« Il ne faut pas que nous tardions à partir pour la Colline-au-Guet, annonça Vérine le lendemain matin, alors qu’au-dehors le soleil levant ne donnait encore au ciel qu’une couleur de perle, ne lambinez donc pas. » Perrin leva les yeux de son porridge froid et croisa un regard ferme ; l’Aes Sedai comptait bien être obéie sans discussion. Au bout d’un instant, elle ajouta d’un air pensif : « N’allez pas vous imaginer que cela implique mon aide pour réaliser n’importe quelle folie. Vous êtes un jeune homme qui trompe son monde. Ne vous avisez pas de me jouer des tours. »
Tam et Abell s’arrêtèrent la cuillère à mi-chemin de la bouche et échangèrent un regard surpris ; manifestement, ils étaient allés de leur côté et les A es Sedai d’un autre jusqu’à présent. Au bout d’un instant, ils se remirent à manger, toutefois avec une expression soucieuse. Ils se gardèrent d’élever des objections. Tomas, sa cape de Lige déjà rangée dans ses fontes, dardait sur eux – et sur Perrin – un regard fixe, le visage dur, comme s’il s’attendait à des protestations et entendait les étouffer dans l’œuf. Les Liges exécutaient ce qui était nécessaire pour qu’une Aes Sedai en fasse à sa volonté.
Elle avait l’intention d’intervenir, bien sûr – les Aes Sedai n’y manquaient jamais – cependant qu’elle soit là où il pouvait la voir valait mieux que la laisser derrière son dos. Éviter complètement de se trouver enchaîné dans des complications d’Aes Sedai était pratiquement impossible quand elles décidaient de se mêler de quelque chose ; le seul parti à prendre était de tenter de les utiliser en même temps qu’elles vous utilisaient, d’être sur ses gardes et d’espérer pouvoir s’esquiver à temps si elles étaient résolues à vous fourrer la tête la première, comme un furet, dans un terrier de lapin. Parfois, le terrier se révélait celui d’un blaireau, ce qui était pénible pour le furet.
« Vous seriez aussi la bienvenue », dit-il à Alanna, mais elle lui adressa un regard glacial qui lui cloua le bec tout net. Elle avait dédaigné le porridge et se tenait près d’une des fenêtres voilées par des plantes grimpantes, regardant à travers cet écran feuillu.
Il était incapable de déterminer si elle appréciait son projet d’une expédition de reconnaissance. Déchiffrer ce qu’elle pensait semblait presque impossible. Les Aes Sedai étaient censées incarner la sérénité en personne, une sérénité imperturbable, et c’était le cas pour elle, mais Alanna se livrait à des éclats de colère ou lançait des traits d’humour alors qu’on y était le moins préparé, comme des éclairs de chaleur qui crépitent et disparaissent aussitôt. À certains moments, elle le regardait de telle façon que si elle n’avait pas été une Aes Sedai il aurait cru qu’elle l’admirait. À d’autres, il aurait aussi bien pu être un mécanisme complexe quelconque qu’elle songeait à démonter pour découvrir comment il fonctionnait. Même Vérine lui damait le pion sur ce plan-là ; la plupart du temps elle était carrément indéchiffrable. Déroutant, à l’occasion, mais du moins n’avait-il pas à se demander si elle allait savoir comment rajuster ses pièces pour le reconstituer.
Il aurait aimé pouvoir faire rester Faile ici – ce n’était pas la même chose que la tenir à l’écart, l’idée était qu’elle soit à l’abri des Blancs Manteaux – mais elle avait cette façon obstinée de serrer les mâchoires et une lueur menaçante dans ses yeux en amande. « Je me réjouis d’avance de voir un peu de ton pays. Mon père élève des moutons. » Elle avait un ton résolu, elle n’allait pas rester, sauf s’il l’attachait.
Pendant un instant, il fut près d’envisager cette solution. D’autre part, le danger des Blancs Manteaux ne devait pas être tellement grand ; il avait seulement l’intention aujourd’hui de jeter un coup d’œil. « Je le croyais marchand, dit-il.
— Il élève aussi des moutons. » Des taches rouges s’épanouirent sur ses joues ; peut-être que son père était un homme pauvre et nullement un marchand. Il ne comprenait pas pourquoi elle racontait des craques mais, si elle en avait envie, il n’essaierait pas de la contrer. Gênée ou pas, elle ne paraissait quand même pas moins décidée à imposer sa volonté.
Il se rappela la méthode de Maître Cauthon. « Je ne sais pas ce que tu en verras. Quelques fermes sont peut-être occupées à tondre, je suppose. Probablement pas différemment de chez ton père. En tout cas, je serai content de ta compagnie. » La stupéfaction peinte sur sa figure quand elle se rendit compte qu’il ne discuterait pas valait presque l’inquiétude causée par sa venue avec lui. Peut-être Abell avait-il la bonne recette.
Avec Loial, ce fut une autre paire de manches.
« Mais je tiens à en être, protesta l’Ogier quand il s’entendit annoncer qu’il ne le pouvait pas. Je tiens à aider, Perrin.
— Vous serez trop en évidence, Maître Loial », dit Abell et Tam ajouta : « Nous avons besoin de ne pas attirer l’attention plus qu’il n’est inévitable. » Les oreilles de Loial s’affaissèrent tristement.
Perrin l’entraîna à l’écart, aussi loin des autres que la pièce le permettait. Les cheveux en broussaille de Loial effleurèrent les poutres du toit jusqu’à ce que Perrin lui fasse signe de se pencher. Perrin souriait, avec juste l’air de l’amadouer. Il espéra que c’est ce que les autres penseraient.
« Je voudrais que vous gardiez un œil sur Alanna », dit-il presque dans un chuchotement. Loial sursauta et il saisit l’Ogier par la manche, toujours la bouche fendue bêtement presque d’une oreille à l’autre. « Souriez, Loial. Nous ne parlons de rien d’important, d’accord ? » L’Ogier esquissa un sourire mal assuré. Duquel il faudrait se contenter. « Les Aes Sedai font ce qu’elles font pour leurs raisons personnelles, Loial. » Et ce pouvait être ce à quoi on s’attendait le moins, ou pas du tout ce qu’on était persuadé que c’était. « Qui sait ce qu’elle irait se mettre en tête ? J’ai eu assez de surprises depuis mon arrivée au pays et je ne veux pas que s’y ajoute une de sa façon. Je ne compte pas que vous l’en empêchiez, seulement que vous notiez ce qui sort de l’ordinaire.
— Merci du peu, marmotta Loial d’un ton caustique, ses oreilles tressautant. Vous ne croyez pas que mieux vaudrait laisser simplement les Aes Sedai agir comme elles l’entendent ? » Facile à dire pour lui ; les Aes Sedai étaient dans l’impossibilité de canaliser dans un stedding ogier. Perrin se contenta de le regarder et, au bout d’un instant, l’Ogier soupira. « Je suppose que non. Oh, d’accord. Je ne pourrai jamais dire qu’être près de vous n’est pas… intéressant. » Se redressant, il passa un doigt épais sous son nez et déclara aux autres : « Je suppose qu’en effet j’attirerais les regards. Eh bien, cela me donnera une chance de travailler sur mes notes. Je ne me suis pas occupé de mon livre depuis des jours. »
Vérine et Alanna échangèrent un coup d’œil indéchiffrable, puis tournèrent vers Perrin deux regards jumeaux soutenus. Impossible de savoir ce à quoi l’une et l’autre songeaient.
Les bêtes de somme devaient être laissées sur place, naturellement. Des chevaux de bât provoqueraient sûrement des commentaires, évoquant un long voyage ; personne dans les Deux Rivières ne s’éloignait beaucoup de chez soi à la meilleure des époques. Alanna arborait un léger sourire satisfait en les observant quand ils sellèrent leurs montures, sans doute convaincue que les bêtes et les bannes le liaient à la vieille infirmerie, à elle et à Vérine. Elle aurait une drôle de surprise, si on en venait là. Il avait vécu assez souvent sur ce que contenait une simple sacoche de selle depuis qu’il était parti de chez lui. D’ailleurs, il s’était débrouillé avec seulement ce qu’il avait dans son escarcelle et les poches de son surcot.
Il se redressa après avoir serré la sangle de selle de Steppeur et sursauta. Vérine le regardait avec une expression entendue, pas du tout vague, comme si elle savait ce qu’il pensait et en était amusée. Il trouvait cela assez désagréable quand c’était Faile qui avait cet air-là, mais de la part d’une Aes Sedai c’était cent fois pire. Le marteau attaché avec son rouleau de couchage et ses sacoches de selle paraissait toutefois la déconcerter. Il fut réjoui qu’il y ait quelque chose qu’elle ne paraissait pas comprendre. D’autre part, il se serait bien passé qu’elle soit intriguée à ce point-là. Qu’est-ce qu’un marteau pouvait avoir de fascinant pour une Aes Sedai ?
Avec seulement les chevaux de selle à préparer, ils furent prêts à partir en moins de rien. Vérine avait un hongre brun quelconque, aussi simple aux yeux inexpérimentés que son costume, mais sa large poitrine et sa croupe robuste suggéraient qu’il avait autant d’endurance que le gris aux yeux féroces de son Lige, grand et élégant. Steppeur renâcla à l’adresse de l’autre étalon, jusqu’à ce que Perrin caresse l’encolure de son louvet. Le gris était plus discipliné – et tout aussi prêt à se battre si Tomas le lui permettait. Le Lige contrôlait sa bête avec les genoux autant qu’avec les rênes, les deux semblaient presque un seul être.
Maître Cauthon examina le cheval de Tomas avec intérêt – les montures entraînées pour la guerre, on n’en voyait pas beaucoup dans cette contrée –mais celui de Vérine obtint un hochement de tête approbateur au premier coup d’œil. Il comptait parmi les plus fins connaisseurs en chevaux des Deux Rivières. Nul doute que c’est lui qui avait choisi les animaux à longs poils que lui et Maître al’Thor montaient, pas aussi élevés au garrot que les autres, mais vigoureux, avec une allure qui indiquait de la vitesse et de l’endurance.
Les trois Aiels se coulèrent en avant quand le groupe se mit en route vers le nord, à longues enjambées qui les emportèrent rapidement hors de vue dans la profondeur des bois, les ombres du petit matin longues et bien nettes dans l’éclat du soleil levant. De temps en temps apparaissait au milieu des arbres une vision brève de gris et de brun, probablement à dessein, pour que les autres sachent qu’ils étaient là. Tam et Abell prirent la tête, l’arc en travers du haut pommeau de leurs selles, avec Perrin et Faile derrière, Vérine et Tomas fermant la marche.
Perrin se serait bien passé d’avoir les yeux de Vérine posés sur son dos. Il les sentait entre ses omoplates. Il se demanda si elle était au courant pour les loups. Pas rassurante comme pensée. Les Sœurs Brunes étaient censées connaître des choses ignorées des autres Ajahs, des choses obscures, des connaissances du passé. Peut-être savait-elle comment il pourrait éviter de se perdre, de perdre ce qu’il y avait d’humain en lui, au contact des loups. Faute de retrouver Elyas Machera, elle resterait peut-être sa meilleure chance. Il n’avait qu’à lui faire confiance. Ce qu’elle connaissait, il y avait des chances qu’elle l’utilise, certainement pour assister la Tour Blanche, probablement pour aider Rand. Seulement l’ennui, c’est qu’aider Rand n’entraînerait pas obligatoirement ce que lui souhaitait maintenant. Tout aurait été beaucoup plus simple sans Aes Sedai.
La plupart du temps, ils chevauchaient en silence, à part les bruits de la forêt, écureuils et piverts ou par intervalles un chant d’oiseau. À un moment donné, Faile jeta un coup d’œil en arrière. « Elle ne te causera aucun mal », dit-elle, sa douceur de ton contrastant violemment avec la lueur farouche brillant dans ses yeux noirs.
Perrin cilla. Elle avait l’intention de le protéger. Contre une Aes Sedai. Il ne la comprendrait jamais, ni ne saurait à quoi s’attendre. Parfois, elle était aussi déconcertante que les Aes Sedai.
Ils sortirent du Bois de l’Ouest à un peu plus d’une lieue au nord du Champ d’Emond, alors que le soleil s’élevait au-dessus des arbres à l’est, de la hauteur de son disque. Des taillis épars – principalement des lauréoles, des pins et des chênes – les séparaient des champs les plus proches où des haies bordaient les cultures d’orge et d’avoine, de tabac et de hauts herbages destinés à devenir du foin. Chose curieuse, il n’y avait personne en vue, pas de fumée montant des cheminées des fermes de l’autre côté des champs. Perrin connaissait les gens qui vivaient là, les al’Lora dans deux des grandes maisons, les Barster dans les autres. Des travailleurs assidus. Si ces maisons avaient eu des habitants, ceux-ci seraient depuis longtemps en train de s’affairer à leurs tâches. Gaul agita le bras à la lisière d’un bosquet, puis disparut sous les arbres.
Perrin donna du talon contre le flanc de Steppeur pour avancer à la hauteur de Tarn et d’Abell. « Ne devrions-nous pas rester à couvert aussi longtemps que possible ? Six personnes à cheval ne passent pas inaperçues. » Ils maintinrent leurs montures à un bon pas régulier.
« Pas grand monde pour nous remarquer, mon garçon, répliqua Maître al’Thor, tant que nous nous tenons à l’écart de la Route du Nord. La plupart des fermes proches des bois ont été abandonnées. En tout cas, ces temps-ci on ne s’aventure pas seul, pas loin de son propre seuil. À l’heure actuelle, on ne regarde pas deux fois dix personnes qui voyagent en groupe, quoique la majeure partie des gens se déplacent en chariot quand ils s’y décident.
— Cela nous prendra déjà presque toute la journée pour arriver à la Colline-au-Guet sans essayer de parcourir la distance à travers les bois, dit Maître Cauthon. Ce serait un peu plus rapide par la route, mais avec plus de risque aussi de rencontrer des Blancs Manteaux. Plus de risque que quelqu’un nous dénonce en échange des récompenses promises. »
Tam acquiesça d’un signe de tête. « Mais nous avons aussi des amis par ici. Nous comptons nous arrêter vers midi à la ferme de Jac al’Seen pour laisser souffler les chevaux et nous dégourdir les jambes. Nous atteindrons la Colline-au-Guet quand il restera encore assez de clarté pour voir.
— Il y en aura suffisamment », commenta Perrin d’un ton distrait ; l’obscurité n’était jamais trop opaque pour lui. Il se retourna sur sa selle afin d’examiner les fermes. Abandonnées mais pas incendiées, pas pillées d’après ce qu’il distinguait. Des rideaux étaient encore accrochés aux fenêtres. Des fenêtres pas brisées. Les Trollocs se plaisaient à casser les choses et les maisons vides étaient une invitation. De hautes herbes folles avaient poussé au milieu de l’orge et de l’avoine, mais les champs n’avaient pas été piétinés. « Les Trollocs ont-ils attaqué le bourg proprement dit du Champ d’Emond ?
— Non, ils n’y sont pas allés, répondit Maître Cauthon d’un ton empreint de gratitude. Notez bien qu’ils n’auraient pas eu la partie facile dans ce cas-là. On a appris à être sur nos gardes depuis l’avant-dernière Nuit de l’Hiver. Il y a un arc derrière chaque porte, des lances et autre armement. De plus, les Blancs Manteaux descendent patrouiller jusqu’au Champ d’Emond tous les deux ou trois jours. Pour autant que je sois furieux de l’admettre, ils maintiennent les Trollocs à distance. »
Perrin secoua la tête. « Avez-vous une idée du nombre de Trollocs ?
— Un, c’est déjà trop, grommela Abell.
— Peut-être deux cents, énonça Tam. Peut-être plus. Probablement davantage. » Maître Cauthon parut surpris. « Réfléchis, Abell. Je ne sais pas combien les Blancs Manteaux en ont tués, mais les Liges déclarent qu’eux et les Aes Sedai en ont liquidé près de cinquante, ainsi que deux Évanescents. Cela n’a pas réduit la quantité d’incendies dont nous entendons parler. J’estime que le chiffre doit être plus important, mais calcule toi-même. » L’autre en convint tristement d’un signe.
« Alors pourquoi n’ont-ils pas attaqué le Champ d’Emond ? questionna Perrin. Si deux ou trois cents survenaient en pleine nuit, ils auraient des chances de brûler le village en totalité et de disparaître avant que les Blancs Manteaux là-haut sur la Colline-au-Guet en soient même informés. Encore plus facile pour eux de frapper la Tranchée-de-Deven. Vous avez dit que les Blancs Manteaux ne descendent pas jusque là-bas.
— Un coup de chance », répliqua Abell entre ses dents, mais sa voix était troublée. « Voilà ce que c’est. Nous avons été chanceux. Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? À quoi veux-tu en venir, mon garçon ?
— Ce à quoi il veut en venir, déclara Faile qui s’était rapprochée d’eux, c’est qu’il doit y avoir une raison. » Hirondelle, sa jument, était suffisamment plus grande que les chevaux des Deux Rivières pour lui permettre de regarder Tam et Abell droit dans les yeux, et le regard qu’elle leur adressa elle le fit ferme. « J’ai vu les suites des raids trollocs dans la Saldaea. Ils pillent ce qu’ils ne brûlent pas, ils tuent ou emmènent les gens et les animaux, tous ceux ou tout ce qui n’est pas protégé. Des villages entiers ont disparu, les mauvaises années. Ils recherchent les endroits où les défenses sont les plus faibles, où ils peuvent tuer le plus de monde. Mon père… » Elle s’interrompit brusquement, respira à fond et poursuivit : « Perrin a vu ce que vous auriez dû voir. » Elle lui adressa un brusque sourire de fierté. « Si les Trollocs n’ont pas attaqué vos villages, ils ont une raison.
— J’y ai bien pensé, répliqua calmement Tam, mais je ne parviens pas à comprendre pourquoi. Jusqu’à ce que nous le sachions, la chance est une réponse aussi bonne qu’une autre.
— Peut-être est-ce un piège », déclara Vérine qui les avait rejoints. Tomas était resté encore un peu en arrière, fouillant de ses yeux noirs avec autant de persévérance qu’un Aiel la campagne qu’ils traversaient. Le Lige surveillait aussi le ciel ; il y avait toujours le risque d’un corbeau. Pratiquement sans un temps d’arrêt, le regard inquisiteur de Vérine alla de Perrin à ses deux aînés. « Des nouvelles de troubles permanents, des nouvelles concernant des Trollocs, attireront les yeux sur les Deux Rivières. L’Andor enverra sûrement des soldats, et peut-être aussi d’autres pays à cause de Trollocs aussi loin dans le sud. C’est-à-dire si les Enfants de la Lumière laissent filtrer des nouvelles, évidemment. Je soupçonne que les Gardes de la Reine Morgase ne seraient guère plus heureux de trouver autant de Blancs Manteaux que de trouver des Trollocs.
— La guerre, murmura Abell. Ce que nous avons est déjà pénible, mais vous parlez de guerre.
— Cela se pourrait bien, approuva Vérine. Cela se pourrait. » Fronçant les sourcils d’un air préoccupé, elles extirpa de son escarcelle une plume à pointe d’acier et un petit carnet relié en toile, puis ouvrit un petit étui accroché à sa ceinture qui contenait une bouteille d’encre et un sablier. Essuyant distraitement la plume sur sa manche, elle se mit à jeter des notes dans son carnet en dépit de la difficulté d’écrire en étant à cheval. Elle semblait complètement inconsciente du malaise qu’elle avait pu provoquer. Peut-être l’était-elle réellement.
Maître Cauthon ne cessait de murmurer « La guerre » d’un ton interrogateur et Faile posa une main réconfortante sur le bras de Perrin, une expression de tristesse dans les yeux.
Maître al’Thor se contenta de grogner ; il avait participé à une guerre, d’après ce que Perrin avait entendu dire, bien que sans apprendre exactement où ni comment. Seulement quelque part en dehors des Deux Rivières, où il était parti étant jeune homme, revenant des années plus tard avec une épouse et un enfant, Rand. Peu de gens des Deux Rivières quittaient leur pays. Perrin doutait qu’ils sachent réellement ce qu’était une guerre, excepté ce qu’ils en avaient appris par des colporteurs ou des marchands avec leurs gardes et leurs conducteurs de chariot. Cependant, lui savait. Il avait vu la guerre à la Pointe de Toman. Abell avait raison. Ce qu’ils avaient chez eux était assez pénible, mais n’approchait pas de la guerre.
Il garda le silence. Peut-être Vérine était-elle dans le vrai. Et peut-être désirait-elle simplement qu’ils cessent de se casser la tête. Si le harcèlement des Deux Rivières par les Trollocs était un appât, ce devait être un appât pour Rand, et les Aes Sedai devaient le savoir. C’était un des problèmes avec les Aes Sedai ; elles vous donnaient des « si » et des « peut-être » jusqu’à ce que vous soyez sûr qu’elles vous ont dit tout net ce qu’elles avaient seulement suggéré. Eh bien, si les Trollocs – ou ce qui les avait envoyés, plutôt : un des Réprouvés, qui sait ? – pensaient prendre Rand au piège, ils auraient à se contenter de Perrin à la place – un simple forgeron au lieu du Dragon Réincarné – et il n’avait pas l’intention de tomber dans le moindre piège.
Ils chevauchèrent en silence toute la matinée. Dans cette région, les fermes étaient éparses, distantes parfois d’un quart de lieue sinon davantage. Toutes étaient abandonnées, les champs étouffés par les mauvaises herbes, les portes de grange se balançant dans un souffle de brise errante. Une seule avait été incendiée et il n’en restait que les cheminées, des doigts noircis par la suie qui pointaient hors des cendres. Les gens qui étaient morts là – des Ayellin, cousins de ceux qui habitaient dans le Champ d’Emond – avaient été enterrés près des poiriers derrière la maison. Le petit nombre qui avait été retrouvé. Il avait fallu insister pour qu’Abell en parle et Tam s’y était refusé. Ils avaient l’air de croire que cela le bouleverserait. Il savait ce que mangeaient les Trollocs. N’importe quoi qui était de la chair. Il caressa machinalement sa hache jusqu’à ce que Faile lui prenne la main. Pour une raison quelconque, c’est elle qui paraissait ébranlée. Il avait pensé qu’elle connaissait les Trollocs mieux que cela.
Les Aiels se débrouillaient pour ne pas être visibles même entre deux taillis, sauf quand ils le désiraient. Lorsque Tam commença à obliquer vers l’est, Gaul et les deux Vierges de la Lance changèrent de direction en même temps que le groupe.
Comme l’avait prédit Maître Cauthon, la ferme al’Seen apparut alors que le soleil n’avait pas encore atteint son zénith. Il n’y avait pas d’autre ferme en vue, néanmoins quelques panaches de fumée grise largement éloignés les uns des autres montaient de cheminées tant au nord qu’à l’est. Pourquoi s’accrochaient-ils, isolés comme cela ? Si des Trollocs survenaient, leur seul espoir était que des Blancs Manteaux passent à proximité au même moment.
Alors que la vaste ferme était encore minuscule dans le lointain, Tam s’arrêta et incita du geste les Aiels à les rejoindre, puis il leur suggéra de dénicher un endroit pour attendre jusqu’à ce que le groupe quitte la ferme. « Ils ne bavarderont pas sur le compte d’Abell ou du mien, expliqua-t-il, mais vous trois ferez marcher les langues en dépit de la meilleure volonté du monde. »
C’était le moins qu’on en puisse dire, étant donné leur habillement bizarre, leurs lances et le fait que deux d’entre eux étaient des femmes. Ils avaient chacun un lapin suspendu à côté de leur carquois et comment ils avaient réussi à prendre le temps de chasser tout en se maintenant en avant des chevaux, Perrin ne le comprenait pas. À remarquer d’ailleurs qu’ils paraissaient moins fatigués que les chevaux.
« D’accord, dit Gaul. Je vais découvrir un coin où manger mon déjeuner et guetter votre départ. » Il tourna les talons et s’éloigna aussitôt d’une démarche élastique. Baine et Khiad échangèrent un coup d’œil. Au bout d’un instant, Khiad haussa les épaules et elles l’imitèrent.
« Ne sont-ils pas ensemble ? questionna le père de Mat en se grattant la tête.
— C’est une longue histoire », répliqua Perrin. Cela valait mieux que de lui raconter que Khiad et Gaul pouvaient fort bien décider de s’entre-tuer à la suite d’une vengeance. Il espérait que le serment de l’eau gardait sa valeur. Il devrait se souvenir de demander à Gaul ce qu’était un serment de l’eau.
La ferme al’Seen figurait parmi les plus vastes existant aux Deux Rivières, avec trois hautes granges et cinq hangars où faire sécher le tabac. Le parc aux murs de pierre, plein de moutons à face noire, était aussi étendu que certaines pâtures, et des cours fermées par des barrières maintenaient séparés des vaches laitières tachetées de blanc et des bœufs de boucherie noirs. Des porcs grognaient avec satisfaction dans leur enclos, des poules se promenaient partout et il y avait des oies blanches sur un étang de belle taille.
La première chose bizarre que Perrin remarqua fut les jeunes garçons sur les toits en chaume de la maison et des granges, au nombre de huit ou neuf, avec des arcs et des carquois. Ils alertèrent par leurs appels les gens en bas dès qu’ils aperçurent les cavaliers, et des femmes firent rentrer précipitamment les enfants avant de s’ombrager les yeux pour distinguer qui arrivait. Des hommes se rassemblèrent dans la cour de la ferme, les uns avec des arcs, d’autres avec des fourches et des serpes tenues comme des armes. Trop de gens. Beaucoup trop, même pour une ferme aussi importante que celle-ci. Il adressa un regard interrogateur à Maître al’Thor.
« Jac a accueilli chez lui la famille de son cousin Wit, expliqua Tam, parce que la ferme de Wit est trop proche du Bois de l’Ouest. Et celle de Flann Lewin après que leur ferme a été attaquée. Les Blancs Manteaux ont chassé les Trollocs avant que plus que ses écuries soit brûlé, mais Flann a décidé qu’il était temps de partir. Jac est un brave homme. »
Quand ils pénétrèrent dans la cour de la ferme et que Tam et Abell furent reconnus, des hommes et des femmes se pressèrent autour avec des sourires et des murmures de bienvenue tandis qu’ils mettaient pied à terre. Ce que voyant les enfants jaillirent de la maison, suivis par les femmes qui les surveillaient et d’autres qui s’étaient affairées à la cuisine et s’essuyaient les mains sur leur tablier. Toutes les générations étaient représentées, depuis Astelle al’Seen, au dos courbé mais usant de sa canne pour écarter les gens de son chemin plutôt que pour s’appuyer dessus en marchant, jusqu’à un nourrisson au maillot dans les bras d’une jeune femme plus que corpulente au brillant sourire.
Le regard de Perrin dépassa la forte jeune femme souriante ; puis sa tête se retourna subitement. Quand il avait quitté les Deux Rivières, Laila Dearn était une svelte jeune fille capable de continuer à danser après avoir mis trois garçons sur les rotules. Seuls les yeux et le sourire étaient les mêmes. Il frissonna. À un moment donné, il avait rêvé d’épouser Laila et chez elle ce sentiment avait été tant soit peu partagé. En fait, elle l’avait nourri plus longtemps que lui. Heureusement, elle était trop joyeusement absorbée par son bébé et le gaillard encore plus massif qu’elle qui était à côté. Perrin reconnut aussi cet homme qui l’accompagnait. Natley Lewin. Ainsi Laila était maintenant une Lewin. Bizarre. Nat n’avait jamais su danser. Remerciant la Lumière de l’avoir échappé belle, Perrin chercha des yeux Faile.
Il la découvrit jouant distraitement avec les rênes d’Hirondelle tandis que la jument fourrait son nez sur son épaule. Toutefois, elle était trop occupée à sourire d’un air admiratif à Wil al’Seen, un cousin du côté de la Tranchée-de-Deven, pour prêter attention à sa bête, et Wil lui rendait son sourire. Un beau gars, Wil. Ma foi, il avait un an de plus que Perrin mais était trop joli garçon pour ne pas paraître jeunet. Quand Wil venait au Champ d’Emond à la danse, les jeunes filles le contemplaient toutes en soupirant. Exactement comme Faile à présent. Certes, elle ne soupirait pas, mais son sourire était approbateur, sans contredit.
Perrin alla passer un bras autour d’elle, reposant son autre main sur sa hache. « Comment vas-tu, Wil ? » demanda-t-il en souriant de toutes ses dents. Inutile de laisser Faile croire qu’il était jaloux. Non pas qu’il le fût, non, non.
« Bien, Perrin. » Les yeux de Wil se détournèrent des siens et rebondirent sur la hache, en même temps qu’une expression de malaise se peignait lentement sur sa figure. S’abstenant de ramener son regard sur Faile, il s’éloigna en hâte pour rejoindre le groupe dont Vérine était le centre.
Faile leva la tête vers Perrin, les lèvres pincées, puis lui saisit la barbe d’une main et lui secoua doucement la tête. « Perrin, Perrin, Perrin », murmurat-elle.
Il n’était pas très sûr de ce qu’elle entendait par là, mais il jugea plus sage de ne pas poser de question. Elle-même avait l’air de ne pas savoir si elle était fâchée ou – serait-ce possible que ce soit « amusée » ? Mieux valait ne pas la pousser à décider.
Wil n’était pas le seul à regarder ses yeux avec méfiance, naturellement. Tous apparemment, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, sursautaient la première fois qu’ils croisaient son regard. La vieille Maîtresse al’Seen le tâta du bout de sa canne et ses vieux yeux noirs s’écarquillèrent de surprise quand il émit un grognement. Peut-être pensait-elle qu’il n’était pas réel. Cependant personne ne dit rien.
On n’avait pas tardé à emmener les chevaux dans une des écuries – Tomas conduisit lui-même son cheval gris ; l’étalon ne paraissait pas vouloir que quelqu’un d’autre touche les rênes – et tout le monde, excepté les garçons sur les toits, s’était entassé dans la maison, la remplissant quasi totalement. Des adultes s’alignaient dans la grande salle sur deux rangs, les Lewin et les al’Seen mêlés sans ordre ou hiérarchie particulière, les enfants dans les bras de leur mère ou relégués derrière les grandes personnes qui se pressaient sur le seuil des portes pour voir à l’intérieur de la salle et obligés de regarder entre leurs jambes.
Du thé fort et des chaises de paille à haut dossier furent apportés pour les arrivants, toutefois Vérine et Faile eurent droit à des coussins brodés. Vérine, Tomas et Faile provoquaient une importante effervescence. Des murmures emplissaient la salle tel un cacardage d’oies, et chacun contemplait ces trois-là comme s’ils portaient une couronne ou allaient se mettre à exécuter des tours. Les étrangers étaient toujours un objet de curiosité dans le pays des Deux Rivières. L’épée de Tomas soulevait en particulier des commentaires, proférés dans un chuchotement que Perrin percevait sans peine. Les épées n’étaient pas chose courante dans cette contrée, ou ne l’avaient pas été avant la venue des Blancs Manteaux. Les uns pensaient que Tomas était un Blanc Manteau, d’autres un seigneur. Un gamin qui arrivait à peine plus haut que la ceinture d’un adulte parla de Liges avant d’être réduit au silence par les moqueries de ses aînés.
Dès que les hôtes furent installés, Jac al’Seen se campa devant la vaste cheminée de pierre, un homme massif à large carrure avec moins de cheveux que Maître al’Vere et ce qu’il avait juste aussi gris. Une pendule tictaquait sur la tablette derrière sa tête entre deux grands gobelets d’argent, témoignage de sa réussite en tant que fermier. Les bavardages se turent quand il leva la main, encore que son cousin Wit, quasiment son jumeau à ceci près qu’il n’avait plus de cheveux du tout, et Flann Lewin, un échalas noueux à chevelure grise, aient déjà fait taire leurs familles.
« Maîtresse Mathwin, noble Dame Faile, déclara Jac en s’inclinant gauchement. Vous êtes les bienvenues ici, pour aussi longtemps que vous le désirez. Je dois cependant vous mettre en garde. Vous connaissez les ennuis que nous avons dans le pays. Ce serait mieux pour vous que vous vous rendiez directement au Champ d’Emond ou à la Colline-au-Guet et que vous y restiez. Ils sont trop importants pour être attaqués. Je vous conseillerais bien de quitter complètement les Deux Rivières, mais je me suis laissé dire que les Enfants de la Lumière interdisent à tout le monde la traversée de la Taren. J’ignore pourquoi, mais c’est une réalité.
— Pourtant, il y a tant de beaux récits dans les campagnes, répliqua Vérine en clignant doucement des paupières. Je n’en apprendrais aucun si je demeurais dans un village. » Sans mentir d’un mot, elle se débrouillait pour donner l’impression qu’elle était venue aux Deux Rivières à la recherche d’anciennes anecdotes, exactement comme Moiraine l’avait fait en un temps qui paraissait à présent tellement lointain. Son anneau au Grand Serpent était rangé dans son escarcelle, toutefois Perrin doutait qu’aucune des personnes ici présentes sache ce qu’il représentait.
Elisa al’Seen lissa son tablier blanc et adressa un sourire grave à Vérine. Bien qu’ayant les cheveux moins gris que ceux de son mari, un air maternel sur son visage marqué de rides, elle semblait plus âgée que Vérine. Il y avait de fortes chances pour qu’elle le pense aussi. « C’est un honneur d’avoir sous notre toit quelqu’un de savant, cependant Jac a raison, affirma-t-elle d’un ton ferme. Vous êtes sincèrement la bienvenue ici mais, quand vous partirez, il faudra vous rendre immédiatement dans un village. Voyager n’est pas sûr. Cela vaut aussi pour vous, noble Dame, ajouta-t-elle à l’intention de Faile. Les Trollocs ne sont pas quelque chose que deux femmes devraient affronter avec seulement une poignée d’hommes comme protection.
— J’y réfléchirai, répliqua calmement Faile. Je vous remercie de votre amabilité. » Elle but son thé à petites gorgées, aussi détachée que Vérine qui avait recommencé à écrire dans son carnet, levant seulement les yeux pour sourire à Elisa et murmurer : « Il y a tant de contes dans le pays. » Faile accepta le biscuit au beurre d’une jeune al’Seen qui esquissa une révérence et rougit comme un coquelicot, tout en considérant Faile avec des yeux écarquillés d’admiration.
Perrin sourit sous cape. Dans son costume de cheval en soie verte, tous croyaient Faile de noble naissance et il devait reconnaître qu’elle assumait le rôle à merveille. Quand elle le voulait. Cette petite jeune fille aurait été moins admirative si elle l’avait vue dans une de ses crises de colère, où sa langue aurait écorché vif un conducteur de chariot.
Maîtresse al’Seen se tourna vers son mari en secouant la tête ; Faile et Vérine n’allaient pas se laisser persuader. Jac se tourna vers Tomas. « Pouvez-vous les convaincre ?
— Je vais où elle me le dit », répliqua Tomas. Assis là une tasse de thé à la main, le Lige semblait néanmoins sur le point de tirer au clair son épée.
Maître al’Seen soupira et porta ailleurs son attention. « Perrin, la plupart d’entre nous vous ont rencontré à un moment ou un autre, là-bas au Champ d’Emond. Nous vous connaissons, peu ou prou. Nous vous connaissions du moins avant que vous ne vous soyez enfui l’an dernier. Nous avons entendu des choses troublantes, mais je suppose que Tam et Abell ne seraient pas avec vous si elles étaient vraies. »
L’épouse de Flann, Adine, une femme bien en chair avec l’air satisfaite d’elle-même, eut un reniflement sec. « J’ai aussi entendu dire certaines choses sur Tam et Abell. Et sur leurs fils, qui se sont sauvés avec des Aes Sedai. Avec des Aes Sedai ! Une douzaine ! Vous vous rappelez tous comment le Champ d’Emond a été incendié de fond en comble. La Lumière sait ce qu’ils ont pu devenir. J’ai entendu dire qu’ils avaient kidnappé la petite al’Vere. » Flann secoua la tête avec résignation et jeta à Jac un regard d’excuse.
« Si tu crois cela, riposta Wit ironiquement, tu croiras n’importe quoi. J’ai causé avec Marine al’Vere il y a deux semaines et elle a dit que sa fille était partie de son propre mouvement. Et il n’y avait qu’une Aes Sedai.
— Qu’est-ce que tu insinues, Adine ? » Elisa al’Seen planta les poings sur ses hanches. « Explique-toi. » Il y avait plus qu’une suggestion de « Je te mets au défi » dans sa voix.
« Je n’ai pas dit que je le croyais, protesta énergiquement Adine, simplement que je l’avais entendu raconter. Il y a des questions qui se posent. Les Enfants ne se sont pas lancés sur la trace de ces trois-là en tirant leurs noms hors d’un chapeau.
— Si tu écoutais, pour changer, déclara Elisa d’un ton ferme, tu entendrais peut-être une réponse ou deux. »
Adine s’occupa à réarranger la tombée de sa jupe mais, si elle parla entre ses dents, elle se garda de continuer la discussion.
« Quelqu’un a-t-il autre chose à dire ? » questionna Jac avec une impatience à peine dissimulée. Aucun des assistants ne soufflant mot, il continua : « Perrin, personne ici ne vous prend pour un Ami du Ténébreux, pas plus que nous ne le croyons de Tam ou d’Abell. » Il lança un regard sévère à Adine et Flann posa la main sur l’épaule de sa femme ; elle demeura silencieuse, mais ses lèvres se tordaient convulsivement en formant les mots qu’elle se retenait de prononcer. Jac marmotta à part soi avant de poursuivre. « Même ainsi, Perrin, je pense que nous avons le droit d’apprendre pourquoi les Blancs Manteaux proclament ce qu’ils prétendent. Ils vous accusent, vous, Mat Cauthon et Rand al’Thor, d’être des Amis du Ténébreux. Pourquoi ? »
Faile ouvrit la bouche dans un mouvement de colère, mais Perrin lui fit signe de se taire. Son obéissance le surprit à tel point qu’il la dévisagea un instant avant de répondre. Peut-être qu’elle était réellement malade. « Il ne faut pas grand-chose aux Blancs Manteaux, Maître al’Seen. Si vous ne vous confondez pas en salamalecs et si vous les évitez, vous devez être un Ami du Ténébreux. Si vous ne dites pas ce qu’ils désirent, ne pensez pas ce qu’ils désirent, vous devez être un Ami du Ténébreux. J’ignore pourquoi ils estiment que Rand et Mat en sont. » C’était la vérité pure et simple. Si les Blancs Manteaux savaient que Rand était le Dragon Réincarné, cela leur suffirait, mais ils ne pouvaient en aucun cas l’avoir appris. En ce qui concernait Mat, il était dans l’ignorance la plus totale. C’était probablement l’œuvre de Fain. « Pour ma part, j’ai tué quelques-uns d’entre eux. » Par extraordinaire, les hoquets de surprise qui résonnèrent tout autour de la salle ne lui causèrent pas de crispation intérieure, non plus que la pensée de ce qu’il avait fait. « Ils avaient tué un ami à moi et m’auraient tué aussi. Je n’ai pas jugé possible de les laisser faire. Voilà tout.
— Je comprends que vous ne l’ayez pas voulu », répliqua lentement Jac. Même avec les Trollocs dans les parages, les gens des Deux Rivières n’étaient pas habitués à ce qu’on tue. Quelques années auparavant, une femme avait assassiné son mari parce qu’elle souhaitait qu’un autre homme l’épouse ; c’était la dernière fois que quelqu’un avait péri de mort violente aux Deux Rivières, à la connaissance de Perrin. Jusqu’à l’arrivée des Trollocs.
« Les Enfants de la Lumière sont très habiles dans une chose, commenta Vérine. Rendre soupçonneux les uns des autres des gens qui ont été des voisins leur vie entière. » Tous les gens de la ferme la regardèrent et quelques-uns hochèrent la tête en signe d’approbation au bout d’un instant.
« Ils ont un homme avec eux, à ce que j’ai entendu dire, reprit Perrin. Padan Fain. Le colporteur.
— Je sais, répliqua Jac. J’ai appris qu’il se fait appeler par un autre nom, présentement. »
Perrin acquiesça d’un signe. « Ordeith. Mais Fain ou Ordeith, lui c’est un Ami du Ténébreux. Il l’a reconnu, il a avoué avoir amené les Trollocs dans la Nuit de l’Hiver l’an dernier. Et il chevauche de pair avec les Blancs Manteaux.
— Facile à vous de le prétendre, le rabroua sèchement Adine Lewin. On peut traiter n’importe qui d’Ami du Ténébreux.
— Alors qui croyez-vous ? intervint Tomas. Ceux qui sont arrivés il y a plusieurs semaines, qui ont arrêté des gens que vous connaissez et incendié leurs fermes ? Ou un jeune homme qui a grandi ici même ?
— Je ne suis pas un Ami du Ténébreux, Maître al’Seen, déclara Perrin, mais si vous souhaitez que je parte, je partirai.
— Non », répliqua vivement Elisa en jetant à son mari un coup d’œil éloquent. Et à Adine un regard glacial qui l’incita à ravaler ce qu’elle s’apprêtait à dire. « Non. Vous êtes le bienvenu dans cette maison pour tout le temps qu’il vous plaira d’y rester. » Jac hésita, puis confirma son accord d’un mouvement de tête. Elle s’approcha de Perrin et posa les mains sur ses épaules. « Vous avez notre sympathie, reprit-elle avec douceur. Votre père était un brave homme. Votre mère était mon amie et une femme de valeur. Je sais qu’elle voudrait que vous restiez avec nous, Perrin. Les Enfants passent rarement de ce côté et, s’ils viennent, les garçons sur le toit nous avertiront largement à temps pour vous cacher dans le grenier. Vous serez en sécurité ici. »
Elle le pensait. Elle le pensait sincèrement. Et, quand Perrin se tourna vers Maître al’Seen, ce dernier acquiesça de nouveau. « Merci, dit Perrin d’une voix étranglée. Seulement j’ai… des choses à faire. Des choses dont je dois m’occuper. »
Elle sourit, en lui tapotant gentiment l’épaule. « Naturellement. Prenez seulement bien garde que ces choses ne vous… causent pas de mal. Bon, au moins puis-je vous laisser aller votre chemin avec l’estomac plein. »
Il n’y avait pas assez de tables dans la maison où installer tout le monde pour le repas de midi, de sorte que de grands bols de ragoût d’agneau furent distribués à la ronde avec des morceaux de pain croustillant et des recommandations de ne pas en laisser tomber et chacun mangea où il se trouvait, assis ou debout. Ils n’avaient pas encore fini de manger quand un garçon dégingandé aux poignets sortant de ses manches et avec un arc plus grand que lui entra d’un bond. Perrin pensa que c’était Win Lewin, mais sans en être sûr ; les garçons grandissent vite à cet âge. « C’est le Seigneur Luc, s’exclama le garçon maigrelet avec excitation. Le Seigneur Luc arrive. »