire le centre de la ville. » Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à la fontaine et soudain le jet se réduisit à un filet, puis s’interrompit. « Il y a un océan de bonne eau douce là-dessous. À une grande profondeur. Si grande que j’ai failli ne pas la trouver. Si je pouvais ramener cette eau en surface… Inutile de la gâcher, néanmoins. Nous pourrons boire de nouveau à satiété quand il sera temps de nous en retourner. »

Mat oscilla d’un pied sur l’autre avec malaise. Idiot ! D’où croyais-tu qu’elle provenait ? Bien sûr qu’il a fichtrement canalisé. Est-ce que tu t’imaginais qu’elle s’était juste remise à couler après la Lumière sait combien de temps ? « Le centre de la ville. Naturellement. En avant. »

Ils se maintinrent au milieu de la vaste avenue, marchant le long du bord des plates-bandes de terre stérile, passant à côté d’autres fontaines à sec, quelques-unes avec seulement le bassin de pierre et un socle de marbre où auraient dû se dresser les statues. Rien n’était brisé dans la ville, c’était seulement… incomplet. Les palais s’élevaient de chaque côté comme des à-pics. Il y avait sûrement des choses à l’intérieur. Du mobilier, peut-être, s’il n’avait pas pourri. Peut-être de l’or. Des couteaux. Les couteaux ne rouillaient pas dans cette atmosphère sèche quelle que soit la longueur de temps qu’ils avaient passé là.

Pour autant que tu le saches, peut-être qu’un bougre de Myrddraal se trouve là-dedans. Par la Lumière, quel besoin de penser à ça ? Si seulement il avait eu l’idée d’emporter avec lui un bâton d’escrime quand il avait quitté la Pierre. Peut-être aurait-il réussi à convaincre les Sagettes que c’était un bâton de marche. Inutile de ratiociner là-dessus maintenant. Un arbre ferait l’affaire, s’il avait un moyen de couper une bonne branche et de la parer. Si, de nouveau. Ceux qui avaient bâti cette cité avaient-ils réussi à cultiver des arbres, se demanda-t-il. Il avait travaillé trop longtemps dans la ferme de son père pour ne pas reconnaître de la bonne terre quand il en voyait. Ces longs rubans de terrain nu étaient pauvres, ne valant rien pour qu’y pousse quoi que ce soit à part des mauvaises herbes, et encore pas beaucoup. Aucune, à présent.

Ils avaient parcouru presque une demi-lieue quand l’avenue aboutit subitement à une vaste place, d’une largeur peut-être égale au chemin qu’ils avaient parcouru et entourée par ces palais de marbre et de quartz. Chose surprenante, un arbre se dressait sur cette immense place, haut d’au moins cent pieds, étalant ses épaisses branches feuillues sur une surface de plus d’un sulung, plus de cent vingt acres de dalles blanches poussiéreuses, près de ce qui paraissait être des cercles concentriques de colonnes de verre transparent scintillantes, fines comme des aiguilles en comparaison de leur hauteur, presque égale à celle de l’arbre. Il se serait demandé comment un arbre pouvait pousser ici, sans soleil, s’il n’avait pas été tellement absorbé par la contemplation de l’ahurissant fouillis jonchant le reste de la place.

Un passage dégagé menait de chaque avenue que Mat pouvait voir, droit aux cercles de colonnes mais, dans les intervalles, des statues se dressaient au petit bonheur, dont la taille allait depuis la grandeur nature jusqu’à la moitié de celle-ci, en pierre, cristal ou métal, posées à même le pavage. Autour d’elles étaient… Il ne sut pas comment les appeler d’abord. Un anneau plat argenté, de dix pas de diamètre et mince comme une lame. Un socle de cristal décroissant en largeur et haut de trois quarts de toise qui aurait pu servir à soutenir une des plus petites statues. Un pinacle de métal noir luisant, étroit comme une lance et pas plus long, se tenant pourtant tout droit comme enraciné. Des centaines, peut-être même des milliers de choses de toutes les formes imaginables, de tous les matériaux imaginables, parsemant l’énorme place avec pas plus d’une douzaine de pieds d’écart entre deux.

C’est la lance de métal noire, dressée de manière si anormale, qui lui indiqua soudain ce que ces choses-là devaient être. Des ter’angreals. En tout cas, des choses qui avaient un rapport avec le Pouvoir. Certains, sûrement. Ce portique de pierre tors dans la Grande Réserve de la forteresse de Tear avait résisté à la chute, lui aussi.

À ce moment-là, il était prêt à tourner les talons et à repartir aussitôt, mais Rand continuait à avancer, jetant à peine un coup d’œil à ce qui jalonnait son chemin. Une fois, Rand marqua un temps d’arrêt pour contempler deux figurines qui ne méritaient apparemment guère une place parmi le reste. Deux statuettes d’un pied de haut à peu près, un homme et une femme, chacun tenant en l’air dans une main une sphère de cristal. Il se pencha à demi pour les toucher, mais se redressa si vite que Mat aurait pu croire que son imagination lui jouait un tour.

Au bout d’une minute, Mat suivit, hâtant le pas pour le rattraper. Plus ils approchaient des cercles scintillants de colonnes, plus sa nervosité augmentait. Ces choses qui les entouraient étaient liées au Pouvoir, et les colonnes aussi. Il le savait d’instinct. Ces fûts d’une hauteur et d’une minceur incroyables étincelaient dans la lumière bleuâtre, aveuglants. Tout ce qu’ils ont dit c’est que je devais venir ici. Eh bien, m’y voilà. Ils n’ont pas parlé de ce sacré Pouvoir.

Rand s’arrêta si subitement que Mat approcha encore de trois enjambées les cercles de colonnes avant de s’en apercevoir. Rand contemplait l’arbre, c’est ce que vit Mat. L’arbre. Mat se retrouva en train de s’en approcher comme s’il était attiré. Aucun arbre n’avait ces feuilles trilobées. Aucun arbre à part un ; un arbre de légende.

« L’Avendesora, dit Rand à mi-voix. L’Arbre de Vie. Il est ici. »

Sous les branches touffues, Mat sauta en l’air pour attraper une de ces feuilles ; ses doigts tendus manquèrent de près d’une demi-toise la plus basse. Il se borna alors à s’avancer plus profondément sous ce toit feuillu et à s’appuyer au tronc épais. Un instant après, il se laissa glisser pour s’asseoir le dos appuyé contre lui. Les récits d’antan étaient vrais. Il ressentait… du contentement. De la paix. Du bien-être. Même ses pieds ne le tourmentaient plus beaucoup.

Rand s’installa en tailleur à côté. « Je peux croire les contes. Ghoetam assis pendant quarante ans sous l’Avendesora pour acquérir de la sagesse. Maintenant, je peux le croire. »

Mat laissa sa tête retomber en arrière sur le tronc. « Par contre, je ne me fierais pas à ce que des oiseaux m’apportent à manger. On doit être obligé de se lever tôt ou tard. » Mais une heure ou à peu près ne serait pas mal. Même une journée entière. « Ce n’est pas vraisemblable, en tout cas. Quel genre de nourriture des oiseaux pourraient apporter ici ? Quels oiseaux ?

— Peut-être que Rhuidean n’a pas toujours été comme ça, Mat. Peut-être… je ne sais pas. Peut-être qu’à l’époque l’Avendesora était autre part.

— Autre part, murmura Mat. Je ne demanderais pas mieux que d’être autre part. » On se… sent bien… pourtant. »

« Autre part ? » Rand pivota sur ses hanches pour regarder les hautes et minces colonnes qui brillaient si près. « Le devoir est plus lourd qu’une montagne », dit-il en soupirant.

C’était une partie d’un dicton qu’il avait glané dans les Marches. « La mort est plus légère qu’une plume, le devoir plus lourd qu’une montagne. » Pour Mat c’était pure idiotie, mais Rand se relevait. Mat l’imita à regret. « Qu’est-ce que nous allons trouver là-dedans, à ton avis ?

— Je pense qu’à partir d’ici je dois continuer seul, répliqua lentement Rand.

— Qu’est-ce que tu dis ? s’exclama impérieusement Mat. Je suis venu jusqu’ici, non ? Je ne vais pas tourner les talons maintenant. » Ce que j’aimerais le faire, pourtant !

« Ce n’est pas la question, Mat. Si on entre là, on en ressort chef de clan ou on meurt. Ou l’on ressort fou. Je ne crois pas qu’il y ait d’autre choix. À moins peut-être que les Sagettes n’aillent là-dedans. »

Mat hésita. Mourir et revivre. Voilà ce qu’ils avaient dit. Toutefois, il n’avait pas l’intention d’essayer d’être chef de clan ; les Aiels le larderaient probablement de lances. « Nous allons laisser la chance décider, dit-il en sortant de sa poche le marc d’or de Tar Valon. Cette pièce devient mon porte-bonheur. Flamme, je t’accompagne ; face, je reste dehors. » Il fit sauter la pièce d’or vivement, avant que Rand ait eu le temps d’élever des objections.

Il ne sut pas pourquoi il ne réussit pas à la rattraper ; le marc d’or fila du bout de ses doigts, cliqueta sur les dalles, rebondit deux fois… Et s’arrêta sur la tranche.

Il darda sur Rand un regard accusateur. « Fais-tu ce genre de chose exprès ? Ne peux-tu le maîtriser ?

— Non. » La pièce retomba à plat, montrant un visage de femme à jamais jeune entouré d’étoiles. « Apparemment, tu restes ici, Mat.

— Est-ce que tu as… ? » Il aurait bien aimé que Rand ne canalise pas dans son voisinage. « Oh, que je brûle en braises, si tu tiens à ce que je reste dehors, je resterai. » Ramassant vivement la pièce, il la fourra de nouveau dans sa poche. « Écoute, tu entres, tu fais ce que tu dois faire et tu ressors. J’ai envie de partir d’ici et je ne vais pas demeurer éternellement à me tourner les pouces en t’attendant. Et ne va pas t’imaginer non plus que j’entrerai pour te chercher, alors tâche d’être prudent.

— Je n’imaginerais jamais cela de toi, Mat », répliqua Rand.

Mat le regarda d’un œil soupçonneux. Qu’avait-il à sourire en se fendant la bouche jusqu’aux oreilles ? « Bon, du moment que tu comprends que je ne te courrai pas après. Aaah, vas-y et sois un sacré chef aiel. Tu as le physique de l’emploi.

— N’entre pas là-bas, Mat. Quoi qu’il arrive, abstiens-toi. » Il attendit que Mat ait acquiescé d’un signe de tête avant de s’éloigner.

Mat le regarda pénétrer parmi les colonnes scintillantes. Dans l’éblouissement provoqué par les fluctuations rapides de leur éclat, Rand parut disparaître presque aussitôt. C’est un tour que me jouent mes yeux, se dit Mat. Pas autre chose. Un sacré tour.

Il se mit à longer l’imposante colonnade, en gardant largement ses distances, dans un effort pour apercevoir de nouveau Rand. « Attention à ce que tu fais, nom d’une pipe, cria-t-il. Si tu me laisses seul dans le Désert avec Moiraine et ces sacrés Aiels, je t’étrangle, Dragon Réincarné ou pas ! » Après une minute, il ajouta : « Je ne vais pas là-dedans te chercher si tu t’attires des ennuis ! Tu m’entends ? » Il n’y eut pas de réponse. S’il ne sort pas de là dans une heure… « C’est de la folie rien que d’y être entré, marmotta-t-il. Eh bien, qu’il ne compte pas sur moi pour ôter du feu sa tranche de lard qui brûle. C’est lui qui sait canaliser. S’il se fourre dans un guêpier, il n’a qu’à sacré-ment canaliser pour s’en sortir. » Je lui donne une heure. Après quoi il partirait, que Rand soit revenu ou pas. Simplement tournerait les talons et partirait. S’en irait, comme ça. Voilà ce qu’il ferait. Oui.

À la façon dont ces fûts de colonne en verre captaient la lumière bleuâtre, la réfractant et la réfléchissant, rien que de regarder avec attention suffisait à lui donner mal à la tête. Il se détourna et repartit par le même chemin qu’à l’aller, jetant un coup d’œil empreint de malaise aux ter’angreals – ou ce qu’ils étaient – jonchant la place. Qu’est-ce qu’il fabriquait ici ? Pourquoi ?

Soudain il s’arrêta net, contemplant avec stupeur un de ces objets bizarres. Un grand encadrement de porte en grès rouge poli, tordu d’une façon qu’il ne parvenait pas à déterminer, son œil dérapant en quelque sorte quand il tentait d’en suivre la forme. Il se dirigea vers lui à pas lents entre des cônes effilés en flèche à facettes luisantes aussi hauts que sa tête et des cadres dorés bas remplis de ce qui paraissait être des plaques de verre, les remarquant à peine, ne quittant pas des yeux le porche.

C’était le même. Le même grès rouge poli, la même dimension, les mêmes angles qui déroutaient la vue. Le long de chaque montant couraient trois lignes de triangles, sommet en bas. Celui de Tear avait-il ces triangles ? Impossible de s’en souvenir ; la dernière fois, il n’avait pas essayé de retenir tous les détails. C’était sûrement le même ; ce devait l’être. Peut-être ne pouvait-il pas franchir de nouveau l’autre, mais celui-ci ? Une seconde chance d’arriver jusqu’à ces espèces de serpents, d’obtenir d’eux des réponses à quelques questions de plus.

Plissant les paupières pour atténuer les scintillements, il tourna la tête en direction des colonnes et chercha à voir. Une heure, qu’il avait donnée à Rand. Dans une heure il aurait passé par ce machin et serait revenu largement avant. Peut-être que ce porche ne fonctionnerait même pas pour lui, puisqu’il avait utilisé son jumeau. Ils sont bien les mêmes. Alors donc peut-être que cela marcherait. Cela n’impliquait que se frotter encore une fois au Pouvoir.

« Par la Lumière, murmura-t-il. Des ter’angreals. Des Pierres Portes. Rhuidean. Quelle différence peut faire une fois de plus ? »

Il sauta le pas. À travers un mur de lumière blanche aveuglante, à travers un grondement si intense qu’il annihilait tout bruit.

Clignant des paupières, il regarda autour de lui et ravala le juron le plus grossier de sa connaissance. Quel que fût cet endroit-ci, ce n’était pas là qu’il était allé avant.

Le porche tors se dressait au milieu d’une immense salle qui paraissait être en forme d’étoile, pour autant qu’il pouvait en juger avec cette forêt d’épaisses colonnes, chacune profondément creusée de huit cannelures, dont les arêtes vives étaient jaunes et rayonnaient d’une douce clarté. D’un noir satiné à l’exception des parties luisantes, elles montaient d’un sol blanc mat jusque dans une pénombre épaisse très haut au-dessus où même les bandes jaunes devenaient invisibles. Les colonnes et le sol semblaient presque être en verre mais, quand il se courba pour passer la main par terre, il eut la sensation de toucher de la pierre. De la pierre poussiéreuse. Il s’essuya la main sur sa tunique. L’air avait une odeur de renfermé, et ses propres empreintes de pas étaient les seules marques dans la poussière. Personne n’était venu là depuis très longtemps.

Déçu, il se retourna vers le ter’angreal.

« Très longtemps. »

Mat pivota sur lui-même, plongeant dans sa manche pour saisir un poignard qui était resté là-bas sur le flanc de la montagne. L’homme debout au milieu des colonnes ne ressemblait aucunement aux espèces d’êtres évoquant des serpents. Il fit regretter à Mat d’avoir laissé ses dernières armes aux Sagettes.

Le gaillard était grand, plus grand qu’un Aiel, et musclé mais avec des épaules trop larges pour sa taille fine et une peau aussi blanche que le plus beau papier. Des bandes de cuir clair cloutées d’argent s’entrecroisaient sur ses bras et sa poitrine nue, et un kilt noir s’arrêtait à ses genoux. Ses yeux étaient trop grands et presque incolores, enfoncés dans une face à la mâchoire étroite. Ses cheveux ternes tirant sur le roux coupés court se dressaient en brosse et ses oreilles collées contre son crâne avaient une forme légèrement pointue en haut. Il se pencha vers Mat, respirant, ouvrant la bouche pour absorber plus d’air encore, montrant des dents aiguës. Il donnait l’impression d’un renard prêt à sauter sur un poulet acculé.

« Très longtemps », dit-il en se redressant. Sa voix était grondante, presque un feulement. « Respectez-vous les traités et les accords ? Avez-vous sur vous du fer, ou des instruments de musique ou des dispositifs pour obtenir de la lumière ?

— Je n’ai rien de ces choses-là », répliqua lentement Mat. Ce n’était pas le même endroit, mais ce gars-là posait les mêmes questions. Et il se conduisait de la même manière, avec tous ces flairements. Il fouille dans mes fichues expériences, hein ? Eh bien, qu’il le fasse. Peut-être qu’il en déterrera quelques-unes de sorte que je me les rappellerai aussi. Il se demanda s’il parlait l’Ancienne Langue. C’était désagréable, de ne pas savoir, de ne pas être capable de s’en rendre compte. « Si vous êtes en mesure de m’emmener à l’endroit où je pourrai avoir une réponse à quelques questions, alors marchez devant. Sinon, je vais m’en aller, avec mes excuses pour vous avoir dérangé.

— Non ! » Ces grands yeux incolores cillèrent d’agitation. « Vous ne devez pas partir. Venez. Je vous conduirai là où vous trouverez ce dont vous avez besoin. Venez. » Il recula, avec des gestes des deux mains. « Venez. »

Après un coup d’œil au ter’angreal Mat suivit. Il aurait aimé qu’à cet instant-là l’homme ne lui ait pas souri. Peut-être voulait-il être rassurant, mais ces dents… Mat résolut de ne plus jamais se démunir de la totalité de ses poignards, ni pour des Sagettes ni pour l’Amyrlin en personne.

Le large encadrement de porte pentagonal ressemblait plutôt à l’entrée d’un tunnel, car le couloir au-delà était exactement de la même dimension et de la même forme, avec ces bandes jaunes rayonnant doucement qui en suivaient les courbes, bordant le plafond et le sol. Il semblait continuer à l’infini, disparaissant dans un lointain obscur, rythmé à intervalles par d’autres de ces grands seuils pentagonaux. L’homme au kilt marchait à reculons et ne se retourna que lorsqu’ils furent tous les deux dans le couloir et même ainsi il ne cessait de jeter un coup d’œil par-dessus une large épaule comme pour s’assurer que Mat était toujours là. L’air ne sentait plus le renfermé ; il contenait un faible relent de quelque chose de déplaisant, quelque chose qui donnait l’impression d’être connu mais sans assez de netteté pour être catalogué.

Au premier des seuils, Mat inspecta l’intérieur en passant et poussa un soupir. Au-delà de colonnes noires en forme d’étoile, un encadrement de porte tors en grès rouge se dressait sur un sol vitreux d’un blanc terne où la poussière conservait les marques d’une paire de bottes venant du ter’angreal et précédées vers le couloir par les empreintes d’étroits pieds nus. Il tourna la tête pour regarder derrière lui. Au lieu de s’achever à cinquante pas dans une autre salle comme celle-ci, le couloir s’allongeait aussi loin que portait sa vue, fidèle reflet de ce qui était en avant. Son guide lui adressa un sourire découvrant ses dents aiguës ; le gaillard semblait affamé.

Il savait qu’il aurait dû s’attendre à ce genre de chose après ce qu’il avait vu de l’autre côté du seuil tors dans la Pierre. Ces tours en flèches qui s’esquivaient de l’emplacement qui était le leur vers un autre où, logiquement, elles ne pouvaient pas se trouver. Si des tours, pourquoi pas des salles. J’aurais été plus avisé de rester dehors là-bas à attendre Rand, voilà ce qui aurait été sage. Il y a des quantités de choses que j’aurais été sage de faire. Du moins n’aurait-il pas de mal à retrouver le ter’angreal si tous les seuils de porte devant lui étaient pareils.

Il examina le suivant et vit des colonnes noires, le ter’angreal de grès rouge, ses empreintes et celles de son guide dans la poussière. Quand l’homme à la mâchoire étroite jeta de nouveau un coup d’œil pardessus son épaule, Mat lui dédia un sourire découvrant ses dents. « Ne vous imaginez pas avoir capturé un naïf dans votre filet. Si vous essayez de me duper, j’aurai votre peau pour m’en fabriquer un tapis de selle. »

Le gaillard sursauta, ses yeux pâles s’écarquillant, puis il haussa les épaules et rajusta les bandes cloutées d’argent qui lui barraient la poitrine ; son sourire moqueur semblait dessiné pour attirer l’attention sur son geste. Soudain, Mat se retrouva en train de se demander d’où provenait ce cuir clair. Sûrement pas… Oh, Lumière, je crois que si. Il parvint à s’empêcher de s’éclaircir la gorge, mais tout juste. « En avant, fils de chèvre. Ta peau ne vaut pas la peine de la clouter d’argent. Emmène-moi où je veux aller. »

Avec un grognement hargneux, l’homme continua son chemin en pressant l’allure, le dos raide. Mat se moquait pas mal que le gaillard soit offensé. Toutefois, il aurait bien aimé avoir ne serait-ce qu’un poignard. Que je sois brûlé si je laisse un type à face de renard et à cervelle de chèvre fabriquer un harnais avec ma peau à moi.

Impossible de dire depuis combien de temps ils marchaient. Le couloir ne changeait jamais avec ses parois en courbe et ses bandes jaunes lumineuses. Chaque seuil ouvrait sur la même salle, empreintes et ter’angreal compris. À cause de cette similitude, il n’y avait plus de repères pour mesurer le passage du temps. Mat s’inquiéta de celui qui s’était écoulé depuis qu’il était là. Certainement davantage que l’heure qu’il s’était accordée. Ses vêtements étaient seulement humides à présent ; ses bottes ne gargouillaient plus. Mais il marchait, le regard fixé sur le dos de son guide, et marchait toujours.

Soudain le couloir se termina devant un autre seuil. Mat cligna des paupières. Il aurait juré qu’un moment auparavant ce couloir continuait aussi loin qu’il pouvait voir. Cependant il avait observé le gaillard aux dents aiguës plus que ce qui se trouvait devant eux. Il regarda en arrière et faillit lâcher un juron. Le couloir se poursuivait jusqu’à un point où les bandes jaunes luisantes semblaient se rejoindre. Et il n’y avait pas une ouverture visible sur toute sa longueur.

Quand il se retourna, il était seul devant le grand seuil pentagonal. Que je me réduise en braises, je voudrais bien qu’ils ne fassent pas ça. Il respira à fond et entra.

C’était encore une salle en forme d’étoile au sol blanc, pas aussi vaste que celle – ou celles – avec des colonnes. Une étoile à huit branches avec un piédestal qui paraissait en verre noir posé dans chaque branche, comme une tranche de colonne d’environ sept coudées. De brillantes bandes jaunes couraient le long des arêtes de la salle et des piédestaux. L’odeur déplaisante était plus forte ici ; il la reconnaissait maintenant. L’odeur d’une tanière d’animal sauvage. Toutefois il y prêta à peine attention, car la salle était vide à part lui.

Il se tourna lentement pour examiner les piédestaux, les sourcils froncés. Voyons, des gens devraient être dessus, ceux qui étaient censés répondre à ses questions. On était en train de le flouer. S’il pouvait venir ici, il était en droit d’obtenir des réponses.

Soudain, il pivota sur lui-même en cercle pour examiner non pas les piédestaux mais les murs gris et lisses. Le seuil avait disparu ; il n’y avait pas de sortie.

Cependant, avant qu’il achève un second tour, il y avait quelqu’un debout sur chaque piédestal, des gens comme son guide mais vêtus différemment. Quatre étaient des hommes, les autres des femmes, leur chevelure raide se dressant en crête avant de retomber dans leur dos. Tous portaient de longues jupes blanches qui cachaient leurs pieds. Les femmes avaient des corsages blancs qui leur descendaient plus bas que les hanches, avec de hauts cols de dentelle et des manchettes également en dentelle claire aux poignets. Les hommes arboraient encore plus de bandes de cuir que le guide, plus larges et cloutées d’or. Des harnais qui soutenaient sur la poitrine de chacun de ceux qui les portaient une paire de couteaux à lame nue. Des lames de bronze, jugea Mat d’après leur couleur, mais il aurait donné tout l’or en sa possession pour en avoir ne serait-ce qu’un seul.

« Parlez, dit une des femmes de cette voix gutturale. Par l’antique traité, l’accord est conclu. Quel est votre besoin ? Parlez. »

Mat hésita. Ce n’est pas ce qu’avaient dit ces gens aux allures de serpent. Tous le regardaient comme des renards leur repas. « Qui est la Fille des Neuf Lunes et pourquoi suis-je obligé de l’épouser ? » Il espéra qu’ils le compteraient comme une seule question.

Personne ne répondit. Aucun d’eux ne prit la parole. Ils continuaient simplement à le fixer avec ces grands yeux incolores.

« Vous êtes censés répondre », reprit-il. Silence. « Que vos os se réduisent en cendres, répondez-moi ! Qui est la Fille des Neuf Lunes et pourquoi dois-je me marier avec elle ? Comment vais-je mourir et revivre encore ? Qu’est-ce que cela veut dire qu’il me faut renoncer à la moitié de la lumière du monde ? Voilà mes trois questions. Dites quelque chose ! »

Un silence de mort. Il s’entendait respirer, entendait le sang battre dans ses oreilles.

« Je n’ai pas l’intention de me marier. Et je n’ai pas l’intention de mourir non plus, que je sois censé revivre ensuite ou non. Je me balade avec des trous dans la mémoire, des trous dans ma vie et vous me regardez comme des ahuris. Si cela ne dépendait que de moi, je voudrais voir ces trous comblés, mais au moins des réponses à mes questions en combleraient quelques-uns dans mon avenir. Vous devez répondre… !

— Accordé », dit un des hommes de sa voix gutturale et Mat cligna des paupières.

Accordé ? Qu’est-ce qui était accordé ? Qu’est-ce que cela signifiait ? « Que brûlent vos yeux, marmonna-t-il. Que brûlent vos âmes ! Vous ne valez pas mieux que les Aes Sedai. Eh bien, je veux un moyen d’être libéré des Aes Sedai et du Pouvoir, et je veux m’en aller d’ici où vous êtes et retourner à Rhuidean, si vous ne voulez pas me répondre. Ouvrez une porte et laissez-moi…

— Accordé », dit un autre homme et une des femmes répéta en écho : « Accordé. »

Mat parcourut des yeux les murs, puis se tourna pour les avoir tous dans le champ de son regard irrité, ces êtres qui le dévisageaient du haut de leur piédestal. « Accordé ? Qu’est-ce qui est accordé ? Je ne vois pas de porte. Espèces de fils de chèvres menteurs…

— Fou », dit une femme dans un chuchotement rauque, et d’autres le répétèrent. Fou. Fou. Fou.

« Sage de demander la permission de partir, alors que vous n’avez fixé aucun prix, aucune condition.

— Pourtant fou de n’avoir pas d’abord discuté du prix.

— Nous allons fixer le prix. »

Ils parlaient si vite qu’il était incapable de déterminer qui avait dit quoi.

« Ce qui a été demandé sera donné.

— Le prix sera payé.

— Que le feu vous brûle, cria-t-il, de quoi parlez… »

Une obscurité totale l’enveloppa. Il y avait quelque chose autour de sa gorge. Il ne pouvait plus respirer. De l’air. Il ne pouvait plus…

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