Au-dehors, sur le sentier dallé entre la maison de brique jaune et le potager en terrasse, Rand s’arrêta pour contempler le canyon au-dessous de lui, ne voyant pas grand-chose à part les ombres de l’après-midi envahissant lentement le fond de la vallée. Si seulement il pouvait compter que Moiraine ne le livre pas à la Tour au bout d’une laisse ; il ne doutait pas qu’elle en soit capable, sans se servir une seule fois du Pouvoir, s’il lui cédait d’un pouce. Elle était de force à induire un taureau à passer par un trou de souris sans même que l’animal s’en aperçoive. Elle lui serait utile, ô Lumière, je ne vaux pas mieux qu’elle. Utiliser les Aiels. Utiliser Moiraine. Si seulement je pouvais me fier à elle.
Il se dirigea vers l’entrée du canyon, obliquant vers le bas chaque fois qu’il trouvait un sentier conduisant dans cette direction. Ils étaient tous étroits, pavés de petites pierres, quelques-uns des plus abrupts taillés en marches. Des marteaux en action dans plusieurs forges résonnaient faiblement. Tous les bâtiments n’étaient pas des habitations. Par une porte ouverte, il aperçut plusieurs femmes travaillant à des métiers à tisser, et une autre lui montra une orfèvre qui rangeait ses petites gouges et ses petits marteaux, une troisième un homme devant un tour de potier, les mains dans la glaise et les fours à briques ardents derrière lui. Les hommes et les garçons, sauf les plus jeunes, portaient tous le cadin’sori, le surcot et la culotte dans des tons gris et bruns, mais il y avait parfois de subtiles différences entre les guerriers et les artisans, un poignard de ceinture plus court ou pas de poignard du tout, peut-être une shoufa sans qu’un voile noir y soit attaché. Toutefois, en regardant un forgeron soupeser une lance à laquelle il venait d’ajuster un fer long d’un pied, Rand eut la certitude qu’il savait utiliser cette arme avec autant d’adresse qu’il en avait mise à la façonner.
Les sentiers n’étaient pas encombrés, mais il y avait une quantité de gens alentour. Des enfants riaient en courant et en jouant, les fillettes presque autant avec des simulacres de lance qu’avec des poupées. Des gai’shains portaient sur la tête de hautes cruches en terre cuite remplies d’eau ou désherbaient les jardins, souvent sous la direction d’un enfant de dix ou douze ans. Des hommes et des femmes accomplissant leurs taches journalières, pas vraiment bien différentes de ce qu’ils auraient pu faire au Champ d’Emond, que ce soit balayer devant une porte ou réparer un mur. Les enfants lui accordaient à peine un coup d’œil et les gai’shains s’évertuaient tellement à s’effacer qu’il était difficile de dire s’ils l’avaient remarqué ou non. Par contre, artisans ou guerriers, hommes ou femmes, les adultes l’observaient avec un air méditatif, une pointe d’attente indécise.
Les très jeunes garçons couraient pieds nus, vêtus de tuniques assez semblables à celles des gai’shains mais dans les tons gris-brun du cadin’sor, pas blanches. Les fillettes les plus jeunes s’élançaient de-ci de-là les pieds nus aussi, en robes courtes qui parfois ne leur couvraient pas les genoux. Un détail au sujet des filles attira son attention ; jusqu’à une douzaine d’années, elles avaient leurs cheveux répartis en deux nattes, une sur chaque oreille, tressées avec des rubans de couleur vive. Exactement comme était coiffée Egwene. Il devait s’agir d’une coïncidence. Probablement la raison pour laquelle elle avait cessé était qu’une des Aielles lui avait expliqué que c’était le style de coiffure réservé aux petites filles. Une sotte perte de temps de réfléchir à ça, de toute façon. Pour le moment, il avait une femme dont il devait se préoccuper. Aviendha.
Au fond du canyon, les colporteurs menaient activement leur commerce avec les Aiels qui s’entassaient autour des chariots à capote de toile. Du moins les conducteurs, et Keille, une mantille de dentelle bleue fixée aujourd’hui sur ses peignes d’ivoire, marchandait ferme d’une voix forte. Kadere était assis sur un tonneau retourné dans l’ombre de son chariot blanc, en tunique couleur crème, s’épongeant le visage, ne faisant aucun effort pour vendre quoi que ce soit. Il aperçut Rand et esquissa un mouvement pour se lever avant de se laisser choir de nouveau. Isendre n’était en vue nulle part mais, à la surprise de Rand, Natael était là, sa cape couverte de pièces de couleur entraînant à sa suite une troupe d’enfants et quelques adultes. Apparemment l’attrait d’un public renouvelé et plus large l’avait poussé à quitter les Shaidos. Ou simplement Keille n’avait pas voulu le perdre de vue. Accaparée comme elle l’était par ses transactions, elle trouvait souvent le temps de lui jeter un coup d’œil sévère.
Rand évita les chariots. Des questions posées aux Aiels lui apprirent où étaient allés les Jindos, chacun et chacune au toit de sa société installée ici aux Rocs Froids. Le Toit des Vierges de la Lance se trouvait à mi-pente du versant est du canyon encore brillamment éclairé, un rectangle de pierre grisâtre surmonté d’un jardin sans doute plus grand à l’intérieur qu’il ne le paraissait. Non pas qu’il vît cet intérieur. Deux Vierges assises sur leurs talons à côté de la porte avec lances et boucliers lui en interdirent l’accès, amusées et scandalisées qu’un homme désire entrer, mais l’une accepta de transmettre sa requête.
Quelques minutes plus tard, les Vierges des Jindos et des Neuf Vallées qui étaient allées à la Pierre de Tear sortirent. Et aussi toutes les autres de l’enclos des Neuf Vallées présentes aux Rocs Froids, se rassemblant de chaque côté du sentier et grimpant sur le toit au milieu des rangées de légumes pour regarder, souriant comme si eues escomptaient un divertissement, ues gai’shans, des hommes aussi bien que des femmes, suivirent pour leur servir des petites tasses de thé fort ; quelle que fût la règle obligeant les hommes à demeurer au-dehors du Toit des Vierges de la Lance, elle ne s’appliquait évidemment pas aux gai’shains.
Après qu’il eut examiné plusieurs offres, Adeline, la Jindo blonde avec la fine cicatrice sur la joue, montra un large bracelet d’ivoire abondamment sculpté de roses. Il le jugea approprié pour Aviendha ; celui qui l’avait créé avait soigneusement inséré des épines parmi les fleurs.
Adeline était grande même pour une Aielle, seulement trop petite d’une main pour le regarder droit dans les yeux. Quand elle apprit pourquoi il le voulait – presque pourquoi ; il dit simplement que c’était un cadeau en remerciement des leçons d’Aviendha, pas un don propitiatoire destiné à adoucir l’humeur de la jeune femme afin qu’il puisse supporter sa compagnie – Adeline jeta un coup d’œil aux autres Vierges. Elles avaient toutes cessé de sourire, l’air impassibles. « Je ne prendrai pas d’argent pour ceci, Rand al’Thor, dit-elle en déposant le bracelet dans sa main.
— Est-ce que cela ne convient pas ? » demanda-t-il. Comment les Aiels envisageaient-ils ce genre de chose ? « Je ne voudrais déshonorer Aviendha d’aucune manière.
— Cela ne la déshonorera pas. » Elle appela d’un geste une gai’shain qui portait sur un plateau d’argent un pichet et des tasses de céramique. Remplissant deux tasses, elle lui en tendit une. « Rappelez-vous l’honneur », dit-elle en absorbant une gorgée dans la tasse de Rand.
Aviendha n’avait jamais mentionné quoi que ce soit de ce genre. Pas trop sûr de lui, il but une gorgée de thé amer et répéta : « Rappelez-vous l’honneur. » Cela paraissait ce qu’il y avait de plus prudent à dire. À sa surprise, elle déposa un baiser léger sur chacune de ses joues.
Une Vierge de la Lance plus âgée, aux cheveux gris mais aux traits encore fermes, se présenta devant lui. « Rappelez-vous l’honneur », dit-elle, et elle but une gorgée.
Il dut répéter le rite avec chacune des Vierges qui étaient là, finalement effleurant juste la tasse des lèvres. Le cérémonial aiel était peut-être bref et dépourvu de simagrées inutiles mais, quand on doit répéter un rite avec soixante-dix personnes environ, même des gorgées vous remplissent. Des ombres escaladaient le versant est du canyon quand il réussit à s’en aller.
Il trouva Aviendha près de la demeure de Lian, en train de battre avec vigueur un tapis à raies bleues suspendu à une corde, d’autres empilés à côté d’elle en un tas plein de couleurs. Ecartant de son front des mèches de cheveux humides de sueur, elle le dévisagea sans la moindre expression quand il lui tendit le bracelet en disant que c’était un cadeau en échange de son enseignement.
« J’ai donné des bracelets et des colliers à des amis qui n’étaient pas armés de la lance, Rand al’Thor, mais je n’en ai jamais porté un. » Sa voix était parfaitement neutre. « Ces choses-là cliquettent et font du bruit qui trahit votre présence quand vous devez être silencieux. Elles s’accrochent quand vous devez vous déplacer rapidement.
— Mais vous pouvez le porter maintenant que vous allez être une Sagette.
— Oui. » Elle retourna le cercle d’ivoire comme si elle ne savait pas quoi en faire puis, brusquement, elle fourra la main dedans et leva son poignet pour l’examiner. Elle aurait aussi bien pu contempler une entrave.
« S’il ne vous plaît pas… Aviendha, Adeline a dit que cela n’entacherait pas votre honneur. Elle avait même paru approuver. » Il mentionna la cérémonie de dégustation du thé, et elle ferma étroitement les paupières et frémit. « Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Elles pensent que vous tentez d’éveiller mon intérêt. » Il n’aurait pas cru que sa voix puisse être aussi dépourvue d’inflexion. Ses yeux n’exprimaient aucune émotion. « Elles vous ont accordé leur approbation, comme si je maniais encore la lance.
— Par la Lumière ! C’est assez simple d’arranger ça. Je ne… » Les yeux d’Aviendha flamboyèrent et il s’interrompit.
« Non ! Vous avez accepté leur approbation et maintenant vous voudriez la repousser ? C’est cela qui me déshonorerait ! Croyez-vous être le premier homme à essayer d’attirer mon attention ? Elles doivent penser ce qu’elles pensent, à présent. Cela n’a pas d’importance. » Avec une crispation du visage, elle empoigna à deux mains la tapette en baguettes tressées. « Allez-vous-en. » Avec un coup d’œil au bracelet, elle ajouta : « Vous ne savez vraiment rien, n’est-ce pas ? Vous ne savez rien. Ce n’est pas votre faute. » Elle paraissait répéter quelque chose qui lui avait été dit, ou essayer de s’en convaincre. « Je suis navrée si je vous ai gâché votre repas, Rand al’Thor. Partez, je vous en prie. Amys dit que je dois nettoyer la totalité de ces couvertures et de ces tapis, quelque temps que cela demande. Cela prendra toute la nuit si vous restez là à parler. » Lui tournant le dos, elle frappa avec violence le tapis rayé, le bracelet d’ivoire tressautant sur son poignet.
Il ne savait pas si les excuses d’Aviendha avaient pour origine son cadeau ou un ordre d’Amys – il inclinait pour cette dernière hypothèse – pourtant elle avait réellement l’air de parler du fond du cœur. Elle n’était certainement pas contente – à en juger par l’âpre grognement d’effort qui accompagnait chaque brutal moulinet de la tapette – mais pas une fois elle n’avait eu l’air hostile. Bouleversée, consternée, furieuse même, mais pas hostile. C’était mieux que rien. Elle finirait peut-être par devenir vivable.
Quand il mit le pied dans l’antichambre au carrelage brun de la maison de Lian, les Sagettes étaient en pleine conversation, toutes les quatre avec leur châle drapé lâchement sur leurs coudes. Elles se turent à son entrée.
« Je vais vous faire conduire à votre chambre, annonça Amys. Les autres ont vu les leurs.
— Merci. » Il jeta un coup d’œil en arrière vers la porte, les sourcils légèrement froncés. « Amys, avez-vous dit à Aviendha de me présenter des excuses pour le dîner ?
— Non. Elle s’est excusée ? » Ses yeux bleus eurent pendant un instant une expression pensive ; il eut l’impression que Bair était sur le point de sourire. « Je ne le lui ai pas ordonné, Rand al’Thor. Des excuses sur commande ne sont pas des excuses.
— Il a seulement été indiqué à cette jeune femme de battre des tapis jusqu’à ce qu’elle ait transpiré un peu de sa mauvaise humeur, indiqua Bair. Quoi que ce soit de plus venait d’elle.
— Et pas dans l’espoir de se soustraire à ses travaux, ajouta Seana. Elle doit apprendre à contrôler sa colère. Une Sagette doit maîtriser ses émotions, et pas ses émotions la dominer. » Avec un léger sourire, elle regarda Mélaine du coin de l’œil. La Sagette blonde pinça les lèvres et aspira dédaigneusement par le nez.
Elles essayaient de le convaincre que désormais Aviendha serait une charmante compagnie. Le croyaient-elles réellement aveugle ? « Vous devez savoir que je suis au courant. À son sujet. Que vous l’avez placée là pour m’espionner.
— Vous n’êtes pas aussi bien informé que vous le pensez », répliqua Amys, qui avait tout d’une Aes Sedai avec les sous-entendus qu’elle n’avait pas l’intention de le laisser déchiffrer.
Mélaine rajusta son châle en le toisant du haut en bas d’une manière méditative. Il connaissait un peu les Aes Sedai ; si elle en avait été une, elle serait de l’Ajah Verte. « J’admets, dit-elle, qu’au début nous avions pensé que vous ne verriez pas au-delà d’une jolie jeune femme et vous êtes assez beau garçon pour qu’elle ait trouvé votre compagnie plus amusante que la nôtre. Nous n’avions pas compté avec l’acidité de sa langue. Ou avec d’autres choses.
— Alors pourquoi tenez-vous tellement à ce qu’elle reste avec moi ? » Il y avait plus d’emportement dans sa voix qu’il ne le souhaitait. » Vous n’imaginez tout de même pas que je vais maintenant lui révéler ce que je ne veux pas que vous sachiez.
— Pourquoi l’autorisez-vous à rester ? questionna calmement Amys. Si vous refusiez de l’accepter, comment pourrions-nous vous y obliger ?
— Au moins, de cette façon, je connais qui est l’espion. » Avoir Aviendha sous ses yeux valait sûrement mieux que se demander lesquels étaient ceux des Aiels qui le surveillaient. Sans elle, il soupçonnerait probablement que toute remarque fortuite de Rhuarc était une tentative pour le sonder. Naturellement, il n’avait aucun moyen de vérifier que ce n’était pas déjà le cas. Rhuarc était marié à l’une de ces femmes. Soudain, il fut content de ne s’être pas confié davantage au chef de clan. Et attristé d’avoir eu cette pensée. Pourquoi avait-il été persuadé que les Aiels seraient plus simples que les Puissants Seigneurs de Tear ? « Je me satisfais parfaitement de la laisser là où elle est.
— Alors nous sommes tous satisfaits », conclut Bair.
Il dévisagea d’un air narquois la femme au teint basané. Il y avait dans sa voix un drôle de ton, comme si elle en savait plus long que lui. « Elle ne trouvera pas ce que vous voulez.
— Ce que nous voulons ? » répéta sèchement Mélaine ; ses longs cheveux balayèrent l’air comme elle secouait la tête. « La prophétie annonce que “sera sauvé un reste du reste”. Ce que nous voulons, Rand al’Thor, Car’a’carn, c’est sauver le plus grand nombre des nôtres que nous pourrons. Quels que soient votre sang et les traits de votre visage, vous n’éprouvez rien pour nous. Je vous ferai comprendre que notre sang est le vôtre quand bien même je devrais poser le…
— Je crois, intervint Amys en lui coupant avec aisance la parole, qu’il aimerait maintenant voir la chambre où il dormira. Il a l’air fatigué. » Elle frappa dans ses mains un coup sec, et une gai’shain élancée apparut. « Conduisez cet homme à la chambre qui a été préparée pour lui. Apportez-lui ce dont il a besoin. »
Le laissant planté là, elles se dirigèrent vers la porte, Bair et Seana foudroyant Mélaine du regard, comme des membres du Cercle des Femmes regardant quelqu’un qu’elles comptent réprimander vertement. Mélaine n’en tint pas compte ; quand la porte se referma derrière elles, elle murmurait quelque chose qui ressemblait à « rendre raisonnable cette idiote de fille ».
Quelle fille ? Aviendha ? Elle faisait déjà ce qu’elles voulaient. Egwene peut-être ? Il savait qu’elle étudiait quelque chose avec les Sagettes. Et qu’est-ce que Mélaine était désireuse de « poser » afin de le décider à se prendre pour un Aiel ? Poser un piège, par exemple ? Idiot. Elle ne dirait pas ouvertement qu’elle avait l’intention de poser un piège. Quel genre de choses est-ce que l’on pose ? Les poules déposent des œufs dans leur nid, songea-t-il en riant tout bas. Il était las. Trop las pour s’interroger maintenant, après douze journées passées en selle, y compris une partie de la treizième, toutes d’une sécheresse et d’une chaleur de four ; il ne voulait pas imaginer ce qu’il ressentirait s’il avait parcouru cette distance à pied à la même allure. Aviendha devait avoir des jambes de fer. Il avait envie d’un lit.
La gai’shain était jolie, en dépit d’une fine cicatrice montant en biais juste au-dessus d’un œil bleu clair jusqu’à des cheveux si pâles qu’ils paraissaient presque en argent. Encore une Vierge de la Lance ; seulement pas pour le moment. « Vous plaît-il de me suivre ? » murmura-t-elle en baissant les yeux.
La chambre où dormir n’était pas la chambre à coucher classique, naturellement. Comme on pouvait s’y attendre, le « lit » consistait en une paillasse épaisse dépliée sur une couche de carpettes aux couleurs brillantes. La gai’shain – son nom était Khion – eut l’air choquée quand il demanda de l’eau pour se laver, mais il en avait assez des bains de vapeur. Il était prêt à parier que Moiraine et Egwene n’avaient pas été obligées de s’asseoir dans une tente pleine de vapeur pour faire leur toilette. Khion apporta néanmoins l’eau, bouillante dans une grosse cruche brune prévue pour arroser le jardin, avec une grande jatte blanche en guise de cuvette. Il l’expulsa quand elle offrit de le laver. Quels gens bizarres, tous tant qu’ils étaient !
La pièce était sans fenêtres, éclairée par des lampes d’argent suspendues à des appliques fixées aux murs, mais il savait que la nuit n’était pas encore entièrement tombée quand il eut fini ses ablutions. Peu lui importait. Deux couvertures seulement étaient étendues sur la paillasse, ni l’une ni l’autre particulièrement épaisse. Nul doute une preuve de l’endurance des Aiels. Se souvenant des nuits froides sous les tentes, il remit ses vêtements à l’exception de sa tunique et de ses bottes avant de souffler les lampes et de se glisser sous les couvertures dans une obscurité totale.
Malgré sa fatigue, il ne put s’empêcher de se retourner d’un côté sur l’autre en réfléchissant. Qu’est-ce que Mélaine avait l’intention de poser ? Pourquoi les Sagettes se moquaient-elles qu’il sache qu’Aviendha était leur espion ? Aviendha. Une jolie jeune femme, même si elle était plus hargneuse qu’une mule aux quatre sabots meurtris par des cailloux. Sa respiration se ralentit, ses pensées s’embrumèrent. Un mois. Trop long. Pas le choix. Honneur. Isendre tout sourires. Kadere aux aguets. Piège. Poser un piège. Le piège de qui ? Quel piège. Des pièges. Si seulement il pouvait se fier à Moiraine. Perrin. Leur pays à eux. Perrin nageait probablement dans..-
Les yeux fermés, Rand nageait dans l’eau. Agréablement fraîche. Et si fluide. Il avait l’impression de ne s’être encore jamais rendu compte à quel point c’était bon de se sentir mouillé. Il souleva la tête et regarda autour de lui les saules alignés d’un côté de l’étang, le grand chêne à l’autre bout, qui étendait des branches épaisses au-dessus de l’eau qu’elles ombrageaient. Le Bois Humide. C’était bon d’être au pays. Il avait le sentiment de s’en être absenté ; pour aller où n’était pas très clair, mais sans importance non plus. Jusqu’à la Colline-au-Guet. Oui. Il n’était jamais allé plus loin que là. Frais et humide. Et seul.
Soudain deux corps surgirent comme des bolides, les genoux serrés contre la poitrine, heurtant la surface dans un jaillissement d’éclaboussures qui l’aveuglèrent. Secouant l’eau de ses yeux, il découvrit qu’Élayne et Min lui souriaient, une de chaque côté, juste leurs têtes émergeant de la nappe vert pâle. Deux brasses l’auraient amené jusqu’à chacune. Loin de l’autre. Il ne pouvait pas les aimer les deux à la fois. Aimer ? Pourquoi cette idée lui était donc venue en tête ?
« Vous ne savez pas qui vous aimez. »
Il se retourna d’un seul coup dans un tourbillon d’eau. Aviendha se tenait sur la berge, en cadin’sor au lieu d’une jupe et d’un corsage. Néanmoins pas avec de la fureur dans les yeux, juste le regardant. « Venez dans l’eau, dit-il. Je vous apprendrai à nager. »
Un rire musical lui fit tourner la tête vers la rive opposée. La femme qui était là, sa peau blanche nue, était la plus belle jamais vue dans sa vie, avec de grands yeux noirs qui lui donnaient le vertige. Il eut le sentiment qu’il la connaissait.
« Devrais-je vous permettre de m’être infidèle, même dans vos rêves ? » dit-elle. Sans y regarder, il eut conscience pourtant qu’Élayne, Min et Aviendha n’étaient plus là. Cela commençait à être très bizarre.
Elle le contempla pendant un long moment, parfaitement inconsciente de sa nudité. Avec lenteur, elle se dressa sur la pointe des pieds, les bras ramenés en arrière, puis d’un saut parfait plongea dans l’étang. Quand sa tête reparut à la surface, sa brillante chevelure noire n’était pas mouillée. C’était surprenant, sur le coup. Puis elle fut près de lui – avait-elle nagé ou était-elle juste là ? – l’enlaçant des bras et des jambes. L’eau était fraîche, sa chair brûlante.
« Vous ne pouvez pas m’échapper », murmura-t-elle. Ces yeux noirs semblaient bien plus profonds que l’étang. « Je vais vous procurer du plaisir que vous n’oublierez jamais, endormi ou éveillé. »
Endormi ou… ? Tout bougea, s’estompa. Elle s’agrippa plus étroitement à lui et le flou disparut. Tout redevint comme avant. Des roseaux envahissaient une extrémité de l’étang ; des lauréoles et des pins poussaient presque jusqu’au bord de l’eau à l’autre bout.
« Je vous connais », dit-il lentement. Il le pensait, sinon pourquoi la laisserait-il agir de cette façon ? « Mais je ne… Ceci n’est pas bien. » Il essaya de se dégager d’elle mais aussi vite qu’il lui écartait un bras elle le plaquait de nouveau contre lui.
« Je devrais vous marquer. » Il y avait un accent de férocité dans sa voix. « D’abord cette pâte molle d’Ilyena, et maintenant… Combien de femmes gardez-vous dans vos pensées ? » Soudain ses petites dents blanches s’enfoncèrent dans son cou.
Poussant un hurlement, il la rejeta loin de lui et plaqua une main sur son cou. Elle avait entamé la peau ; il saignait.
« Est-ce ainsi que vous vous distrayez pendant que je me demande où vous êtes passée ? commenta une voix d’homme d’un ton méprisant. Pourquoi devrais-je m’astreindre à quoi que ce soit alors que vous mettez ainsi en danger notre plan ? »
Brusquement, la femme se retrouva sur la berge, vêtue de blanc, sa taille fine ceinte d’une large bande de fils d’argent tissés, des étoiles et des croissants d’argent dans sa chevelure, noire comme au plus profond de la nuit. Le terrain remontait en pente douce derrière elle jusqu’à un bosquet de frênes en haut d’une butte. Il ne se rappelait pas avoir vu de frênes auparavant. Elle affrontait… une épaisse agglomération grise d’air, haute comme un homme. Tout cela… allait en quelque sorte contre le bon sens.
« Le risque, répliqua-t-elle d’un ton sarcastique. Vous redoutez le risque autant que Moghedien, hein ? Vous vous faufilez comme l’Araignée elle-même. Ne vous aurais-je pas extirpé de votre trou, vous seriez toujours caché et guettant quelques bribes à attraper.
— Si vous n’êtes pas capable de maîtriser vos… appétits, dit l’apparence confuse à voix d’homme, pourquoi m’associerais-je avec vous ? Si je dois prendre des risques, je veux une récompense plus importante que tirer les fils d’une marionnette.
— Qu’entendez-vous par là ? » questionna-t-elle d’un ton gros de menaces.
Le corps de brume fut secoué d’une trémulation ; Rand eut en quelque sorte l’intuition que c’était dû à l’hésitation, à la crainte d’en avoir trop dit. Et soudain la forme de brume ne fut plus là. La jeune femme regarda Rand, toujours plongé jusqu’au cou dans l’étang ; sa bouche se crispa d’agacement, et elle disparut.
Il s’éveilla subitement et resta couché sans bouger, scrutant l’obscurité. Un rêve. Mais un rêve ordinaire, ou quelque chose d’autre ? Sortant gauchement une main de dessous ses couvertures, il tâta le côté de son cou, sentit les marques de dents et le mince suintement de sang. Quel qu’ait été ce genre de rêve, elle y était présente. Lanfear. Elle, il ne l’avait pas rêvée. Et cet autre ; un homme. Un froid sourire se dessina sur son visage. Des pièges partout. Des chausses-trapes pour des pieds sans méfiance. Prendre soin de regarder où je marche désormais. Tant de pièges. Tout le monde en pose.
Avec un petit rire, il se retourna pour se rendormir – et se figea, retenant son souffle. Il n’était pas seul dans la pièce. Lanfear.
Frénétiquement, il chercha à atteindre la Vraie Source. Pendant un instant il redouta que la crainte même le prive de ses moyens. Puis il plana dans le calme froid du Vide, empli par le torrent tumultueux du Pouvoir. Il se leva d’un bond, et s’en servit aussitôt. Les lampes s’allumèrent subitement.
Aviendha était assise en tailleur près de la porte, bouche bée et ses yeux pers allant tour à tour des lampes aux liens, invisibles pour elle, qui l’enveloppaient complètement. Pas même sa tête ne pouvait remuer ; il s’était attendu à quelqu’un debout et le tissage des fils s’étendait bien au-dessus d’elle. Il relâcha aussitôt les flux d’Air.
Elle se releva en hâte, son châle lui glissant presque des bras dans sa précipitation. « Je… je ne crois pas que je m’habituerai un jour à… » Elle désigna les lampes. « De la part d’un homme.
— Vous m’avez déjà vu exercer le Pouvoir. » De la colère suintait à la surface du Vide qui l’entourait. Se glisser en catimini dans sa chambre dans le noir. Le faire à moitié mourir de peur. Elle avait de la chance qu’il ne l’ait pas blessée, tuée accidentellement. « Mieux vaut vous y résigner. Je suis Celui qui Vient avec l’Aube, que vous vouliez l’admettre ou non.
— Ce n’est pas parce…
— Pourquoi êtes-vous ici ? questionna-t-il d’un ton froid.
— Les Sagettes veillent à tour de rôle sur vous au-dehors. Elles avaient l’intention de continuer à veiller dans… » Elle n’acheva pas sa phrase, tandis que le rouge lui montait au visage.
« Où cela ? » Elle se contenta de le regarder, sa figure s’empourprant de plus en plus. « Aviendha, dans quo… » Des Exploratrices-de-rêves. Pourquoi ne s’en était-il jamais avisé ? « Dans mes rêves, acheva-t-il d’un ton âpre. Depuis combien de temps espionnent-elles ce qui se passe dans ma tête ? »
Elle poussa un long et profond soupir. « Je n’étais pas censée vous laisser l’apprendre. Si Bair le découvre… Seana a dit que c’était trop dangereux ce soir. Je ne le comprends pas : je ne peux pas pénétrer dans le rêve sans l’aide de l’une d’elles. Quelque chose de dangereux ce soir, voilà tout ce que je sais. Voilà pourquoi elles veillent à tour de rôle devant la porte de ce toit. Elles sont toutes inquiètes.
— Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
— Je ne sais pas pourquoi je suis ici, murmura-t-elle. Si vous avez besoin de protection… » Elle jeta un coup d’œil au poignard court qu’elle portait à la ceinture, en effleura le manche. Le bracelet d’ivoire sembla l’irriter ; elle croisa les bras de sorte qu’il fut coincé sous son aisselle. « Je ne pourrais pas vous bien protéger avec un poignard aussi petit et Bair dit que si je m’arme de nouveau d’une lance sans que quelqu’un m’ait d’abord attaquée elle m’écorchera la peau pour en fabriquer une outre. Je ne comprends pas pourquoi je devrais renoncer à dormir pour vous protéger. À cause de vous, j’ai battu des tapis jusqu’à il y a moins d’une heure. Au clair de lune !
— Ce n’était pas la question. Depuis combien… » Il s’interrompit brusquement. Il y avait quelque chose dans l’air, une impression de malfaisance. De perversité. Ce pouvait être un effet de son imagination, un reste de son rêve. C’était possible.
Aviendha retint son souffle quand l’épée rouge feu apparut dans ses mains, sa lame légèrement incurvée portant la marque du héron. Lanfear l’avait accusé de n’utiliser que le dixième de ce dont il était capable, pourtant la plupart de ce dixième lui venait par conjecture et tâtonnement. Il ne connaissait pas la dixième partie de ce qu’il pouvait faire. Mais il connaissait l’épée.
« Restez derrière moi. » Il se rendit simplement compte qu’elle dégainait son poignard quand il sortit, les pieds simplement revêtus de ses bas, inaudibles sur les tapis. Curieusement, l’air n’était pas plus froid que lorsqu’il s’était couché. Peut-être ces murs de pierre conservaient-ils la chaleur ambiante, car plus il s’éloignait plus la température baissait.
Même les gai’shains avaient dû maintenant regagner leurs paillasses. Les vestibules et les salles étaient silencieux et déserts, la plupart faiblement éclairés par les lampes qui brûlaient encore par endroits. On laissait toujours quelques lampes allumées là où, si elles étaient éteintes, il aurait fait noir comme dans un four en plein midi. La sensation était toujours vague, mais persistait. Une sensation de mal.
Il s’arrêta brusquement, dans la grande embrasure cintrée donnant accès à la salle carrelée de brun formant vestibule d’entrée. Deux lampes d’argent, une à chaque extrémité de cette salle, offraient une faible clarté. Au milieu, un homme de haute taille se tenait la tête penchée sur la femme enveloppée dans ses bras drapés d’une cape noire, la tête renversée en arrière et son capuchon blanc tombé tandis qu’il pressait sa bouche contre sa gorge. Les paupières de Khion étaient presque closes, et elle souriait d’un sourire extasié. Un flot d’embarras glissa à la surface du Vide. Puis l’homme leva la tête.
Des yeux noirs fixaient Rand, trop grands dans une face aux joues creuses ; une bouche plissée aux lèvres rouges s’ouvrit dans une parodie de sourire, découvrant des dents pointues. Khion s’affaissa par terre quand la cape s’ouvrit, se dépliant en deux vastes ailes de chauve-souris. Le Draghkar l’enjamba, des mains blanches se tendant vers Rand, avec des longs doigts fuselés terminés par des griffes. Les griffes et les dents n’étaient cependant pas ce qu’il avait de dangereux. C’est le baiser du Draghkar qui tuait, et pire.
Son chantonnement hypnotique collait étroitement à l’extérieur du Vide. Ces ailes noires pareilles à du cuir se déployèrent pour envelopper Rand quand il s’avança. Une seconde de stupeur brilla dans les immenses yeux noirs avant que l’épée forgée par le Pouvoir fende le crâne du Draghkar jusqu’à l’arête du nez.
Une lame d’acier serait restée bloquée, mais la lame tissée de feu se retira aisément quand la créature tomba. Pendant un instant, du fin fond du cœur du Vide, Rand examina la chose à ses pieds. Ce chant. N’aurait-il pas été protégé par le vide de toute émotion, maintenu objectif et distant, ce chant aurait englué son esprit. Le Draghkar en avait sûrement été persuadé quand Rand s’était approché si spontanément.
Aviendha passa en courant près de lui pour mettre un genou en terre près de Khion et tâter la gorge de la gai’shain,.
« Morte, dit-elle en fermant complètement du pouce les paupières à demi closes de la jeune femme. Peut-être cela vaut-il mieux. Les Draghkars dévorent l’âme avant de consommer la vie. Un Draghkar ! Ici ! » De sa pose accroupie, elle darda sur lui un regard furieux. « Des Trollocs à la Halte d’Imre et maintenant un Draghkar ici. Vous apportez de mauvais jours dans la Terre Trip… » Poussant un cri elle se jeta à plat en travers de Khion comme il levait l’épée.
Une barre de feu intense jaillit de son épée et fila au-dessus d’elle pour s’enfoncer dans la poitrine du Draghkar qui obstruait l’ouverture de la porte d’entrée. Explosant en flammes, l’Engeance de l’Ombre hurla en reculant d’un pas chancelant, trébucha en travers du sentier, battant de ses ailes d’où dégouttait du feu.
« Alertez tout le monde », dit Rand calmement. Khion s’était-elle débattue ? Jusqu’où son honneur l’avait-il soutenue ? Cela n’aurait fait aucune différence. Les Draghkars mouraient plus facilement que les Myrddraals, mais à leur manière ils étaient plus dangereux. « Si vous savez comment sonner l’alarme, allez-y.
— Le gong près de la porte…
— Je m’en charge. Éveillez-les. Il y en a peut-être plus de deux. »
Avec un hochement de tête, elle repartit précipitamment d’où ils étaient venus en criant « Debout les lances ! Réveillez-vous et prenez vos lances ! »
Rand sortit au-dehors avec méfiance, l’épée prête, le Pouvoir l’emplissant, l’exaltant. Le rendant malade. Il avait envie de rire, de vomir. La nuit était glaciale, mais il avait à peine conscience du froid.
Le Draghkar en train de brûler était affalé dans le jardin en terrasse, puant la chair grillée, ajoutant la clarté de son feu étouffé à celle de la lune. Un peu plus loin sur le sentier, ses longs cheveux gris déployés en éventail, Seana gisait contemplant le ciel de ses yeux grands ouverts et fixes. Son poignard de ceinture était à côté d’elle, mais elle n’avait eu aucune chance contre un Draghkar.
À l’instant même où Rand saisit la mailloche garnie de cuir suspendue près du gong de bronze carré, un vacarme assourdissant éclata à l’entrée du canyon, appels humains et clameurs trolloques, cliquetis d’acier, hurlements. Il frappa le gong avec vigueur, un coup sonore qui se répercuta le long du canyon, presque aussitôt un autre gong résonna, puis d’autres encore et de douzaines de bouches le cri « Debout, les lances ! »
Des vociférations confuses s’élevèrent d’en bas autour des chariots des colporteurs. Des rectangles de lumière apparurent, des portes s’ouvrirent brusquement sur les deux chariots en forme de boîtes, d’une blancheur luisante au clair de lune. Quelqu’un criait avec colère là-bas – une femme ; il ne discerna pas qui.
Des ailes battirent l’air au-dessus de lui. Avec une exclamation hargneuse, Rand dressa l’épée ardente ; le Pouvoir Unique flambait en lui et du feu jaillit de la lame en rugissant. Le Draghkar qui s’abattait sur lui explosa en une pluie de débris brûlants qui tombèrent dans l’obscurité en dessous.
« Tenez », dit Rhuarc. Les yeux du chef de clan étaient durs au-dessus de son voile noir ; complètement vêtu, il était armé de ses lances et de son bouclier. Mat était derrière lui, sans surcot, tête nue, la chemise à moitié enfilée dans ses chausses, clignant des yeux d’un air incertain et empoignant avec fermeté des deux mains sa lance au manche noir.
Rand prit la shoufa que lui tendait Rhuarc, puis la laissa choir. Une forme aux ailes de chauve-souris décrivit un cercle devant la lune, puis fonça vers le bas à l’autre extrémité du canyon, disparaissant dans l’obscurité. « Ils me cherchent. Qu’ils voient donc ma figure. » Le Pouvoir reflua en lui ; l’épée dans sa main flamboya au point de ressembler à un petit soleil qui l’illuminait. « Ils ne peuvent pas me trouver s’ils ne savent pas où je suis. » Riant, parce qu’ils ne comprenaient pas la plaisanterie, il descendit en courant vers le fracas de la bataille.
Dégageant sa lance de la poitrine d’un Trolloc au groin de sanglier, Mat s’accroupit, fouillant des yeux en quête d’un autre la pénombre allégée par le clair de lune près de l’entrée du canyon. Que Rand se réduise en braises ! Aucune des formes qu’il voyait bouger n’était assez grosse pour être un Trolloc. Me fourrant toujours dans ses bougres d’histoires ! De légers gémissements venaient des blessés. Une silhouette obscure qu’il pensa être Moiraine s’agenouilla près d’un Aiel tombé sur le sol. Ces boules de feu qu’elle jetait autour d’elle étaient impressionnantes, presque autant que cette épée de Rand d’où jaillissaient des barres de flamme. Ce machin brillait encore tellement qu’un cercle de lumière entourait Rand. J’aurais dû rester dans mes couvertures, voilà ce que j’aurais dû faire. La température est bougrement froide et toute cette histoire ne me concerne en rien !D’autres Aiels commençaient à apparaître, des femmes en jupe venues porter secours aux blessés. Certaines étaient armées de lances ; normalement elles ne participaient pas aux combats mais, une fois que la bataille avait gagné la place forte, elles n’étaient pas restées plantées en spectatrices.
Une Vierge de la Lance s’arrêta près de lui en ôtant son voile. Il ne parvenait pas à distinguer son visage, que brouillaient les ombres projetées par la lune. « Vous dansez bien avec votre lance, Adepte des jeux de hasard. Étrange époque quand les Trollocs viennent aux Rocs Froids. » Elle jeta un coup d’œil à la forme obscure qu’il pensait être Moiraine. « Ils auraient peut-être forcé le passage sans l’Aes Sedai.
— Il n’y en avait pas suffisamment pour ça, dit-il sans réfléchir. Ils étaient censés attirer l’attention par ici. » Afin que ces Draghkars aient les mains libres pour atteindre Rand ?
« Je crois que vous avez raison, répliqua-t-elle lentement. Êtes-vous un chef de guerre parmi les natifs des Terres Humides ? »
Il regretta de n’avoir pas su tenir sa langue. « J’ai lu un livre, une fois », marmotta-t-il en s’éloignant. De bougres de fragments de souvenirs de bougres d’hommes. Peut-être les colporteurs seraient-ils prêts à s’en aller après cet épisode.
Pourtant, quand il s’arrêta près des chariots, ni Keille ni Kadere n’étaient en vue nulle part. Les conducteurs s’étaient regroupés et se passaient précipitamment de l’un à l’autre des pots remplis de quelque chose avec la même odeur que la bonne eau-de-vie qu’ils avaient vendue, marmottant et aussi émus que si les Trollocs étaient réellement arrivés assez près pour qu’ils les sentent. Isendre se tenait debout en haut des marches donnant accès au chariot de Kadere, regardant d’un air mécontent dans le vide. Même avec ses sourcils froncés, elle était belle derrière cette écharpe aérienne. Il fut content qu’au moins les souvenirs qu’il avait des femmes soient bien les siens.
« Les Trollocs ont eu leur compte », lui annonça-t-il, en s’appuyant sur sa lance pour être sûr qu’elle la remarque. Inutile de risquer d’avoir la peau trouée sans en retirer un peu de bon. Aucun effort ne fut nécessaire pour paraître épuisé. « Le combat a été rude, mais vous êtes en sécurité, maintenant. »
Elle baissa la tête vers lui, les traits impassibles, les yeux luisant au clair de lune telles des pierres sombres polies. Sans un mot, elle tourna les talons et entra dans le chariot, en claquant la porte. Fort.
Mat lâcha un long soupir désabusé et s’éloigna à grands pas de la caravane. Que fallait-il pour faire impression sur cette femme ? Un lit, voilà ce qu’il voulait. Se retrouver sous ses couvertures et laisser Rand se mesurer avec les Trollocs et ces fichus Draghkars. Ce garçon semblait s’y complaire. À l’entendre rire comme ça.
Rand remontait précisément le canyon, le rougeoiement de cette épée comme la clarté d’une lampe autour de lui dans la nuit. Aviendha apparut, courant à sa rencontre les jupes relevées au-dessus des genoux, puis s’arrêta. Laissant retomber ses jupes, elle les lissa et se mit à marcher à côté de Rand, soulevant son châle autour de sa tête. Il ne semblait pas l’avoir remarquée et, elle, son visage avait autant d’expression qu’un caillou. Ils étaient bien appareillés.
« Rand », appela une ombre qui se hâtait. Elle avait la voix de Moiraine, presque aussi mélodieuse que celle de Keille, mais d’une musicalité froide. Rand se retourna, attendit et elle ralentit avant qu’on puisse la distinguer nettement, entrant dans la clarté avec une démarche assez royale pour n’importe quel palais. « La situation devient plus dangereuse, Rand. L’attaque à la Halte d’Imre aurait pu viser les Aiels – peu probable, pourtant possible – mais ce soir les Draghkars avaient été sûrement lancés contre toi.
— Je sais. » Juste comme ça. Aussi calme qu’elle et même plus froid.
Les lèvres de Moiraine se pincèrent et ses mains restèrent trop immobiles sur sa jupe ; elle n’était pas au summum du contentement. « C’est quand on essaie de faire s’accomplir une prophétie qu’elle est la plus dangereuse. Ne l’as-tu pas appris dans Tear ? Le Dessin se tisse autour de toi mais, quand tu tentes de le tisser, même toi tu ne peux pas le fixer. Serre trop les fils du Dessin et la pression monte. Il risque d’exploser follement dans toutes les directions. Qui peut prévoir combien de temps passera avant qu’il s’assagisse et se centre de nouveau sur toi, ou ce qui arrivera avant qu’il parvienne à ce stade ?
— Aussi clair que la plupart de vos explications, commenta Rand sèchement. Qu’est-ce que vous voulez, Moiraine ? Il est tard et je suis fatigué.
— Je veux que tu te confies à moi. Crois-tu que tu as déjà appris tout ce qu’il y a à savoir, un peu plus d’un an après avoir quitté ton village ?
— Non. Je n’ai pas encore tout appris. » À présent, il avait un ton amusé ; parfois Mat doutait qu’il soit aussi sain d’esprit qu’il le paraissait. « Vous voulez que je me confie à vous, Moiraine ? Très bien. Vos Trois Serments ne vous laisseront pas mentir. Affirmez en propres termes que quoi que je vous dise vous n’essaierez pas de me lier les mains, que vous ne susciterez pas d’obstacles d’aucune sorte. Confirmez que vous ne tenterez pas de m’utiliser pour servir les fins de la Tour. Déclarez-le tout net et sans détours afin que je sache que c’est vrai.
— Je ne ferai rien pour t’empêcher d’accomplir ta destinée. C’est à cela que j’ai voué mon existence. Par contre, je ne m’engage pas à rester là à regarder pendant que tu poseras ta tête sur le billot.
— Pas suffisant, Moiraine. Pas suffisant. Mais si je pouvais me confier à vous, je ne vous confierais néanmoins rien ici. La nuit a des oreilles. » Des gens circulaient tout autour dans le noir, cependant aucun assez près pour entendre. « Même les rêves ont des oreilles. » Aviendha tira son châle en avant pour abriter sa figure ; apparemment aussi même une Aielle était sensible au froid.
Rhuarc entra dans la zone de clarté, son voile noir pendant. « Les Trollocs n’étaient qu’une diversion pour les Draghkars, Rand al’Thor. Trop peu nombreux pour qu’il en soit autrement. Des Draghkars qui vous étaient destinés, je pense. Le Destructeur-des-Feuilles ne veut pas que vous viviez.
— Le danger grandit », commenta Moiraine à mi-voix.
Le chef de clan lui jeta un coup d’œil avant de continuer. « Moiraine Sedai a raison. Puisque les Draghkars ont échoué, je crains qu’il ne faille nous attendre aux Sans-Âmes ensuite ; ce que vous appelez les Hommes Gris[18]. Je veux placer des lances autour de vous constamment. Pour une raison quelconque, les Vierges de la Lance se sont portées volontaires pour cette tâche. »
Décidément, Aviendha était sensible au froid. La tête enfoncée dans les épaules, elle avait fourré ses mains sous ses aisselles aussi loin que possible.
« Si elles le souhaitent », répliqua Rand. Sous toute cette apparence de glace, il donnait l’impression d’être légèrement mal à l’aise. Mat ne l’en blâma pas ; lui-même ne se serait pas remis entre les mains des Vierges de la Lance pour toute la soie que transportaient les navires du Peuple de la Mer.
« Elles veilleront mieux que personne d’autre, reprit Rhuarc, puisqu’elles ont réclamé cette mission. Je n’ai pas l’intention de la confier à elles seule-ment, d’ailleurs. Je ferai monter la garde par tous. Je suis persuadé que ce sera le tour des Sans-Ames la prochaine fois, mais cela ne signifie pas que cela ne pourra pas être autre chose. Dix mille Trollocs au lieu de quelques centaines.
— Et les Shaidos ? » Mat regretta de ne pas avoir fermé sa grande bouche quand tous tournèrent les yeux vers lui. Peut-être qu’ils ne s’étaient pas rendu compte de sa présence jusqu’à ce moment. N’empêche, il pouvait aussi bien le dire. « Je sais que vous ne les aimez pas mais, si vous pensez qu’il y a réellement un risque d’une attaque plus en force, ne vaudrait-il pas mieux les avoir ici que dehors ? »
Rhuarc émit un son inarticulé peu amène ; de sa part, cela équivalait à un juron chez la plupart des hommes. « Je n’introduirais pas à l’intérieur des Rocs Froids près de mille Shaidos quand bien même le Brûleur-d’herbe viendrait. Je ne le pourrais pas, de toute façon. Couladin et les Shaidos ont plié leurs tentes à la tombée du jour. Nous en sommes bien débarrassés. J’ai envoyé des éclaireurs s’assurer qu’ils quittaient le territoire des Taardads sans emmener avec eux quelques chèvres ou moutons. »
Cette épée disparut de la main de Rand, la brusque absence de sa clarté équivalant à devenir aveugle. Mat ferma énergiquement les paupières pour aider ses yeux à s’adapter mais, quand il les rouvrit, le clair de lune semblait toujours sombre.
« De quel côté sont-ils allés ? questionna Rand.
— Vers le nord, lui dit Rhuarc. Couladin a sans doute l’intention de rejoindre Sevanna qui se rend à l’Alcair Dal, pour l’influencer contre vous. Il a des chances de réussir. La seule raison pour laquelle Sevanna a déposé sa couronne de mariage aux pieds de Suladric au lieu des siens est qu’elle voulait épouser un chef de clan. Néanmoins, je vous ai dit de vous attendre à des ennuis à cause d’elle. Sevanna aime susciter des ennuis. Cela ne devrait pas tirer à conséquence. Si les Shaidos ne vous suivent pas, ce n’est pas une grande perte.
— J’ai l’intention de partir pour l’Alcair Dal, déclara Rand d’une voix ferme. Tout de suite. Je présenterai mes excuses aux chefs qui se sentiraient déshonorés d’être arrivés tardivement, mais je ne laisserai pas Couladin être là-bas avant moi plus longtemps que je ne peux y arriver. Il ne se bornera pas à monter Sevanna contre moi, Rhuarc. Je ne peux pas me permettre de lui laisser un mois pour cela. »
Au bout d’un moment, Rhuarc répliqua : « Peut-être avez-vous raison. Vous apportez des changements, Rand al’Thor. Au lever du soleil, donc. Je vais choisir Dix Boucliers Rouges pour mon honneur et les Vierges de la Lance pourvoiront au vôtre.
— Je veux me mettre en route dès la première lueur de l’aube dans le ciel, Rhuarc. Avec toutes les mains capables de tenir une lance ou de bander un arc.
— La coutume…
— Il n’y a pas de coutumes pour me protéger, Rhuarc. » On aurait pu fendre des rochers avec la voix de Rand, ou déposer une couche de glace sur du vin. « Je dois établir de nouvelles coutumes. » Il eut un rire âpre. Aviendha eut l’air choquée et même Rhuarc cligna des paupières, déconcerté. Seule Moiraine resta impassible, avec cette expression méditative dans les yeux. « Mieux vaudrait prévenir les colporteurs, reprit Rand. Ils ne voudront pas rater la foire mais, s’ils n’empêchent pas ces hommes de continuer à boire, ils seront trop ivres pour manier les guides. Et toi, Mat, est-ce que tu viens ? »
Il n’entendait certainement pas laisser les colporteurs filer sans lui, certainement pas perdre son moyen de sortir du Désert. « Oh, je ne te lâche pas d’une semelle, Rand. » Le pire était que cette réponse semblait être celle qui convenait. Bougre de ta’veren qui me traîne après lui !Comment Perrin s’était-il dégagé ? ô Lumière, ce que j’aimerais être avec lui à cette minute. « Ma foi, oui, je viens. »
Mettant sa lance sur son épaule, il remonta à grands pas le canyon. Du moins restait-il encore du temps pour dormir un peu. Derrière lui, il entendit Rand rire sous cape.