La Roue du Temps tourne, les Ères se succèdent, laissant des souvenirs qui deviennent légende. La légende se fond en mythe, et même le mythe est depuis longtemps oublié quand revient l’Ère qui lui a donné naissance. Au cours d’une Ère que d’aucuns ont appelée la Troisième, une Ère encore à venir, une Ère passée depuis longtemps, du vent se leva sur la grande plaine nommée les Prairies de Caralain. Ce vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans les révolutions de la Roue du Temps. C’était pourtant un commencement.
Venant du nord-ouest, ce vent souffla dès les premières lueurs du soleil sur des étendues sans bornes d’ondulations herbues ponctuées de bosquets épars, il souffla par-delà le cours rapide de la rivière Luan et le long du croc brisé du Mont-Dragon, montagne légendaire qui dominait de sa masse la lente houle de la plaine ondoyante, si haute que les nuages l’entouraient à mi-chemin de son sommet fumant. Mont-Dragon, où le Dragon était mort – et l’Ère des Légendes avec lui selon ce que disaient certains –, où la prophétie annonçait qu’il renaîtrait. Ou y était né de nouveau. Venant du nord-ouest, ce vent traversa des villages – Jualdhe, Darein, Alindaer – où des ponts pareils à de la dentelle de pierre s’arquaient vers les Remparts Étincelants, les majestueuses murailles blanches de ce que beaucoup proclamaient la plus belle ville du monde. Tar Valon. Une ville à peine effleurée chaque soir par l’ombre longue du Mont-Dragon.
À l’intérieur de ces remparts, des bâtiments dus aux Ogiers datant de bien plus de deux mille ans paraissaient jaillir du sol telles des plantes plutôt que d’avoir été édifiés bloc par bloc, ou être l’œuvre du vent et de l’eau plutôt que de mains même aussi célèbres que celles des tailleurs de pierre ogiers. Certains faisaient penser à des oiseaux prenant leur essor, ou à de gigantesques coquillages provenant de mers lointaines. Des tours élancées, évasées à la base ou cannelées ou à spirales, étaient reliées entre elles à des centaines de pas en l’air par des ponts souvent dépourvus de garde-fous. Seuls les gens installés de longue date à Tar Valon pouvaient réussir à ne pas béer d’admiration comme des campagnards qui n’ont jamais quitté leur ferme.
La plus grande de ces tours, la Tour Blanche dominait la ville, luisant au soleil comme de l’os poli. La Roue du Temps tourne autour de Tar Valon, assurait-on dans la cité, et Tar Valon tourne autour de la Tour. Le premier aperçu qu’avaient de Tar Valon les voyageurs avant que leurs chevaux arrivent en vue des ponts, avant que les capitaines des bateaux sillonnant le fleuve signalent l’île, c’était la Tour réfléchissant le soleil comme un phare. Guère étonnant donc que l’énorme place entourant les murs ceignant le parc où se dressait la Tour ait l’air plus petite qu’elle n’était en regard de la Tour massive, les gens qui s’y trouvaient réduits aux dimensions d’insectes. Cependant la Tour Blanche aurait-elle été la plus petite de Tar Valon, le fait qu’elle était le cœur de la puissance des Aes Sedai en aurait encore imposé à la cité insulaire.
Si nombreuse qu’elle fût, la foule était loin d’occuper l’ensemble de la place. Sur ses pourtours, les gens se coudoyaient dans une multitude fourmillante, chacun allant à ses affaires, mais à mesure que diminuait la distance jusqu’aux limites du domaine de la Tour on comptait de moins en moins de passants, tant et si bien que sur une largeur jamais inférieure à cinquante pas une bande de dalles entourait les hauts murs blancs sans être foulée par personne. Les Aes Sedai étaient respectées à Tar Valon évidemment, et mieux encore, et la Souveraine d’Amyrlin gouvernait la cité comme elle gouvernait les Aes Sedai, mais peu souhaitaient se rapprocher plus que nécessaire du pouvoir des Aes Sedai. Il existe une différence entre être fier de posséder chez soi une cheminée somptueuse et se placer au milieu des flammes.
À peine une poignée de gens s’avançaient davantage – jusqu’au vaste perron qui menait à la Tour, jusqu’à la porte aux sculptures complexes, assez large pour que douze personnes la franchissent de front. Elle était ouverte à deux battants, accueillante. Il y avait toujours quelqu’un en quête d’aide ou d’une réponse qu’il pensait les Aes Sedai seules capables de donner, et l’on venait de loin aussi souvent que de près, de l’Arafel et du Ghealdan, de la Saldaea et de l’Illian. Beaucoup trouveraient à l’intérieur secours ou conseil, bien que souvent pas ce qu’ils avaient cru ou espéré.
Min gardait rabattu sur sa tête le grand capuchon de sa mante, dissimulant sa figure dans l’ombre de ses profondeurs. En dépit de la chaleur du jour, ce vêtement était assez léger pour ne pas susciter de commentaires, pas sur une jeune femme aussi visiblement timide. Et beaucoup étaient intimidés quand ils venaient à la Tour. Rien sur elle n’attirait l’attention. Ses cheveux bruns étaient plus longs que lorsqu’elle avait habité à la Tour la dernière fois, bien que ne tombant pas tout à fait jusqu’à ses épaules, et sa robe, d’un bleu uni à part d’étroites bandes de dentelle blanche de Jaerecruz au col et aux poignets, aurait convenu à la fille d’un riche fermier, portant ses habits des jours de fête pour se rendre à la Tour exactement comme les autres femmes se dirigeant vers le vaste perron. Min espérait du moins avoir la même allure. Elle dut se forcer à cesser de les examiner pour vérifier si elles marchaient ou se tenaient différemment. Je peux m’en tirer, se dit-elle.
Elle n’avait certes pas parcouru tout ce chemin pour s’en retourner maintenant. La robe était un bon déguisement. Quiconque dans la Tour se souvenait d’elle se rappelait une jeune femme aux cheveux coupés court, toujours en tunique et chausses de garçon, jamais avec une jupe. Il fallait que le déguisement soit efficace. Elle n’avait pas le choix concernant ce qu’elle devait faire. En réalité, non.
Son estomac se crispa davantage à mesure qu’elle approchait de la Tour, et elle resserra sa prise sur le ballot qu’elle pressait contre sa poitrine. Ses vêtements habituels étaient dedans, avec ses bottes solides, ainsi que toutes ses possessions, à part le cheval qu’elle avait laissé dans une auberge à proximité de la place. La chance aidant, elle serait de nouveau sur le hongre dans quelques heures, chevauchant en direction du pont d’Ostrein et de la route partant vers le sud.
Elle n’envisageait pas vraiment avec plaisir de remonter à cheval aussi vite, pas après des semaines passées en selle sans jamais un jour de repos, mais elle mourait d’envie de partir d’ici. Elle n’avait jamais trouvé la Tour Blanche hospitalière et, présentement, la Tour lui semblait presque aussi terrible que la prison du Ténébreux dans le Shayol Ghul. Elle frissonna et regretta d’avoir pensé au Ténébreux. Je me demande si Moiraine croit que je suis venue simplement parce qu’elle me l’a demandé ? Que la Lumière m’assiste, je me conduis comme une sotte. Faisant des choses stupides à cause d’un imbécile !
Elle gravit péniblement les marches – chacune était assez profonde de giron pour exiger deux enjambées avant d’atteindre la suivante – et au contraire de la plupart des autres elle ne s’arrêta pas pour contempler avec une admiration respectueuse les hauteurs claires de la Tour. Elle voulait en finir.
À l’intérieur, des arcades entouraient presque entièrement la grande entrée ronde, mais les solliciteurs s’agglutinaient les uns contre les autres, traînant les pieds sous un plafond en voûte aplatie. Le sol en dalles de pierre blanche avait été usé et poli par d’innombrables pieds nerveux au cours des siècles. Personne ne pensait à autre chose qu’à l’endroit où il était et pourquoi il y était. Un fermier et son épouse vêtus de lainages grossiers, leurs mains calleuses étroitement unies, côtoyaient une négociante en habit de soie à taillades de velours, une servante sur ses talons étreignant une petite cassette en argent travaillé, sans doute une offrande de sa maîtresse à la Tour. Ailleurs, la négociante aurait regardé de son haut des paysans qui la frôlaient d’aussi près, et ils auraient porté la main à leur front et se seraient reculés en s’excusant. Pas maintenant. Pas ici.
Peu d’hommes se trouvaient parmi les solliciteurs, ce qui ne surprit pas Min. La plupart éprouvaient de la crainte en présence d’Aes Sedai. Tout le monde savait que c’étaient des Aes Sedai masculins, quand il en existait encore, qui avaient provoqué la Destruction du Monde. Trois mille ans n’avaient pas estompé ce souvenir, même si le temps écoulé en avait altéré de nombreux détails. Les enfants étaient encore effrayés par les récits d’hommes capables de canaliser le Pouvoir Unique, d’hommes voués à devenir fous à cause de la souillure du Ténébreux sur le Saidin, la moitié virile de la Vraie Source. Le pire récit concernait Lews Therin Telamon, le Dragon, Lews Therin Meurtrier-des-Siens, qui avait commencé la Destruction. D’ailleurs, ces histoires effrayaient aussi les adultes. La Prophétie annonçait que le Dragon renaîtrait à l’heure du plus grand péril couru par l’humanité, pour lutter contre le Ténébreux lors de la Tarmon Gai’don, l’Ultime Bataille, mais cela ne changeait guère le point de vue de la plupart des gens concernant le lien entre les hommes et le Pouvoir. N’importe quelle Aes Sedai traquerait sans merci un homme capable de canaliser, à l’heure actuelle ; des sept Ajahs, la Rouge ne s’occupait guère d’autre chose.
Certes, rien de cela n’avait de rapport avec demander de l’aide aux Aes Sedai, néanmoins rares étaient les hommes qui se sentaient à l’aise à l’idée d’avoir un lien quelconque avec les Aes Sedai et le Pouvoir. Rares, c’est-à-dire excepté les Liges, mais chaque Lige était lié à une Aes Sedai, les Liges ne pouvaient guère être comptés parmi le commun des hommes. Un dicton circulait : « Un homme se coupera la main pour se débarrasser d’une écharde avant de recourir aux Aes Sedai. » Les femmes l’employaient comme commentaire sur l’entêtement stupide des hommes, mais Min avait entendu certains hommes déclarer que la perte d’une main peut se révéler la meilleure décision.
Elle se demanda quelle serait la réaction de ces gens s’ils étaient au courant de ce qu’elle savait. S’enfuir en hurlant peut-être. Et s’ils connaissaient la raison de sa présence ici, elle risquait de ne pas survivre jusqu’à ce que les gardes de la Tour s’emparent d’elle pour la jeter dans un cachot. Elle avait des amis dans la Tour, certes, mais aucun avec pouvoir ou influence. Si son but était découvert, les chances qu’ils soient en mesure de lui prêter assistance seraient bien moindres que celles qu’elle les entraîne à sa suite vers la corde de la potence ou la hache du bourreau. Ce qui impliquait qu’elle vive jusqu’à ce qu’elle passe en jugement, bien sûr ; plus probablement, on lui fermerait la bouche de façon permanente longtemps avant qu’il y ait procès.
Elle se dit de cesser de penser à ça. Je réussirai à entrer et je réussirai à ressortir. Que la Lumière réduise en cendres Rand al’Thor pour m’avoir fourrée dans cette situation !
Trois ou quatre Acceptées, contemporaines de Min ou peut-être un peu plus âgées, circulaient dans la salle ronde, s’adressant à voix basse aux solliciteurs. Leur robe blanche n’avait aucun ornement à part sept bandes de couleur dans le bas, une bande pour chaque Ajah. De temps en temps, une novice, une femme ou une jeune fille encore plus jeune tout en blanc, venait pour emmener quelqu’un dans les profondeurs de la Tour. Les solliciteurs suivaient toujours les novices avec un curieux mélange d’empressement joyeux et de réticence à mettre un pied devant l’autre.
Les mains de Min se crispèrent sur son baluchon quand une des Acceptées s’arrêta devant elle. « Que la Lumière vous illumine, dit d’un ton de politesse purement formelle cette jeune femme aux cheveux bouclés. Je m’appelle Faolaine. En quoi la Tour peut-elle vous aider ? »
Le visage rond au teint foncé de cette Faolaine exprimait la patience de qui accomplit une tâche fastidieuse alors qu’elle préférerait s’occuper à autre chose. Étudier, probablement, d’après ce que Min savait des Acceptées. Apprendre à être une Aes Sedai. Plus important, toutefois, était que l’expression dans les yeux de l’Acceptée prouvait qu’elle ne l’avait pas reconnue ; les deux jeunes femmes s’étaient rencontrées quand Min avait séjourné à la Tour, bien que brièvement.
Néanmoins, Min baissa la tête avec une feinte timidité. Cela n’avait rien d’anormal ; bon nombre de gens de la campagne ne comprenaient pas vraiment l’énorme distance qui sépare l’Acceptée de l’Aes Sedai en titre. Masquant ses traits derrière le bord de sa capuche, elle détourna son regard de Faolaine.
« J’ai une question que je dois poser à la Souveraine d’Amyrlin », commença-t-elle, puis elle se tut brusquement car trois Aes Sedai venaient de s’arrêter pour jeter un coup d’œil dans la salle d’accueil, deux sous la même arcade et une sous une autre.
Acceptées et novices esquissaient une révérence quand leur tournée les amenait à proximité de l’une de ces Aes Sedai, mais à part cela continuaient leur mission, peut-être avec un petit peu plus de diligence. Simplement. Il n’en était pas de même pour les solliciteurs. Ils donnaient l’impression de retenir tous ensemble leur respiration. Loin de la Tour Blanche, loin de Tar Valon, ils auraient seulement pris ces Aes Sedai pour trois femmes dont ils ne parvenaient pas à deviner l’âge, trois femmes dans l’éclat de leur jeunesse, avec pourtant plus de maturité que ne le suggéraient leurs joues lisses. Dans la Tour, par contre, il n’y avait pas à hésiter. La femme qui manipule depuis très longtemps le Pouvoir Unique n’est pas affectée par le passage des années comme les autres femmes. Dans la Tour, nul n’avait besoin de voir un anneau d’or au Grand Serpent pour comprendre qu’il s’agissait d’une Aes Sedai.
Une vague de révérences provoqua une ondulation dans le groupe serré, ainsi que les saluts des quelques hommes qui s’inclinaient dans un mouvement brusque. Deux ou trois personnes tombèrent même à genoux. La riche négociante avait l’air effrayée ; le couple de paysans à côté d’elle ouvrait de grands yeux comme devant les personnages de légende se matérialisant en chair et en os. Comment se conduire en présence d’Aes Sedai n’était que des ouï-dire pour la plupart ; il y avait peu de chances que quiconque ici, à part ceux qui résidaient à Tar Valon, ait déjà rencontré une Aes Sedai, et probablement même les habitants de Tar Valon ne s’en étaient pas trouvés aussi près.
Cependant ce n’était pas les Aes Sedai elles-mêmes qui avaient paralysé la langue de Min. Parfois, pas souvent, elle distinguait des choses quand elle regardait des gens, des images et des auras qui d’ordinaire apparaissaient et disparaissaient en quelques instants. De temps à autre, elle savait ce qu’elles signifiaient. Cela se produisait rarement, cette intuition – beaucoup plus rarement même que les visions – mais quand Min savait elle avait toujours raison.
Au contraire de la plupart des gens, les Aes Sedai – et leurs Liges – avaient toujours des images et des auras, quelquefois dansant et se modifiant en si grand nombre qu’elles faisaient tourner la tête de Min. Le nombre n’influait toutefois pas sur leur interprétation ; Min comprenait ce qu’elles annonçaient aussi rarement que pour les autres gens, mais cette fois-ci elle comprit davantage qu’elle ne le souhaitait, et elle en eut le frisson.
Une svelte jeune femme aux cheveux noirs tombant jusqu’à sa taille, la seule des trois qu’elle reconnaissait – son nom était Ananda ; elle appartenait à l’Ajah Jaune – était entourée d’un halo brun terreux, ratatiné et fendu par des fissures pourrissantes dont les bords tombaient à l’intérieur et qui s’élargissaient à mesure qu’elles se désintégraient. La petite Aes Sedai blonde à côté d’Ananda était de l’Ajah Verte, à en juger par son châle. La Flamme Blanche de Tar Valon qui l’ornait apparut un instant quand elle tourna le dos. Et sur son épaule, comme niché parmi les sarments de vigne et les branches de pommiers fleuris brodés sur le châle, il y avait un crâne humain. Un petit crâne de femme, complètement décharné et blanchi par le soleil. La troisième, une jolie femme bien en chair, juste en face, ne portait pas de châle ; la plupart des Aes Sedai ne l’utilisaient que pour les cérémonies. La façon dont elle levait le menton et carrait les épaules exprimait force et orgueil. Elle semblait jeter sur les solliciteurs un regard froid de ses yeux bleus à travers les lambeaux d’un rideau de sang, des ruisseaux rouges coulant sur son visage.
Le sang, le crâne et le halo disparurent dans la danse d’images autour du trio, réapparurent et s’effacèrent de nouveau. Les solliciteurs regardaient avec une crainte révérencielle, ne voyant que trois femmes qui pouvaient entrer en contact avec la Vraie Source et canaliser le Pouvoir Unique. Nul sauf Min ne percevait le reste. Nul sauf Min ne savait que ces trois femmes allaient mourir. Exactement le même jour.
« L’Amyrlin ne peut pas recevoir tout le monde, déclara Faolaine avec une impatience mal dissimulée. Sa prochaine audience publique n’aura pas lieu avant dix jours. Expliquez-moi ce que vous désirez et je prendrai les dispositions nécessaires pour que vous vous adressiez à la Sœur la mieux en mesure de vous aider. »
Le regard de Min plongea vers le baluchon dans ses bras et y demeura posé, en partie pour ne plus revoir ce qu’elle avait déjà vu. Les trois à la fois ! Ô Lumière ! Quelle chance y avait-il que trois Aes Sedai meurent le même jour ? Mais elle en était certaine. Certaine.
« J’ai le droit de parler au Trône d’Amyrlin. En personne. » C’était un droit rarement exigé – qui oserait ? – mais il existait. « N’importe quelle femme a ce droit et je le revendique.
— Croyez-vous que le Trône d’Amyrlin en personne a le temps de recevoir chaque individu qui se présente à la Tour Blanche ? Une autre Aes Sedai peut sûrement vous assister. » Faolaine insistait lourdement sur les titres comme pour subjuguer Min. « Maintenant dites-moi sur quel sujet porte votre question. Et donnez-moi votre nom, pour que la novice sache qui elle doit venir chercher.
— Mon nom est… Elmindreda. » Min tiqua malgré elle. Elle avait toujours détesté ce nom, mais l’Amyrlin était un des rares êtres vivants à l’avoir jamais entendu. Si seulement elle s’en souvenait. « J’ai le droit de parler à l’Amyrlin. Et ma question est pour elle uniquement. J’ai le droit. »
L’Acceptée haussa un sourcil. « Elmindreda ? » Sa bouche frémit dans une esquisse de sourire amusé. « Et vous réclamez vos droits. Très bien. Je vais prévenir la Gardienne des Chroniques que vous désirez vous entretenir directement avec le Trône d’Amyrlin, Elmindreda. »
Min l’aurait volontiers giflée à cause de la façon dont elle accentua cet « Elmindreda », mais elle se força à murmurer : « Merci.
— Ne me remerciez pas encore. Sans doute faudra-t-il des heures avant que la Gardienne trouve le temps de répondre et ce sera sûrement que vous pourrez poser votre question lors de la prochaine audience publique de la Mère. Attendez avec patience, Elmindreda. » Elle dédia à Min un sourire pincé, presque railleur, en se détournant.
Grinçant des dents, Min prit son baluchon pour aller s’appuyer le dos contre le mur entre deux des arches, où elle s’efforça de se confondre avec la paroi blanche. Ne vous fiez à personne, et évitez qu’on vous remarque jusqu’à ce que vous soyez en présence de l’Amyrlin, lui avait recommandé Moiraine. Moiraine était une Aes Sedai en qui elle avait confiance. La plupart du temps. Le conseil était bon quoi qu’il en soit. Elle avait seulement à arriver jusqu’à l’Amyrlin, et ce serait fini. Elle pourrait remettre ses vêtements habituels, dire bonjour à ses amies et s’en aller. Plus besoin de se dissimuler.
Elle fut soulagée de constater que les Aes Sedai étaient parties. Trois Aes Sedai mourant le même jour. Impossible ; c’était le seul terme qui convenait. Pourtant cela se produirait. Quoi qu’elle dise ou fasse n’y changerait rien – quand elle comprenait ce que signifiait une image, cela se réalisait – mais il lui fallait en parler à l’Amyrlin. C’était peut-être même aussi important que les nouvelles qu’elle apportait de la part de Moiraine, bien que ce fût difficile à croire.
Une autre Acceptée vint en remplacer une qui se trouvait déjà là et, aux yeux de Min, des barreaux flottaient devant son visage aux joues vermeilles, comme une cage. Sheriam, la Maîtresse des Novices, examina la salle – après un coup d’œil, Min fixa son regard sur la pierre où reposaient ses pieds ; Sheriam ne la connaissait que trop bien – et le visage de l’Aes Sedai à la chevelure rousse semblait meurtri par des coups. Ce n’était qu’une vision, certes, mais Min dut néanmoins se mordre la lèvre pour étouffer un hoquet de stupeur. Sheriam, avec sa calme autorité et son assurance, était aussi indestructible que la Tour. Sûrement rien de mal ne pouvait arriver à Sheriam. Pourtant cela se produirait.
Une Aes Sedai inconnue de Min, portant le châle de l’Ajah Brune, raccompagnait jusqu’à la porte une femme corpulente en vêtements de laine rouge finement tissée. La forte femme marchait avec une légèreté de jeune fille, le visage radieux, presque riant de plaisir. La Sœur Brune souriait aussi, mais son aura faiblissait comme la flamme d’une chandelle qui coule.
Mort. Blessures, captivité et mort encore. Pour Min, c’était pratiquement comme si c’était inscrit sur une page.
Elle fixa les yeux sur ses pieds. Elle n’avait pas envie d’en voir davantage. Qu’elle se rappelle, songea-t-elle. Pas un instant elle n’avait éprouvé de désespoir au cours de sa longue chevauchée depuis les Montagnes de la Brume, pas même les deux fois où quelqu’un avait essayé de lui voler son cheval, mais elle en ressentait maintenant. Ô Lumière, faites qu’elle se rappelle ce fichu nom.
« Maîtresse Elmindreda ?
Min sursauta. La novice aux cheveux noirs qui se tenait devant elle avait à peine l’âge de quitter son foyer, peut-être quinze ou seize ans, en dépit de ses grands efforts pour montrer de la dignité. « Oui ? Je suis… C’est mon nom.
— Je suis Sahra. Si vous voulez bien m’accompagner… – la voix flûtée de Sahra prit un accent émerveillé – le Trône d’Amyrlin va vous recevoir maintenant dans son bureau. »
Min poussa un soupir de soulagement et la suivit avec empressement.
La profonde capuche de sa mante dissimulait toujours ses traits mais ne l’empêchait pas de voir, et plus elle voyait plus elle avait hâte de se trouver en présence de l’Amyrlin. Il n’y avait pas grand monde dans les vastes couloirs qui s’élevaient en spirale, avec leur carrelage aux couleurs éclatantes, leurs tapisseries sur les murs et leurs lampadaires dorés – la Tour avait été construite pour accueillir beaucoup plus de gens qu’elle n’en abritait à présent – mais presque chaque personne qu’elle apercevait en montant portait une image ou une aura lui parlant de violence et de danger.
Des Liges passaient rapidement près d’elles deux en leur jetant à peine un coup d’œil, des hommes qui se déplaçaient avec l’allure de loups chassant une proie, leurs épées un simple ajout à leur mine redoutable, mais ils semblaient avoir du sang sur la figure ou des blessures béantes. Des épées et des lances dansaient autour de leurs têtes, menaçantes. Leurs auras flamboyaient follement, scintillant sur le fil tranchant de la mort. Elle vit des hommes morts en marche, comprit qu’ils mourraient le même jour que les Aes Sedai de la salle d’accueil ou, au plus, un jour après. Même quelques-uns des serviteurs, des hommes et des femmes avec le blason de la Flamme de Tar Valon sur la poitrine, s’empressant d’accomplir leurs tâches, avaient sur eux des traces de violence. Une Aes Sedai aperçue au croisement d’un couloir paraissait avoir des chaînes en l’air autour d’elle, et une autre qui traversa le couloir devant Min et son guide donnait l’impression pendant ces quelques pas de porter autour du cou un collier d’argent. Ce qui coupa le souffle de Min ; elle eut envie de hurler.
« C’est très impressionnant, peut-être, pour quelqu’un qui entre ici pour la première fois », dit Sahra en s’efforçant d’avoir l’air de juger la Tour aussi ordinaire que son village natal, s’y efforçant et n’y réussissant pas, « mais vous êtes en sécurité ici. Le Trône d’Amyrlin arrangera les choses. » Sa voix devint plus aiguë quand elle mentionna l’Amyrlin.
« Veuille la Lumière qu’elle le fasse », marmotta Min. La novice lui adressa un sourire qui se voulait rassurant.
Lorsqu’elles arrivèrent dans le vestibule précédant les appartements de l’Amyrlin, l’estomac de Min était en révolution et elle marchait presque sur les talons de Sahra. Seule la nécessité de feindre de venir là pour la première fois l’avait retenue de s’élancer en avant depuis longtemps.
Un des battants de la porte donnant sur les appartements de l’Amyrlin s’ouvrit et un jeune homme aux cheveux blond ardent sortit à grands pas, manquant de peu heurter Min et son guide. Grand, droit comme un I, vigoureux dans sa tunique bleue rebrodée abondamment de fils d’or sur les manches et au col, Gawyn de la Maison de Trakand, fils aîné de la Reine Morgase d’Andor, était l’image même du jeune seigneur dans toute l’acception du terme. Un jeune seigneur furieux. Elle n’avait plus le temps de baisser la tête ; le regard de Gawyn plongeait dans sa capuche, jusqu’à son visage.
Il eut les yeux qui s’arrondirent de surprise puis se rétrécirent en étroites fentes de glace bleue. « Vous voici donc de retour. Savez-vous où sont allées ma sœur et Egwene ?
— Elles ne sont pas ici ? » Sous le coup d’un flot montant de panique, Min perdit la notion de tout. Avant de s’en rendre compte, elle l’avait agrippé par les manches et forcé à reculer d’un pas, le fixant avec une expression pressante. « Gawyn, elles se sont mises en route pour la Tour il y a des mois ! Élayne et Egwene et Nynaeve aussi. Avec Vérine Sedai et… Gawyn, je… je…
— Calmez-vous, dit-il en desserrant avec douceur ses doigts crispés sur sa tunique. Par la Lumière, je n’avais pas l’intention de vous terrifier à ce point-là. Elles sont arrivées saines et sauves. Et n’ont pas voulu souffler mot de l’endroit où elles s’étaient rendues ni de la raison de leur expédition. Pas à moi. Je suppose qu’il n’y a guère d’espoir que vous le ferez ? » Elle pensait être restée de marbre, mais il lui jeta un coup d’œil et commenta : « Je me doutais que non. Cette Tour dissimule plus de secrets que… Elles ont disparu de nouveau. Et Nynaeve également. » Le nom de Nynaeve était une addition presque désinvolte ; elle était peut-être une amie de Min, mais elle ne comptait pas pour lui. Sa voix redevint âpre, de seconde en seconde plus tendue. « De nouveau sans un mot. Pas un ! Elles sont censées être dans une ferme quelque part en punition pour s’être enfuies, mais je ne peux pas découvrir où. L’Amyrlin se refuse à me donner une réponse précise. »
Min tressaillit ; l’espace d’un instant, des traînées de sang séché avaient transformé sa figure en masque sinistre. C’était comme de recevoir un double coup de masse. Ses amies étaient parties – savoir qu’elles y étaient lui avait rendu plus plaisant son voyage jusqu’à la Tour – et Gawyn allait être blessé le jour où les Aes Sedai mourraient.
En dépit de tout ce qu’elle avait vu depuis qu’elle était entrée dans la Tour, en dépit de ses craintes, rien de tout cela ne l’avait réellement touchée personnellement jusqu’à présent. Le désastre qui s’abattrait sur la Tour s’étendrait bien au-delà de Tar Valon, toutefois elle n’était pas de la Tour et ne pourrait jamais en être. Par contre, Gawyn était quelqu’un qu’elle connaissait, quelqu’un pour qui elle avait de l’affection, et il serait frappé davantage que ne l’annonçait ce sang, frappé en quelque sorte plus profondément que par des blessures dans sa chair. Elle s’avisa subitement que si une catastrophe advenait à la Tour, non seulement des Aes Sedai qui ne lui étaient rien en subiraient les conséquences, des femmes dont elle ne pourrait jamais se sentir proche, mais ses amies aussi. Elles étaient de la Tour, elles.
En un sens, elle fut contente qu’Egwene et les autres ne soient pas là, contente d’être dans l’impossibilité de les regarder et peut-être de voir des signes annonciateurs de mort. Pourtant elle avait envie de regarder, pour se rassurer, pour regarder ses amies et ne rien voir, ou voir qu’elles vivraient. Où donc, au nom de la Lumière, se trouvaient-elles ? Pourquoi étaient-elles parties ? Connaissant ces trois-là, elle estima possible que si Gawyn l’ignorait c’était parce qu’elles ne désiraient pas qu’il le sache. Oui, bien possible.
Soudain elle se rappela où elle était et pourquoi, et aussi qu’elle n’était pas seule avec Gawyn. Sahra semblait avoir oublié qu’elle amenait Min à l’Amyrlin ; elle semblait avoir tout oublié sauf le jeune seigneur, qu’elle contemplait d’un air énamouré auquel il ne prêtait pas attention. Même ainsi, inutile de continuer à feindre qu’elle n’avait jamais mis les pieds à la Tour.
Elle se tenait à la porte de l’Amyrlin ; plus rien ne l’arrêterait maintenant.
« Gawyn, je ne sais pas où elles sont mais, si elles accomplissent une pénitence dans une ferme, elles sont probablement couvertes de sueur, avec de la boue jusqu’aux hanches et vous êtes le dernier par qui elles auront envie d’être vues. » Elle n’était pas beaucoup moins inquiète de leur absence que Gawyn, à la vérité. Trop de choses s’étaient produites, trop de choses se produiraient, trop liées à elles et à elle-même. Toutefois il n’y avait rien d’impossible à ce qu’elles aient été envoyées là-bas en punition. « Vous ne servirez pas leur cause en irritant l’Amyrlin.
— Je ne sais pas qu’elles sont effectivement dans une ferme. Ou même vivantes. Pourquoi tout ce mystère et ces réponses évasives si elles s’occupent seulement à arracher des mauvaises herbes ? Qu’il arrive quoi que ce soit à ma sœur… ou à Egwene… » Il fronça les sourcils en contemplant la pointe de ses bottes. « Je suis censé veiller sur Élayne. Comment puis-je la protéger quand j’ignore où elle se trouve ? »
Min soupira. « Croyez-vous qu’elle ait besoin que l’on veille sur elle ? Sur l’une ou l’autre ? » Seulement, si l’Amyrlin les avait dépêchées quelque part, peut-être qu’elles en avaient besoin. L’Amyrlin était capable d’envoyer une femme dans la tanière d’un ours rien qu’avec une baguette, pour peu que cela serve ses desseins. Et elle s’attendrait à ce que cette femme revienne avec la dépouille de cet ours, ou l’ours en laisse, comme instruction lui en avait été donnée. Cependant expliquer cela à Gawyn ne ferait qu’attiser sa colère et ses inquiétudes. « Gawyn, elles se sont engagées envers la Tour. Elles ne vous remercieraient pas d’intervenir.
— Je sais qu’Élayne n’est plus une enfant, répliqua-t-il avec patience, bien qu’elle passe son temps alternativement à s’enfuir comme une gamine et à revenir jouer à être une Aes Sedai, mais c’est ma sœur et, en plus, elle est Fille-Héritière d’Andor. Elle sera reine, après ma mère. Andor a besoin d’elle saine et entière pour prendre le trône, pas d’une autre Succession. »
Jouer à être une Aes Sedai ? Apparemment, il ne se rendait pas compte de l’étendue du talent de sa sœur. Les Filles-Héritières d’Andor étaient envoyées à la Tour pour y être formées depuis que l’Andor existait, mais Élayne était la première assez douée pour être élevée au rang d’Aes Sedai, et une puissante Aes Sedai par-dessus le marché. Très probablement, il ne savait pas non plus qu’Egwene était aussi forte.
« Alors vous la protégerez, qu’elle le veuille ou non ? » Elle le dit d’un ton neutre destiné à lui indiquer qu’il commettait une erreur, mais il ne perçut pas la mise en garde et acquiesça d’un signe de tête.
« C’est mon devoir depuis le jour de ma naissance. Mon sang versé avant le sien ; ma vie donnée avant la sienne. J’ai prononcé ce serment alors que je pouvais tout juste voir par-dessus le bord de son berceau ; Gareth Bryne a été obligé de m’expliquer ce qu’il signifiait. Je ne vais pas y manquer à présent. L’Andor a davantage besoin d’elle que de moi. »
Il parlait avec une calme certitude, l’acceptation de quelque chose de naturel et de juste, qui la fit frémir. Elle avait toujours pensé à lui comme à un gamin rieur et taquin, mais maintenant il était une espèce d’étranger. Elle songea que le Créateur devait être fatigué quand était venu le moment de fabriquer les hommes ; parfois ils semblaient à peine humains. « Et Egwene ? Quel serment avez-vous prononcé à son sujet ? »
Son expression ne varia pas, mais il passa d’un pied sur l’autre, sur ses gardes. « Je suis inquiet pour Egwene, bien sûr. Et pour Nynaeve. Ce qui arrive aux compagnes d’Élayne risque d’arriver à Élayne. Je présume qu’elles sont encore ensemble ; quand elles étaient ici, je les ai rarement vues les unes sans les autres.
— Ma mère m’a toujours dit d’épouser un menteur maladroit, et vous remplissez bien cette condition. Si ce n’est que je pense que quelqu’un d’autre a priorité sur moi.
— Il y a des choses destinées à arriver, répondit-il mi-voix, et d’autres qui ne se produiront jamais.
Galad a le cœur navré parce qu’Egwene est partie. » Galad était son demi-frère, envoyé avec lui à Tar Valon pour s’entraîner sous la tutelle des Liges. Cela aussi, c’était une tradition de l’Andor. Galadedrid Damodred s’appliquait à agir avec une rectitude excessive aux yeux de Min, mais Gawyn le jugeait parfait. Et il n’avouerait jamais ses sentiments pour une jeune fille dont Galad s’était entiché.
Elle avait envie de le secouer, de lui insuffler de force un peu de bon sens, mais elle n’en avait pas le temps maintenant. Pas alors que l’Amyrlin attendait, pas avec ce qui attendait d’être annoncé à l’Amyrlin. Certainement pas avec Sahra présente là, levant ou non vers Gawyn des yeux adorateurs. « Gawyn, je suis convoquée par l’Amyrlin. Où puis-je vous trouver quand elle en aura fini avec moi ?
— Je serai dans la cour d’exercice. Les seuls moments où je cesse de me ronger, c’est quand je travaille l’épée avec Hammar. » Hammar était un maître ès armes et le Lige qui enseignait le maniement de l’épée. « Pratiquement tous les jours, je reste là-bas jusqu’au coucher du soleil.
— Très bien. Je vous rejoindrai dès que je pourrai. Et prenez garde à ce que vous dites. Si vous irritez l’Amyrlin contre vous, Élayne et Egwene risquent d’en pâtir aussi.
— Cela, je ne peux pas le promettre, répliqua-t-il avec fermeté. Quelque chose ne va pas dans le monde. Il y a la guerre civile au Cairhien. Pareil et pire au Tarabon et dans l’Arad Doman. Des faux Dragons. Des troubles et des rumeurs de troubles partout. Je ne sais pas si la Tour en est secrètement responsable, mais même ici les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être, ou ce qu’elles semblent. La disparition d’Élayne et d’Egwene n’en est qu’une partie. Toutefois, c’est la partie qui me concerne. Je veux découvrir où elles se trouvent. Et s’il leur est advenu du mal… si elles sont mortes… »
Il eut une expression menaçante et, pendant un instant, son visage fut de nouveau ce masque ensanglanté. Plus encore : une épée se dressait dans le vide au-dessus de sa tête et une bannière flottait derrière.
L’épée à longue garde, comme celles dont se servaient la plupart des Liges, avait un héron gravé sur sa lame légèrement incurvée, symbole d’un maître ès armes, et Min se sentit incapable de déterminer si cette épée appartenait à Gawyn ou si elle le menaçait. La bannière portait l’emblème de Gawyn, le Sanglier Blanc chargeant, mais sur un champ vert au lieu du rouge de l’Andor. Aussi bien l’épée que la bannière s’estompèrent conjointement avec le sang.
« Méfiez-vous, Gawyn. » Son avertissement était à double sens. Qu’il surveille sa langue et qu’il se défie également – elle-même ne pouvait pas préciser de quoi. « Il faut que vous soyez très prudent. »
Il scruta ses traits comme s’il pressentait le fond de sa pensée. « Je… j’essaierai », finit-il par répondre. Il arbora un sourire, presque le sourire dont elle se souvenait, mais l’effort qu’il faisait était visible. « Mieux vaut, je suppose, m’en retourner à la cour d’exercice si je compte être au même niveau que Galad. J’ai réussi deux touches sur cinq contre Hammar ce matin, mais Galad en a remporté trois la dernière fois qu’il s’est donné la peine d’aller s’exercer. » Soudain il parut la voir réellement pour la première fois et son sourire devint spontané. « Vous devriez porter des robes plus souvent. Cela vous va bien. N’oubliez pas, je serai là-bas jusqu’au crépuscule. »
Tandis qu’il s’éloignait d’une démarche très proche de la grâce menaçante d’un Lige, Min se rendit compte qu’elle lissait sa jupe sur sa hanche et cessa aussitôt. Que la Lumière réduise tous les hommes en cendres !
Sahra exhala un long souffle comme si elle avait retenu son haleine. « Il a bien belle mine, n’est-ce pas ? dit-elle d’un ton rêveur. Pas autant que le Seigneur Galad, naturellement. Et vous le connaissez vraiment. » Ce qui était à moitié une question, mais seulement à moitié.
Min soupira à son tour. La novice parlerait à ses amies dans leur dortoir. Le fils d’une reine est un sujet de conversation naturel, surtout quand il est beau garçon et possède la prestance du héros des contes de ménestrel. Une femme inconnue était un aliment supplémentaire pour nourrir des hypothèses intéressantes. Cependant, c’était sans remède. En tout cas, cela ne pouvait guère avoir d’inconvénient à présent.
« Le Trône d’Amyrlin doit se demander pourquoi nous ne sommes pas arrivées. »
Sahra redescendit sur terre avec un sursaut, les yeux écarquillés, en ravalant bruyamment sa salive. Agrippant d’une main la manche de Min, elle bondit pour ouvrir un des battants de la porte, tirant Min à sa suite. Dès qu’elles furent entrées, la novice s’inclina vivement dans une révérence et s’écria d’une voix oppressée par la panique : « Je l’ai amenée, Leane Sedai. Maîtresse Elmindreda. Le Trône d’Amyrlin désire la voir ? »
La grande femme au teint cuivré qui se trouvait dans l’anti-chambre portait l’étole large d’une main, insigne de la Gardienne des Chroniques, bleue pour indiquer qu’elle appartenait à l’Ajah Bleue quand elle avait été élevée à ce rang. Les poings sur les hanches, elle attendit que la jeune fille achève sa phrase, puis la renvoya d’un ton bref : « Vous a pris assez longtemps, petite. Retournez à vos travaux maintenant. » Sahra plongea dans une nouvelle révérence et sortit aussi précipitamment qu’elle était entrée.
Min garda les yeux baissés, sa capuche toujours tirée en avant autour de sa figure. Commettre une imprudence devant Sahra suffisait – du moins la novice ignorait-elle son nom – mais Leane la connaissait mieux que quiconque dans la Tour à l’exception de l’Amyrlin. Min avait la conviction que cela n’aurait pas de conséquence à présent, toutefois après l’incident du vestibule elle avait la ferme intention de s’en tenir aux instructions de Moiraine jusqu’à ce qu’elle soit seule avec l’Amyrlin.
Cette fois, ses précautions ne servirent à rien. Leane avança de deux pas, rabattit la capuche en arrière et poussa une exclamation étouffée comme si elle avait reçu un coup dans l’estomac. Min redressa la tête et la regarda à son tour droit dans les yeux hardiment, s’efforçant de feindre qu’elle n’avait pas tenté de passer sans attirer son attention. Des cheveux lisses et noirs à peine plus longs que les siens encadraient le visage de la Gardienne ; l’expression de l’Aes Sedai était un mélange de surprise et de mécontentement d’être surprise.
« Ainsi vous êtes Elmindreda, hein ? » dit Leane rondement. Elle se montrait toujours vive. « Je dois avouer que vous en avez davantage l’air dans cette robe que dans votre… accoutrement habituel.
— Rien que Min, Leane Sedai, s’il vous plaît. » Min parvint à se maîtriser, mais elle eut du mal à ne pas laisser voir son irritation. La voix de la Gardienne exprimait trop d’amusement. Si sa mère avait eu à lui trouver un nom d’après un personnage de conte, pourquoi avait-il fallu que ce soit celui d’une femme qui semblait passer la plupart de son temps à soupirer après des hommes, quand elle ne les encourageait pas à composer des chansons sur ses yeux ou son sourire ?
« D’accord, Min. Je ne demanderai pas où vous étiez ni pourquoi vous êtes revenue habillée en robe, apparemment désireuse de poser une question à l’Amyrlin. Pas maintenant, du moins. » Toutefois, elle avait visiblement l’intention de le faire plus tard et d’obtenir des réponses. « Je suppose que la Mère connaît qui est Elmindreda ? Naturellement. J’aurais dû m’en douter quand elle a ordonné de vous envoyer sans délai auprès d’elle, et seule. Il n’y a que la Lumière pour comprendre pourquoi elle vous supporte. » Elle s’interrompit, l’air soucieux. « Que se passe-t-il, mon petit ? Êtes-vous souffrante ? »
Min rasséréna avec soin ses traits. « Non. Non, je vais bien. » Pendant un instant, la Gardienne lui avait paru regarder à travers un masque transparent de son propre visage, un masque hurlant. « Puis-je entrer maintenant, Leane Sedai ? »
Leane l’examina encore un moment, puis elle indiqua d’un mouvement brusque du menton la salle suivante. « Allez-y. » Min obéit avec une rapidité qui aurait contenté l’autorité la plus tyrannique.
Le bureau de l’Amyrlin avait été occupé au cours des siècles par nombre de femmes prestigieuses et puissantes, et des rappels du fait se voyaient partout dans la pièce, depuis la haute cheminée tout en marbre doré du Kandor, où aucun feu ne brûlait à présent, jusqu’aux lambris en bois clair curieusement veinés, durs comme du fer et pourtant sculptés d’animaux prodigieux et d’oiseaux au plumage bizarre. Ces lambris avaient été apportés plus de mille ans auparavant des pays mystérieux situés au-delà du Désert des Aiels, et la cheminée était deux fois plus ancienne. Le grès rouge poli du sol provenait des Montagnes de la Brume. De hautes portes-fenêtres en arc brisé donnaient sur un balcon. La pierre irisée formant le cadre des fenêtres luisait comme des perles et avait été récupérée dans les ruines d’une cité engloutie par la mer des Tempêtes au cours de la Destruction du Monde ; personne n’avait jamais vu son pareil.
Par contre, l’occupante actuelle, Siuan Sanche, était fille d’un pêcheur de Tear et l’ameublement qu’elle avait choisi était simple, encore que soigné de fabrication et bien ciré. Elle était assise dans un fauteuil robuste derrière une grande table assez dépourvue de recherche pour convenir à une salle de ferme. Le seul autre siège de la pièce, également modeste d’aspect et en général placé de côté, se trouvait présentement devant la table, sur un petit tapis de Tear, sobre, aux tons bleu, marron et or. Çà et là, une demi-douzaine de livres ouverts reposaient sur de hauts lutrins. Un dessin était accroché au-dessus de la cheminée : de toutes petites barques de pêche s’activant au milieu des roseaux dans les Doigts du Dragon, exactement comme le faisait le bateau de son père.
À première vue, en dépit de ses traits lisses d’Aes Sedai, Siuan Sanche elle-même semblait aussi simple que son mobilier. Elle était vigoureuse et imposante plutôt que belle et le seul signe d’ostentation dans son habillement était la large étole du Trône d’Amyrlin qu’elle portait, avec une bande de couleur pour chacune des sept Ajahs. Son âge était indéfinissable comme chez toutes les Aes Sedai ; pas un fil gris n’apparaissait dans sa chevelure brune. Cependant ses yeux bleus annonçaient qu’elle n’admettait pas les sottises et les lignes fermes de sa mâchoire dénotaient la détermination de la femme la plus jeune qui ait jamais été élue Trône d’Amyrlin. Depuis plus de dix ans, Siuan Sanche avait été en mesure de convoquer des chefs d’État, et les puissants du monde, et ils étaient venus, même s’ils haïssaient la Tour et redoutaient les Aes Sedai.
Tandis que l’Amyrlin contournait à grands pas la table, Min déposa par terre son baluchon et commença à exécuter une révérence maladroite, murmurant avec irritation entre ses dents d’y être obligée. Non pas qu’elle eût l’intention de se montrer irrespectueuse cela ne venait à l’esprit de personne en présence d’une femme comme Siuan Sanche – mais l’inclination de la tête et du buste en forme de salut qui lui était habituelle paraissait ridicule pour quelqu’un vêtu d’une robe, et elle n’avait qu’une idée assez vague de la façon dont on fait la révérence.
À demi courbée, sa jupe déjà déployée, elle se figea comme un crapaud accroupi. Siuan Sanche se dressait là avec un port de reine et, pendant un instant, elle était aussi allongée sur le sol, nue. En dehors d’être à l’état de nature, son image d’elle avait quelque chose de bizarre, mais elle s’effaça avant que Min capte ce que c’était. La vision la plus forte jamais eue, et elle n’avait aucune idée de sa signification.
« Vous voyez de nouveau des choses, n’est-ce pas ? dit l’Amyrlin. Eh bien, j’ai certes de quoi utiliser cette aptitude. J’en aurais eu besoin tout au long des mois de votre absence. Bah, nous ne parlerons pas de cela. Ce qui est fait est fait. La Roue tisse selon son bon plaisir. » Elle eut un sourire bref. « Mais si vous recommencez, je prendrai votre peau pour fabriquer des gants. Redressez-vous, mon petit. Leane m’impose assez de cérémonie en un mois pour combler pendant un an n’importe quelle femme de bon sens. Je n’ai pas de temps à perdre avec ça. Pas à présent. Bon, que venez-vous de voir ? »
Min se releva lentement. C’était un soulagement de se retrouver avec quelqu’un au courant de son don, même si c’était le Trône d’Amyrlin en personne. Elle n’avait pas à cacher ce qu’elle voyait à l’Amyrlin. Bien au contraire. « Vous étiez… Vous ne portiez aucun vêtement. Je… je ne comprends pas ce que cela signifie, ma Mère. »
Siuan Sanche eut un rire sec sans joie. « Sans doute que je vais prendre un amant. Seulement je n’ai pas de temps à perdre pour cela non plus. On n’a pas le temps d’adresser des clins d’œil aux hommes quand on s’affaire à écoper la barque.
— Peut-être », répliqua Min avec lenteur. La possibilité existait que ce soit la bonne interprétation, mais elle en doutait. « Je ne sais pas. Seulement, ma Mère, j’ai eu des visions à l’instant où j’ai pénétré dans la Tour. Quelque chose de mauvais va se produire, quelque chose de terrible. »
Elle commença par les Aes Sedai dans la salle d’accueil et raconta tout ce qu’elle avait vu, ainsi que tout ce que cela impliquait quand elle en avait la certitude. Elle s’abstint néanmoins de répéter ce qu’avait dit Gawyn, ou du moins la majeure partie ; inutile de lui recommander de ne pas irriter l’Amyrlin si elle s’en chargeait pour lui. Le reste, elle le décrivit aussi véridiquement qu’elle l’avait vu. Un peu de la peur qu’elle ressentait transparut à mesure qu’elle revivait tout ce qu’elle extirpait de sa mémoire ; elle avait la voix tremblante quand elle eut fini.
L’expression de l’Amyrlin ne changea pas. « Donc vous vous êtes entretenue avec le jeune Gawyn, commenta-t-elle après que Min s’était tue. Bah, je pense pouvoir le convaincre de se taire. Et si je me souviens bien de Sahra, cette jeune fille se porterait mieux de travailler quelque temps à la campagne. Elle ne répandra pas de commérages en sarclant un carré de légumes.
— Je ne comprends pas, répliqua Min. Pourquoi Gawyn devrait-il se taire ? À quel sujet ? Je ne lui ai rien dit. Et Sahra… ? Mère, il se peut que je ne me sois pas montrée assez claire. Des Aes Sedai et des Liges vont mourir. Cela signifie qu’il y aura une bataille. Et à moins que vous n’envoyiez un grand nombre d’Aes Sedai et de Liges quelque part – et des serviteurs aussi ; j’ai vu également des serviteurs morts et blessés – à moins que vous ne fassiez cela, cette bataille aura lieu ici ! À Tar Valon !
— Avez-vous vu cela ? demanda impérieusement l’Amyrlin. Une bataille ? Le savez-vous grâce à votre talent ou est-ce une déduction ?
— De quoi d’autre pourrait-il s’agir ? Au moins quatre Aes Sedai sont pratiquement mortes, Mère. Je n’ai posé les yeux que sur neuf d’entre vous depuis mon retour et quatre vont mourir ! Et les Liges… Qu’est-ce que cela serait, alors ?
— Plus de choses qu’il ne me plaît de penser, riposta amèrement Siuan. Quand ? Combien de temps avant qu’advienne cet événement ? »
Min secoua la tête. « Je l’ignore. La majeure partie se produira en l’espace d’une journée, peut-être deux, mais cela peut se produire demain ou dans un an. Ou dans dix.
— Prions pour que ce soit dix. S’il survient demain, je n’ai guère le moyen d’y mettre un terme. »
Les traits de Min se crispèrent dans une grimace. Seules deux Aes Sedai en dehors de Siuan Sanche étaient au courant de ce dont elle était capable : Moiraine et Vérine Mathwin, qui avaient essayé de l’analyser. Elles n’en savaient pas plus que Min sur cette faculté, à part qu’elle n’avait aucun rapport avec le Pouvoir. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Moiraine seule était disposée à admettre que, lorsque Min en décelait la signification, ses visions se révélaient prémonitoires.
« Il s’agit peut-être des Blancs Manteaux, ma Mère. Il y en avait partout dans Alindaer quand j’ai traversé le pont. » Elle ne pensait pas que les Enfants de la Lumière avaient le moindre rapport avec ce qui allait arriver, mais elle répugnait à dire ce qu’elle croyait. Ce qu’elle croyait, pas ce qu’elle savait ; toutefois, cette hypothèse-là était déjà assez catastrophique.
Mais l’Amyrlin avait commencé à secouer la tête avant qu’elle achève sa phrase. « Ils tenteraient quelque chose s’ils le pouvaient, je n’en doute pas – ils adoreraient porter des coups à la Tour – mais Eamon Valda ne bougerait pas ouvertement sans les ordres du Seigneur Capitaine Commandant, et Pedron Niall n’attaquera pas à moins qu’il ne nous suppose mal en point. Il connaît trop bien notre puissance pour agir bêtement. Depuis mille ans, les Blancs Manteaux sont comme ça. Des brochets argentés tapis au milieu des roseaux guettant l’odeur du sang des Aes Sedai dans l’eau. Mais nous ne leur avons pas encore offert cette opportunité, et nous ne la leur donnerons pas si c’est en mon pouvoir.
— Cependant, si Valda s’avisait d’agir de sa propre initiative… »
Siuan l’interrompit. « Il n’a pas plus de cinq cents hommes à proximité de Tar Valon, mon petit. Voilà des semaines qu’il a envoyé le reste causer des troubles ailleurs. Les Remparts Étincelants ont tenu à distance les Aiels. Et aussi Artur Aile-de-Faucon. Valda n’entrera jamais de force dans Tar Valon à moins que la cité ne soit déjà en train de se désintégrer de l’intérieur. » Elle poursuivit d’un ton qui n’avait pas changé. « Vous désirez vivement me persuader que les ennuis viendront des Blancs Manteaux. Pourquoi ?
— Parce que, moi, je désire le penser », marmotta Min. Elle s’humecta les lèvres et prononça les mots qu’elle n’avait pas envie de dire. « Le collier d’argent que j’ai vu sur cette Aes Sedai. Ma Mère, il ressemblait… Il était comme un des colliers que les… les Seanchanes utilisent pour… pour faire obéir les femmes capables de canaliser. » Sa voix s’affaiblit tandis que la bouche de Siuan se crispait de dégoût.
« Horribles objets, commenta l’Amyrlin d’un ton réprobateur. C’est aussi bien que la plupart des gens ne croient pas un quart de ce qu’ils entendent raconter sur les Seanchanes, mais il y a plus de chances que ce soit les Blancs Manteaux. Si les Seanchanes débarquent de nouveau, n’importe où, je l’apprendrai par pigeons voyageurs, et la route est longue de la mer à Tar Valon. Si vraiment les Seanchanes se représentent, j’en serai amplement informée. Non, je crains que ce que vous voyez soit bien pire que les Seanchanes. Je crains que ce ne puisse être que l’Ajah Noire. Nous sommes seulement une poignée à connaître son existence, et je ne goûte guère la perspective de ce qui se passera quand tout le monde sera au courant, mais dans l’immédiat ce sont les membres de l’Ajah Noire le plus grand danger qui menace la Tour. »
Min se rendit compte qu’elle serrait sa jupe si fort qu’elle en avait mal aux mains ; sa bouche était sèche. La Tour Blanche avait toujours froidement nié l’existence d’une Ajah cachée, vouée au Ténébreux. Rien que mentionner cette existence était le plus sûr moyen d’irriter une Aes Sedai. Que le Trône d’Amyrlin en personne entérine la réalité de l’Ajah Noire avec tant de détachement donna froid dans le dos à Min.
Comme si elle n’avait rien dit sortant de l’ordinaire, l’Amyrlin continua à parler. « Mais vous n’avez pas parcouru tout ce chemin pour avoir vos visions. Quelles nouvelles de Moiraine ? Je sais que le chaos règne depuis l’Arad Doman jusqu’au Tarabon, pour le moins. » C’était bien le moins, en vérité ; des hommes soutenant le Dragon Réincarné se battaient contre ceux qui s’opposaient à lui et avaient entraîné les deux pays dans la guerre civile alors que ces pays continuaient à s’affronter pour conquérir la maîtrise de la Plaine d’Almoth. Le ton de Siuan laissait entendre qu’elle considérait cela comme un détail. « Mais je ne sais plus rien de Rand al’Thor depuis des mois. Il est le centre de tout. Où se trouve-t-il ? Qu’est-ce que Moiraine lui fait faire ? Asseyez-vous, mon petit. Asseyez-vous. » Elle désigna du geste le fauteuil devant la table.
Min s’approcha du siège sur des jambes flageolantes et y tomba plus qu’elle ne s’y posa. L’Ajah Noire ! Oh, Lumière ! Les Aes Sedai sont censées soutenir la Lumière. Même si elle ne leur accordait pas totalement sa confiance, il y avait toujours cela. Les Aes Sedai et toute la puissance des Aes Sedai défendaient la cause de la Lumière contre l’Ombre. Seulement maintenant l’axiome n’était plus vrai. Elle s’entendit à peine répondre : « Il est en route pour Tear.
— Tear ! Alors, c’est Callandor. Moiraine veut qu’il sorte de la Pierre de Tear l’Épée-qui-ne-peut-pas être-touchée. Je jure que je vais la suspendre au soleil jusqu’à ce qu’elle sèche ! Je lui ferai regretter de ne plus être une novice ! Impossible qu’il soit déjà prêt pour cela !
— Moiraine n’y… »Min s’interrompit pour s’éclaircir la gorge. « Moiraine n’y est pour rien. Rand est parti en pleine nuit, tout seul. Les autres ont suivi et Moiraine m’a envoyée vous avertir. Ils sont peut-être à Tear à présent. Pour autant que je le sache, il détient déjà peut-être Callandor.
— Qu’il soit réduit en cendres ! riposta Siuan d’un ton cassant. À présent, il est peut-être mort ! Je voudrais qu’il n’ait jamais entendu un mot des Prophéties du Dragon. Si c’était en mon pouvoir de l’empêcher d’en entendre un autre, cela ne manquerait pas.
— Mais ne doit-il pas accomplir les Prophéties ? Je ne comprends pas. »
L’Amyrlin s’adossa à sa table avec lassitude. « Comme si quelqu’un en comprenait même la majeure partie ! Les Prophéties ne sont pas ce qui le transforme en Dragon Réincarné ; il n’a qu’à admettre qu’il l’est et c’est ce qui a dû se passer s’il est allé chercher Callandor. Les Prophéties ont pour but d’annoncer au monde qui il est, de le préparer à ce qui vient, de préparer le monde pour lui. Si Moiraine peut conserver une certaine emprise sur lui, elle le guidera dans le sens des Prophéties dont nous sommes sûres – quand il sera prêt à les affronter ! – et pour le reste nous comptons que ce qu’il fait suffit. Nous l’espérons. Pour autant que je sache, il a déjà accompli des Prophéties que personne d’entre nous ne comprend. La Lumière veuille que cela s’arrête là.
— Ainsi donc vous avez l’intention de le tenir en lisière. Il disait que vous tenteriez de vous servir de lui, mais c’est la première fois que je vous entends le reconnaître. » Min se sentait glacée intérieurement. Avec colère, elle ajouta : « Vous n’avez pas tellement bien réussi jusqu’à présent, Moiraine et vous. »
La lassitude de Siuan sembla glisser de ses épaules. Elle se redressa et resta debout à regarder Min de son haut. « Vous seriez plus sage d’espérer que nous en sommes capables. Pensiez-vous que nous pouvions le laisser agir à sa fantaisie ? Volontaire, obstiné, sans formation, sans préparation, peut-être déjà en train de devenir fou. Croyez-vous que nous pouvions nous fier au Dessin, à sa destinée, pour le garder en vie, comme dans un conte ? Ceci n’est pas un conte, il n’est pas un héros invincible et si son fil est détaché du Dessin d’un coup de ciseaux, la Roue du Temps ne s’apercevra pas de sa disparition et le Créateur ne réalisera pas de miracles pour nous sauver. Si Moiraine ne parvient pas à prendre des ris dans ses voiles, il risque fort d’être tué et alors où en serons-nous ? La prison du Ténébreux n’est plus sûre. De nouveau il pèsera sur le monde ; ce n’est qu’une question de temps. Si Rand al’Thor n’est pas là pour s’opposer à lui dans l’Ultime Bataille, si cette jeune tête brûlée meurt avant, le monde est condamné. La Guerre du Pouvoir recommencera, sans Lews Therin et ses Cent Compagnons. Alors ce sera à jamais le feu et l’ombre. » Elle s’interrompit subitement, en examinant la figure de Min. « C’est de ce côté-là que souffle le vent, hein ? Vous et Rand. Je ne m’y attendais pas. »
Min secoua la tête avec énergie, sentit ses joues s’empourprer. « Bien sûr que non ! J’étais… C’est l’Ultime Bataille. Et le Ténébreux. Par la Lumière, rien qu’imaginer le Ténébreux en liberté a de quoi geler un Lige jusqu’à la moelle. Et l’Ajah Noire…
— N’essayez pas de me jeter de la poudre aux yeux, dit sèchement Amyrlin. Croyez-vous que c’est la première fois que je rencontre une femme craignant pour la vie de son homme ? Vous pourriez aussi bien l’admettre. »
Min s’agita sur son siège. Le regard de Siuan plongeait dans le sien, compréhensif et impatient. « D’accord, murmura-t-elle finalement. Je vais tout vous dire et nous en serons bien avancées l’une et l’autre. La première fois que j’ai aperçu Rand, j’ai remarqué trois visages de femmes et l’un d’eux était le mien. Je n’ai jamais rien vu me concernant ni avant ni après, mais j’ai compris ce que cela signifiait. J’allais tomber amoureuse de lui. Toutes les trois le serions.
— Trois. Les deux autres. Qui sont-elles ? »
Min lui adressa un sourire amer. « Les visages étaient flous ; je ne sais pas qui elles sont.
— Rien n’annonçait qu’il vous aimerait en retour ?
— Rien ! Il ne m’a jamais regardée deux fois. Je pense qu’il me considère comme… comme une sœur. Aussi ne pensez pas que vous pouvez m’utiliser à la façon d’une laisse attachée à son cou, parce que cela ne marchera pas !
— Cependant vous l’aimez.
— Je n’ai pas le choix. » Min s’efforça d’adoucir son ton morose. « J’ai cherché à traiter cela sur le mode de la plaisanterie, mais je n’ai plus le cœur à rire. Vous ne me croyez peut-être pas mais, quand je sais ce que la vision signifie, elle se réalise. »
L’Amyrlin se tapota les lèvres du bout d’un doigt en regardant Min d’un air méditatif.
Cet air inquiéta Min. Elle n’avait pas eu l’intention de se mettre en avant à ce point ni d’en dire autant. Elle n’avait pas tout dit, mais elle n’ignorait pas qu’elle aurait dû apprendre depuis belle lurette à ne pas donner un levier à une Aes Sedai, même si la façon dont il serait utilisé ne sautait pas aux yeux. Les Aes Sedai étaient expertes à lui découvrir des usages. « Ma Mère, j’ai transmis le message de Moiraine et j’ai exposé tout ce qu’à ma connaissance mes visions signifient. Il n’y a aucune raison maintenant que je ne puisse enfiler mes vêtements habituels et m’en aller.
— Aller où ?
— À Tear. » Après avoir parlé à Gawyn, pour tâcher de s’assurer qu’il ne fera pas de bêtises. Elle aurait aimé oser demander où se trouvaient Egwene et les deux autres mais, si l’Amyrlin refusait de renseigner le frère d’Élayne, les chances qu’elle le dise à Min étaient quasi nulles. Et Siuan Sanche avait toujours dans les yeux cette expression calculatrice. « Ou à n’importe quel endroit où est Rand. C’est peut-être une sottise de ma part, mais je ne suis pas la première à me conduire comme une sotte pour un homme.
— La première à se conduire comme une imbécile pour le Dragon Réincarné. Ce sera dangereux d’être auprès de Rand al’Thor une fois que le monde aura découvert qui il est, ce qu’il est. Et, en supposant qu’il soit maintenant en possession de Callandor, le monde l’apprendra bien assez tôt. La moitié des gens voudra le tuer de toute façon, s’imaginant qu’en le tuant ils empêcheront la Dernière Bataille, empêcheront le Ténébreux de se libérer. Beaucoup mourront, auprès de lui. Mieux vaudrait peut-être que vous restiez ici. »
L’Amyrlin avait un ton compatissant, mais Min ne s’y laissa pas prendre. Elle ne croyait pas Siuan Sanche capable de compassion. « J’en courrai le risque ; peut-être suis-je en mesure de l’aider. Avec ce que je vois. Ce n’est même pas comme si la Tour offrait beaucoup plus de sécurité, pas tant que restera ici une seule Sœur Rouge. Elles verront un homme qui canalise et oublieront la Dernière Bataille et les Prophéties du Dragon.
— De même que de nombreuses autres personnes, ajouta calmement Siuan. Se défaire d’anciennes habitudes de penser est difficile, pour les Aes Sedai autant que pour n’importe qui d’autre. »
Min lui lança un coup d’œil déconcerté. Elle paraissait adopter maintenant le point de vue de Min. « Ce n’est pas un secret que je suis liée d’amitié avec Egwene et Nynaeve, et pas un secret qu’elles sont originaires du même village que Rand. Pour l’Ajah Rouge, ce sera une relation suffisante. Quand la Tour découvrira ce qu’il est, je serai probablement arrêtée avant la fin de la journée. Ainsi qu’Egwene et Nynaeve, si vous ne les avez pas cachées quelque part.
— Il ne faut donc pas que l’on vous reconnaisse. On n’attrape pas de poissons, s’ils voient le filet. Je suggère que vous ne pensiez plus pour quelque temps à votre tunique et à vos chausses. » L’Amyrlin souriait comme un chat qui sourirait à une souris.
« Quels poissons vous attendez-vous à attraper avec moi ? » demanda Min d’une voix éteinte. Elle pensait le deviner, et espérait de toutes ses forces s’être trompée.
Un espoir qui n’empêcha pas l’Amyrlin de dire : « L’Ajah Noire. Treize d’entre elles ont filé, mais je crains qu’il n’en reste. Je me demande à qui accorder confiance ; pendant une certaine période, je n’osais me fier à personne. Vous n’êtes pas une Amie du Ténébreux, je le sais, et votre don particulier pourrait être d’un certain secours. Du moins serez-vous une autre paire d’yeux fiables.
— Vous avez projeté ceci depuis que je suis entrée, n’est-ce pas ? C’est pourquoi vous voulez que Gawyn et Sahra ne bavardent pas. » La colère s’amassait en Min comme la vapeur dans une bouilloire. Cette femme criait « Grenouille ! » et comptait que les gens bondissent. Qu’ils obéissent habituellement aggravait encore les choses. Elle n’était pas une grenouille, pas plus qu’une marionnette dansant au bout d’un fil. « Est-ce ce que vous avez fait d’Egwene, d’Élayne et de Nynaeve ? Vous les avez envoyées à la recherche de l’Ajah Noire ? Cela ne m’étonnerait pas de vous !
— Occupez-vous de vos filets, mon petit, et laissez ces jeunes filles s’occuper des leurs. En ce qui vous concerne, elles accomplissent une pénitence en travaillant dans une ferme. Suis-je claire ? »
Devant ce regard fixe, Min changea de position avec malaise sur son siège. C’était facile de défier l’Amyrlin – jusqu’à ce qu’elle se mette à vous fixer avec ces yeux bleus au regard pénétrant et froid. « Oui, ma Mère. » La soumission de sa réponse lui pesait, mais un coup d’œil à l’Amyrlin l’avait convaincue de ne pas insister. Elle pinça entre deux doigts le fin drap de laine de sa robe. « Je suppose que cela ne me tuera pas de porter ça un peu plus longtemps. » Soudain Siuan parut amusée ; Min se sentit se hérisser.
« J’ai peur que ce ne soit pas suffisant. Min en robe est encore Min habillée d’une robe pour quiconque y regarde de près. Vous ne pouvez pas toujours porter une mante avec le capuchon tiré sur la tête. Non, vous devez changer tout ce qui peut l’être. Pour commencer, vous continuerez à vous appeler Elmindreda. C’est votre nom, après tout. » Min tiqua. « Vos cheveux sont presque aussi longs que ceux de Leane, assez longs pour être frisés. Quant au reste… je n’ai jamais eu l’usage du rouge, de la poudre et des fards, mais Leane se rappelle comment s’en servir. »
Depuis la mention des frisures, les yeux de Min s’étaient écarquillés de plus en plus. « Oh, non, s’exclama-t-elle d’une voix étranglée.
— Personne ne vous prendra pour Min qui porte des chausses une fois que Leane vous aura transformée en une parfaite Elmindreda.
— Oh, NON !
— Quant au pourquoi de votre séjour à la Tour – une raison appropriée pour une jeune femme coquette qui n’a aucune ressemblance avec Min dans son aspect et sa manière de se conduire. » L’Amyrlin fronça pensivement les sourcils, sans se préoccuper des tentatives de Min pour intervenir. « Oui, je vais laisser courir le bruit que Maîtresse Elmindreda a trouvé moyen d’encourager deux soupirants au point qu’elle a dû chercher refuge loin d’eux dans la Tour jusqu’à ce qu’elle puisse choisir entre eux. Quelques femmes demandent encore asile chaque année, et parfois pour des raisons aussi ridicules. » Son expression se durcit et son regard devint plus sévère. « Si vous pensez encore à vous rendre à Tear, réfléchissez. Estimez si vous pouvez être plus utile à Rand là-bas qu’ici. À supposer que l’Ajah Noire abatte la Tour ou, pire, en prenne le contrôle, il perd le peu d’assistance que je peux lui apporter. Bien. Êtes-vous une femme ou une gamine qui se languit d’amour ? »
Prise au piège. Min le voyait aussi nettement qu’un fer autour de sa jambe. « Imposez-vous toujours votre volonté aux gens, ma Mère ? »
Le sourire de l’Amyrlin était encore plus froid, cette fois-ci. « Habituellement, mon enfant. Habituellement. »
Rajustant son châle à franges rouges, Élaida considérait pensivement la porte donnant sur le bureau de l’Amyrlin, par laquelle les deux jeunes filles venaient de disparaître. La novice revint presque aussitôt, jeta un coup d’œil au visage d’Élaida et poussa un petit bêlement de mouton effrayé. Élaida avait l’impression qu’elle ne lui était pas inconnue, mais n’arrivait pas à se rappeler son nom. Pour employer son temps, elle avait des occupations plus importantes que de faire la leçon à de minables enfants.
« Votre nom ?
— Sahra, Élaida Sedai. » La réponse de la jeune fille fusa comme un murmure essoufflé. Élaida ne s’intéressait peut-être pas aux novices, mais celles-ci étaient au courant de son existence et aussi de sa réputation.
Elle se souvenait de cette jeune fille, à présent. Une espèce de songe-creux aux dons moyens qui n’atteindraient jamais une puissance réelle. C’était peu probable qu’elle en sache plus qu’Élaida n’avait déjà vu ou entendu – ou se rappelle davantage que le sourire de Gawyn, d’ailleurs. Une sotte. Élaida la congédia d’un bref geste de la main.
La jeune fille plongea dans une révérence tellement profonde que sa figure toucha presque les dalles, puis elle s’enfuit à toutes jambes.
Élaida ne la vit pas partir. La Sœur Rouge s’était détournée, oubliant déjà la novice. Tandis qu’elle longeait majestueusement le couloir, pas une ride ne déparait ses traits lisses, mais ses pensées bouillonnaient. Elle ne remarquait même pas les servantes, les novices et les Acceptées qui s’écartaient précipitamment de son chemin, en effectuant des révérences sur son passage. Une fois, elle faillit heurter une Sœur Brune qui avait le nez dans une liasse de notes. La Sœur Brune rondelette recula d’un bond en émettant un petit cri de surprise qu’Élaida n’entendit pas.
Vêtue ou non d’une robe, elle savait qui était la jeune fille entrée chez l’Amyrlin. Min, qui avait passé tellement de temps avec l’Amyrlin lors de son premier séjour à la Tour, encore que pour une raison ignorée de tout le monde. Min, qui était une amie intime d’Élayne, d’Egwene et de Nynaeve. L’Amyrlin cachait le lieu où se trouvaient ces trois-là. Élaida en était certaine. Toutes les nouvelles selon lesquelles elles accomplissaient une pénitence dans une ferme provenaient de Siuan Sanche et étaient colportées et déformées, suffisamment pour masquer la vérité sans avoir à mentir. Sans compter que tous les efforts considérables d’Élaida pour découvrir cette ferme n’avaient abouti à rien.
« Que la Lumière la brûle ! » Pendant un instant, la colère se peignit ouvertement sur ses traits. Elle n’était pas sûre de songer à Siuan Sanche ou à la Fille-Héritière. Cela s’adressait aussi bien à l’une qu’à l’autre. Une svelte Acceptée l’entendit, jeta un coup d’œil à son visage et devint aussi blanche que sa robe ; Élaida passa à côté d’elle sans la voir.
En dehors du reste, elle était furieuse de ne pouvoir trouver Élayne. Élaida avait parfois le don de Prophétie, la faculté de prévoir des événements futurs. Si ce don se manifestait rarement et vaguement, c’était encore plus que n’avait possédé une Aes Sedai depuis Gitara Moroso, morte depuis vingt ans. La toute première chose qu’Élaida avait prévue, encore au rang d’Acceptée – et avait eu déjà assez d’expérience pour la garder par-devers elle – était que la lignée royale d’Andor aurait un rôle décisif dans la défaite infligée au Ténébreux lors de la Dernière Bataille. Elle s’était attachée à Morgase dès qu’il avait été clair que Morgase monterait sur le trône, elle avait développé patiemment son influence année après année. Et voilà que tous ses efforts, tous ses sacrifices – elle aurait pu être elle-même l’Amyrlin si elle n’avait pas concentré son énergie sur l’Andor – risquaient de n’aboutir à rien parce qu’Élayne avait disparu.
Dans un sursaut, elle se contraignit à ramener ses pensées sur ce qui était important pour le moment. Egwene et Nynaeve venaient du même village que cet étrange jeune homme, Rand al’Thor. Et Min le connaissait aussi, en dépit de ses tentatives pour dissimuler le fait. Rand al’Thor se trouvait au cœur de l’affaire.
Élaida ne l’avait rencontré qu’une fois, ce garçon censé être un berger des Deux Rivières, en Andor, mais le portrait craché d’un Aiel. La prémonition lui était venue en le voyant. Il était Ta’veren, un de ces rares spécimens humains qui, au lieu d’être tissés dans le Dessin selon la volonté de la Roue du Temps, forcent le Dessin à se modeler autour d’eux, du moins pour une certaine période. Et Élaida avait vu le chaos tourbillonner autour de lui, la division et les conflits pour l’Andor, peut-être même pour une plus grande partie du monde. Toutefois l’unité de l’Andor devait être maintenue, quoi qu’il arrive ; cette première vision prophétique l’en avait convaincue.
Il y avait d’autres fils, suffisamment pour capturer Siuan dans sa propre toile. S’il fallait en croire les rumeurs, ils étaient trois à être Ta’veren, pas seulement un. Tous les trois du même village, ce Champ d’Emond, et tous les trois à peu près du même âge, coïncidence assez curieuse pour susciter bon nombre de commentaires dans la Tour. Et lors du voyage de Siuan au Shienar, voilà près d’un an maintenant, elle les avait vus, s’était même entretenue avec eux. Rand al’Thor. Perrin Aybara. Matrim Cauthon. C’était dit simple coïncidence. Rien qu’une circonstance fortuite. C’est ce qui était dit. Les personnes qui le disaient ignoraient ce que savait Élaida.
Quand Élaida avait posé pour la première fois les yeux sur le jeune al’Thor, c’est Moiraine qui l’avait fait disparaître. Moiraine qui l’avait accompagné, avec les deux autres Ta’veren, au Shienar. Moiraine Damodred, qui avait été la meilleure amie de Siuan Sanche au temps où elles étaient novices ensemble. Élaida aurait-elle été d’un naturel parieur, elle aurait gagé qu’elle était la seule dans la Tour à se souvenir de cette amitié. Du jour où elles avaient été élevées au rang d’Aes Sedai, à la fin de la Guerre des Aiels, Siuan et Moiraine s’étaient éloignées l’une de l’autre et ensuite s’étaient conduites presque comme si elles ne se connaissaient pas. Par contre, Élaida avait été une des Acceptées chargées de ces deux novices, elle leur avait donné des cours et les avait fustigées pour s’être relâchées dans l’exécution de leurs corvées, et elle se rappelait. Elle avait du mal à croire que leur complot pouvait remonter à une période aussi lointaine – al’Thor ne devait pas être né bien longtemps avant – pourtant c’était le premier chaînon qui les reliait tous. Pour elle, cela suffisait.
Quel que soit le but de Siuan, il fallait lui barrer la route. L’agitation et le chaos se multipliaient partout. Le Ténébreux allait sûrement s’évader de sa prison – à cette seule pensée, Élaida frissonna et serra plus étroitement son châle autour d’elle – et la Tour devait se distancier des luttes ordinaires pour affronter cela. Il fallait qu’elle soit dégagée de toute entrave pour tirer les fils qui maintenaient unies les nations, débarrassée des troubles que susciterait Rand al’Thor. D’une manière ou d’une autre, on devait l’empêcher de détruire l’Andor.
Elle n’avait dit à personne ce qu’elle connaissait d’al’Thor. Elle avait l’intention de régler son sort discrètement, si possible. L’Assemblée de la Tour avait déjà parlé d’observer, même de guider, ces Ta’veren ; elle n’admettrait pas de les éliminer, d’éliminer celui-là en particulier comme il devait l’être. Pour le plus grand bien de la Tour, pour le plus grand bien du monde.
Elle émit un bruit de gorge, proche d’un feulement. Siuan avait toujours été volontaire, même étant novice, avait toujours eu une haute opinion de sa valeur, encore que fille d’un pêcheur pauvre, mais pouvait-elle être assez folle pour mêler la Tour à ceci sans en avertir l’Assemblée ? Elle était au courant comme tout le monde de ce qui se préparait. La seule chose susceptible d’empirer la situation serait que…
Brusquement, Élaida s’arrêta, le regard perdu dans le vide. Serait-ce que cet al’Thor soit capable de canaliser ? Ou l’un des autres ? Plus probablement ce serait al’Thor. Non. Sûrement pas. Pas même Siuan ne prendrait contact avec un de ceux-là. Elle ne le pouvait pas. « Qui sait de quoi cette femme est capable ? dit-elle entre ses dents. Elle n’a jamais été digne d’être le Trône d’Amyrlin. »
« Vous parlez toute seule, Élaida ? Je sais que vous, les Rouges, vous n’avez jamais d’amies en dehors de votre Ajah, mais vous en avez sûrement parmi les vôtres avec qui bavarder. »
Élaida tourna la tête pour considérer Alviarin. L’Aes Sedai au cou de cygne lui rendit regard pour regard avec l’intolérable froideur qui était le trait distinctif de l’Ajah Blanche. Rouges et Blanches ne s’aimaient guère ; elles occupaient des côtés opposés dans la Chambre de l’Assemblée de la Tour depuis mille ans. Les Blanches soutenaient les Bleues, et Siuan avait été une Bleue. Par contre, les Blanches s’enorgueillissaient d’être d’une logique imperturbable.
« Accompagnez-moi », dit Élaida. Alviarin hésita, puis se mit à marcher auprès d’elle.
Pour commencer, la Sœur Blanche haussa un sourcil méprisant en écoutant ce qu’Élaida avait à dire concernant Siuan mais, avant qu’elle eût terminé, Alviarin fronçait les sourcils dans une mimique dénotant la concentration. « Vous n’avez pas de preuve de quoi que ce soit de… contraire à la règle, commenta-t-elle quand Élaida se tut enfin.
— Pas encore », répliqua Élaida d’un ton ferme. Elle se permit un sourire pincé quand Alviarin hocha la tête. C’était un commencement. D’une manière ou d’une autre, Siuan serait empêchée d’agir avant d’avoir pu détruire la Tour.
Bien dissimulé dans un peuplement de hauts lauréoles au-dessus de la rive nord de la Taren, Dain Bornhald rejeta en arrière sa cape blanche, avec son soleil d’or rayonnant sur la poitrine et leva jusqu’à son œil le tube de cuir raide d’une lunette d’approche. Un nuage de minuscules bitèmes vrombissaient autour de sa figure, mais il ne s’en préoccupait pas. Dans le village de Taren-au-Bac, de l’autre côté de la rivière, de hautes maisons de pierre se dressaient sur des fondations élevées afin d’être à l’abri des inondations qui se produisaient chaque printemps. Des villageois se penchaient à leur fenêtre ou restaient sur leur perron et regardaient les trente cavaliers aux manteaux blancs en selle sur leurs chevaux, dans leurs hauberts et leurs armures à plates qui luisaient. Une délégation d’hommes et de femmes du village était venue s’entretenir avec les cavaliers. Plus précisément, elle écoutait Jaret Byar, d’après ce que voyait Bornhald, ce qui était de beaucoup préférable.
Bornhald entendait presque la voix de son père. Laisse-leur croire qu’ils ont une chance, et un imbécile essaiera de la tenter. Alors il faudra tuer et un autre imbécile voudra venger le premier, de sorte qu’il y aura encore des tueries. Insuffle-leur dès le début la crainte de la Lumière, préviens-les que personne ne courra de risques s’ils font ce qu’on leur dit, et tu n’auras pas d’ennuis.
Ses mâchoires se crispèrent à la pensée de son père, mort maintenant. Il allait agir à ce sujet, et sans tarder. Il était sûr que seul Byar savait pourquoi il s’était précipité pour accepter ce commandement, dans une région quasi oubliée au fin fond de l’Andor, et Byar tiendrait sa langue. Byar avait été aussi dévoué qu’un chien au père de Bornhald et il avait transféré en entier cette allégeance à Dain. Bornhald n’avait pas hésité à nommer Byar son second quand Eamon Valda lui avait donné ce commandement.
Byar fit tourner son cheval et s’en alla remonter sur le bac. Aussitôt, les passeurs larguèrent les amarres et commencèrent à haler le bateau vers l’autre côté au moyen d’un gros cordage lancé au-dessus du cours rapide de l’eau. Byar jeta un coup d’œil aux hommes qui avaient les mains sur le cordage ; ils le regardaient avec nervosité en avançant lourdement sur toute la longueur du bac, puis revenaient au pas de gymnastique saisir de nouveau le câble. Il fut satisfait.
« Seigneur Bornhald ? »
Bornhald abaissa la longue-vue et tourna la tête. L’homme aux traits durs qui était apparu près de son épaule se tenait dans une posture rigide, le regard fixant l’horizon sous un heaume conique. Même après le rude trajet depuis Tar Valon – et Bornhald avait maintenu une allure rapide tout le long du chemin – son armure reluisait avec autant de netteté que sa cape d’un blanc de neige avec son soleil rayonnant doré.
« Oui, Enfant Ivon ?
— Le Centurion Farran m’envoie, mon Seigneur. Ce sont les Rétameurs. Ordeith a parlé à trois d’entre eux, mon Seigneur, et maintenant aucun des trois n’est trouvable.
— Sang et cendres ! » Bornhald pivota sur le talon de sa botte et s’enfonça à grands pas sous les arbres, Ivon derrière lui.
Hors de vue de la rivière, des cavaliers à cape blanche occupaient les espaces libres entre les lauréoles et les pins, la lance tenue négligemment d’un geste familier ou l’arc placé en travers du pommeau de la selle. Les chevaux tapaient du sabot avec impatience et fouettaient l’air de leur queue. Les cavaliers attendaient plus flegmatiquement ; ceci n’était pas leur première traversée de rivière pour entrer en territoire étranger, et cette fois personne ne tenterait de les en empêcher.
Dans une vaste clairière derrière les cavaliers, il y avait une caravane des Tuatha’ans, le Peuple Voyageur. Les Rétameurs. Près de cent chariots tractés par des chevaux, pareils à de petites maisons carrées sur roues, offraient un mélange de couleurs qui choquaient la vue, du rouge, du vert, du jaune et toutes les teintes imaginables dans des combinaisons que seul pouvait apprécier l’œil d’un Rétameur. Les gens eux-mêmes portaient des vêtements auprès desquels leurs roulottes paraissaient ternes. Ils formaient un grand rassemblement, assis sur le sol, regardaient les cavaliers avec un malaise étrangement placide ; les pleurs aigus d’un enfant étaient promptement apaisés par sa mère. Non loin de là, des cadavres de mâtins étaient entassés en un monticule déjà bourdonnant de mouches. Les Rétameurs ne levaient jamais la main même pour se défendre, et les chiens avaient été principalement une démonstration, mais Bornhald n’avait pas voulu courir de risques.
Six hommes étaient tout ce qu’il avait jugé nécessaire pour surveiller les Rétameurs. Même avec leurs traits impassibles, ils avaient l’air gênés. Aucun ne regardait le septième homme à cheval près des roulottes, un petit homme osseux avec un grand nez, vêtu d’une tunique gris foncé qui semblait trop grande en dépit de l’habileté de sa coupe. Farran, un homme barbu pareil à un bloc de roche et pourtant agile en dépit de sa haute taille et de sa corpulence imposante, les observait tous les sept du même regard indigné. Le centurion salua en portant à son cœur une main protégée par un gantelet mais laissa la parole à Bornhald.
« Un mot avec vous, Maître Ordeith », dit Bornhald d’une voix calme. L’homme osseux pencha la tête de côté, dévisagea Bornhald un long moment avant de mettre pied à terre. Farran grommela, mais Bornhald garda son ton modéré. « Trois des Rétameurs restent introuvables, Maître Ordeith. Avez-vous peut-être donné suite à votre propre suggestion ? » Les premiers mots sortis de la bouche d’Ordeith quand il avait vu les Rétameurs avaient été : « Tuez-les. Ils ne servent à rien. » Bornhald avait tué sa part d’hommes, mais il n’avait jamais égalé l’indifférence avec laquelle le petit homme avait parlé.
Ordeith frotta d’un doigt le côté de son gros nez. « Voyons, pourquoi les tuerais-je ? Et après que vous m’avez assaisonné rien que pour l’avoir suggéré. » Son accent du Lugard était très prononcé, ce jour-là ; il s’accentuait et disparaissait sans qu’Ordeith paraisse s’en rendre compte, encore une particularité de cet homme qui inquiétait Bornhald.
« Alors, vous les avez laissés s’échapper, hein ?
— Eh bien, quant à ça, j’en ai bien emmené quelques-uns à l’écart où je pouvais voir ce qu’ils savaient. Sans être dérangé, vous comprenez.
— Ce qu’ils savaient ? Par la Lumière, qu’est-ce que des Rétameurs peuvent savoir qui soit d’une utilité quelconque pour nous ?
— Comment l’apprendre à moins de le demander, n’est-ce pas le seul moyen, non ? répliqua Ordeith. Je ne leur ai pas fait grand mal et leur ai dit de retourner à leurs roulottes. Qui aurait pensé qu’ils auraient l’audace de s’enfuir alors que vous avez tant d’hommes alentour ? »
Bornhald s’aperçut qu’il grinçait des dents. Il avait reçu l’ordre de presser au maximum l’allure pour rejoindre ce drôle de compagnon, qui aurait d’autres ordres à lui transmettre. Cela n’avait nullement plu à Bornhald, même si les deux séries d’ordres comportaient le sceau et la signature de Pedron Niall, Seigneur Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière.
Trop d’éléments étaient restés dans l’imprécision, y compris le statut exact d’Ordeith. Le petit homme était là pour conseiller Bornhald, et Bornhald devait coopérer avec Ordeith. Qu’Ordeith avait été placé sous son commandement n’était pas formulé explicitement, et la nette implication qu’il devrait suivre les avis d’Ordeith ne lui plaisait pas. Même la raison pour l’envoi d’un si fort contingent des Enfants dans ce pays perdu était obscure. Exterminer les Amis du Ténébreux, naturellement, et répandre la Lumière ; cela allait de soi. Par contre, près d’une demi-légion sur le sol andoran sans autorisation… l’ordre exposait à un grand danger si la nouvelle parvenait à la Reine à Caemlyn. Un trop grand danger pour contrebalancer les quelques réponses obtenues par Bornhald.
Tout ramenait à Ordeith. Bornhald ne comprenait pas comment le Seigneur Capitaine Commandant pouvait accorder confiance à cet homme, avec son sourire hypocrite, ses sautes d’humeur noire et ses regards arrogants si bien que l’on n’était jamais sûr à quel genre d’homme on s’adressait. Sans parler de son accent qui changeait au milieu d’une phrase. Les cinquante Enfants qui avaient accompagné Ordeith formaient la bande la plus morose et la plus renfrognée à qui Bornhald avait eu affaire dans sa vie. Il pensait qu’Ordeith avait dû les choisir lui-même pour avoir réuni tant de mines sèches et revêches, et qu’il ait recruté ce genre d’hommes était assez révélateur de son caractère. Même son nom, Ordeith, signifiait « absinthe » dans l’Ancienne Langue. Toutefois, Bornhald avait ses raisons personnelles pour vouloir être où il était. Il coopérerait avec cet homme, puisqu’il le devait. Mais pas davantage qu’il n’y était obligé.
« Maître Ordeith, déclara-t-il d’un ton soigneusement égal, ce bac est le seul moyen d’entrer dans le district des Deux Rivières ou d’en sortir. » Ce n’était pas tout à fait la vérité. D’après la carte en sa possession, il n’y avait pas d’autre endroit pour franchir la Taren, et le cours supérieur de la Manetherendrelle, bordant la région au sud, ne comportait pas de gués. À l’est, il y avait des fondrières et des marais. Même ainsi, une issue vers l’ouest, à travers les Montagnes de la Brume, existait sûrement, mais sa carte s’arrêtait aux contreforts de la chaîne. Au mieux, toutefois, ce serait une traversée pénible à laquelle bon nombre de ses hommes risquaient de ne pas survivre, et il n’avait pas l’intention de mettre Ordeith au courant même de cette petite possibilité. « Quand le moment de partir viendra, si je trouve des soldats d’Andor sur cette berge, vous irez avec les premiers qui traverseront. Cela vous intéressera de voir de près la difficulté qu’il y a à franchir une rivière de cette largeur, non ?
— C’est votre premier commandement, n’est-ce pas ? » Il y avait une pointe de moquerie dans le ton d’Ordeith. « Ce terrain fait peut-être partie de l’Andor sur la carte, mais Caemlyn n’a pas envoyé un percepteur d’impôts aussi loin à l’ouest depuis des générations. Même si ces trois parlent, qui croira trois Rétameurs ? Si vous estimez le danger trop grand, rappelez-vous quel sceau est apposé sur vos ordres. »
Farran jeta un coup d’œil à Bornhald, esquissa un geste pour prendre son épée. Bornhald fit de la tête un léger mouvement négatif et Ferran laissa retomber sa main. « J’ai l’intention de traverser la rivière, Maître Ordeith. Je la traverserai quand bien même la prochaine nouvelle qui me parvient est que Gareth Bryne et les Gardes de la Reine seront ici au coucher du soleil.
— Naturellement, dit Ordeith d’une voix soudain apaisante. Il y aura à gagner ici autant de renommée qu’à Tar Valon, je vous l’assure. » Ses yeux noirs enfoncés dans l’orbite devinrent comme vitreux, contemplèrent quelque chose dans le lointain. « Tar Valon aussi recèle des choses que je veux. »
Bornhald secoua la tête. Et je dois coopérer avec lui.
Jaret Byar arriva et sauta à bas de sa selle près de Farran. Aussi grand que le centurion, Byar était un homme au visage long, avec des yeux caves aux iris sombres. Il donnait l’impression d’avoir été mis à bouillir jusqu’à ce qu’il ait perdu sa dernière once de graisse. « Le village est cerné, mon Seigneur. Lucellin veille à ce que personne n’en sorte. Les habitants ont failli souiller leurs chausses quand j’ai mentionné les Amis du Ténébreux. Aucun dans leur village, à ce qu’ils affirment. Toutefois, d’après eux, les gens plus au sud sont du genre à être Amis du Ténébreux.
— Plus au sud, hein ? dit Bornhald avec énergie. Nous verrons. Envoyez-en trois cents de l’autre côté de la rivière, Byar. Les hommes de Farran d’abord. Que le reste suive après que les Rétameurs auront passé. Et assurez-vous qu’aucun autre d’entre eux ne s’échappe, oui ?
— Nous allons purifier les Deux Rivières », s’exclama Ordeith. Sa figure étroite grimaçait ; des bulles de salive s’échappaient de ses lèvres. « Nous allons les flageller et les écorcher, et leur brûler l’âme au fer rouge ! Je le lui ai promis ! Il viendra à moi, alors ! Il viendra ! »
Bornhald ordonna d’un signe de tête à Byar et à Farran d’exécuter ses ordres. Un fou, pensa-t-il. Le Seigneur Capitaine Commandant m’a lié à un fou. Mais du moins trouverai-je le chemin jusqu’à Perrin des Deux Rivières. Quoi qu’il en coûte, je veux venger mon père !
Du haut d’une terrasse à colonnade au sommet d’une colline, la Puissante Dame Suroth contemplait le vaste bassin asymétrique du Port de Cantorin. Les côtés rasés de son crâne laissaient une large crête de cheveux noirs qui retombaient le long de son dos. Ses mains reposaient légèrement sur une balustrade de pierre polie aussi blanche que sa tunique impeccable avec ses centaines de plis. Un faible cliquetis rythmé résonnait comme elle tambourinait machinalement du bout de ses doigts aux ongles d’une longueur démesurée, les deux premiers de chaque main recouverts d’une couche de laque bleue.
Une petite brise de mer soufflait de l’océan d’Aryth, apportant dans sa fraîcheur plus qu’un simple avant-goût de sel. Deux jeunes femmes agenouillées contre le mur derrière la Haute et Puissante Dame tenaient prêts des éventails de plumes blanches pour le cas où la brise tomberait. Deux autres femmes et quatre jeunes hommes complétaient la ligne de silhouettes ramassées sur elles-mêmes dans l’attente de servir. Pieds nus, tous les huit portaient des tuniques transparentes, pour satisfaire le sens esthétique de la Haute et Puissante Dame par les lignes pures de leurs membres et la grâce de leurs mouvements. À ce moment, en vérité, Suroth ne voyait pas les serviteurs, pas plus que l’on ne voit des meubles.
Ce qu’elle voyait, c’étaient les six gardes des Vigiles de la Mort à chaque extrémité de la colonnade, raides comme des statues avec leurs lances ornées de houppes noires et leurs boucliers laqués de noir. Les gardes des Vigiles de la Mort ne servaient que l’Impératrice et ceux qu’elle avait choisis pour la représenter, et ils tuaient ou mouraient avec une ferveur égale, selon ce qui était nécessaire. Un dicton avait cours : « Sur les hauteurs, les voies sont pavées de poignards. »
Ses ongles cliquetèrent sur la balustrade de pierre. Ô combien étroit le fil du rasoir sur lequel elle marchait.
Le port intérieur derrière la digue était rempli de vaisseaux des Atha’ans Mierre, le Peuple de la Mer, même les plus grands paraissant trop étroits pour leur longueur. Le gréement sectionné faisait pencher leurs vergues et leurs bômes tout de guingois. Leurs ponts étaient déserts, leurs équipages à terre et sous bonne garde, comme quiconque dans ces îles savait naviguer en haute mer. Des quantités de grands navires seanchans à la proue renflée étaient massés dans l’avant-port et ancrés au large de la sortie du port. L’un d’eux, ses voiles nervurées[1] gonflées par le vent, escortait un essaim de petits bateaux de pêche qu’il ramenait vers le port de l’île. Si ces embarcations s’égaillaient, quelques-unes pouvaient s’échapper, mais le navire seanchan transportait une damane et une seule démonstration du pouvoir d’une damane avait réprimé toute velléité de ce genre. La carcasse carbonisée et brisée du bateau du Peuple de la Mer gisait toujours sur un banc de vase près de l’entrée du port.
Combien de temps réussirait-elle à maintenir les autres membres du Peuple de la Mer – et les maudits continentaux – dans l’ignorance qu’elle s’était emparée de ces îles, Suroth ne le savait pas. Ce sera suffisamment longtemps, se dit-elle. Il faut que cela suffise.
Elle avait quasiment réalisé un miracle en ralliant la majeure partie des armées seanchanes après la débâcle où les avait entraînées le Puissant Seigneur Turak. Tous les vaisseaux qui s’étaient échappés de Falme, à part quelques-uns, étaient sous son commandement, et personne ne contestait son droit à prendre la tête des Hailènes, les Avant-Courriers[2]. Si son miracle perdurait, personne sur le continent ne se douterait de leur présence ici. Guettant l’heure de reprendre les terres que l’impératrice les avait envoyés reconquérir, guettant l’heure d’accomplir le Corenne, le Retour. Ses agents éclairaient déjà la voie. Ce serait inutile de retourner à la Cour des Neuf Lunes présenter à l’impératrice des excuses pour un échec dont elle n’était même pas responsable.
L’idée d’avoir à s’excuser devant l’impératrice la fit frémir. Une telle démarche était toujours humiliante et généralement pénible, mais ce qui provoquait ses frissons, c’était le risque de se voir à la fin refuser la mort, d’être forcée de continuer comme si rien ne s’était passé alors que tous, gens du commun et membres du Sang, étaient au courant de sa dégradation. Un serviteur jeune et beau s’élança auprès d’elle, apportant une longue robe vert pâle brodée d’oiseaux-de-délices au plumage brillant. Elle étendit les bras pour enfiler le vêtement sans prêter plus d’attention au serviteur qu’à une motte de terre près de son escarpin vert.
Pour échapper à ces excuses, elle devait récupérer ce qui avait été perdu mille ans auparavant. Et pour y parvenir, elle devait mater cet homme qui, disaient ses espions sur le continent, prétendait être le Dragon Réincarné. Si je ne peux pas trouver un moyen d’en avoir raison, le déplaisir de l’impératrice sera le cadet de mes soucis.
Se détournant d’un mouvement souple, elle pénétra dans la longue pièce qui donnait sur la terrasse, sa façade tout en portes et hautes fenêtres pour capter les moindres brises. Les lambris de bois clair des murs, lisses et luisants comme du satin, plaisaient à Suroth, mais elle avait enlevé le mobilier du vieux propriétaire, l’ancien gouverneur Atha’an Mierre de Cantorin, et l’avait remplacé par quelques hauts paravents, la plupart peints d’oiseaux ou de fleurs. Deux étaient différents. L’un s’ornait d’un grand félin tacheté des Sen T’jore, aussi gros qu’un petit cheval, l’autre d’un aigle de montagne noir, la crête érigée comme une couronne claire et les ailes aux extrémités d’un blanc de neige déployées sur toute leur envergure d’une toise. Ce genre de paravent était considéré comme vulgaire, mais Suroth aimait les animaux. Dans l’impossibilité d’emporter sa ménagerie avec elle sur l’océan d’Aryth, elle avait fait faire ces paravents à l’image de ses deux favoris. Elle n’avait jamais aimé être contrecarrée en quelque domaine que ce soit.
Trois femmes l’attendaient telles qu’elle les avait quittées, deux à genoux, une prosternée sur le sol nu ciré, marqueté d’incrustations de bois clair et foncé. Les femmes agenouillées portaient la robe bleu foncé des sul’dams, avec des panneaux rouges brodés d’éclairs fourchus sur la poitrine et les côtés de leurs jupes. L’une des deux, Alwhin, une femme au visage en lame de couteau, aux yeux bleus, avait le côté gauche de la tête rasé. Le reste de sa chevelure pendait jusqu’à son épaule en tresse châtaine.
La bouche de Suroth se pinça momentanément à la vue d’Alwhin. Aucune sul’dam n’avait jamais jusqu’à présent été élevée au rang des so’jhin, les grands serviteurs héréditaires du Sang, moins encore auprès d’une Voix du Sang. Toutefois, il y avait eu des raisons dans le cas d’Alwhin. Alwhin en savait trop.
Néanmoins, c’est sur la femme gisant face contre terre, entièrement vêtue de gris sombre, que Suroth fixa son attention. Un large collier de métal argenté entourait le cou de cette femme, relié par une laisse brillante à un bracelet du même métal passé au poignet de la seconde sul’dam, Taisa. Au moyen de cette laisse et de ce collier, l’a’dam, Taisa pouvait obtenir obéissance de la femme en gris. Et celle-ci devait être contrainte à l’obéissance. Elle était damane, une femme capable de canaliser et donc trop dangereuse pour qu’on lui permette de rester libre. Les souvenirs des Armées de la Nuit étaient encore vifs au Seanchan mille ans après leur anéantissement.
Les yeux de Suroth se détournèrent avec malaise le temps d’un éclair vers les deux sul’dams. Elle ne se fiait plus à aucune sul’dam et pourtant elle n’avait pas d’autre choix que de leur faire confiance. Personne d’autre ne pouvait maîtriser les damanes et sans les damanes… L’idée même était impensable. Le pouvoir du Seanchan, le pouvoir proprement dit du Trône de Cristal, était fondé sur les damanes soumises. Le choix manquait à Suroth dans trop de domaines pour lui convenir. Alwhin, par exemple, qui se tenait là à regarder comme si elle avait été so’jhin toute sa vie. Non. Comme si elle appartenait au Sang même, et s’agenouillait parce qu’elle le voulait bien.
« Pura. » La damane avait eu un autre nom quand elle était une de ces Aes Sedai exécrées, avant de tomber entre les mains des Seanchans, mais Suroth ne l’avait jamais su et ne s’en souciait pas. La femme en gris se tendit, mais ne leva pas la tête ; sa formation avait été particulièrement dure. « Je vais poser de nouveau la question, Pura. Comment la Tour Blanche commande-t-elle cet homme qui se prétend le Dragon Réincarné ? »
La damane remua légèrement la tête, assez pour lancer un coup d’œil effrayé à Taisa. Si sa réponse déplaisait, la sul’dam pouvait lui infliger de la souffrance sans remuer un doigt, au moyen de l’a’dam. « La Tour ne tenterait pas de commander un faux Dragon, Puissante Dame, répondit Pura d’une voix essoufflée. Elle le capturerait et le neutraliserait. »
Taisa adressa un regard interrogateur indigné à la Puissante Dame. La réponse avait esquivé la teneur de la question de Suroth, avait peut-être même impliqué qu’une personne du Sang avait proféré une contrevérité. Suroth esquissa de la tête un signe négatif, le mouvement d’un côté à l’autre le plus infinitésimal – elle n’avait pas envie d’attendre que la damane se remette de la correction – et Taisa inclina la sienne en marque d’acquiescement.
« Une fois encore, Pura, que savez-vous de l’assistance que les Aes Sedai… » – la bouche de Suroth se crispa sous la souillure de ce nom ; Alwhin émit un grognement de dégoût – « … que les Aes Sedai prêtent à cet homme ? Je vous avertis. Nos soldats ont combattu des femmes de la Tour, des femmes canalisant le Pouvoir, à Falme, alors ne tentez pas de le nier.
— Pura… Pura ne sait pas, Puissante Dame. » Il y avait un accent de sollicitation pressante dans la voix de la damane, et d’incertitude ; elle lança un autre coup d’œil affolé à Taisa. C’était visible qu’elle souhaitait désespérément être crue. « Peut-être… Peut-être que l’Amyrlin, ou l’Assemblée de la Tour… Non, elles ne le voudraient pas. Pura ne sait pas, Puissante Dame.
— L’homme peut canaliser », dit sèchement Suroth. La femme prosternée gémit, bien qu’elle eût entendu déjà Suroth prononcer ces mêmes mots. Les répéter noua l’estomac de Suroth, mais elle n’en laissa rien voir sur son visage. Peu de ce qui s’était produit à Falme avait été l’œuvre de femmes qui canalisaient ; une damane pouvait déceler cela, et la sul’dam portant son bracelet savait toujours ce que ressentait sa damane. Cela signifiait que ce devait être le fait de l’homme. Cela signifiait aussi qu’il était d’une puissance incroyable. Si puissant que Suroth se surprit une ou deux fois à se demander, avec une sensation de malaise, s’il n’était pas réellement le Dragon Réincarné. Cela ne se peut pas, se dit-elle avec fermeté. De toute manière, cela ne changeait rien à ses plans. « Il est impossible de croire que même la Tour Blanche laisserait un tel homme agir en toute liberté. Comment le dirige-t-on ? »
La damane gisait là en silence, le visage tourné vers le sol, les épaules secouées de tremblements, en train de pleurer.
« Répondez à la Puissante Dame ! » ordonna Taisa d’un ton cassant. Taisa ne bougea pas, mais Pura eut un hoquet de surprise, tressaillant comme si elle avait été frappée aux hanches. Un coup asséné par l’intermédiaire de l’a’dam.
« P-Pura n-ne sait pas. » La damane allongea une main avec hésitation dans un geste semblant destiné à toucher le pied de Suroth. « Je vous en prie. Pura a appris à obéir. Pura ne dit que la vérité. S’il vous plaît, ne punissez pas Pura. »
Suroth recula d’un pas souple, sans rien montrer de son irritation. D’avoir été contrainte à se déplacer par une damane. D’avoir failli être effleurée par quelqu’un capable de canaliser. Elle éprouvait le besoin de prendre un bain, comme si le contact avait été réellement établi.
Les yeux noirs de Taisa s’exorbitèrent d’indignation devant l’effronterie de la damane ; ses joues étaient pourpres de honte que ceci soit arrivé pendant qu’elle portait le bracelet de cette femme. Elle paraissait écartelée entre le désir de se prosterner à côté de la damane pour implorer pardon et celui de punir la damane illico. Alwhin, lèvres pincées, arborait un air de dédain, tous les traits de son visage exprimant que jamais ne survenait pareil incident quand elle-même portait un bracelet.
Suroth leva à peine un doigt, dans un petit geste que tout so’jhin connaissait depuis l’enfance, une indication d’avoir simplement à se retirer.
Alwhin hésita avant de le comprendre, puis tenta de masquer sa faute en s’en prenant avec âpreté à Taisa. « Emmenez cette… créature hors de la présence de la Haute et Puissante Dame Suroth. Et quand vous l’aurez punie, allez dire à Surela que vous avez autant d’autorité sur les personnes dont vous avez la charge que si vous n’aviez jamais encore porté le bracelet. Dites-lui qu’il faut vous… »
Suroth ferma son esprit à la voix d’Alwhin. Rien de tout cela n’avait été son ordre à l’exception du congé, mais les querelles entre sul’dams n’étaient pas dignes de son attention. Elle aurait aimé savoir si Pura réussissait à dissimuler quelque chose. Ses agents rapportaient des propos affirmant que les femmes de la Tour Blanche ne pouvaient pas mentir. Il avait été impossible de forcer Pura à proférer même un simple mensonge, à dire qu’une écharpe blanche était noire, cependant ce n’était pas assez pour être concluant. D’aucuns admettaient peut-être les larmes de la damane, ses protestations d’incapacité quoi que fasse la sul’dam, mais nul parmi ceux-là ne se serait levé pour mener à bien le Retour. Il se pouvait que Pura ait encore une réserve de volonté, soit assez intelligente pour essayer de se servir de la conviction qu’elle était incapable de mentir. Aucune des femmes à qui avait été passé le collier sur le continent n’était foncièrement obéissante, digne de confiance, comme les damanes amenées du Seanchan. Qui saurait dire quels secrets se cachaient dans le sein de quelqu’un qui se qualifiait d’Aes Sedai ?
Pas pour la première fois, Suroth regretta de ne pas avoir l’autre Aes Sedai qui avait été capturée sur la Pointe de Toman. Avec deux à questionner, les chances de déceler mensonges et dérobades auraient été meilleures. C’était un regret inutile. L’autre était peut-être morte, noyée en mer, ou exposée à la Cour des Neuf Lunes. Certains des navires que Suroth n’était pas parvenue à rassembler devaient avoir réussi la traversée de retour de l’autre côté de l’océan, et l’un d’eux transportait peut-être bien cette femme.
Elle-même avait dépêché un navire porteur de rapports soigneusement rédigés, depuis près de six mois à présent, dès qu’elle avait affermi son autorité sur les Avant-Courriers, avec un capitaine et un équipage issus de familles qui avaient servi la sienne depuis que Luthair Paendrag s’était proclamé empereur, près de mille ans auparavant. Faire partir ce navire avait été un coup risqué, car l’impératrice pouvait renvoyer quelqu’un pour la remplacer. Ne pas faire partir ce navire en aurait été un plus risqué encore, cependant ; seule une victoire totale, écrasante, l’aurait alors sauvée. Et peut-être même pas. L’Impératrice était donc au courant de Falme, au courant du désastre qui avait frappé Turak et de l’intention qu’avait Suroth de poursuivre leur mission. Mais que pensait-elle de ces nouvelles, et que faisait-elle à leur sujet ? C’était un sujet d’inquiétude bien plus grand qu’aucune damane, quoi qu’elle ait été avant qu’on lui mette un collier.
Toutefois, l’impératrice n’était pas au courant de tout. Le pire ne pouvait être confié à un messager, si loyal qu’il soit. Il ne devait être transmis que par les lèvres de Suroth directement à l’oreille de l’impératrice, et Suroth avait pris ses précautions pour que cela reste ainsi. Il ne demeurait que quatre encore en vie qui connaissaient ce secret, et deux sur ces quatre n’en parleraient jamais à quiconque, pas de leur plein gré. Seules trois morts pourraient le celer plus sûrement.
Suroth se rendit compte qu’elle avait murmuré cette dernière phrase de façon audible seulement lorsqu’Alwhin commenta : « Et cependant la Puissante Dame a besoin de ces trois en vie. » Cette femme avait dans sa posture une humble souplesse appropriée, jusqu’à cette astuce d’avoir les yeux baissés de telle façon qu’ils parvenaient à guetter le moindre signe de Suroth. Sa voix était humble, aussi. « Qui sait, Puissante Dame, ce que l’impératrice – puisse-t-elle vivre à jamais ! – déciderait si elle était mise au courant d’une tentative pour lui cacher un tel renseignement ? »
Au lieu de répondre, Suroth esquissa de nouveau le minuscule geste signifiant qu’il fallait se retirer. De nouveau, Alwhin hésita – cette fois, ce devait être simple répugnance à se retirer ; pour qui se prend-elle ! – avant de s’incliner profondément et de sortir à reculons hors de la présence de Suroth.
Avec un effort, Suroth retrouva son calme. La sul’dam et les deux autres représentaient un problème qu’elle ne pouvait pas présentement résoudre, mais la patience était une nécessité pour le Sang. Ceux qui en manquaient risquaient fort de finir dans la Tour aux Corbeaux.
Sur la terrasse, les serviteurs agenouillés se penchèrent insensiblement en avant pour être prêts quand elle apparut de nouveau. Les soldats continuèrent leur surveillance pour qu’elle ne soit pas dérangée. Suroth reprit sa place devant la balustrade, cette fois les yeux tournés vers le large, vers le continent qui se trouvait à des centaines de milles à l’est.
Être celle qui menait avec succès les Avant-Courriers, celle qui commençait le Retour, attirerait beaucoup d’honneurs. Peut-être même une adoption dans la famille de l’impératrice, encore que ce soit un honneur non dépourvu de complications. Etre aussi celle qui a capturé ce Dragon, qu’il soit faux ou réel, avec les moyens de maîtriser son pouvoir inimaginable…
Mais si – mais quand je le prendrai, le donnerai-je à l’Impératrice ? Voilà la question.
Ses ongles longs recommencèrent leur cliquetis rythmé sur la large tablette de pierre de la balustrade.