Le soleil doré montait juste au-dessus de l’horizon quand la voiture luisante, laquée de noir, s’arrêta avec une secousse au pied du quai derrière son attelage de quatre chevaux gris parfaitement appareillés et que le grand cocher dégingandé aux cheveux noirs, en tunique rayée noir et or, sauta à terre pour ouvrir la portière. Aucun sceau n’ornait le panneau de cette portière, bien entendu ; les nobles de Tear n’accordaient assistance aux Aes Sedai que contraints et forcés, si empressés que fussent les sourires, et aucun d’eux ne voulait que son nom ou sa Maison paraissent en relations avec la Tour.
Élayne descendit avec soulagement sans attendre Nynaeve, défroissant son manteau de voyage en toile bleue ; les rues du Maule étaient creusées d’ornières par les charrettes et les chariots, et les ressorts de cuir de la voiture n’étaient pas très souples. La brise qui soufflait obliquement au-dessus de l’Érinin semblait vraiment fraîche après la chaleur étouffante de la Pierre. Elle avait eu l’intention de dissimuler les effets du rude trajet mais, une fois debout, elle ne put s’empêcher de se masser les reins. Du moins la pluie de la nuit dernière maintient-elle encore la poussière par terre, pensa-t-elle. Elle soupçonnait qu’on avait fourni exprès une voiture sans rideaux.
À droite et à gauche d’elle, d’autres docks comme de larges doigts de pierre s’allongeaient dans le fleuve. L’air sentait le goudron et le chanvre, le poisson, les épices et l’huile d’olive, des choses sans nom pourrissant dans l’eau stagnante entre les appontements et de bizarres fruits allongés vert-jaune en énormes grappes empilées devant l’entrepôt de pierre derrière elle. Malgré l’heure matinale, des hommes en gilet de cuir sur leur torse nu se hâtaient de-ci de-là, portant de gros ballots sur leur dos courbé ou poussant des charrettes à bras où s’entassaient tonneaux ou cageots. Aucun ne lui adressa plus qu’un coup d’œil morne au passage, leurs yeux noirs s’abaissant vite, la main portée au front avec une déférence réticente ; la plupart ne levaient pas du tout la tête. Elle fut attristée de voir cela.
Ces nobles de Tear n’avaient pas traité leur peuple convenablement. L’avaient maltraité plutôt. En Andor, elle pouvait s’attendre à des sourires allègres et un mot de salutation respectueux, adressé de bon cœur par des hommes au dos droit qui connaissaient leur valeur aussi bien que la sienne. Cela suffit presque à ce qu’elle regrette de partir. Elle avait été élevée pour diriger et un jour gouverner un peuple fier, et elle ressentait l’ardent désir d’enseigner la dignité à ces gens-là. Mais c’était la tâche de Rand, pas la sienne. Et s’il ne s’en acquitte pas bien, je lui dirai ma façon de penser. Et de la belle manière. Du moins avait-il commencé, en suivant ses conseils. Et elle devait reconnaître qu’il savait comment traiter ses gens. Ce serait intéressant de voir ce qu’il avait accompli quand elle reviendrait. Si lieu il y a de revenir.
De l’endroit où elle se tenait, une douzaine de bateaux étaient nettement visibles, et d’autres encore au-delà, mais il y en avait un, amarré en travers au bout du quai en face d’elle, son avant effilé dirigé vers l’amont, qui accrocha son regard. Le rakeur du Peuple de la Mer était long de cinquante bonnes toises, une fois et demie plus large que le vaisseau suivant en vue, avec trois grands mâts dominant le milieu du pont, et un plus court sur le gaillard d’arrière. Elle avait déjà embarqué sur des bateaux, mais jamais sur un aussi énorme et jamais sur un allant en mer. Rien que le nom des propriétaires du navire évoquait des pays lointains et des ports inconnus. Les Atha’ans Mierre. Le Peuple de la Mer. Les récits qui se voulaient exotiques se centraient toujours sur le Peuple de la Mer, ou alors sur les Aiels.
Nynaeve descendit de la voiture derrière elle, en attachant au cou une cape de voyage verte et grommelant pour elle-même et à l’intention du cocher. « Culbutée comme un poulet dans un tourbillon de vent ! Battue comme un tapis poussiéreux ! Comment vous y êtes-vous pris pour trouver toutes les ornières et tous les nids-de-poule entre ici et la Pierre, mon brave ? Cela demandait une vraie habileté. Dommage que rien de ce talent ne se soit exercé dans la conduite des chevaux. » Il voulut lui donner la main pour l’aider à descendre, son étroit visage maussade, mais elle refusa.
Avec un soupir, Élayne doubla le nombre de sous d’argent qu’elle sortait de sa bourse. « Merci de nous avoir amenées vite et sans encombre. » Elle sourit en lui mettant les pièces dans la main. « Nous vous avions dit d’aller grand train et vous avez fait ce que nous demandions. Vous n’êtes pas responsable de l’état des rues et vous avez exécuté votre mission de façon excellente dans des conditions difficiles. »
Sans regarder les pièces, le bonhomme lui adressa un profond salut, un regard reconnaissant et un « Merci, ma Dame », autant pour les mots que pour l’argent, elle en était sûre. Elle avait constaté qu’un mot aimable et un petit compliment étaient d’ordinaire aussi bien accueillis que des pièces d’argent, sinon mieux. Toutefois, évidemment, l’argent sonnant et trébuchant était lui-même rarement dédaigné.
« Que la Lumière vous accorde un bon voyage, ma Dame », ajouta-t-il. Le mouvement très bref de ses yeux vers Nynaeve signifiait que ce souhait était destiné uniquement à Élayne. Il faudrait que Nynaeve apprenne à tenir compte des circonstances et à donner des gratifications ; c’était vraiment indispensable.
Après le départ du cocher, une fois qu’il eut sorti pour elles de la voiture leurs effets et leurs colis et fait tourner son attelage, Nynaeve remarqua de mauvaise grâce : « Je n’aurais pas dû parler sur un ton aussi cassant à cet homme, je suppose. Un oiseau ne trouverait pas le trajet facile dans ces rues. Pas dans une voiture, en tout cas. Seulement, après avoir bondi et rebondi de-ci de-là d’un bout à l’autre du chemin jusqu’ici, j’ai l’impression d’être restée en selle une semaine.
— Ce n’est pas sa faute si vous avez le… dos sensible », répliqua Élayne avec un sourire pour atténuer le moindre soupçon de critique, en ramassant ses affaires.
Nynaeve eut un rire sec. « Je l’ai dit, non ? Vous n’allez pas vous attendre à ce que je lui coure après pour m’excuser, j’espère. Cette poignée d’argent que vous lui avez octroyée calmerait n’importe quelle blessure sauf une mortelle. Vous devez réellement vous appliquer à vous montrer plus économe en matière d’argent, Élayne. Nous ne disposons pas pour notre propre usage des ressources du Royaume d’Andor. Une famille vivrait confortablement pendant un mois sur ce que vous distribuez à tous ceux qui exécutent le travail qu’ils ont été payés pour effectuer à votre intention. » Élayne lui décocha un regard discrètement indigné
– Nynaeve semblait toujours penser qu’elles avaient à vivre d’une manière pire que des servantes à moins que ne l’exige une raison quelconque, au lieu du contraire, comme c’était rationnel – mais son aînée ne parut pas remarquer cette expression qui mettait toujours les Gardes Royaux dans leurs petits souliers. À la place, Nynaeve souleva ses paquets et ses solides sacs de toile et se dirigea vers le quai. « En tout cas ce bateau nous offrira un parcours plus reposant que celui-ci. Du moins j’espère qu’il sera reposant. Embarquons-nous ? »
Tandis qu’elles se frayaient un chemin sur la jetée, entre les ouvriers du port, les tonneaux empilés et les charrettes bourrées de marchandises, Élayne dit : « Nynaeve, les gens du Peuple de la Mer se froissent facilement à moins de vous connaître, ou c’est en tout cas ce que l’on m’a enseigné. Ne croyez-vous pas que vous pourriez user d’un peu de…
— Un peu de quoi ?
— De tact, Nynaeve. » Élayne esquissa un bond de côté comme quelqu’un crachait sur le quai devant elle. Impossible de désigner le responsable ; quand elle regarda autour d’elle, les hommes baissaient la tête avec ensemble, travaillant d’arrache-pied. Qu’ils aient été mal traités par les Puissants Seigneurs ou non, elle aurait prononcé quelques mots discrètement cinglants que le coupable n’aurait pas oubliés de sitôt si elle avait réussi à le découvrir. « Vous pourriez essayer d’avoir un peu de doigté, pour une fois.
— Bien sûr. » Nynaeve s’engagea sur la passerelle à la rampe en cordage du rakeur. « Pour autant qu’ils ne me lancent pas d’un côté à l’autre comme un ballon. »
La première pensée d’Élayne en atteignant le pont fut que le rakeur paraissait très étroit par rapport à sa longueur ; elle n’avait guère de compétence en matière de navires, à la vérité, mais à ses yeux il ressemblait à une énorme écharde. Ô Lumière, ce machin va secouer autant que la voiture, si gros soit-il. Sa deuxième pensée concerna l’équipage. Elle avait entendu des récits sur les Atha’ans Mierre, mais n’en avait jamais vu un auparavant. Même les récits ne révélaient pas grand-chose, à la vérité. Des gens réservés qui restaient entre eux, presque aussi mystérieux que les Aiels. Seuls les pays au-delà du Désert pouvaient être plus étranges et tout ce que l’on savait d’eux était que le Peuple de la Mer rapportait de là-bas de l’ivoire et de la soie.
Ces Atha’ans Mierre étaient des hommes bruns au torse et aux pieds nus, tous rasés de près, avec des cheveux noirs plats et des mains tatouées, se mouvant avec l’assurance de qui connaît sa tâche assez bien pour l’accomplir machinalement mais y appliquant toute son intelligence. Ils se déplaçaient avec une sorte de balancement gracieux, comme si, même le navire immobile, ils sentaient encore les mouvements de la mer. La plupart portaient des chaînes d’or ou d’argent autour du cou et des anneaux dans les oreilles, parfois deux ou trois à chacune, et certains ornés de pierres fines.
Il y avait aussi des femmes parmi l’équipage, en même nombre que les hommes, halant des manœuvres et lovant des cordages de concert avec les hommes, avec les mêmes tatouages aux mains, dans les mêmes chausses amples d’étoffe sombre huilée, retenues par d’étroites ceintures de couleur et fendues à la cheville. En revanche, les femmes avaient aussi de larges corsages colorés, tous rouges, bleus et verts éclatants, et elles avaient au moins autant de chaînes et de boucles d’oreilles que les hommes. Y compris, Élayne le remarqua avec un léger choc, deux ou trois femmes avec des anneaux dans une narine.
La grâce des femmes surpassait même celle des hommes et rappela à Élayne quelques histoires qu’elle avait entendues étant enfant alors qu’elle n’était pas censée écouter. Dans ces récits, les femmes des Atha’ans Mierre étaient l’incarnation de la beauté séduisante et de la tentation, recherchées par tous les hommes. Les femmes de ce bateau n’étaient pas plus belles que d’autres, au fond, mais à les regarder se mouvoir elle croyait volontiers ces récits.
Deux des femmes, sur le pont surélevé à l’arrière, n’étaient manifestement pas des membres ordinaires de l’équipage. Elles avaient aussi les pieds nus et un costume de la même coupe, mais l’une était entièrement vêtue de soie bleue brochée, l’autre de soie verte. La plus âgée, celle en vert, avait quatre petits anneaux d’or à chaque oreille et un dans la narine gauche, tous ciselés de telle sorte qu’ils scintillaient au soleil. Une belle chaîne reliait son minuscule anneau de nez à l’un des anneaux d’oreilles, à laquelle étaient suspendus de minuscules médaillons en or, et l’une des chaînes autour de son cou soutenait une boîte d’or ajourée, pareille à de la dentelle d’or ouvragé, que cette femme soulevait de temps en temps pour la respirer. L’autre, la plus grande, n’avait que six anneaux d’or au total, et moins de médaillons. La boîte ajourée qu’elle portait à son nez était cependant d’or aussi finement travaillé. Exotique, en vérité. Élayne esquissa une grimace rien qu’à l’idée de ces anneaux de nez. Et cette chaîne !
Quelque chose de bizarre sur le gaillard d’arrière attira son attention mais, au premier abord, elle n’aurait pas su dire quoi. Puis elle vit. Il n’y avait pas de barre franche pour le gouvernail. Une espèce de roue à rayons se dressait derrière les deux femmes, amarrée pour qu’elle ne tourne pas, mais pas de barre.
Comment gouvernent-ils ? Le plus petit bateau de rivière qu’elle avait vu possédait une barre franche. Il y avait des barres sur tous les autres vaisseaux alignés le long des quais voisins. De plus en plus mystérieux, ces gens du Peuple de la Mer.
« Rappelez-vous ce que vous a dit Moiraine », pré-vint-elle comme elles approchaient du gaillard d’arrière. Ce n’était pas grand-chose ; même les Aes Sedai avaient peu de renseignements sur les Atha’ans Mierre. Néanmoins, Moiraine leur avait indiqué les façons convenues de s’exprimer ; les formules exigées par la politesse. « Et souvenez-vous qu’il faut du tact, ajouta-t-elle dans un chuchotement énergique.
— Je m’en souviendrai, répliqua sèchement Nynaeve. Je sais avoir du tact. » Élayne espéra du fond du cœur qu’elle disait vrai.
Les deux femmes du Peuple de la Mer les attendaient au sommet de l’escalier – de l’échelle, se remémora Élayne, quand bien même c’était un escalier. Elle ne comprenait pas pourquoi les bateaux devaient avoir des noms différents pour les mêmes choses. Un sol est un sol dans une écurie, une auberge ou un palais. Pourquoi pas sur un navire ? Un nuage de parfum enveloppait les deux femmes, une fragrance légèrement musquée, émanant des boîtes d’or travaillé comme de la dentelle. Les tatouages sur leurs mains représentaient des étoiles et des oiseaux de mer entourés par les crêtes recourbées et les tourbillons de vagues stylisées.
Nynaeve inclina la tête. « Je suis Nynaeve al’Meara, Aes Sedai de l’Ajah Verte. Je cherche la Maîtresse-des-Voiles de ce bâtiment, ainsi qu’un passage, s’il plaît à la Lumière. Voici ma compagne et amie, Élayne Trakand, aussi Aes Sedai de l’Ajah Verte. La Lumière vous illumine, vous et votre bâtiment, et vous envoie les vents qui faciliteront votre traversée. » C’était presque exactement les termes que Moiraine leur avait dit d’utiliser. Pas en ce qui concernait les « Aes Sedai de l’Ajah Verte »
– Moiraine avait visiblement accepté cela plutôt avec résignation et marqué de l’amusement devant leur choix d’Ajah – mais le reste.
La plus âgée des deux femmes, avec des fils gris dans ses cheveux noirs et de fines rides au coin de ses grands yeux marron, inclina la tête aussi cérémonieusement. Néanmoins, elle les examina avec attention de la tête aux pieds, en particulier l’anneau au Grand Serpent que chacune portait à la main droite. « Je suis Coine din Jubai Vents Sauvages, Maîtresse-des-Voiles de Danseur-sur-les-vagues. Voici Jorine din Jubai Aile Blanche, ma sœur de sang et Pourvoyeuse-de-Vent du Danseur-sur-les-vagues. Un passage serait possible, s’il plaît à la Lumière. Que la Lumière vous illumine et vous accompagne saines et sauves jusqu’à la fin de votre voyage. »
C’était une surprise que les deux soient sœurs. Élayne voyait bien la ressemblance, mais Jorine avait l’air beaucoup plus jeune. Elle aurait aimé que ce soit la Pourvoyeuse-de-Vent avec qui elles auraient à discuter ; les deux femmes avaient la même réserve, mais elle ne savait quoi chez la Pourvoyeuse lui rappelait Aviendha. C’était absurde, bien sûr. Ces femmes n’étaient pas plus grandes qu’elle-même, leur teint n’aurait pas pu être plus différent de celui de l’Aielle et la seule arme visible sur l’une ou l’autre était le solide couteau passé dans sa large ceinture, qui avait plutôt tout d’un outil en dépit des sculptures et des incrustations de fil d’or sur le manche. Pourtant Élayne ne pouvait s’empêcher de sentir une certaine similitude, du moins entre Jorine et Aviendha.
« Parlons donc, Maîtresse-des-Voiles, si vous le voulez bien, reprit Nynaeve répétant la formule de Moiraine, de voyages et de ports, et du cadeau de passage. » Le Peuple de la Mer ne réclamait pas d’argent pour le passage, d’après Moiraine ; c’était un cadeau qui, par pure coïncidence, serait échangé contre un cadeau d’égale valeur.
Coine jeta un coup d’œil, alors, en arrière du navire vers la Pierre et la bannière blanche ondulant au-dessus. « Nous parlerons dans ma cabine, Aes Sedai, s’il plaît à vous. » Elle indiqua du geste une écoutille ouverte derrière cette roue bizarre. « Bienvenue à vous sur mon bateau et que la grâce de la Lumière soit sur vous jusqu’à ce que vous quittiez ses ponts. »
Une autre échelle étroite – un escalier – descendait dans une pièce bien rangée, plus grande et plus haute de plafond qu’Élayne s’y était attendue d’après ses expériences sur des navires de taille moindre, avec des fenêtres à la poupe et des lampes suspendues aux parois par un système à la cardan. Presque tout semblait avoir été construit dans la cabine, à l’exception de quelques coffres laqués de diverses dimensions. Le lit était large et bas, juste au-dessous des fenêtres de poupe, et une table étroite entourée de fauteuils se trouvait au milieu de la pièce.
Il y avait très peu d’objets pour créer de l’encombrement. Des cartes roulées étaient posées sur la table, quelques sculptures en ivoire représentant des animaux bizarres étaient disposées sur des rayonnages munis d’une grille et une demi-douzaine d’épées nues aux formes diverses, parmi lesquelles certaines qu’Élayne n’avait jamais vues, reposaient sur des crochets fixés aux parois. Un gong de cuivre carré curieusement travaillé était suspendu à une poutre au-dessus du lit tandis que juste devant les fenêtres de poupe, comme à une place d’honneur, un casque coiffait une forme en bois sans esquisse de visage taillée à cet effet, un casque pareil à la tête d’un insecte monstrueux, laqué en rouge et en vert, avec une étroite plume blanche de chaque côté, l’une d’elles cassée.
Le casque, Élayne le reconnut. « Seanchan », laissa-t-elle échapper sans réfléchir. Nynaeve lui adressa un regard contrarié, et à bon droit ; elles étaient tombées d’accord que ce serait plus rationnel et paraîtrait plus vrai si Nynaeve, étant la plus âgée, se plaçait en première position et se chargeait de parler la plupart du temps.
Coine et Jorine échangèrent un regard indéchiffrable. « Vous êtes au courant de leur existence ? dit la Maîtresse-des-Voiles. Bien sûr. On doit s’attendre à ce que des Aes Sedai sachent ce genre de chose. Ici dans l’est, nous entendons quantités de récits dont les plus véridiques sont moins qu’à demi exacts. »
Élayne se rendait bien compte qu’elle devrait s’en tenir là, mais la curiosité aiguillonna sa langue. « Comment êtes-vous entrée en possession de ce casque ? Si je puis me permettre de le demander.
— Danseur a rencontré un vaisseau des Seanchans Tan dernier, répliqua Coine. Ils avaient envie de s’emparer de lui, mais je n’avais pas envie de le leur abandonner. » Elle haussa légèrement les épaules. « J’ai le casque en souvenir et la mer a eu les Seanchans, que la Lumière accorde miséricorde à l’ensemble de ceux qui naviguent. Je ne m’approcherai plus d’un vaisseau aux voiles raidies par des lattes.
— Vous avez eu de la chance, déclara Nynaeve d’un ton péremptoire. Les Seanchans gardent captives des femmes qui canalisent et les obligent à canaliser pour servir d’arme. S’ils en avaient eu une sur ce bateau, vous regretteriez à jamais de l’avoir aperçu. »
Élayne lui adressa une grimace, bien que ce fût trop tard. Elle était incapable de discerner si ces femmes du Peuple de la Mer étaient offensées par le ton de Nynaeve. Les deux conservaient la même expression neutre, mais Élayne commençait à prendre conscience qu’elles ne laissaient pas paraître grand-chose sur leurs visages, pas en présence d’étrangers, du moins.
« Parlons de passage, dit Coine. S’il plaît à la Lumière, nous ferons peut-être escale là où vous souhaitez aller. Tout est possible, dans la Lumière. Asseyons-nous. »
Les sièges autour de la table ne reculaient pas ; eux et la table étaient fixés au plancher – au pont. Au lieu de cela, les accoudoirs pivotaient vers l’extérieur comme des barrières et se bloquaient de nouveau en place une fois qu’on était assis. Ce dispositif semblait confirmer les pires prévisions d’Élayne concernant roulis et tangage. Elle-même les supportait fort bien, naturellement, mais trop de roulis sur un bateau de rivière mettait l’estomac de Nynaeve en révolution. Si violent que soit le vent, ce devait être pire sur l’océan que sur un fleuve, et plus l’estomac de Nynaeve souffrait plus son humeur se détériorait. Nynaeve ayant mal au cœur et son irascibilité exacerbée en même temps : il y avait peu de choses plus redoutables dans l’expérience d’Élayne.
Elle et Nynaeve furent placées ensemble d’un même côté de la table, avec la Maîtresse-des-Voiles et la Pourvoyeuse-de-Vent à chaque extrémité. Au premier abord, elle trouva cela bizarre, jusqu’à ce qu’elle s’avise qu’elles regarderaient ainsi l’une et l’autre celle des deux qui parlerait, permettant à l’autre de les observer sans être remarquée. Traitent-elles toujours les passagers de cette façon ou bien est-ce parce que nous sommes des Aes Sedai ? Enfin, parce qu’elles pensent que nous en sommes. C’était un avertissement que tout ne se passerait peut-être pas avec ces gens-là de façon aussi simple qu’elles l’escomptaient. Elle espéra que Nynaeve en était consciente.
Élayne n’avait vu donner aucun ordre, mais une svelte jeune femme avec un seul anneau à chaque oreille apparut, portant un plateau avec une théière blanche carrée à l’anse en cuivre et des grandes tasses sans anse, non pas en porcelaine du Peuple de la Mer comme on aurait pu s’y attendre mais en faïence épaisse. Moins de risque qu’elles se cassent par gros temps, conclut-elle lugubrement. Toutefois, c’est la jeune femme qui retint son attention et lui coupa presque le souffle. Elle était nue jusqu’à la taille, exactement comme les hommes sur le pont. Élayne masqua fort bien sa surprise, de son propre avis, mais Nynaeve émit un reniflement audible.
La Maîtresse-des-Voiles attendit que la jeune femme eût versé du thé infusé jusqu’à être noir, puis questionna : « Avons-nous pris la mer sans que je m’en aperçoive, Doreli ? N’y a-t-il pas de terre en vue ? »
La svelte jeune femme devint cramoisie. « Il y a de la terre, Maîtresse-des-Voiles. » C’était un murmure pitoyable.
Coine hocha la tête. « Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de terre en vue, et cela pendant une journée entière, vous travaillerez à nettoyer les sentines des cales, où les vêtements sont une entrave. Vous pouvez vous retirer.
— Oui, Maîtresse-des-Voiles », répondit la jeune femme encore plus tristement. Elle se détourna, détachant d’un air abattu sa large ceinture rouge quand elle franchit la porte à l’autre bout de la pièce.
« Prenez de ce thé, si vous le voulez bien, dit la Maîtresse-des-Voiles, que nous puissions parler en paix. » Elle but le sien à petites gorgées et poursuivit, pendant qu’Élayne et Nynaeve goûtaient le leur. « Je demande que vous pardonniez toute offense, Aes Sedai. Ceci est la première traversée de Doreli en dehors de trajets entre les îles. Les jeunes oublient souvent les habitudes des terriens qui ne quittent jamais le rivage. Je la punirai davantage si vous vous sentez désobligées.
— Ce n’est pas nécessaire », répliqua vivement Élayne, saisissant ce prétexte pour reposer son bol. Le thé était encore plus fort qu’il ne le paraissait, absolument brûlant, non sucré et très amer. « Sincèrement, nous ne sommes pas offensées. Les mœurs diffèrent chez les gens différents. » Veuille la Lumière qu’il n’y ait pas trop de différences de plus que celle-là ! Ô Lumière, et s’ils ne portent pas de vêtement du tout une fois en pleine mer ? Ô Lumière ! « Seule une sotte prendrait ombrage de coutumes autres que les siennes. »
Nynaeve lui adressa un coup d’œil discret, suffisamment impassible pour les Aes Sedai qu’elles prétendaient être, et avala une grande gorgée de son bol. Elle se contenta de déclarer : « Je vous en prie, n’y pensez plus. » Ce n’était pas possible de discerner si elle le disait à l’intention d’Élayne ou à celle des femmes du Peuple de la Mer.
« Alors, nous parlerons du passage, si vous le voulez bien, dit Coine. Vers quel port désirez-vous aller ?
— Tanchico, répliqua Nynaeve, avec un peu plus d’autorité qu’elle n’aurait dû. Je sais que vous n’avez peut-être pas l’intention de vous y rendre, mais nous avons besoin d’aller vite, aussi vite que seul un rakeur en est capable, et sans escale si c’est possible. J’offre ce petit cadeau, pour le dérangement. » Elle sortit un papier de l’aumônière accrochée à sa ceinture et le déplia, puis le poussa à travers la table vers la Maîtresse-des-Voiles.
C’est Moiraine qui le leur avait donné, ainsi qu’un autre pareil, des lettres de crédit. Chacune permettait au porteur de retirer jusqu’à trois mille couronnes d’or chez des banquiers et des prêteurs dans diverses cités, mais il y avait des chances pour que pas un de ces hommes et de ces femmes ne sût que c’était de l’argent de la Tour Blanche qu’ils détenaient. Élayne avait regardé le montant en écarquillant les yeux – Nynaeve était carrément restée bouche bée – mais Moiraine avait expliqué que cela risquait d’être nécessaire pour que la Maîtresse-des-Voiles renonce aux escales qu’elle avait prévues.
Coine toucha d’un doigt la lettre de crédit, lut. « Une somme considérable comme cadeau de passage, murmura-t-elle, même en tenant compte que vous me demandez de modifier mes plans de navigation. Je suis encore plus surprise maintenant qu’avant. Vous savez que nous transportons très rarement des Aes Sedai sur nos bateaux. Très rarement. De tous ceux qui souhaitent un passage, seules les Aes Sedai peuvent se le voir refuser et presque toujours essuient un refus, comme au premier jour de la première partance. Les Aes Sedai le savent et donc n’en sollicitent presque jamais. » Elle regardait son bol de thé, pas elles, mais Élayne tourna brièvement les yeux de l’autre côté et surprit la Pourvoyeuse-de-Vent en train d’observer leurs mains posées sur la table. Non, leurs anneaux.
Moiraine n’avait rien dit à ce sujet. Elle avait désigné le rakeur comme le navire le plus rapide disponible et les avait encouragées à en profiter. D’autre part, elle leur avait donné ces lettres de crédit, très probablement suffisantes pour acheter une flotte de voiliers comme celui-ci. Eh bien, plusieurs voiliers, du moins. Parce qu’elle savait qu’il faudrait une telle somme pour les inciter à nous emmener ? Mais pourquoi avait-elle tu certaines choses ? Sotte question ; Moiraine gardait toujours des choses secrètes. Mais encore pourquoi leur faire perdre du temps ?
« Entendez-vous refuser de nous prendre ? » Nynaeve avait abandonné le tact pour la brusquerie. « Si vous ne transportez pas d’Aes Sedai, pourquoi nous avez-vous amenées ici en bas ? Pourquoi ne pas nous dire cela carrément là-haut et régler tout de suite la question ? »
La Maîtresse-des-Voiles débloqua un des accoudoirs de son siège, se leva et alla regarder la Pierre par les fenêtres de poupe. Ses boucles d’oreilles et les médaillons en travers de sa joue gauche scintillaient à la lumière du soleil levant. « Il sait exercer le Pouvoir Unique, à ce que j’ai entendu dire, et il tient l’Épée-qui-ne-peut-pas-être-touchée. Les Aiels ont franchi le Rempart du Dragon à son appel ; j’en ai vu plusieurs dans les rues et on dit qu’ils occupent la Pierre. La Pierre de Tear a capitulé et la guerre éclate entre les nations de la terre. Ceux qui avaient régné jadis sont revenus et ont été repoussés pour la première fois. La Prophétie est en train de s’accomplir. »
Nynaeve paraissait aussi déconcertée qu’Élayne l’était intérieurement par ce changement de sujet. « Les Prophéties du Dragon ? dit Élayne au bout d’un instant. Oui, elles s’accomplissent. Il est le Dragon Réincarné, Maîtresse-des-Voiles. » C’est un entêté qui dissimule ses sentiments si profondément que je n’arrive pas à les découvrir, voilà ce qu’il est !
Coine se retourna. « Non pas les Prophéties du Dragon, Aes Sedai. La Prophétie de Jendai, la Prophétie du Coramoor. Pas celui que vous attendez et redoutez ; celui que nous cherchons, héraut d’une nouvelle Ère. Lors de la Destruction du Monde, nos ancêtres ont couru vers le refuge offert par la mer alors que la terre se soulevait et se brisait comme les vagues dans la tempête. Il est dit qu’ils ignoraient tout du maniement des bateaux qu’ils empruntèrent pour s’enfuir, mais la Lumière était avec eux et ils ont survécu. Ils n’ont pas revu la terre avant qu’elle soit de nouveau immobile et, entre-temps, il y avait eu beaucoup de changements. Tout – la moindre chose, le monde – dérivait au gré de l’eau et du vent. C’est dans les années qui ont suivi que la Prophétie de Jendai a été annoncée pour la première fois. Nous devons parcourir les eaux jusqu’au retour du Coramoor et le servir lors de sa venue.
« Nous sommes liés à la mer ; l’eau salée circule dans nos veines. La plupart d’entre nous ne descendent à terre que pour attendre un autre navire, un autre embarquement. Des hommes énergiques pleurent quand ils doivent travailler à terre. Les femmes à terre vont sur un vaisseau pour accoucher de leur enfant – dans une barque à rames s’il n’y a rien d’autre de disponible – car nous devons naître sur l’eau, comme nous devons y mourir et lui être donnés dans la mort.
« La Prophétie est en train de s’accomplir. Il est le Coramoor. Les Aes Sedai le servent. Vous en êtes la preuve, vous qui êtes ici dans cette ville. Cela aussi figure dans la Prophétie. “La Tour Blanche sera rompue par son nom et les Aes Sedai s’agenouilleront pour lui laver les pieds et les sécher avec leurs chevelures.”
— Vous aurez longtemps à attendre si vous comptez me voir laver les pieds de n’importe quel homme, répliqua Nynaeve d’un ton caustique. Qu’est-ce que cela a à voir avec notre passage ? Nous prendrez-vous ou non ? »
Élayne rentra la tête dans les épaules, mais la Maîtresse-des-Voiles répondit du tac au tac aussi carrément. « Pourquoi désirez-vous aller à Tanchico ? C’est une escale déplaisante maintenant. J’y ai accosté l’hiver dernier. Les gens du pays ont quasiment envahi mon navire pour obtenir d’être embarqués, vers n’importe quelle destination. Peu leur importait, du moment qu’ils s’éloignaient de Tanchico. Je ne peux pas croire que les conditions soient meilleures à présent.
— Interrogez-vous toujours vos passagers de cette façon ? dit Nynaeve. Je vous ai offert suffisamment pour acheter un village. Deux villages ! Si vous voulez davantage, fixez votre prix.
— Pas un prix, lui souffla Élayne à l’oreille. Un cadeau ! »
Si Coine était offensée, ou même avait entendu, elle n’en témoigna rien. « Pourquoi ? »
Nynaeve empoigna sa natte, mais Élayne posa la main sur son bras. Elles avaient projeté de garder elles aussi quelques secrets mais assurément, depuis qu’elles étaient assises là, elles en avaient appris assez pour modifier n’importe quel plan. Il y a un temps pour le secret et un temps pour la sincérité. « Nous sommes à la poursuite de l’Ajah Noire, Maîtresse-des-Voiles. Nous croyons que quelques-uns de ses membres sont dans Tanchico. » Elle affronta avec calme le regard coléreux de Nynaeve. « Il faut que nous les trouvions, sinon il y a un risque qu’elles nuisent… au Dragon Réincarné. Au Coramoor.
— Que la Lumière nous conduise à bon port », dit dans un souffle la Pourvoyeuse-de-Vent. C’était la première fois qu’elle parlait et Élayne la dévisagea avec surprise. Jorine fronçait les sourcils et ne regardait personne, mais elle s’adressa à la Maîtresse-des-Voiles. « Nous pouvons les prendre, ma sœur. Nous le devons. » Coine acquiesça d’un signe de tête.
Élayne échangea un regard avec Nynaeve et vit ses propres questions reflétées dans les yeux de sa compagne. Pourquoi était-ce la Pourvoyeuse-de-Vent qui décidait ? Pourquoi pas la Maîtresse-des-Voiles ? C’était elle le capitaine, quelque titre par lequel on la désignât. Au moins allaient-elles finalement obtenir d’être embarquées. « Pour combien ? » se demanda Élayne. Un « cadeau » de quelle valeur ? Elle aurait aimé que Nynaeve n’ait pas révélé qu’elles avaient davantage que ce qui était inscrit dans cette lettre de crédit. Et elle m’accuse de distribuer l’or à tort et à travers.
La porte s’ouvrit et un homme aux cheveux gris à forte carrure, aux amples chausses de soie verte retenues par une ceinture-écharpe entra, en feuilletant une liasse de feuillets. Quatre anneaux en or ornaient chaque oreille et trois lourdes chaînes d’or pendaient à son cou, y compris une avec une boîte à parfum. Une longue cicatrice boursouflée sur sa joue et deux poignards incurvés passés dans sa large ceinture lui donnaient un air quelque peu menaçant. Il fixa par dessus ses oreilles une curieuse monture en fil métallique pour soutenir des lentilles transparentes devant ses yeux. Le Peuple de la Mer fabriquait, bien sûr, les plus beaux miroirs, loupes à feu et autres du même genre, mais Élayne n’avait jamais vu ce genre de dispositif. Il regardait les feuillets à travers ces lentilles et commença à parler sans lever la tête.
« Coine, cet imbécile ne demande qu’à troquer cinq cents peaux de renards des neiges du Kandor contre ces trois petits barils de tabac des Deux Rivières que j’ai obtenus dans Ebou Dar. Cinq cents ! Il peut les apporter ici à midi. » Ses yeux se relevèrent et il sursauta. « Pardonne-moi, mon épouse. Je ne savais pas que tu avais des visites. Que la Lumière soit avec vous toutes.
— À midi, mon mari, répliqua Coine, je descendrai le fleuve. À la tombée de la nuit, je serai en mer. »
Il se figea. « Suis-je toujours Maître-du-Fret, femme, ou ma place a-t-elle été prise pendant que je ne regardais pas ?
— Tu es Maître-du-Fret, mon mari, mais le commerce doit s’interrompre maintenant et les préparatifs commencer pour appareiller. Nous partons pour Tanchico.
— Tanchico ! » Les feuillets se froissèrent dans son poing et il se maîtrisa avec un effort. « Femme… Non, Maîtresse-des-Voiles, tu m’as dit que notre prochaine escale était Mayene, puis ensuite à l’est le Shara. J’ai négocié avec cela dans l’esprit. Le Shara, Maîtresse-des-Voiles, par le Tarabon. Ce que j’ai dans mes soutes ne donnera pas grand profit à Tanchico. Peut-être aucun ! Puis-je demander pourquoi mon commerce est voué à la ruine et le Danseur-sur-les-vagues à l’appauvrissement ? »
Coine hésita mais, quand elle parla, son ton avait gardé son formalisme. « Je suis Maîtresse-des-Voiles, mon mari. Le Danseur prend la mer quand je le dis et va où je le dis. Cela doit suffire pour le moment.
— À tes ordres, Maîtresse-des-Voiles, répliqua-t-il d’une voix âpre, ainsi soit-il. » Il porta la main à son cœur – Élayne eut l’impression que Coine tressaillait – et sortit à pas silencieux, le dos raide comme un des mâts du navire.
« Je lui dois une compensation, murmura Coine doucement, le regard fixé sur la porte. Bien sûr, c’est agréable de se réconcilier avec lui. Habituellement. Il m’a saluée comme s’il était un mousse, ma sœur.
— Nous regrettons d’être une cause de désagrément, Maîtresse-des-Voiles, dit Élayne avec circonspection. Et nous regrettons d’avoir été les témoins de ceci. Si nous avons causé la moindre gêne à quiconque, veuillez accepter nos excuses.
— De la gêne ? » Coine avait un ton surpris. « Aes Sedai, je suis Maîtresse-des-Voiles. Je doute que votre présence ait gêné Toram et je ne lui présenterais pas d’excuses à ce sujet si c’était le cas. Le commerce est sa partie, mais je suis la Maîtresse-des-Voiles. Il faut que j’arrange les choses avec lui – et ce ne sera pas facile puisque je suis toujours obligée de tenir le motif secret – parce qu’il a raison et que je n’ai pas su réfléchir assez vite pour imaginer une autre réponse que celle que j’aurais donnée à un simple matelot. Cette cicatrice sur sa figure, il l’a reçue en chassant les Seanchans des ponts du Danseur. Il a des cicatrices plus anciennes provenant de ce qu’il a défendu mon navire, et je n’ai qu’à tendre la main pour que de l’or y soit placé grâce à son commerce. C’est à cause de ce que je ne peux pas lui dire que je lui dois réparation, parce qu’il est en droit d’être informé.
— Je ne comprends pas, dit Nynaeve. Nous vous demanderions de garder le secret sur l’Ajah Noire… »
— elle jeta un coup d’œil sévère à Élayne, un coup d’œil qui promettait des mots sévères une fois qu’elles seraient seules ; Élayne avait l’intention de lui en adresser quelques-uns de son cru sur ce que signifiait avoir du tact – « … mais sûrement trois mille couronnes sont un motif suffisant pour nous emmener à Tanchico.
— C’est à propos de vous, Aes Sedai, que je dois me taire. Sur ce que vous êtes et pourquoi vous voyagez. Beaucoup parmi mon équipage considèrent que les Aes Sedai portent malheur. S’ils savaient qu’ils transportent non seulement des Aes Sedai mais encore en direction d’un port où d’autres Aes Sedai servent peut-être le Père des Tempêtes… La grâce de la Lumière brillait sur nous qu’il n’y ait eu personne assez près pour m’entendre vous appeler ainsi là-haut.
Serait-ce offenser si je vous demande de demeurer en bas autant que possible et de ne pas porter vos anneaux quand vous serez sur le pont ? »
En réponse, Nynaeve enleva son anneau au Grand Serpent et le laissa tomber dans son aumônière. Élayne en fit autant, avec un peu plus de regret ; elle aimait bien que les gens regardent son anneau. Ne se fiant pas en cet instant à ce qui restait à Nynaeve comme réserve de diplomatie, elle prit la parole avant que sa compagne en ait eu le temps. « Maîtresse-des-Voiles, nous vous avons offert un cadeau de passage, s’il vous convient. S’il ne vous convient pas, puis-je demander ce qui serait adéquat ? »
Coine revint vers la table pour regarder de nouveau la lettre de crédit, puis la repoussa vers Nynaeve. « Je fais ceci pour le Coramoor. Je vous conduirai en toute sécurité à terre à l’endroit que vous désirez, s’il plaît à la Lumière. Ce sera fait. » Elle effleura ses lèvres des doigts de sa main droite. « C’est convenu, devant la Lumière. »
Jorine émit un son étranglé. « Ma sœur, un Maître-du-Fret s’est-il jamais mutiné contre sa Maîtresse-des-Voiles ? »
Coine la toisa d’un regard flegmatique. « Je tirerai de mon propre coffre le cadeau de passage. Et si jamais Toram en entend parler, ma sœur, je te mettrai dans les sentines avec Doreli. Comme lest, peut-être. » Que les deux femmes du Peuple de la Mer avaient laissé choir toute cérémonie fut confirmé quand la Pourvoyeuse-de-Vent éclata de rire ouvertement. « Et alors ton prochain port sera dans Chachin, ma sœur, ou Caemlyn, car tu ne trouveras pas l’eau sans moi. » La Maîtresse-des-Voiles s’adressa à Élayne et à Nynaeve d’un ton de regret. « En toute justice, Aes Sedai, puisque vous servez le Coramoor, je devrais vous traiter avec les mêmes honneurs que la Maîtresse-des-Voiles et la Pourvoyeuse-de-Vent d’un autre bateau. Nous devrions nous baigner ensemble, boire du vin adouci avec du miel et nous raconter des histoires pour nous faire rire et pleurer, mais je dois m’apprêter à appareiller et… »
Le Danseur-sur-les-vagues s’éleva, comme l’évoquait son nom, bondissant, martelant le quai. Élayne fut secouée d’avant en arrière et d’arrière en avant dans son siège, se demandant tandis que cela continuait si ce bouclage sur place valait réellement mieux que d’être précipitée sur le plancher.
Puis, enfin, cela se termina, les bonds ralentissant, devenant plus faibles. Coine se redressa précipitamment et courut vers l’échelle, Jorine sur ses talons, criant déjà l’ordre de vérifier si la coque était endommagée.