48 Une offre refusée

« Est-ce là le genre de femme qui vous plaît ? » dit Aviendha d’un ton dédaigneux.

Rand abaissa le regard vers elle qui avançait d’une foulée égale à celle de son cheval Jeade’en, à la hauteur de son étrier, en jupe volumineuse, un châle brun replié sur la tête. De grands yeux pers lui lançaient un éclair flamboyant de dessous ce foulard comme si elle regrettait de ne pas avoir encore la lance qui lui avait valu une semonce de Sagettes parce qu’elle s’en était servie lors de l’attaque des Trollocs.

Cela le rendait parfois mal à l’aise, qu’Aviendha aille à pied et lui à cheval, mais il avait essayé de marcher avec elle et ses pieds avaient été reconnaissants qu’il dispose d’un cheval. À l’occasion – de très rares occasions – il avait obtenu qu’elle s’asseye derrière sa selle, en se plaignant qu’il attrapait un torticolis quand il lui parlait. Monter à cheval n’était pas exactement enfreindre une coutume, en fait, cependant le mépris de ne pas se servir de ses propres jambes pour se déplacer la maintenait à pied la plupart du temps. Le rire d’un des Aiels, surtout d’une Vierge de la Lance, même quelqu’un qui se détournait, suffisait pour qu’elle saute aussitôt à bas de Jeade’en.

« Elle est indolente, Rand al’Thor. Faible. »

Il jeta un coup d’œil en arrière au chariot blanc en forme de boîte conduisant le convoi des colporteurs en un serpent à la progression sinueuse et cahotante sur le terrain poussiéreux et accidenté, escorté de nouveau aujourd’hui par des Vierges de la Lance du clan des Jindos. Isendre était là avec Kadere et le conducteur, assise sur les genoux du corpulent colporteur, le menton sur son épaule, tandis qu’il tenait un petit parasol de soie bleue pour l’abriter – et lui aussi – du soleil impitoyable. Même en tunique blanche, Kadere essuyait continuellement son visage basané avec un grand mouchoir, plus affecté par la chaleur qu’elle dans son élégante robe moulante qui était assortie au parasol. Rand n’était pas assez près pour en être sûr, mais il pensait que ses yeux noirs au-dessus de l’écharpe vaporeuse entourant son visage et sa tête étaient fixés sur lui. Elle semblait généralement l’observer. Kadere ne paraissait pas s’en offusquer.

« Je ne pense pas qu’Isendre soit indolente », dit-il calmement en ajustant la shoufa autour de sa tête ; elle atténuait quelque peu l’ardeur torride du soleil. Il avait refusé d’endosser toute autre pièce de vêtement aiel, quand bien même beaucoup plus appropriée au climat que sa tunique de drap de laine rouge. Quel que fût son sang, quelles que fussent les marques sur ses avant-bras, il n’était pas un Aiel et il ne voulait pas feindre de l’être. Quoi qu’il soit obligé de faire, il pouvait conserver cette petite marque d’honnêteté. « Non, ce n’est pas la définition que je donnerais. »

Sur le siège du conducteur du deuxième chariot, la grasse Keille et le ménestrel, Natael, se disputaient de nouveau. Natael tenait les guides, bien que ne conduisant pas aussi habilement que l’homme chargé habituellement de cette tâche. Parfois, eux aussi regardaient Rand, de brefs coups d’œil avant de replonger dans leur querelle. Mais aussi tout le monde agissait de même. La longue colonne de Jindos de l’autre côté de Rand, les Sagettes derrière eux, avec Moiraine, Egwene et Lan. Parmi la colonne plus épaisse et plus éloignée des Shaidos, il crut voir des têtes aussi tournées vers lui. Cela ne le surprit pas plus qu’avant. Il était Celui qui Vient avec l’Aube. Tous voulaient savoir ce qu’il ferait. Ils le découvriraient bien assez tôt.

« Indolente, maugréa Aviendha. Élayne n’est pas indolente. Vous appartenez à Élayne ; vous ne devriez pas vous caresser des yeux avec cette fille blanche comme du lait. » Elle secoua la tête dans un mouvement farouche, marmottant à moitié pour elle-même. « Nos façons de vivre la choquent. Elle ne pourrait pas les accepter. En quoi cela m’importe-t-il qu’elle le puisse ? Je ne veux pas de ça ! Cela ne peut pas être. Si c’était en mon pouvoir, je vous prendrais comme gai’shain et vous donnerais à Élayne !

— Pourquoi Isendre devrait-elle accepter le mode de vie des Aiels ? »

Le regard des yeux écarquillés qu’Aviendha tourna vers lui exprimait tant de stupeur qu’il faillit éclater de rire. Elle se renfrogna immédiatement comme s’il avait commis quelque chose d’exaspérant. Les Aielles n’étaient vraiment pas plus faciles à comprendre que les autres femmes.

« Vous n’avez rien d’indolent, c’est certain, Aviendha. » Elle devrait voir là un compliment ; cette jeune femme était parfois aussi dure qu’une pierre à aiguiser. « Expliquez-moi encore cette question de Maîtresse-du-toit. Si Rhuarc est chef du clan taardad et chef de la Place Forte des Rocs Froids, comment se fait-il que la place appartient à son épouse et pas à lui ? »

Elle le dévisagea avec fureur encore un moment, ses lèvres remuant tandis qu’elle parlait tout bas, avant de répondre : « Parce qu’elle est Maîtresse-du-toit\ espèce de tête de pierre des Terres Humides. Un homme ne peut pas plus posséder un toit qu’il ne peut posséder de terres ! Parfois, vous les habitants des Terres Humides vous donnez l’impression d’être des barbares.

— Mais si Lian est Maîtresse-du-toit des Rocs Froids parce qu’elle est l’épouse de Rhuarc…

— C’est différent ! Ne comprendrez-vous jamais ? Un enfant le comprend ! » Aspirant profondément, elle ajusta le châle autour de son visage. C’était une jolie jeune femme, à part qu’elle le regardait la plupart du temps comme s’il avait commis un crime envers elle. De quoi il s’agissait, Rand l’ignorait. Bair au visage tanné encadré de cheveux blancs et moins que jamais disposée à parier de Rhuidean, lui avait finalement dit à contrecœur qu’Aviendha n’était pas entrée parmi les colonnes de verre ; elle ne le ferait que lorsqu’elle serait prête à devenir Sagette. Alors pourquoi le haïssait-elle ? C’est un mystère dont il aurait aimé avoir l’explication.

« Je vais aborder la question sous un autre angle, lui dit-elle avec humeur. Quand une femme va se marier, si elle n’a pas déjà un toit, sa famille en construit un pour elle. Le jour de son mariage, son nouvel époux l’emporte sur ses épaules loin de sa famille, tandis que ses frères à lui repoussent ses sœurs à elle mais, à la porte, il la dépose sur le sol et lui demande la permission d’entrer. Le toit est à elle. Elle peut… »

Ces leçons étaient ce qu’il y avait eu de plus plaisant dans les onze jours et nuits depuis l’attaque trolloque. Non pas qu’elle ait été désireuse de parler au début, en dehors d’une tirade supplémentaire sur son prétendu mauvais traitement à l’égard d’Élayne et après cela un autre sermon gênant destiné à le convaincre qu’Élayne était la femme parfaite. Jusqu’à ce qu’il mentionne en passant à Egwene que, si Aviendha ne voulait même pas lui parler, il souhaitait au moins qu’elle cesse de le dévisager. Dans l’heure suivante, un gai’shain en lévite blanche vint chercher Aviendha.

Quoi que les Sagettes aient eu à lui dire, elle réapparut frémissante de fureur pour exiger – exiger ! – qu’il la laisse lui enseigner les mœurs et coutumes des Aiels. Nul doute dans l’espoir qu’il révèle quelque chose de ses projets par les questions qu’il poserait. Après les subtilités vipérines de Tear, la candeur de l’espionnage des Sagettes était rafraîchissante. N’empêche, c’était indubitablement sage d’apprendre ce qu’il pouvait et bavarder avec Aviendha était réellement plaisant, surtout lorsqu’elle semblait oublier qu’elle le méprisait pour il ne savait quelle raison. Certes, chaque fois qu’elle se rendait compte qu’ils avaient commencé à converser comme deux personnes au lieu de vainqueur et de captive, elle avait tendance à se lancer dans une de ses algarades virulentes, comme s’il l’avait attirée dans un piège.

Néanmoins, même avec cela, leurs conversations étaient agréables, certainement en comparaison du reste du trajet. Il avait même commencé à trouver amusantes ses crises de colère, tout en ayant la sagesse de ne pas le lui laisser comprendre. Si elle voyait un homme qu’elle détestait, du moins était-elle trop absorbée par ce sentiment pour voir Celui qui Vient avec l’Aube ou le Dragon Réincarné. Elle voyait juste Rand al’Thor. En tout cas, elle savait ce qu’elle pensait de lui. Pas comme Élayne, avec une lettre qui le faisait rougir jusqu’aux oreilles et une autre écrite le même jour qui lui faisait se demander s’il lui était poussé des crocs et des cornes comme un Trolloc.

Min était bien à peu près la seule femme de sa connaissance qui ne lui embrouillait pas les idées. Seulement elle se trouvait là-bas dans la Tour – en sécurité, au moins – et c’était un endroit qu’il entendait éviter. Parfois, il songeait que la vie serait plus facile s’il pouvait simplement ne plus penser du tout aux femmes. Aviendha avait commencé à s’insinuer dans ses rêves, comme si Min et Élayne ne représentaient pas une calamité suffisante. Les femmes lui mettaient les nerfs en pelote et il avait besoin maintenant de lucidité. De lucidité et de sang-froid.

Il s’avisa qu’il regardait de nouveau Isendre. Derrière l’oreille de Kadere, elle agita ses doigts fuselés à son adresse ; il était sûr que ces lèvres pleines s’arquaient en un sourire. Oh, oui, dangereuses. Je dois être froid et dur comme de l acier. De l’acier tranchant.

Onze jours et nuits se fondant dans le douzième, et rien d’autre n’avait changé. Des jours et des nuits de curieuses formations rocheuses, d’aiguilles de pierre au sommet tabulaire et des buttes saillant d’une terre rompue, boursouflée, hérissée dans tous les sens de montagnes qui semblaient implantées au hasard. Des journées de soleil torride et de vents desséchants, des nuits de froid pénétrant jusqu’à la moelle des os. Tout ce qui poussait avait l’air d’avoir des épines ou des piquants ou encore provoquait des démangeaisons infernales. Certains végétaux, selon Aviendha, étaient vénéneux ; cette liste semblait plus longue que celle des plantes comestibles. La seule eau se trouvait dans des sources et des réservoirs cachés, mais elle désigna les plantes indiquant qu’un trou profond se remplirait par lente infiltration, suffisamment pour maintenir en vie un homme ou deux, et d’autres plantes que l’on pouvait mâcher pour leur pulpe juteuse amère.

Une nuit, des lions tuèrent deux des bêtes de somme des Shaidos, rugissant dans l’obscurité quand ils furent chassés loin de leur proie et disparurent dans les ravins. Un conducteur de chariot dérangea un petit serpent marron pendant qu’ils montaient leur camp le quatrième soir. Un deux-pas, l’appela plus tard Aviendha, et il justifia son nom. Le bonhomme hurla et s’efforça de courir vers les chariots bien que voyant Moiraine se précipiter vers lui ; à la seconde foulée il tomba face contre terre, mort avant que l’Aes Sedai ait eu le temps de descendre de sa jument blanche. Aviendha énuméra les serpents, les araignées et les lézards venimeux. Des lézards venimeux ! Une fois, elle en dénicha un pour lui, épais et long de deux pieds, avec des bandes jaunes le long de ses écailles couleur de bronze. Le plaquant négligemment au sol avec sa botte souple, elle plongea son poignard dans la large tête de la bête, puis le souleva pour qu’il voie le fluide huileux et transparent suintant de crêtes osseuses dans sa bouche. Un gara, expliqua-t-elle, pouvait mordre à travers une botte ; il pouvait aussi tuer un taureau. D’autres étaient pires, naturellement. Le gara était lent et pas réellement dangereux à moins que l’on ne soit assez stupide pour marcher dessus. Quand elle dégagea sa lame de l’énorme lézard qu’elle jeta de côté, le jaune et le bronze se fondirent aussitôt dans l’argile craquelée. Oh, oui. Ne soyez pas simplement assez bête pour marcher dessus.

Moiraine partageait son temps entre les Sagettes et Rand, tentant comme de coutume, selon cette méthode des Aes Sedai, de le forcer à révéler ses projets. « La Roue tourne comme la Roue le veut », lui avait-elle dit justement ce matin-là, la voix calme et posée, le visage sans âge serein, mais ses yeux noirs ardents quand elle le regarda par-dessus la tête d’Aviendha, « mais un fou peut s’étrangler lui-même dans le Dessin. Prends garde de ne pas tisser de nœud pour ton cou. » Elle s’était procuré une cape claire, presque du blanc de celles des gai’shains, qui luisait au soleil, et sous le large capuchon elle portait une écharpe neigeuse humide nouée autour du front.

« Je ne fabrique pas de nœuds coulants pour mon cou. » Il rit, et elle fit tourner Aldieb si vite que la jument faillit renverser Aviendha, repartant au galop vers le groupe des Sagettes, sa cape flottant derrière elle.

« C’est être stupide que de mettre une Aes Sedai en colère, murmura Aviendha en se massant l’épaule. Je ne vous croyais pas stupide.

— Nous aurons simplement à constater si je le suis ou non », dit-il, son envie de rire dissipée. Stupide ? Il y a des risques que l’on doit prendre. « Nous verrons bien. »

Egwene quittait rarement les Sagettes, marchant avec elles aussi souvent qu’elle montait Brume, prenant quelquefois l’une d’elles en croupe pendant un moment sur la jument grise. Il avait finalement conclu qu’elle passait de nouveau pour une Aes Sedai authentique. Amys et Bair, Seana et Mélaine paraissaient l’avoir admis aussi volontiers que les gens de Tear, quoique pas du tout de la même façon. Par moment, l’une ou l’autre discutait avec elle à voix si haute qu’il distinguait presque ce qu’elle disait à plus de cent pas de distance. Cela ressemblait de fort près à leur attitude à l’égard d’Aviendha, quoique concernant cette dernière on aurait dit qu’elles la houspillaient plutôt qu’elles ne raisonnaient, mais aussi bien parfois elles donnaient l’impression également de soutenir avec Moiraine des débats plutôt vifs. En particulier Mélaine à la chevelure dorée comme le soleil.

Au matin du dixième jour, Egwene avait finalement cessé de se coiffer avec ces deux nattes, mais de la façon la plus curieuse. Les Sagettes s’étaient entretenues avec elle pendant un temps infini, à l’écart, tandis que les gai’shains pliaient leurs tentes et que Rand sellait Jeade’en. Ne l’aurait-il pas mieux connue, il aurait pensé que la posture d’Egwene tête basse était qu’elle s’essayait à l’humilité, mais ce terme ne pouvait s’appliquer à elle qu’en comparaison avec Nynaeve. Et peut-être avec Moiraine. Soudain Egwene tapa les mains l’une contre l’autre, rit et serra dans ses bras tour à tour chacune des Sagettes avant de défaire précipitamment les tresses.

Quand il demanda à Aviendha ce qui se passait – elle était assise devant sa tente quand il s’était réveillé – elle marmonna d’un ton amer : « Elles ont décidé qu’elle avait assez longtemps… » S’interrompant brusquement, elle le regarda droit dans les yeux, se croisa les bras et déclara d’un ton froid : « C’est une affaire qui concerne les Sagettes, Rand al’Thor. Posez-leur la question si vous le désirez, mais attendez-vous à entendre que cela ne vous regarde pas. »

Egwene avait assez longtemps quoi ? Laissé pousser ses cheveux ? Cela n’avait pas de sens. Aviendha ne voulut rien ajouter d’autre sur le sujet ; à la place, elle racla un fragment de lichen grisâtre sur un rocher et commença à décrire comment l’appliquer en cataplasme sur une blessure. Cette jeune femme adoptait les façons d’être d’une Sagette trop vite au gré de Rand. Les Sagettes elles-mêmes ne se préoccupaient apparemment guère de lui ; évidemment, elles n’en avaient pas besoin, avec Aviendha perchée sur son épaule pour ainsi dire.

Le reste des Aiels, les Jindos en tout cas, devenaient de jour en jour un peu moins réservés, peut-être un peu moins inquiétés par ce que signifiait pour eux Celui qui Vient avec l’Aube, mais Aviendha était la seule à lui parler longuement. Chaque soir, Lan venait pour qu’ils s’exercent à l’épée et Rhuarc pour lui enseigner le maniement de la lance et la curieuse façon qu’avaient les Aiels de se battre à la fois avec les mains et avec les pieds. Le Lige connaissait un peu ce mode de combat et se joignait aux séances de pratique. La plupart des autres évitaient Rand, en particulier les conducteurs de chariots qui avaient appris qu’il était le Dragon Réincarné, un homme qui savait canaliser ; quand il surprenait à le regarder un de ces individus à la face rude, le gaillard avait pratiquement l’air de contempler le Ténébreux. Toutefois, ce n’était pas le cas de Kadere, ni du ménestrel.

Presque chaque matin au moment du départ, le colporteur venait sur un des mulets qui avaient été attelés aux chariots brûlés par les Trollocs, son teint paraissant encore plus foncé à cause de la longue écharpe blanche attachée sur sa tête et lui pendant sur la nuque. Avec Rand il était toute déférence, mais ses yeux froids à l’expression immuable transformaient son nez aquilin en véritable bec d’aigle.

« Mon Seigneur Dragon », avait-il commencé le matin qui avait suivi l’attaque puis il avait épongé la sueur sur son visage avec le mouchoir toujours à portée de sa main et avait changé d’assiette avec gêne sur la vieille selle en mauvais état qu’il avait dénichée quelque part pour le mulet. « Si je puis me permettre de vous appeler ainsi ? »

Les débris carbonisés des trois chariots rapetissaient dans le lointain au sud, et avec eux les tombes de deux des hommes de Kadere et de beaucoup plus d’Aiels. Les Trollocs avaient été traînés hors des campements et laissés aux charognards, des créatures glapissantes aux grandes oreilles – Rand ne savait pas si c’étaient de grands renards ou de petits chiens ; ils ressemblaient un peu aux deux – et aux vautours au bout des ailes rouge, certains décrivant encore des cercles dans le ciel comme s’ils avaient peur de se poser dans la mêlée au milieu de leurs congénères.

« Appelez-moi comme il vous plaira, lui répondit Rand.

— Mon Seigneur Dragon, j’ai réfléchi à ce que vous disiez hier. » Kadere regarda autour de lui comme s’il craignait que cette conversation soit surprise, bien qu’Aviendha fût avec les Sagettes et que les oreilles les plus proches, à cinquante pas de distance ou davantage, aient été celles juchées dans sa propre caravane. En tout cas, il baissa la voix presque jusqu’au murmure et s’essuya nerveusement la figure. Ses yeux n’avaient cependant pas changé. « Ce que vous disiez à propos du savoir qui est précieux parce qu’il prépare le terrain à la grandeur. C’est vrai. »

Rand le dévisagea un long moment, sans cligner des yeux, les traits neutres. « C’est vous qui l’avez dit, pas moi, finit-il par répliquer.

— Eh bien, peut-être que oui. Mais c’est exact, n’est-ce pas, mon Seigneur Dragon ? » Rand acquiesça d’un signe de tête et le colporteur poursuivit, toujours sur le mode du murmure, les yeux toujours se déplaçant pour repérer les oreilles indiscrètes. « Toutefois, le savoir comporte du danger. En donnant plus qu’en recevant. Un homme qui vend des renseignements doit recevoir non seulement son prix mais aussi des garanties. Des assurances et des cautions contre des… répercussions. N’en seriez-vous pas d’accord ?

— Avez-vous des renseignements que vous désirez… vendre, Kadere ? »

L’homme corpulent regarda en fronçant les sourcils son convoi de chariots. Keille était descendue pour marcher un moment en dépit de la chaleur croissante, sa masse gainée de blanc et un châle de dentelle blanche sur les peignes d’ivoire dans ses rudes cheveux bruns. Parfois elle jetait un coup d’œil vers les deux hommes chevauchant ensemble, son expression indéchiffrable à cette distance. C’était toujours étonnant que quelqu’un d’aussi gros se meuve avec autant de légèreté. Isendre était sortie s’asseoir sur le siège du conducteur du premier chariot et observait plus ouvertement, se cramponnant pour s’appuyer à l’angle du chariot peint en blanc qui penchait et cahotait.

« Cette femme finira par causer ma mort, murmura Kadere. Peut-être nous sera-t-il possible d’avoir un autre entretien plus tard, mon Seigneur Dragon, si vous le voulez bien. » Donnant un sec coup de botte au mulet, il trotta vers le chariot de tête et sauta sur le siège du conducteur avec une surprenante agilité, attachant les rênes du mulet à un anneau de fer au coin de la caisse du grand chariot. Lui et Isendre disparurent à l’intérieur et ne ressortirent que lors de la halte pour la nuit.

Il revint le lendemain, et d’autres jours quand il voyait que Rand était seul, faisant toujours allusion à des renseignements qu’il serait désireux de vendre au prix adéquat, si les garanties convenables étaient fixées. Une fois, il alla même jusqu’à dire que tout – le meurtre, la trahison, n’importe quoi – pouvait être pardonné en échange de renseignements et parut de plus en plus nerveux comme Rand refusait de tomber d’accord avec lui. Quel que fût ce qu’il avait à vendre, il cherchait apparemment à obtenir de Rand une immunité totale pour tous les méfaits qu’il avait pu commettre.

« Je ne crois pas que je tienne à acheter des renseignements, lui répondit Rand plus d’une fois. Il y a toujours la question du prix, n’est-ce pas ? Des prix que je ne souhaiterais peut-être pas payer. »

Natael attira Rand à part ce premier soir, après que les feux eurent été allumés et que des odeurs de cuisine commencèrent à se répandre parmi les tentes basses. Le ménestrel semblait presque aussi nerveux que Kadere. « J’ai beaucoup réfléchi à vous, déclara-t-il en scrutant Rand d’un regard de biais, la tête penchée d’un côté. Vous devriez avoir une grande épopée pour raconter votre histoire. Le Dragon Réincarné. Celui qui Vient avec l’Aube. L’Homme d’on ne sait combien de prophéties, dans cette Ère et dans d’autres. » Il ramena sa cape autour de lui, les pièces colorées voltigeant dans la brise. Le crépuscule était bref dans le Désert ; la nuit et le froid tombaient vite et ensemble. « Que ressentez-vous quand vous pensez au destin qui vous est prédit ? Il faut que je sache, si je dois composer cette épopée.

— Ce que je ressens ? » Rand regarda autour de lui le camp, les Jindos se déplaçant parmi les tentes. Combien d’entre eux seraient morts avant qu’il en ait terminé ? « De la fatigue. Je me sens fatigué.

— Ce n’est guère un sentiment héroïque, murmura Natael. Mais auquel on peut s’attendre, étant donné votre destinée. Le monde reposant sur vos épaules, la plupart des gens souhaitant vous tuer si l’occasion s’en présentait, le reste des imbéciles qui pensent vous utiliser, se servir de vous pour atteindre la puissance et la gloire.

— Qu’êtes-vous, Natael ?

— Moi ? Je suis un simple ménestrel. » Il souleva un bord de sa cape couverte de pièces de couleur comme pour le prouver. « Je ne prendrais pas votre place pour tout l’empire du monde, pas avec le sort qui l’accompagne. La mort ou la folie, sinon les deux. Son sang sur les rochers du Shayol Ghul… c’est ce que dit le Cycle de Karaethon, les Prophéties du Dragon, n’est-ce pas ? Que vous devez mourir pour sauver des idiots qui pousseront un soupir de soulagement à votre mort. Non, je n’accepterais pas cela pour toute votre puissance et davantage.

— Rand, appela Egwene sortant de l’obscurité qui devenait plus intense, sa cape claire drapée autour d’elle, le capuchon tout à fait relevé, nous sommes venues voir comment tu as tenu le coup après ta Guérison et une journée dans cette chaleur. » Moiraine était avec elle, le visage enfoui dans la capuche profonde de sa cape blanche, ainsi que Bair et Amys, Mélaine et Seana, la tête enveloppée dans des châles foncés, toutes l’observant, calmes et froides comme la nuit. Même Egwene. Elle ne possédait pas encore l’air d’immuable jeunesse des Aes Sedai, mais elle en avait les yeux.

Il ne remarqua pas tout de suite Aviendha, restée à la traîne des autres. Pendant un instant, il crut lire de la compassion sur sa figure mais, si c’en était, cette compassion disparut aussitôt qu’elle s’aperçut qu’il la regardait. Son imagination. Il était vraiment fatigué.

« Une autre fois, reprit Natael en s’adressant à Rand mais en examinant les femmes de cette curieuse manière oblique. Nous parlerons une autre fois. » Avec le plus léger des saluts, il s’éloigna à grands pas.

« Est-ce que l’avenir t’inquiète, Rand ? dit Moiraine à mi-voix quand le ménestrel fut parti. Les prophéties s’expriment dans un langage obscur et imagé. Elles ne signifient pas toujours ce qu’elles semblent annoncer.

— La Roue tourne comme la Roue le veut, lui répliqua-t-il. Je ferai ce que je dois faire. Souvenez-vous-en, Moiraine. Je ferai ce que je dois. » Elle parut satisfaite ; avec les Aes Sedai, c’était difficile à déterminer. Elle ne serait pas satisfaite quand elle serait au courant de tout.

Natael revint le soir suivant, puis celui d’après et un autre soir encore, toujours parlant du poème épique qu’il voulait composer, mais il manifesta une tendance morbide, insistant pour savoir comment Rand entendait affronter la folie et la mort. Son récit devait être une tragédie, apparemment. Rand n’avait certes nul désir d’exposer ses peurs au grand jour ; ce qui était au fond de son cœur et de sa tête devait y rester enfoui. À la fin, le ménestrel sembla se lasser de l’entendre dire : « Je ferai ce que je dois », et cessa de venir. En tout état de cause, il ne voulait pas composer son poème à moins qu’il ne soit imprégné d’affliction. Il avait l’air frustré quand il s’éloigna à grandes enjambées pour la dernière fois, sa cape flottant violemment derrière lui.

Drôle de personnage mais, à en juger d’après Thom Merrilin, les ménestrels étaient tous comme ça. De fait, Natael témoignait d’autres caractéristiques des ménestrels. Par exemple, il avait indéniablement une excellente opinion de lui-même. Rand se souciait peu qu’il s’adresse à lui en lui donnant des titres, mais Natael parlait à Rhuarc – et à Moiraine les quelques fois où il s’était trouvé en sa présence, comme s’il était manifestement leur égal. C’était Thom à la perfection. Et il cessa complètement de jouer pour les Jindos, commençant à passer la majeure partie de ses soirées au camp des Shaidos. Les Shaidos étaient plus nombreux, expliqua-t-il à Rhuarc comme si c’était la raison la plus probante du monde. Un public plus important. Cela ne plut à aucun Jindo, mais il n’y avait rien que même Rhuarc fût en mesure de faire. Dans la Terre Triple, un ménestrel pouvait se livrer à n’importe quoi sauf à un meurtre sans recevoir un seul reproche.

Aviendha passait ses nuits avec les Sagettes et, quelquefois, marchait en leur compagnie une heure ou davantage dans la journée, toutes rassemblées autour d’elle, même Moiraine et Egwene. Au début, Rand crut qu’elles la conseillaient sur la manière de s’y prendre avec lui, comment lui soutirer de la tête ce qu’elles tenaient à savoir. Puis, un jour, avec le soleil en fusion dans le ciel, une boule de feu grosse comme un cheval surgit du néant devant le groupe des Sagettes et s’éloigna en tournant et culbutant, traçant un sillon dans la terre desséchée, puis finalement diminua et s’éteignit.

Quelques-uns parmi les conducteurs de chariot arrêtèrent leur attelage effrayé et renâclant et restèrent à regarder, s’interpellant dans un mélange de peur, d’ébahissement et de jurons grossiers. Des murmures parcoururent la foule des Jindos et ils regardèrent avec des grands yeux, comme les Shaidos, néanmoins les deux colonnes d’Aiels continuèrent leur chemin sans pratiquement s’arrêter. C’est parmi les Sagettes que se manifestait l’excitation. Les quatre se pressèrent autour d’Aviendha, parlant visiblement toutes à la fois, à grand renfort de gesticulations. Moiraine et Egwene, tenant leurs montures par la bride, tentèrent de dire leur mot ; même sans l’entendre, Rand comprit qu’Amys leur déclarait sans ambages de ne pas s’en mêler.

Contemplant le sillon noirci comme creusé à la gouge qui s’étirait droit tel un trait de flèche sur quatre toi ses, Rand se laissa aller contre le troussequin de sa selle. Apprendre à canaliser à Aviendha. Bien sûr. Voilà ce qu’elles faisaient. Il essuya la sueur sur son front avec le dos de sa main ; le soleil n’y était pour rien. Quand cette boule de feu s’était matérialisée, il avait instinctivement recherché la Vraie Source. Autant essayer d’écoper de l’eau avec un tamis percé. Toutes ses tentatives pour agripper le saidin auraient aussi bien pu être pour saisir de l’air. Un jour, cela risquait de se produire quand il aurait désespérément besoin du Pouvoir. Il devait apprendre, lui aussi, et il n’avait pas de maître. Il devait apprendre pas seulement parce que le Pouvoir le tuerait avant qu’il ait à craindre de devenir fou s’il n’apprenait pas ; il devait apprendre parce qu’il avait besoin d’utiliser le Pouvoir. Apprendre à s’en servir ; s’en servir pour apprendre. Il se mit à rire si fort que certains Jindos le regardèrent d’un air inquiet.

Il aurait aimé avoir la compagnie de Mat n’importe quand pendant ces onze jours et nuits, mais Mat ne venait jamais plus d’une minute ou deux, le large bord de son chapeau à fond plat rabaissé pour s’abriter les yeux, la lance à hampe noire en travers du pommeau de la selle de Pips, avec sa pointe forgée par le Pouvoir, curieusement estampillée de corbeaux, comme une courte lame d’épée incurvée.

« Si ta figure brunit encore au soleil, tu vas te transformer en Aiel », disait-il par exemple en riant ou bien : « As-tu l’intention de passer le reste de ta vie ici ? Il y a un monde entier de l’autre côté du Rempart du Dragon. Le vin ? Les femmes ? Tu te souviens de ces choses-là ? »

Mais Mat avait visiblement l’air anxieux et il était encore moins disposé que les Sagettes à parler de Rhuidean ou de ce qui leur était arrivé là-bas. Sa main se crispait sur cette hampe noire à la seule mention de la cité coiffée d’un dôme de brume, et il prétendait ne rien se rappeler de son voyage à travers le ter’angreal– puis il se mettait à se contredire en déclarant : « Évite ce machin-là, Rand. Il n’est pas du tout comme celui qui se trouve dans la Pierre. Ils trichent. Que la Lumière me brûle, j’aurais préféré ne l’avoir jamais vu ! »

La seule fois où Rand mentionna l’Ancienne Langue, il répliqua d’un ton cassant : « Va donc te réduire en cendres, je ne connais rien de cette fichue Langue Ancienne ! » et il repartit au galop droit vers les chariots des colporteurs.

C’est là que Mat passait la majeure partie de son temps, jouant aux dés avec les conducteurs – jusqu’à ce qu’ils se soient rendu compte qu’il gagnait beaucoup plus souvent qu’il ne perdait, qu’il utilise ses dés ou ceux d’un autre – engageant à toute occasion de longues conversations avec Kadere ou Natael, courtisant Isendre. Ce qu’il avait en tête était clair depuis la première fois où il lui avait souri et avait remis en place son chapeau, le matin qui avait suivi l’attaque trolloque. Il s’entretenait avec elle presque chaque soir aussi longtemps qu’il le pouvait et se piqua tant en cueillant des fleurs blanches sur un buisson hérissé d’épines qu’il eut grand-peine à manipuler ses rênes pendant deux jours, ce qui ne l’empêcha pas de refuser que Moiraine le Guérisse. Isendre ne l’encourageait pas, à proprement parler, mais son lent sourire sensuel n’était guère calculé non plus pour le refroidir. Kadere voyait – et ne disait pas un mot, mais parfois ses yeux suivaient Mat comme ceux d’un vautour. D’autres, eux, y allaient de leurs commentaires.

À une heure tardive, un après-midi, tandis qu’on dételait les mulets et montait les tentes et que Rand dessellait Jeade’en, Mat se tenait avec Isendre dans le mince abri contre les rayons solaires que donnait un des chariots à capote de toile. S’en tenait fort près. Rand qui les observait en bouchonnant son pommelé secoua la tête. Le soleil flamboyait bas sur l’horizon et de hautes pyramides rocheuses projetaient de longues ombres sur le campement.

Isendre jouait avec son écharpe diaphane comme si elle songeait vaguement à l’enlever, souriant, ses lèvres pleines avançant légèrement, prêtes pour un baiser. Encouragé, Mat sourit avec assurance et se rapprocha encore davantage. Elle laissa tomber sa main et esquissa un lent mouvement dissuasif, mais ce sourire provocant ne s’effaça pas. Ni l’un ni l’autre n’entendit Keille approcher, tant elle avait le pas léger en dépit de sa grosseur.

« Est-ce cela que vous voulez, gracieux sire ? Elle ? » Les deux s’écartèrent brusquement au son de sa voix suave et elle eut un rire juste aussi musical, juste aussi bizarre provenant de cette face. « Une bonne affaire pour vous, Matrim Cauthon. Un marc d’or de Tar Valon et elle est à vous. Une garce comme ça ne peut pas en valoir plus de deux, donc c’est vraiment une bonne affaire. »

Mat eut une grimace, l’air d’avoir envie de se trouver n’importe où ailleurs que là.

Isendre, toutefois, se retourna lentement vers Keille, un lynx affrontant un ours. « Vous allez trop loin, la vieille, dit-elle à mi-voix, le regard dur au-dessus de l’écharpe servant de voile. Je ne supporterai plus vos écarts de langage. Faites attention. Ou peut-être aimeriez-vous rester ici dans le Désert. »

Keille eut un rire éclatant, mais il n’y avait pas de gaieté dans les yeux d’obsidienne étincelant au-dessus de ses joues grasses. « Vraiment ? »

Avec un hochement de tête décidé, Isendre dit : « Un marc de Tar Valon. » Sa voix avait une dureté de fer. « Je veillerai à ce que vous ayez un marc d’or de Tar Valon quand nous vous laisserons. Je regretterai seulement de ne pas vous voir essayer de le boire. » Tournant le dos, elle se dirigea à grands pas vers le chariot de tête, sans le moindre balancement de hanches séducteur, et disparut à l’intérieur.

Keille regarda, sa face ronde indéchiffrable, jusqu’à ce que la porte blanche soit refermée, puis elle s’attaqua soudain à Mat qui s’apprêtait à filer discrètement. « Peu d’hommes ont refusé une fois une de mes offres, et moins encore deux fois. Vous devriez vous méfier que je ne m’avise de réagir d’une manière ou de l’autre. » Riant, elle allongea le bras et lui pinça la joue avec des doigts épais, assez fort pour qu’il grimace, puis elle se tourna vers Rand. « Expliquez-lui, mon Seigneur Dragon. J’ai l’impression que vous avez une certaine expérience des dangers qu’il y a à dédaigner une femme. Cette Aielle qui vous suit partout, avec cette mine coléreuse. J’ai entendu dire que vous apparteniez à une autre. Peut-être se sent-elle dédaignée.

— J’en doute, Maîtresse, dit-il sèchement. Aviendha me planterait un poignard dans les côtes si elle croyait que j’avais pensé à elle sur ce plan-là. »

L’énorme femme rit à gorge déployée. Mat eut un mouvement de recul quand elle allongea de nouveau la main vers lui, mais elle se contenta de tapoter la joue qu’elle avait pincée auparavant. « Vous voyez, bon sire ? Dédaignez l’offre d’une femme et peut-être qu’elle ne s’en formalisera pas, mais peut-être » – elle esquissa le geste d’enfoncer une broche – « ce sera le poignard. Une leçon que n’importe quel homme peut apprendre. Hein, mon Seigneur Dragon ? » S’étouffant de rire, elle s’éloigna précipitamment pour surveiller les hommes qui s’occupaient des mulets.

Se frottant la joue, Mat marmotta : « Elles sont toutes folles », avant de partir, lui aussi. Néanmoins il ne cessa pas de faire la cour à Isendre.

Ainsi en fut-il pendant onze jours et jusqu’au douzième, à travers une terre stérile, durcie par la chaleur. Deux fois, ils virent d’autres haltes, des petites constructions de pierre brute ressemblant beaucoup à Imre, établies pour être défendues facilement contre le flanc à pic d’un piton ou d’une butte. Il y avait dans l’une trois cents moutons au moins et des hommes qui furent aussi stupéfaits d’apprendre l’existence de Rand qu’ils le furent de la présence de Trollocs dans la Terre Triple. L’autre était déserte ; pas victime d’une razzia, simplement inutilisée. À plusieurs reprises, Rand aperçut dans le lointain des chèvres, ou des moutons, ou du bétail à longues cornes et au pelage clair. Aviendha dit que les troupeaux appartenaient à des places fortes voisines, mais il ne vit personne, et en tout cas aucun agencement qui méritait d’être appelé place forte.

Le douzième jour, avec les massives colonnes de Jindos et de Shaidos encadrant le groupe des Sagettes, et les chariots des colporteurs avançant d’une allure chaotique avec Keille et Natael qui se disputaient et Isendre qui observait Rand depuis le giron de Kadere…

« … et voilà ce qu’il en est, conclut Aviendha en hochant la tête pour elle-même. Vous devez sûrement comprendre maintenant ce que signifie être Maîtresse-du-toit.

— Pas vraiment », avoua Rand. Il se rendit compte que depuis un moment il avait juste écouté le son de sa voix, pas ses paroles. « Toutefois, je suis sûr que cela fonctionne très bien. »

Elle le gratifia d’un grommellement. « Quand vous vous marierez, reprit-elle d’un ton bref, avec les Dragons sur vos bras prouvant votre sang, suivrez-vous les coutumes de votre sang ou exigerez-vous de posséder tout à l’exception de la robe que votre épouse a sur le dos, comme un sauvage des Terres Humides ?

— Cela ne se passe absolument pas comme ça, protesta-t-il, et n’importe quelle femme du pays d’où je viens assommerait l’homme qui le penserait. Par ailleurs, ne croyez-vous pas que cela devrait se régler entre moi et qui je déciderai d’épouser ? » Aviendha se rembrunit encore davantage, pour autant que c’était possible.

À son soulagement Rhuarc qui s’était trouvé à la tête des Jindos revint vers lui à pas rapides. « Nous y sommes, annonça l’Aiel avec un sourire. La Place Forte des Rocs Froids. »

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