54 L’Entrée dans le Palais

Assise à l’arrière de la charrette haute sur roues montant une rue tortueuse de Tanchico, tirée par quatre hommes en sueur, Élayne avait la mine maussade derrière le voile poussiéreux la couvrant des yeux au menton et tapait avec irritation de ses pieds nus. Chaque embardée sur les pavés l’ébranlait jusqu’au sommet du crâne ; plus elle se raidissait en se cramponnant aux planches rugueuses du fond de la charrette en bois, pire c’était. Nynaeve n’en paraissait pas beaucoup gênée ; elle tressautait comme Élayne mais, fronçant légèrement les sourcils et le regard perdu dans ses pensées, elle semblait à peine s’en apercevoir. Quant à Egeanine, pressée contre Nynaeve de l’autre côté, voilée et ses cheveux noirs nattés jusqu’aux épaules, elle se laissait porter par chaque cahot avec souplesse, les bras croisés. Finalement, Élayne imita la Seanchane ; elle ne réussissait pas à éviter de se heurter à Nynaeve, mais le trajet en charrette ne lui donnait plus l’impression que ses dents du bas étaient sur le point de s’encastrer dans celles du haut.

Elle aurait marché bien volontiers, même pieds nus, mais Bayle Domon avait dit que cela aurait eu l’air curieux ; des gens se seraient demandé pourquoi des femmes n’allaient pas en charrette alors que la place ne manquait pas, et la dernière chose qu’elles souhaitaient était d’attirer l’attention. Évidemment, lui n’était pas secoué comme un sac de navets ; il marchait, à la tête de la charrette avec dix des vingt marins qu’il avait amenés comme escorte. Davantage, avait-il affirmé, aurait provoqué des soupçons. Elle se doutait qu’il n’en aurait pas rameuté autant si ce n’est pour elle et ses deux autres compagnes.

Le ciel sans nuages était encore gris au-dessus de leurs têtes bien que de premières lueurs aient commencé à l’envahir avant qu’ils se soient mis en route ; les rues étaient encore pratiquement désertes et silencieuses à part le roulement de la charrette et le grincement de son essieu. Quand le soleil surgirait au-dessus de l’horizon, des gens commenceraient à se risquer au-dehors, par contre à présent le peu qu’elle voyait étaient des groupes d’hommes en amples chausses et bonnets cylindriques foncés, qui détalaient avec l’expression furtive de qui a accompli quelque mauvais coup pendant que l’obscurité régnait encore. Le vieux morceau de toile jeté par-dessus le chargement de la charrette était soigneusement disposé de façon que l’on voie qu’il couvrait seulement trois grands paniers, pourtant même ainsi l’un ou l’autre de ces petits groupes s’arrêtait comme une meute de chiens, les visages voilés tous rapprochés, les yeux se tournant pour suivre la charrette. Apparemment, vingt hommes avec sabre d’abordage et gourdin étaient trop nombreux à affronter, parce que tous finissaient par poursuivre hâtivement leur chemin.

Les roues plongèrent dans un grand trou d’où avaient été extraits des pavés au cours d’une des émeutes ; la charrette se déroba sous elles. Elle faillit se mordre la langue quand elle et le fond de la charrette se rencontrèrent de nouveau brutalement. Egeanine et sa façon nonchalante de se croiser les bras ! Agrippant le bord de la charrette, elle darda un regard furieux sur la Seanchane. Et la découvrit les lèvres serrées et se cramponnant aussi à deux mains.

« Pas tout à fait la même chose que d’être sur le pont d’un navire, finalement », commenta Egeanine avec un haussement d’épaules.

Nynaeve grimaça légèrement et s’efforça de s’écarter un peu de la Seanchane, encore qu’il aurait été difficile de voir comment elle le pourrait sans s’installer carrément sur les genoux d’Élayne. « Je vais dire deux mots à Maître Bayle Domon », murmura-t-elle d’un ton significatif, exactement comme si l’idée de la charrette n’était pas venue d’elle en premier. Une autre embardée rappliqua avec un cliquetis ses dents l’une contre l’autre.

Elles étaient habillées toutes les trois de laine brune terne, tissée fin mais rêche, des robes de paysannes pauvres pareilles à des sacs informes en comparaison avec les soieries moulantes du goût de Rendra. Des réfugiées de la campagne gagnant comme elles pouvaient de quoi manger ; voilà ce qu’elles étaient censées être. Le soulagement d’Egeanine en apercevant ces robes avait été évident et presque aussi étrange que sa présence dans la charrette. Élayne n’aurait pas cru cette dernière éventualité concevable.

Il y avait eu pas mal de discussion – c’est ainsi que l’avaient appelée les hommes – dans le Salon aux Pluies de Fleurs, mais elle et Nynaeve avaient surmonté la plupart de leurs objections ridicules et négligé les autres. Toutes les deux devaient entrer dans le Palais de la Panarch et cela dès que possible.

« Vous ne pouvez pas aller seules dans le palais, avait marmotté le contrebandier barbu, fixant du regard ses poings posés sur la table. Vous dites que vous ne canaliserez pas à moins d’y être obligées, de façon à ne pas alerter ces Aes Sedai Noires. » Aucune d’elles n’avait jugé nécessaire de mentionner une des Réprouvés. « Alors il vous faut des muscles pour manier une massue si besoin est, et des yeux pour surveiller vos arrières ne seraient pas de trop non plus. Je suis connu là-bas, des serviteurs. J’ai aussi donné des cadeaux à la vieille Panarch. J’irai avec vous. » Secouant la tête, il avait grommelé : « Vous m’obligez à tendre le cou sur le billot du bourreau parce que je vous ai laissées à Falme. Que la Fortune me pique si ce n’est pas ça ! Eh bien, je m’en acquitte maintenant ; vous ne pouvez pas objecter à ça ! J’entrerai avec vous.

— Vous êtes stupide, Illianais, avait déclaré Juilin d’un ton méprisant avant qu’elle et Nynaeve aient eu le temps d’ouvrir la bouche. Vous pensez que les Tarabonais vont vous permettre de vous balader dans le palais à votre guise ?

Un minable contrebandier d’Illian ? Je connais les manières des serviteurs, comment baisser la tête et donner à croire à quelque noble à la tête vide… » Il s’éclaircit précipitamment la gorge et poursuivit précipitamment sans regarder Nynaeve – ou elle ! – … « c’est moi qui devrais les accompagner. »

Thom avait ri au nez des deux hommes. « Vous imaginez-vous que l’un ou l’autre pourrait passer pour un natif du Tarabon ? Moi je peux ; celles-ci fourniront une bonne parade en cas de besoin. » Il avait passé un doigt replié sur ses longues moustaches. « D’ailleurs, vous ne pouvez pas courir dans le Palais de la Panarch avec un bâton ou un gourdin. Une plus… subtile méthode de protection est nécessaire. » Il eut un grand geste de la main et un poignard était apparu soudain, tournoyant entre ses doigts, puis disparut aussi vite ; dans sa manche, Élayne en était persuadée.

« Vous connaissez tous ce que vous avez à faire, avait conclu sèchement Nynaeve, et vous ne pouvez pas le faire en essayant de nous surveiller comme une couple d’oies qu’on porte au marché ! » Prenant une profonde aspiration, elle avait continué d’un ton plus doux : « S’il y avait moyen que l’un de vous puisse nous escorter, j’apprécierais une paire d’yeux supplémentaires, à tout le moins, mais c’est impossible. Nous devons aller seules, et voilà.

— Je peux vous accompagner », avait annoncé soudain Egeanine du coin de la pièce où Nynaeve lui avait ordonné de se tenir. Ils s’étaient retournés avec ensemble pour la regarder ; elle leur avait rendu leurs regards inquisiteurs comme si elle-même était un peu hésitante. « Ces femmes sont des Amies du Ténébreux. Elles devraient être traduites en justice. »

Élayne avait été simplement étonnée par cette offre, mais Nynaeve, les coins de sa bouche blanchissant, paraissait prête à lui caresser les côtes. « Vous pensez que nous nous fierons à vous, Seanchane ? avait-elle riposté froidement. Avant que nous partions, vous serez enfermée solidement dans une resserre quelque commentaire que cela suscite…

— Je jure par mon espoir d’un nom plus élevé, l’avait interrompue Egeanine en posant les mains sur son cœur, l’une par-dessus l’autre, que je ne vous trahirai d’aucune manière, que je vous obéirai et garderai vos arrières jusqu’à ce que vous soyez sorties saines et sauves du Palais de la Panarch. » Puis elle s’était inclinée trois fois, profondément et cérémonieusement. Élayne ne savait pas ce que signifiait « l’espoir d’un nom plus élevé », mais la Seanchane lui donnait bien le sens d’un engagement solennel.

« Elle en est capable », avait dit Domon sans trop d’empressement. Il avait mesuré de l’œil Egeanine et secoué la tête. « Que la Fortune me pique si je ne parierais sur plus de deux ou trois de mes hommes contre elle, à somme égale. »

Nynaeve avait regardé d’un air sombre sa main qui agrippait une demi-douzaine de ses longues nattes, puis infligé délibérément à celles-ci une brusque saccade.

« Nynaeve, lui avait dit Élayne d’une voix ferme, vous avez affirmé vous-même que vous aimeriez une autre paire d’yeux et moi j’en voudrais, c’est certain. D’ailleurs, si nous devons accomplir ceci sans canaliser, je ne demanderais pas mieux que d’avoir avec moi quelqu’un qui peut neutraliser un garde trop curieux si besoin est. Je ne suis pas capable de taper sur des hommes avec mes poings et vous non plus. Rappelez-vous comme elle sait se battre. »

Nynaeve avait dardé un regard fulgurant sur Egeanine, froncé les sourcils à l’adresse d’Élayne, puis dévisagé les hommes comme s’ils avaient monté ce complot derrière son dos. Finalement, pourtant, elle avait incliné la tête.

« Bien, avait dit Élayne. Maître Domon, cela implique trois habillements au lieu de deux. À présent, vous trois, mieux vaudrait vous en aller. Nous voulons être en route à la pointe du jour. »

L’arrêt brusque de la charrette tira Élayne de sa rêverie.

Des Blancs Manteaux qui avaient mis pied à terre questionnaient Domon. Ici, la rue aboutissait à une place derrière le Palais de la Panarch, une place beaucoup plus petite que celle de devant. Au-delà, le palais dressait ses masses de marbre blanc, ses tours sveltes cintrées d’une dentelle de pierre, ses dômes neigeux à coupole d’or surmontés de flèches ou de girouettes dorées. Les rues de chaque côté étaient plus larges que la plupart de celles de Tanchico, et plus droites.

Le lent clop-clop des sabots d’un cheval sur les larges dalles de la place annonça l’arrivée d’un autre cavalier, un homme de haute taille au casque poli, à l’armure luisante sous sa cape blanche avec son soleil doré rayonnant et sa houlette rouge de berger. Élayne baissa la tête ; les quatre nœuds marquant son rang sous le soleil rayonnant lui indiquaient que c’était Jaichim Carridin. Il ne l’avait jamais vue mais, s’il pensait qu’elle le dévisageait, il se demanderait peut-être pourquoi. Les sabots continuèrent leur chemin sur la place sans s’arrêter.

Egeanine avait aussi le visage vers le sol, par contre Nynaeve regarda d’un air sombre l’Inquisiteur s’éloigner. « Cet homme est très inquiet à cause de quelque chose, murmura-t-elle. J’espère qu’il n’a pas entendu… »

« La Panarch est morte ! cria une voix d’homme quelque part de l’autre côté de la place. On l’a tuée ! »

Pas moyen de dire qui avait crié, ni où. Les rues que pouvait voir Élayne étaient barrées par des Blancs Manteaux à cheval.

Regardant en arrière la rue que la charrette venait de grimper, elle souhaita que les gardes questionnent plus vite Domon. Au premier coude de la rue, une foule se rassemblait, fourmillant et regardant vers la place. Selon toutes apparences, Thom et Juilin avaient avantageusement semé leurs rumeurs au cours de la nuit. Maintenant, pourvu que l’éruption ne se produise pas pendant qu’elles étaient assises là en plein milieu. Si une émeute éclatait à présent… La seule chose qui empêchait ses mains de trembler était qu’elle les agrippait toutes les deux au fond de la charrette. Ô Lumière, des émeutiers ici et L’Ajah Noire à l’intérieur, peut-être Moghedien… J’ai peur au point d’en avoir la bouche sèche. Nynaeve et Egeanine observaient aussi la foule qui grossissait en bas de la rue et ne cillaient même pas, et tremblaient moins encore. Je ne veux pas être une poltronne. Je ne le veux pas !

La charrette s’ébranla bruyamment, et elle poussa un soupir de soulagement. Il lui fallut un instant pour s’aviser qu’elle en avait entendu le double écho provenant de ses compagnes.

Devant une porte guère plus large que la charrette, Domon fut questionné de nouveau, par des hommes au casque pointu, leur cuirasse portant en relief un arbre peint à l’or. Des soldats de la Légion de la Panarch. L’interrogatoire fut plus court, cette fois ; Élayne crut voir une petite bourse changer de main, puis ils se retrouvèrent roulant avec fracas sur la cour aux pavés rugueux devant les cuisines. À part Domon, les marins restèrent dehors avec les soldats.

Élayne sauta à terre dès que la charrette s’immobilisa, frottant ses pieds nus sur le pavé ; les pierres inégales étaient vraiment dures. C’était difficile de croire que la mince semelle d’un escarpin puisse produire une telle différence. Egeanine grimpa dans la charrette pour sortir les paniers, Nynaeve prenant le premier sur son dos, une main repliée derrière elle pour en soutenir le fond, l’autre passée par-dessus son épaule pour en agripper le bord. De longs poivrons blancs, un peu desséchés par leur voyage depuis la Saldaea, remplissaient les paniers presque jusqu’en haut.

Comme Élayne se chargeait du sien, Domon retourna vers l’arrière de la charrette et feignit d’examiner les poivrons glacés. « Les Blancs Manteaux et la Légion de la Panarch ne sont pas loin d’en venir aux coups, à ce qu’il paraît, murmura-t-il en tâtant des poivrons. Ce lieutenant dit que la Légion serait capable de protéger la Panarch à elle seule, si la plupart de ses soldats n’avaient pas été dépêchés aux forts du pourtour. Jaichim Carridin a ses entrées auprès de la Panarch, mais pas le Seigneur Capitaine de la Légion. Et ils ne sont pas contents que tous les gardes à l’intérieur appartiennent à la Garde Civile. Un homme soupçonneux dirait que quelqu’un veut que les gardes de la Panarch se surveillent mutuellement plus qu’autre chose.

— C’est bon à savoir, murmura en réponse Nynaeve sans le regarder. J’ai toujours dit qu’on peut apprendre des choses utiles en écoutant les hommes bavarder. »

Domon grommela avec humeur. « Je vais vous conduire à l’intérieur ; puis il faut que je retourne à mes hommes pour m’assurer qu’ils ne sont pas pris dans l’émeute. » Tous les matelots de tous les bateaux que Domon avait au port se trouvaient dans les rues autour du palais.

Soulevant son propre panier sur son dos, Élayne suivit ses deux compagnes derrière lui, gardant la tête baissée et grimaçant à chaque pas jusqu’à ce qu’elle soit sur les carreaux brun rouge de la cuisine. Les odeurs d’épices et de viandes, et de sauces en train de cuire, embaumaient la salle.

« Des poivrons glacés pour la Panarch, annonça Domon. Un présent de Bayle Domon, un bon propriétaire de bateaux de cette cité.

— Encore des poivrons glacés ? » dit une femme corpulente aux cheveux noirs tressés, en tablier blanc, avec l’inévitable voile, levant à peine les yeux d’un plateau d’argent où elle disposait une serviette blanche savamment pliée parmi des plats en fine porcelaine dorée du Peuple de la Mer. Il y avait une bonne douzaine de femmes en tablier dans la cuisine, ainsi que deux gamins qui tournaient des broches où étaient enfilés des rôtis dégoulinant de jus dans deux des six âtres, mais elle était manifestement la cuisinière en chef. « Eh bien, la Panarch, elle paraît avoir apprécié les derniers. Dans la resserre, là-bas. » Elle eut un geste vague vers une des portes à l’autre extrémité de la salle. « Je n’ai pas de temps à perdre avec vous maintenant. »

Élayne garda les yeux baissés vers le sol en avançant péniblement derrière Nynaeve et Egeanine, transpirant, et pas à cause de la chaleur des fourneaux et des cheminées. Une femme décharnée en robe de soie verte qui n’était pas coupée à la mode du Tarabon se tenait debout près d’une des vastes tables, grattant les oreilles d’un chat gris maigre qui lapait de la crème dans un plat en porcelaine. Le chat disait qui elle était, aussi bien que son visage en lame de couteau avec son gros nez. Marillin Gemalphin, naguère de l’Ajah Brune, maintenant de la Noire. Si elle levait les yeux de ce chat, si elle prenait réellement conscience de leur présence, point ne serait besoin de canaliser pour qu’elle sache que deux d’entre elles en étaient capables ; aussi près d’elles, cette femme serait en mesure de sentir qu’elles en avaient le don.

La sueur dégouttait du bout du nez d’Élayne quand elle referma la porte de la resserre derrière elle d’un coup de hanche. « Vous l’avez vue ? » questionna-t-elle à voix basse en laissant son panier choir à moitié par terre. Des motifs à claire-voie sculptés dans le mur recouvert de plâtre juste au-dessous du plafond donnaient passage à une faible clarté provenant de la cuisine. Des rangées de hautes étagères occupaient le sol de la vaste pièce, chargées de sacs et de filets de légumes, et de pots à épices. Des futailles et des tonneaux se dressaient partout, tandis qu’une douzaine de carcasses d’agneau toutes prêtes et deux fois plus d’oies étaient suspendues à des crocs. D’après le croquis du rez-de-chaussée que Domon et Thom avaient dessiné à eux deux, ceci était la plus petite réserve de nourriture du palais. « C’est écœurant, dit-elle. Je sais que Rendra a une cuisine bien garnie mais, au moins, elle achète ce dont elle a besoin comme elle peut. Ces gens-là ont festoyé pendant que…

— Gardez votre indignation jusqu’à ce que vous puissiez y remédier », chuchota sèchement Nynaeve. Elle avait renversé son panier sens dessus dessous par terre et se dépouillait de sa grossière robe de paysanne. Egeanine était déjà en chemise. « Je l’ai vue, effectivement. Si vous voulez qu’elle vienne ici s’enquérir de ce qui fait du bruit, continuez à parler. »

Élayne eut une petite aspiration agacée, mais ne releva pas. Elle n’avait pas été si bruyante que ça. Ôtant elle aussi sa robe, elle vida les poivrons de son panier et ce qui était caché dessous également. Entre autres, une robe blanche à ceinture verte, en fin tissu de laine brodée au-dessus du sein gauche d’un arbre vert à ramure étalée surmontant le contour d’une feuille trilobée. Son voile sali fut remplacé par un propre, en lin filé pour être presque aussi transparent que du voile de soie. Des escarpins blancs aux semelles rembourrées furent les bienvenus sur des pieds meurtris par cette marche de la charrette à la cuisine.

La Seanchane avait été la première à quitter ses vieux habits, mais elle fut la dernière dans sa tenue blanche, murmurant tout le temps quelque chose comme « indécent » et « servante », ce qui n’avait pas de sens. Ces robes étaient effectivement des costumes de servantes ; le but de la chose était que des domestiques pouvaient aller partout et qu’un palais en comptait un trop grand nombre pour que quiconque en remarque trois de plus. Quant à l’indécence… Élayne se rappelait avoir hésité un peu à porter en public la mode tarabonaise, mais elle s’y était vite habituée et même cette laine fine ne collait pas au corps autant que la soie. Egeanine semblait avoir des idées très strictes en matière de pudeur.

En fin de compte, pourtant, la jeune femme avait noué son dernier lacet et les costumes de fermière avaient été fourrés dans les paniers et recouverts de piments glacés.

Marillin Gemalphin avait quitté la cuisine, mais le chat gris aux oreilles déchirées lapait toujours de la crème sur la table. Élayne et ses deux compagnes se dirigèrent vers la porte qui conduisait au cœur du palais.

Une des aides de cuisine regardait le chat d’un air sombre, les poings sur ses hanches massives. « J’aimerais étrangler ce chat, marmotta-t-elle, et ses tresses châtain clair se balancèrent comme elle secouait la tête avec humeur. « Il mange de la crème et, parce que j’ai mis une goutte de crème sur les baies pour mon petit déjeuner, je suis réduite au pain et à l’eau pour les repas !

— Estimez-vous heureuse de ne pas être à la rue, ou pendue au gibet. » La cuisinière en chef n’avait pas un ton compatissant. « Si une noble dame dit que vous avez volé, eh bien, vous avez volé, même si c’est la crème pour ses chats, oui ? Hé, vous là-bas ! »

Élayne et ses compagnes se figèrent à cet appel.

La femme aux nattes brunes secouait dans leur direction une longue cuillère de bois. « Vous entrez dans ma cuisine et vous vous y promenez comme dans le jardin, espèces de flemmardes de biques. Vous êtes venues chercher le petit déjeuner de la Noble Dame Ispan, hein ? Si vous ne l’avez pas prêt quand elle se réveillera, vous apprendrez à presser le mouvement. Eh bien ? » Elle désigna du geste le plateau d’argent sur lequel elle s’était affairée avant, couvert maintenant d’une nappe de toile neigeuse.

Pas moyen de parler ; si l’une d’elles ouvrait la bouche, ses premières paroles démontreraient qu’elle n’était pas du Tarabon. Réagissant avec promptitude, Élayne exécuta une révérence de servante et ramassa le plateau ; une servante qui porte quelque chose s’acquitte de sa tâche et risque peu d’être interpellée ou envoyée s’occuper d’autre chose. Dame Ispan ? Pas un nom rare dans le Tarabon, mais il y avait une Ispan sur la liste des Sœurs Noires.

« Ah, tu te moques de moi, hein, petite chipie ? » rugit la corpulente cuisinière qui commença à contourner la table en brandissant d’un air menaçant sa lourde cuillère de bois.

Il n’y avait rien à faire sans se trahir ; rien que rester sur place et être frappée, ou bien détaler. Élayne sortit comme une flèche de la cuisine avec le plateau, Nynaeve et Egeanine sur ses talons. Les cris de la cuisinière les suivirent, mais pas la cuisinière, heureusement. L’image d’elles trois courant dans le palais poursuivies par cette grosse femme donna envie à Élayne de rire nerveusement. Se moquer d’elle ? Elle était sûre que c’était exactement la même révérence dont l’avaient gratifiée les servantes des milliers de fois.

D’autres resserres s’alignaient le long du couloir partant de la cuisine, ainsi que de hauts placards pour les balais et les balais-éponges, les seaux et savons, le linge de table et toutes sortes de choses diverses. Nynaeve découvrit dans l’un d’eux un gros plumeau. Egeanine prit dans un autre une brassée de serviettes pliées et dans un troisième le solide pilon de pierre d’un mortier. Elle cacha le pilon sous les serviettes.

« Une trique est parfois utile, expliqua-t-elle comme Élayne haussait un sourcil, surtout quand on ne s’attend pas à ce que vous en ayez une. »

Nynaeve renifla dédaigneusement mais ne dit rien. Elle n’avait pratiquement pas tenu compte de la présence d’Egeanine depuis qu’elle avait accepté sa présence.

À mesure qu’on s’enfonçait dans le palais, les couloirs devenaient plus larges et plus hauts, les murs blancs sculptés de frises et les plafonds ornés de brillantes arabesques d’or. De longs tapis aux couleurs vives couraient sur les dalles blanches du sol. Des lampes d’or ouvragées sur des socles dorés répandaient de la clarté et l’arôme d’huile parfumée. Parfois, le corridor donnait sur des cours entourées de galeries aux fines colonnes cannelées, surmontées de balcons masqués par des claustras de pierre travaillée en filigrane. De vastes fontaines susurraient ; des poissons rouges, blancs et dorés nageaient sous les feuilles de nénuphar aux énormes corolles blanches. Pas du tout comme dans la ville au-dehors.

De temps en temps, elles voyaient d’autres domestiques, hommes et femmes en blanc, l’arbre et la feuille brodés sur une épaule, se pressant d’accomplir leurs tâches, ou des hommes dans les tuniques grises et les casques d’acier de la Garde Civile armés de bâtons ou de gourdins. Aucun ne leur adressa la parole ni même ne se retourna sur elles, trois servantes manifestement occupées à leur travail.

À la fin, elle arrivèrent à l’étroit escalier de service indiqué sur leur croquis.

« Rappelez-vous, dit à voix basse Nynaeve, s’il y a des gardes à sa porte, partez. Si elle n’est pas seule, partez. Elle est loin d’être la raison la plus importante de notre présence ici. » Elle prit une profonde aspiration, se forçant à regarder Egeanine. « Si vous laissez quoi que ce soit lui arriver… »

Le son d’une trompette au-dehors résonna faiblement. Un instant après, un gong retentit à l’intérieur et des ordres que l’on criait parvinrent jusqu’au couloir. Des hommes casqués d’acier débouchèrent un instant dans le couloir en courant.

« Peut-être que nous n’aurons pas à nous soucier de gardes devant sa porte », commenta Élayne. L’émeute avait commencé dans les rues. Les rumeurs répandues par Thom et Juilin pour rassembler les foules. Les marins de Domon pour les stimuler. Elle regrettait cette nécessité, mais le tumulte ferait sortir la plupart des gardes du palais, peut-être tous avec de la chance. Ces gens au-dehors ne le savaient pas, mais ils combattaient dans une lutte pour sauver leur ville de l’Ajah Noire et le monde du Ténébreux. « Egeanine devrait vous accompagner, Nynaeve. Votre rôle est le plus important. Si l’une de nous a besoin de quelqu’un pour protéger ses arrières, c’est vous.

— Je n’ai pas besoin d’une Seanchane ! » Plaçant son plumeau sur son épaule comme une pique, Nynaeve s’éloigna à grands pas dans le couloir. Elle n’avait vraiment pas la démarche d’une servante. Pas avec cette allure militante.

« Ne devrions-nous pas nous occuper de notre tâche à nous ? dit Egeanine. L’émeute ne retiendra pas l’attention complètement pendant longtemps. »

Élayne hocha la tête. Nynaeve avait disparu derrière un tournant du couloir.

L’escalier était étroit et dissimulé dans le mur, afin de rendre les domestiques aussi invisibles que possible. Les couloirs du premier étage ressemblaient beaucoup à ceux du rez-de-chaussée, à ceci près que des ouvertures en double ogive donnaient presque aussi souvent sur un balcon à claustra de pierre que sur une salle. A mesure qu’elles progressaient vers la partie ouest du palais, les serviteurs étaient beaucoup plus rares et aucun ne leur accorda plus d’un coup d’œil. Miraculeusement, le vestibule devant les appartements de la Panarch était vide. Pas de sentinelles devant la large porte à deux battants ornée d’un arbre sculpté, insérée dans une embrasure à double ogive. Non pas qu’elle ait eu l’intention de battre en retraite s’il y avait eu des gardes, quoi qu’elle eût dit à Nynaeve, mais cela simplifiait la question.

Un instant après, elle n’en fut plus aussi sûre. Elle sentait quelqu’un qui canalisait dans ces pièces. Pas des flux puissants, mais le Pouvoir y était certainement tissé ou peut-être une texture maintenue. Peu de femmes connaissaient la technique pour fixer une texture.

« Qu’est-ce qui se passe ? » questionna Egeanine.

Élayne se rendit compte qu’elle s’était arrêtée. « Une des Sœurs Noires est là-dedans. » Une ou plusieurs ? Une seule en train de canaliser, c’est certain. Elle s’approcha tout contre la porte. Une femme chantait à l’intérieur. Elle appliqua son oreille sur le bois sculpté, entendit des paroles libertines, étouffées mais nettement compréhensibles.

Mes seins sont ronds et mes hanches aussi.

Je peux mettre à plat tout un équipage.

Surprise, elle eut un brusque mouvement de recul, les plats de porcelaine glissant sur le plateau sous la nappe. Aurait-elle par hasard abouti à la mauvaise porte ? Non, elle se rappelait le croquis. D’ailleurs, dans l’ensemble du palais seules les portes ornées d’une sculpture de l’arbre conduisaient aux appartements de la Panarch.

« Alors nous devons la laisser, dit Egeanine. Vous ne pouvez pas agir sans avertir les autres de votre présence.

— Peut-être que si. Supposons qu’elles me sentent canaliser, elles penseront que c’est celle qui se trouve là à l’intérieur. » Fronçant les sourcils, elle se mordit la lèvre inférieure. Combien y en avait-il là-dedans ? Elle pouvait faire au moins trois ou quatre choses à la fois avec le Pouvoir, ce que seules Egwene et Nynaeve étaient capables d’égaler. Elle passa en revue une liste des reines d’Andor qui s’étaient montrées courageuses en face d’un grave danger, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que c’était la liste de toutes les souveraines d’Andor. Je serai reine un jour ; je peux être aussi brave qu’elles. Se tenant prête, elle dit : « Ouvrez la porte, Egeanine, puis baissez-vous vite pour que je puisse tout voir. » La jeune Seanchane hésita. « Ouvrez les deux battants d’un seul coup. » Élayne fut surprise par sa propre voix. Elle n’avait pas essayé de lui donner un accent quelconque, mais cette voix était douce, calme, impérieuse. Et Egeanine inclina la tête, presque en un salut, et aussitôt rejeta de côté les deux battants à la fois.

Mes cuisses sont aussi fortes qu’une chaîne d’ancre.

Mon baiser peut briser…

La chanteuse aux tresses sombres, enveloppée dans les flots d’Air jusqu’au cou, ainsi que dans une robe en soie rouge à la mode du Tarabon salie et froissée, s’interrompit net quand les battants s’écartèrent avec fracas. Une femme de frêle apparence allongée paresseusement sur une longue banquette rembourrée, vêtue de bleu pâle à la haute encolure cairhienine, cessa de hocher la tête au rythme de la chanson et se mit debout d’un bond, l’indignation remplaçant le rictus satisfait sur son visage de renard.

L’aura de la saidar entourait déjà Temaile, mais elle n’avait pas une chance. Horrifiée par ce qu’elle voyait, Élayne embrassa la Vraie Source et projeta avec violence des flots d’Air qui la sanglèrent des épaules aux chevilles, tissa un écran d’Esprit et le plaqua entre la femme et la Source. L’aura autour de Temaile disparut et elle s’envola en travers de la banquette comme si elle avait été heurtée par un cheval au galop, les yeux révulsés, pour atterrir inconsciente sur le dos une demi-toise plus loin en travers du tapis vert et or. La femme aux tresses brunes sursauta quand les flots autour d’elle cessèrent d’exister, elle se tâta avec une surprise incrédule tandis que son regard allait de Temaile à Élayne et à Egeanine.

Fixant la texture maintenant Temaile, Élayne se précipita dans la pièce, cherchant du regard s’il y avait encore des membres de l’Ajah Noire. Derrière elle, Egeanine referma la porte. Apparemment il n’y avait personne d’autre. « Était-elle seule ? » demanda-t-elle d’un ton impératif à la femme en rouge. La Panarch, d’après la description de Nynaeve. Nynaeve avait effectivement mentionné quelque chose à propos d’une chanson.

« Vous n’êtes pas… avec elles ? dit Amathera avec hésitation, ses yeux noirs examinant leurs robes. Vous êtes aussi des A es Sedai ? » Elle semblait prête à en douter en dépit de la preuve offerte par Temaile. « Mais pas de leur côté ?

— Était-elle seule ? » répéta Élayne d’un ton cassant, et Amathera eut un léger sursaut.

« Oui. Seule. Oui, elle… » La Panarch eut une grimace. « Les autres m’ont forcée à m’asseoir sur mon trône et à prononcer les mots qu’elles me mettaient dans la bouche. Ça les amusait de m’obliger tantôt à rendre la justice, tantôt à prononcer des édits d’une horrible injustice, des décisions qui causeront des conflits pendant des générations si je ne peux pas les casser. Mais elle ! » Cette petite bouche aux lèvres pleines s’ouvrit dans un accès de rage. « Elle, elles l’ont chargée de me garder. Elle me tourmente sans autre raison que de me faire pleurer. Elle m’a contrainte à manger un plateau entier de piments glacés blancs et n’a pas voulu me laisser boire une goutte avant que je l’en supplie à genoux pendant qu’elle riait ! Dans mes rêves, elle me hisse par les chevilles au sommet de la Tour du Matin et me laisse tomber. Un rêve, mais il semble réel et chaque fois elle me laisse tomber en hurlant un peu plus près du sol. Et elle rit ! Elle m’oblige à apprendre des danses lascives et des chansons obscènes et elle rit quand elle me dit qu’avant leur départ elle me fera chanter et danser pour divertir les… » Avec un feulement de chat qui saute sur sa proie, elle bondit par-dessus la banquette sur la femme garrottée, la giflant sauvagement, la martelant à coups de poing.

Egeanine, les bras croisés devant la porte, semblait prête à laisser aller les choses, mais Élayne tissa des flots d’Air autour de la taille d’Amathera. À sa surprise, elle fut capable de la soulever de dessus la femme déjà inconsciente et de la déposer sur ses pieds. Peut-être qu’apprendre de Jorine à manipuler ces lourds tissages avait accru ses forces.

Amathera lança un coup de pied à l’adresse de Temaile, tournant son regard enflammé vers Élayne et Egeanine quand ses pieds chaussés d’escarpins manquèrent leur but. « Je suis la Panarch du Tarabon et j’entends rendre la justice en ce qui concerne cette femme ! » Cette bouche en bouton de rose avait une expression boudeuse. N’avait-elle donc, cette femme, aucun sens de sa dignité, de sa situation ? Elle était l’égale du roi, une souveraine !

« Et moi je suis l’Aes Sedai qui est venue à votre secours », répliqua froidement Élayne. S’apercevant qu’elle tenait toujours le plateau, elle le déposa précipitamment par terre. Cette femme semblait déjà sans cela avoir assez de mal à voir au-delà des costumes blancs de servantes. Le visage de Temaile était vraiment cramoisi ; elle reprendrait conscience pleine de contusions. Nul doute moins qu’elle n’en méritait. Élayne aurait aimé avoir un moyen d’emmener Temaile avec elles. Un moyen d’en présenter au moins une à la justice dans la Tour. « Nous sommes venues – en prenant des risques considérables ! – pour vous sortir d’ici. Alors vous pourrez prendre contact avec le Seigneur Capitaine de la Légion de la Panarch et avec Andric et son armée, et vous chasserez ces femmes. Peut-être aurons-nous assez de chance pour en traduire quelques-unes en justice. Mais, d’abord, nous devons vous mettre à l’abri d’elles.

— Je n’ai pas besoin d’Andric », marmotta Amathera. Élayne aurait juré qu’elle avait failli dire « à présent ». « Il y a des soldats de ma Légion autour du palais. Je le sais. Je n’ai pas été autorisée à parler à aucun d’eux mais, une fois qu’ils me verront et entendront ma voix, ils feront ce qui doit être fait, oui ? Vous les Aes Sedai, vous ne pouvez pas vous servir du Pouvoir pour nuire… » Sa voix s’éteignit tandis qu’elle regardait d’un air menaçant Temaile toujours inconsciente. « Vous ne pouvez pas l’utiliser comme arme, du moins, oui ? Ça, je le sais. »

Élayne s’avisa avec surprise qu’elle tissait de minuscules flots d’Air, un pour chacune des tresses d’Amathera. Les tresses se dressèrent tout droit en l’air, et cette sotte à la mine boudeuse n’eut d’autre ressource que de se hisser sur la pointe des pieds à leur suite. Élayne l’amena ainsi, sur la pointe des pieds, jusqu’à ce qu’elle soit juste devant elle, ses yeux noirs écarquillés et remplis d’indignation.

« Vous allez m’écouter, Panarch Amathera du Tarabon, déclara-t-elle d’une voix glaciale. Si vous essayez d’aller trouver vos soldats, les petites amies de Temaile pourraient fort bien vous trousser comme une volaille et vous remettre entre ses mains. Pire, elles apprendront que mes amies et moi sommes ici, et cela je ne veux pas en entendre parler. Nous allons sortir d’ici à pas de loup et si vous n’êtes pas d’accord je vous ligote, je vous bâillonne et vous laisse à côté de Temaile pour que ses amies vous trouvent. » Il devrait bien y avoir un moyen d’emmener Temaile aussi. « Vous m’avez comprise ? »

Amathera hocha un petit peu la tête, maintenue en l’air comme elle l’était. Egeanine émit un son approbateur.

Élayne relâcha les flots d’Air ; les talons de la jeune femme retombèrent sur le tapis. « Maintenant, voyons si nous pouvons dénicher quelque chose à vous mettre qui convienne pour passer inaperçue. » Amathera hocha de nouveau la tête, mais sa bouche esquissait sa moue la plus boudeuse. Élayne espéra que Nynaeve rencontrait moins de difficultés.

Nynaeve entra dans l’énorme salle d’exposition avec sa multitude de fines colonnes, son plumeau déjà à l’œuvre. Cette collection devait toujours avoir besoin d’être époussetée, et sûrement nul ne regarderait deux fois une femme accomplissant ce qui avait besoin d’être fait. Elle regarda autour d’elle, son œil attiré vers des os reliés par des fils de fer qui ressemblaient à un cheval à longues jambes avec un cou qui dressait son crâne à trois toises de haut. La vaste salle s’étendait déserte dans toutes les directions.

N’empêche, quelqu’un pouvait survenir à tout moment ; des domestiques qui auraient reçu pour de bon l’ordre de nettoyer, ou Liandrin et toutes ses comparses afin de faire des recherches. Tenant toujours le plumeau en évidence, à titre de précaution, elle se hâta vers le piédestal de pierre blanche qui avait été le support du collier noir mat et des bracelets. Elle se rendit compte qu’elle avait retenu son souffle seulement quand elle le relâcha en voyant que ces objets étaient encore là. La vitrine aux parois de verre contenant le sceau en cuendillar était cinquante pas plus loin, mais ceci avait la priorité.

Enjambant la corde en soie blanche épaisse comme son poignet, elle toucha le large collier articulé. Souffrance. Angoisse. Affliction. Elle en fut assaillie ; elle avait envie de pleurer. Quel genre de chose pouvait absorber toute cette peine ? Retirant sa main, elle regarda avec indignation le métal noir. Prévu pour forcer à l’obéissance un homme capable de canaliser. Liandrin et ses Sœurs Noires avaient l’intention de s’en servir pour maîtriser Rand, pour le tourner vers l’Ombre, le forcer à servir le Ténébreux. Quelqu’un de son village, dirigé et utilisé par des Aes Sedai ! De l’Ajah Noire, mais des Aes Sedai aussi sûrement que Moiraine et ses intrigues ! Egeaniney qui m \incite à avoir de l’affection pour une sale Seanchane !

La soudaine absurdité de cette dernière réflexion la frappa ; brusquement, elle se rendit compte qu’elle se forçait délibérément à se mettre en colère, suffisamment en colère pour canaliser. Elle embrassa la Source ; le Pouvoir remplit. Et une servante avec l’insigne de l’arbre et de la feuille sur l’épaule entra dans la salle aux colonnes.

Vibrant du désir de canaliser, Nynaeve attendit, soulevant même le plumeau, passant les plumes sur le collier et les bracelets. La servante se mit à avancer sur les dalles de pierre blanches ; elle s’en irait dans un moment, et Nynaeve pourrait… Quoi ? Glisser les objets dans l’escarcelle qu’elle avait à la ceinture et les emporter, mais…

La servante s’en irait ? Pourquoi ai-je pensé quelle s’en ira au lieu de rester pour travailler ?Elit regarda du coin de l’œil dans la salle la femme qui arrivait dans sa direction. Bien sûr. Pas de balai ni de lave-pont, pas de plumeau, pas même un chiffon. Quelle que soit la raison de sa présence ici, cela ne peut pas prendre Ion…

Soudain, elle vit nettement le visage de cette femme. D’une beauté robuste, encadrée par des tresses noires, souriant presque amicalement mais ne lui prêtant pas réellement attention. À coup sûr pas menaçante d’aucune façon. Pas tout à fait le même visage, mais elle le connaissait.

Sans réfléchir, elle frappa, tissant un flot d’Air dur comme un marteau pour écraser ce visage. En une seconde, l’aura de la saidar entoura l’autre femme, ses traits changèrent – en quelque sorte une expression plus royale, plus orgueilleuse, le visage de Moghedien reconstitué ; et stupéfaite aussi, surprise de ne s’être pas approchée sans être aperçue – et le flot de Nynaeve fut tranché avec la netteté d’une lame de rasoir. Elle trébucha sous le choc en retour, comme un coup reçu physiquement, et la Réprouvée frappa avec un tissage complexe d’Esprit panaché d’Eau et d’Air. Nynaeve n’avait aucune idée du résultat qu’il était censé obtenir ; elle s’efforça frénétiquement de le trancher comme elle avait vu l’autre femme le faire, avec un tissage affilé d’Esprit. Le temps d’un battement de cœur, elle éprouva de l’amour, de la dévotion, de l’adoration pour la femme magnifique qui daignait lui permettre de…

La texture complexe se rompit et Moghedien trébucha. Quelque chose demeura dans l’esprit de Nynaeve, une sorte de souvenir récent d’avoir envie d’obéir, de se prosterner et de plaire, la réédition de ce qui s’était produit lors de leur première rencontre ; ce qui attisa sa colère. Le bouclier affilé comme un poignard qu’Egwene avait utilisé pour désactiver Amico Nagoyin se matérialisa, plus arme que bouclier, fonça sur Moghedien – et fut bloqué, Esprit tissé s’évertuant contre Esprit tissé, juste à la limite de séparer à jamais Moghedien de la Source. La parade de la Réprouvée ne tarda pas, s’abattant comme une hache, avec l’intention d’isoler de même Nynaeve. Pour toujours. Avec l’énergie du désespoir, Nynaeve la bloqua également.

Soudain, elle se rendit compte que sous sa colère elle était terrifiée. Repousser la tentative de l’autre pour la désactiver en même temps qu’essayer de lui rendre la pareille absorbait ses ultimes réserves d’énergie. Le Pouvoir bouillonnait en elle au point de se sentir prête à exploser ; ses genoux tremblaient de l’effort de se tenir debout. Et tout passait dans ces deux choses ; elle ne pouvait en soustraire de quoi allumer une chandelle. La hache d’Esprit de Moghedien avait son tranchant qui croissait et décroissait, mais cela importerait peu si cette femme arrivait à l’asséner ; Nynaeve ne voyait pas de réelle différence dans le résultat entre être désactivée par cette femme et simplement – simplement ! – paralysée par un écran et être à sa merci. Cette chose frôlait l’afflux de Pouvoir en provenance de la Source qui entrait en elle, comme un couteau au-dessus du cou tendu d’un poulet. L’image ne convenait que trop ; elle aurait préféré ne pas y avoir pensé. Au fond d’elle-même une petite voix bégayait. Oh, Lumière, ne la laisse pas faire. Ne la laisse pas ! Ô Lumière, je t’en prie, pas ça !

Pendant un instant, elle pensa abandonner ses propres efforts pour couper Moghedien de la Source – ne serait-ce que parce qu’elle devait sans cesse maintenir le tranchant affilé comme un rasoir ; les flots tissés ne voulaient pas conserver leur acuité –, elle pensa renoncer et utiliser cette force pour contraindre à reculer l’attaque de Moghedien, peut-être à la briser. Cependant, si elle essayait, l’autre n’aurait pas besoin de se défendre ; elle pouvait ajouter cette force à sa propre attaque. Et elle était une des Réprouvés. Pas seulement une Sœur Noire. Une femme qui avait été Aes Sedai dans l’Ère des Légendes, où les Aes Sedai avaient été capables de réaliser des choses que l’on n’imaginait même pas à présent. Si Moghedien projetait toute sa force sur elle…

Un homme survenant maintenant ou une femme incapable de canaliser, n’auraient vu que deux femmes s’affrontant par-dessus la corde de soie blanche, séparées par moins de dix pieds. Deux femmes qui se dévisageaient dans une vaste galerie remplie de choses étranges. Ils n’auraient rien vu indiquant qu’il s’agissait d’un duel. Pas de bonds dans tous les sens et de brandissements d’épée comme les hommes en sont coutumiers, rien d’écrasé ou de cassé. Juste deux femmes debout là. Pourtant c’était bien un duel, et peut-être un duel à mort. Contre une des Réprouvés.

« Tous mes projets soigneusement établis ruinés, s’exclama brusquement Moghedien d’une voix rageuse, tendue, ses mains se crispant sur sa robe avec des articulations blanchies. Au minimum, je vais être obligée à des efforts inouïs pour tout remettre en état comme avant. Cela risque de ne pas être possible. Oh, j’ai bien l’intention de vous le faire payer, Nynaeve al’Meara. C’était une cachette si confortable ici, et ces aveugles de femmes ont en leur possession bon nombre d’objets très utiles même si elles ne s’en doutent pas… » Elle secoua la tête, ses lèvres se retroussant dans un rictus qui laissait à nu ses dents. « Je pense que je vais vous emmener avec moi, cette fois-ci. Je sais. Je vais vous garder comme montoir. On vous fera venir dehors et vous agenouiller à quatre pattes pour que je passe de votre dos sur ma selle. Ou peut-être vous donnerai-je à Rahvin. Il paie toujours de retour un cadeau. Il a une jolie petite reine pour l’amuser présentement, mais les jolies femmes ont été de tout temps sa faiblesse. Il aime en avoir deux ou trois ou quatre à la fois qui soient aux petits soins pour lui. Cela vous plaira-t-il ? Passer le reste de votre existence à disputer les faveurs de Rahvin. Vous ne demanderez que cela, une fois qu’il aura mis ses mains sur vous ; il a ses petites astuces. Oui, je crois que c’est Rahvin qui vous aura. »

La colère de Nynaeve s’enfla. La sueur ruissela sur son visage et ses jambes tremblèrent comme si elles allaient s’affaisser sous elle, mais la colère lui donnait de la force. Furieuse, elle réussit à pousser son arme d’Esprit d’un cheveu plus près de séparer Moghedien de la Source avant que son adversaire l’immobilise de nouveau.

« Ainsi vous avez découvert cette petite gemme derrière vous », reprit Moghedien dans un moment d’équilibre précaire. Chose surprenante, sa voix avait presque le ton de la conversation. « Je me demande comment vous y êtes arrivée. Peu importe ? Êtes-vous là pour l’emporter ? Peut-être le détruire ? Vous ne pouvez pas le détruire. Ce n’est pas du métal mais une forme de cuendillar. Même le malefeu ne peut détruire la cuendillar. Et si vous avez l’intention de vous en servir, il a… des inconvénients, dirons-nous ? Mettez le collier à un homme qui canalise, une femme qui porte les bracelets peut le contraindre à faire tout ce qu’elle désire, c’est vrai, mais cela ne l’empêche pas de devenir fou, et il y a un flux qui passe aussi dans l’autre sens. Un jour ou l’autre, il commencera à être capable de vous maîtriser, vous aussi, si bien que vous finissez par être en lutte à chaque instant. Pas très agréable quand il devient fou. Bien sûr, vous pouvez transmettre les bracelets à la ronde, pour que personne n’y soit trop exposé, mais cela implique de le confier à quelqu’un d’autre. Les hommes sont toujours si bons en matière de violence ; ils forment des armes merveilleuses. Ou deux femmes peuvent porter chacune un bracelet, si vous en connaissez à qui vous fier suffisamment ; cela diminue considérablement l’infiltration si j’ai bien compris, mais également votre maîtrise, même si vous œuvrez en parfait unisson. En fin de compte, vous vous retrouverez les unes et les autres dans une bataille pour le dominer, chacune de vous ayant besoin de lui pour ôter votre bracelet aussi sûrement qu’il a besoin de vous pour enlever le collier. » Elle pencha la tête, souleva un sourcil d’un air ironique. « Vous me suivez, j’espère ? Maîtriser Lews Therin – Rand al’Thor comme on l’appelle maintenant – serait très utile, mais cela en vaut-il le prix ? Vous comprenez pourquoi j’ai laissé le collier et les bracelets où ils étaient. »

Tremblant à force de contenir le pouvoir, de maintenir ses flots tissés, Nynaeve fronça les sourcils. Pourquoi cette femme lui racontait-elle tout cela ? Pensait-elle que cela n’avait pas d’importance parce qu’elle allait gagner ? Pourquoi cette brusque volte-face de la colère au bavardage ? Il y avait de la sueur aussi sur le front de Moghedien. Une grande quantité, qui transpirait sur son large front et ruisselait le long de ses joues.

Soudain tout se modifia dans l’esprit de Nynaeve. La voix de Moghedien n’était pas crispée par la colère ; c’était une voix crispée par l’effort. Moghedien n’allait pas subitement projeter sa force entière sur elle ; elle la projetait déjà. Elle mobilisait autant de force qu’elle. Nynaeve affrontait une des Réprouvés et loin d’être plumée comme une oie pour le dîner, elle n’avait pas perdu une plume ! Elle se mesurait à une des Réprouvés, à forces égales. Moghedien essayait de la distraire, de trouver une ouverture avant que sa propre force cède ! Si seulement elle pouvait l’imiter. Avant que sa force à elle l’abandonne.

« Vous demandez-vous comment je connais tout ceci ? Le collier et les bracelets ont été fabriqués après que j’étais… Bah, nous ne parlerons pas de ça. Une fois libre, ma première démarche a été de rechercher des renseignements sur ces derniers jours. Ces dernières années, en réalité. Il y a ici et là bon nombre de fragments qui ne signifient rien pour quiconque ignore par où commencer. L’Ère des Légendes. Quel nom baroque vous avez donné à mon époque. Pourtant même vos contes les plus échevelés n’en reflètent pas la moitié. J’avais vécu plus de deux cents ans quand le Puits a été ouvert, et j’étais encore jeune pour une Aes Sedai. Vos “légendes” ne sont que de pâles imitations de ce que nous pouvions faire. Tenez… »

Nynaeve cessa d’écouter. Une façon de troubler l’adversaire. Même si par hasard quelque chose lui venait en tête, Moghedien repérerait la méthode qu’elle-même utilisait et saurait être sur ses gardes. Elle était incapable de puiser assez de force pour tisser un flot fin comme un fil, pas plus que… Pas plus que ne le pouvait Moghedien. Une femme de l’Ère des Légendes, une femme habituée depuis longtemps à exercer le Pouvoir Unique. Peut-être habituée à réaliser presque tout avec le Pouvoir avant d’être emprisonnée. Dans la clandestinité depuis qu’elle avait été libérée, à quel point s’était-elle habituée à agir sans l’aide du Pouvoir ?

Nynaeve laissa ses jambes fléchir. Lâchant le plumeau, elle agrippa le piédestal pour se soutenir. Point n’était besoin de se forcer beaucoup pour jouer la comédie.

Moghedien sourit et avança d’un pas. « … Voyager vers d’autres mondes, même des mondes dans le ciel. Savez-vous que les étoiles sont… » Tellement plein d’assurance, ce sourire. Tellement triomphant.

Nynaeve saisit le collier, sans tenir compte du choc des émotions douloureuses qui se déversaient en elle, et le lança avec force, d’un seul et même mouvement.

La Réprouvée avait juste commencé à ouvrir la bouche de surprise quand le large cercle noir la frappa entre les yeux. Pas d’un coup violent, certes pas suffisant pour assommer, mais d’autre part imprévu. La maîtrise de Moghedien sur ses tissages de flots vacilla, très légèrement, rien qu’une seconde. Pourtant, en cette seconde, l’équilibre entre elles se modifia. L’écran d’Esprit s’insinua entre Moghedien et la Source ; le halo qui l’entourait s’éteignit.

Ses yeux s’exorbitèrent. Nynaeve s’attendait à ce qu’elle lui saute à la gorge, c’est ainsi qu’elle-même aurait réagi. À la place, Moghedien releva brusquement ses jupes jusqu’à ses genoux et s’enfuit.

Soulagée du besoin de se défendre, il ne fallut à Nynaeve qu’un petit effort pour tisser de l’Air autour de la fuyarde. La Réprouvée se figea en plein élan.

Nynaeve fixa hâtivement son tissage. Elle avait réussi. J’ai affronté une des Réprouvés et je lai vaincue, songea-t-elle avec incrédulité. Contempler cette femme prisonnière depuis le cou dans une gangue d’air à la consistance de pierre, même la voir courbée en avant posée sur un seul pied, c’était difficile à croire. Examinant ce qu’elle avait réalisé, elle vit que sa victoire n’était pas aussi complète qu’elle l’avait souhaité. L’écran avait émoussé son tranchant avant de se glisser en place. Moghedien était capturée et séparée de la Source mais pas désactivée.

S’efforçant de ne pas chanceler, elle contourna l’autre pour être face à elle. Moghedien avait toujours une allure de reine, mais d’une reine très effrayée, s’humectant les lèvres et jetant autour d’elle des coups d’œil affolés. « Si… si vous me li-libérez, nous pouvons conclure un… un accord. Il y a beau-beaucoup de choses que je peux vous apprendre… »

Nynaeve lui coupa la parole sans merci en tissant un bâillon d’air qui lui maintint les mâchoires ouvertes. « Un montoir vivant. N’est-ce pas ce que vous avez dit ? Je pense que c’est une très bonne idée. J’aime aller à cheval. » Elle sourit à l’autre femme, dont les yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête.

Un montoir, vraiment ! Une fois que Moghedien aurait passé en jugement dans la Tour et aurait été désactivée – il ne pouvait y avoir aucun doute sur la sentence concernant une des Réprouvés – elle serait sûrement mise à exécuter quelque travail utile dans les cuisines, les jardins ou les écuries, sauf quand elle serait présente pour que l’on voie que même les Réprouvés n’échappaient pas à la justice et n’étaient pas traités différemment des autres serviteurs, si ce n’est qu’ils étaient surveillés. Mais qu’elle s’imagine que Nynaeve était aussi cruelle qu’elle. Qu’elle le pense jusqu’à ce qu’elle passe pour de bon en justice…

La bouche de Nynaeve se crispa. Moghedien n’aurait pas de procès. Pas maintenant, en tout cas. Pas à moins qu’elle ne trouve un moyen de la sortir du Palais de la Panarch. Moghedien parut croire cette grimace annonciatrice de quelque chose de mauvais pour elle ; des larmes glissèrent de ses yeux, et sa bouche remua, essayant de forcer des mots à franchir le bâillon.

Dégoûtée d’elle-même, Nynaeve retourna d’un pas incertain vers l’endroit où se trouvait le collier noir, le fourra vivement dans son escarcelle avant que les émotions violentes qu’il contenait puissent davantage que l’effleurer. Les bracelets suivirent, avec les mêmes sentiments de souffrance et de chagrin. J’étais prête à la torturer en lui laissant penser que je le ferais ! Elle le mérite sûrement mais ce n’est pas moi. Ou bien si ? Est-ce que je ne vaux donc pas mieux qu’Egeanine ?

Elle se retourna d’une secousse, furieuse d’avoir même pu envisager une question pareille et passa à grands pas devant Moghedien pour aller à la table supportant la vitrine. Il devait y avoir un moyen d’amener cette femme à être jugée.

Sept figurines se trouvaient dans la vitrine. Sept, et pas de sceau.

Pendant un instant, elle ne put que regarder avec stupeur. Une des figurines, un curieux animal ressemblant approximativement à un porc mais avec un large groin rond et des pieds aussi larges que ses pattes épaisses, se tenait à la place où était le sceau, au centre de la vitrine. Soudain, ses paupières se plissèrent. Il n’était pas réellement là ; cette chose était tissée d’Air et de Feu, en flots si menus qu’auprès d’eux les fils d’une toile d’araignée auraient eu l’air de câbles. Même en se concentrant, elle les distinguait à peine. Elle doutait que Liandrin ou une des autres Sœurs Noires l’aient pu. Une minuscule chiquenaude tranchante du Pouvoir, et l’animal gras disparut, à sa place était le sceau blanc et noir sur son chevalet laqué rouge. Moghedien, la dissimulatrice, l’avait caché en pleine vue. Du feu fondit un trou dans le verre de la vitrine et le sceau prit place aussi dans l’escarcelle. Laquelle était rebondie à présent et pesait à sa ceinture.

Regardant d’un air sombre la femme en équilibre sur la pointe d’un escarpin, elle s’efforça de penser à un moyen de l’emmener aussi. Seulement Moghedien ne tiendrait pas dans son escarcelle et elle se dit que même si elle avait la force de la porter, ce spectacle risquait de provoquer quelques haussements de sourcils. Néanmoins, tandis qu’elle se rendait vers la porte en ogive la plus proche, elle ne put s’empêcher de se retourner tous les deux pas. Si seulement il y avait un moyen. Elle s’arrêta dans l’embrasure pour un ultime regard de regret, puis se décida à repartir.

Cette porte donnait sur une cour avec une fontaine pleine de nénuphars. De l’autre côté de la fontaine, une svelte femme au teint cuivré dans une robe crème claire à la mode du Tarabon qui aurait fait rougir Rendra était en train de soulever une barre noire cannelée de trois pieds de long. Nynaeve reconnut Jeaine Caide. Plus encore, elle reconnut la barre.

Elle se rejeta de côté à corps perdu, avec une telle violence qu’elle glissa sur les dalles blanches et lisses jusqu’à ce qu’une des fines colonnes l’arrête avec un choc brutal. Une barre blanche de l’épaisseur d’une jambe fila dans l’espace où Nynaeve s’était tenue, comme si l’air s’était transformé en métal fondu, fendant tout sur son passage dans la salle d’exposition ; là où elle frappait, des fragments disparaissaient simplement des colonnes, des objets façonnés sans prix cessèrent d’exister. Projetant derrière elle à l’aveuglette des flots de Feu, avec l’espoir d’atteindre quelque chose, n’importe quoi, dans la cour, Nynaeve s’éloigna à quatre pattes dans la salle. Légèrement plus haut que sa taille, la barre balaya l’espace de biais comme une lame de faux, abattant un andain à travers les deux parois ; entre elles, vitrines, armoires et squelettes reconstitués avec du fil de fer tombèrent et se fracassèrent. Plusieurs colonnes tremblèrent ; certaines s’écroulèrent mais ce qui était sur le passage de cette lame terrible ne survivait pas pour écraser sur le sol objets exposés et piédestaux ; la table-vitrine s’affaissa avant que le trait en fusion disparaisse, laissant une barre violacée qui semblait brûler dans la vue de Nynaeve ; les figurines en cuendillar furent les seules qui émergèrent de ce trait blanc en fusion et rebondirent sur le sol.

Les figurines ne se brisèrent pas, naturellement. Apparemment, Moghedien avait raison ; même le malefeu ne pouvait détruire la cuendillar. Cette barre noire était l’un des ter’angreals volés. Nynaeve se souvenait de l’avertissement inscrit d’une plume ferme sur leur liste. Produit le malefeu. Dangereux et presque impossible à maîtriser.

Moghedien avait l’air de crier derrière son bâillon invisible, sa tête fouettait frénétiquement l’air d’un côté à l’autre tandis qu’elle luttait contre ses liens d’Air, mais Nynaeve ne lui accorda pas plus d’un regard. Dès que le malefeu disparut, elle se souleva suffisamment pour regarder de l’autre côté de la salle, par la fente sciée le long de la paroi. À côté de la fontaine, Jeaine Caide oscillait une main sur le front, la barre noire s’échappant presque de l’autre main. Pourtant, avant que Nynaeve ait eu le temps de la frapper, elle avait ressaisi à deux mains la barre cannelée ; le malefeu jaillit de son extrémité, anéantissant tout sur son passage dans la salle.

Nynaeve se laissa choir presque sur le ventre et rampa du côté opposé aussi vite qu’elle le pouvait parmi le fracas et le vacarme de colonnes et de maçonnerie qui s’effondraient. Haletante, elle se propulsa dans un couloir entaillé à travers ses deux murs. Impossible de dire jusqu’où le malefeu s’était frayé un chemin ; jusqu’au-dehors du palais, peut-être. Se retournant en se tortillant sur un tapis jonché de petits morceaux de pierre, elle risqua un coup d’œil par l’embrasure de la porte.

Le malefeu avait de nouveau disparu. Le silence régnait dans la salle d’exposition en ruine, sauf quand un morceau de maçonnerie ébranlé cédait et s’écrasait sur le sol jonché de décombres. Il n’y avait pas trace de Jeaine Caide, bien qu’une partie suffisante de l’autre mur fût tombée pour laisser voir nettement la cour à la fontaine. Elle n’allait pas courir le risque d’aller voir si le ter’angreal avait tué la femme qui l’utilisait. Elle respirait avec peine et ses bras et ses jambes tremblaient au point qu’elle était contente de rester allongée un moment. Canaliser dépensait de l’énergie autant que n’importe quel travail ; plus on canalisait, plus on usait d’énergie. Et plus on était fatigué, plus réduite était la faculté de canaliser. Elle n’était pas absolument persuadée d’être présentement en état d’affronter même une Jeaine Caide affaiblie.

Quelle idiote elle avait été ! Batailler contre Moghedien avec le Pouvoir sans s’aviser une seconde que canaliser avec cette force ferait sursauter toutes les Sœurs Noires se trouvant dans le palais. Elle avait de la chance que cette Domanie ne soit pas arrivée avec son ter’angreal pendant qu’elle était encore absorbée par la Réprouvée. Elles seraient très probablement mortes toutes les deux avant de se rendre compte qu’elle était là.

Soudain, elle ouvrit de grands yeux incrédules. Moghedien avait disparu ! Le malefeu ne s’était pas approché de plus de dix pieds de l’endroit où elle s’était tenue, mais elle n’y était plus. C’était impossible. Elle avait été entourée d’un écran.

« Est-ce que je sais ce qui est impossible ? marmotta Nynaeve. C’était impossible pour moi de triompher d’une des Réprouvés, mais j’y suis bien parvenue. »

Toujours aucun signe de Jeaine Caide.

Se remettant debout à la force des poignets, elle se dirigea en hâte vers le lieu de rendez-vous convenu. Si seulement Élayne n’avait pas rencontré de difficultés, elles pourraient finalement sortir d’ici saines et sauves.

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