Egwene trébucha et jeta les bras autour du cou de Brume, sa jument, comme le sol s’inclinait sous ses pieds. Autour d’elle, les Aiels bataillaient avec les mulets qui ne cessaient de braire et de déraper sur une raide pente rocheuse où rien ne poussait. La chaleur éprouvée dans le Tel’aran’rhiod et dont elle se souvenait l’accablait. L’air miroitait devant ses yeux : le sol lui brûlait les pieds à travers la semelle de ses souliers. Sa peau picota douloureusement pendant un instant, puis la sueur jaillit par tous ses pores. Sa robe n’en fut qu’humidifiée et la sueur sécha presque aussitôt.
Les mulets qui se débattaient et les grands Aiels lui masquaient pratiquement les alentours, mais elle en eut de brefs aperçus entre eux. Une épaisse colonne de pierre grise saillait hors du sol en oblique à moins de trois pas d’elle, décapée par le sable venu sur le souffle du vent au point que c’était impossible de dire si elle avait jamais été la jumelle de la Pierre Porte de Tear. Des montagnes abruptes aux flancs plats qui donnaient l’impression d’avoir été taillées par la hache d’un géant fou grillaient sous un soleil ardent dans un ciel sans nuages. Pourtant, au centre de la longue vallée aride très bas en dessous, planait une masse de brouillard dense ondoyant comme des nuages ; ce soleil brûlant aurait dû l’évaporer en quelques instants, mais le brouillard roulait ses vagues, intact. Et de ces tourbillons gris émergeaient les sommets de tours, certaines terminées en flèches, d’autres interrompues subitement comme si les maçons étaient encore au travail.
« Il avait vu juste, murmura-t-elle pour elle-même. Une ville dans des nuages. »
La main crispée sur la bride de son hongre, Mat regardait autour de lui avec des yeux émerveillés. « Nous avons réussi ! » Son rire s’adressa à elle. « Nous avons réussi, Egwene, et sans aucun… Que je sois brûlé, nous avons réussi ! » Il tira sur les lacets de sa chemise à l’encolure pour l’ouvrir. « Par la Lumière, ça chauffe. Je brûle pour de bon ! »
Subitement, elle se rendit compte que Rand était à genoux, la tête basse, se soutenant d’une main posée sur le sol. Tirant sa jument à sa suite, elle se fraya un chemin jusqu’à lui à travers le fourmillement des Aiels juste au moment où Lan l’aidait à se redresser. Moiraine était déjà là, observant Rand avec un calme apparent – et le léger pincement aux coins de sa bouche qui signifiait qu’elle aimerait le gifler.
« Je l’ai fait », dit Rand d’une voix haletante en jetant un coup d’œil autour de lui. Il ne tenait debout que grâce au Lige ; son visage était blême et tiré, comme un homme sur son lit de mort.
« Tu as failli y rester », répliqua froidement Moiraine. Très froidement. « L’angreal n’était pas suffisant. Il ne faut plus que tu recommences. Si tu prends des risques, ils doivent être calculés et pris pour un motif puissant. Il le faut.
— Je ne prends pas de risques, Moiraine. C’est Mat celui qui se fie à la chance. » Rand força sa main droite à s’ouvrir ; l’angreal, le petit homme replet, avait enfoncé la pointe de son épée dans sa chair droit dans la marque imprimée par le feu en forme de héron. « Peut-être avez-vous raison. Peut-être ai-je besoin d’un qui soit un peu plus puissant. Un tout petit peu plus, peut-être… » Il eut un rire haletant. « Cela a marché, Moiraine. C’est ça qui est important. Je les ai tous gagnés de vitesse. Cela a marché.
— C’est ce qui compte », acquiesça Lan en hochant la tête.
Egwene émit un tsk de contrariété. Ces hommes. L’un s’était presque tué puis tentait de tourner la chose en plaisanterie et un autre lui disait qu’il avait bien agi. Ne deviendraient-ils jamais adultes ?
« La fatigue de canaliser ne ressemble à aucune autre lassitude, déclara Moiraine. Je ne peux pas t’en débarrasser totalement, pas quand tu as canalisé autant que cette fois-ci, mais je vais essayer de mon mieux. Peut-être ce qui reste te rappellera-t-il de te montrer plus prudent à l’avenir. » Elle était bien en colère ; il y avait une nette nuance de satisfaction dans sa voix.
L’aura de la Saidar entoura l’Aes Sedai quand elle leva les bras pour prendre la tête de Rand entre ses mains. Un souffle pantelant jaillit de la gorge de Rand et il fut secoué d’un tremblement incoercible, puis il se rejeta en arrière, s’arrachant du même élan au soutien de Lan.
« Demandez, Moiraine, dit Rand froidement en enfonçant l’angreal dans son escarcelle. Demandez d’abord. Je ne suis pas votre chien de manchon pour que vous puissiez faire ce que vous voulez chaque fois que vous en avez envie. » Il se frotta les mains l’une contre l’autre afin d’enlever les minuscules gouttelettes de sang.
Egwene émit de nouveau ce tsk de contrariété. Infantile et par-dessus le marché ingrat. Il pouvait se tenir debout seul à présent, en dépit de la lassitude qui se lisait dans ses yeux, et elle n’avait pas à voir sa paume pour savoir que la petite perforation avait disparu comme si elle n’avait jamais existé. De la pure ingratitude. À sa surprise, Lan ne réprimanda pas Rand pour avoir parlé à Moiraine de cette façon.
Elle s’avisa que les Aiels observaient une immobilité absolue maintenant qu’ils avaient calmé les mulets. Ils regardaient avec défiance non pas vers la vallée et la ville noyée dans le brouillard qui devait être Rhuidean mais vers deux camps, un de chaque côté d’eux à quatre cents toises environ. Les deux rassemblements de tentes basses aux côtés ouverts, des douzaines de douzaines, l’un deux fois plus important que l’autre, étaient accrochés au flanc de la montagne et se confondaient pratiquement avec elle ; en revanche les Aiels gris-brun dans chaque camp étaient nettement visibles, courtes lances et arcs de corne enfléchés à la main, se voilant s’ils ne l’étaient pas déjà. Ils semblaient en équilibre sur la pointe des pieds, prêts à attaquer.
« La paix de Rhuidean », proclama une voix de femme au-dessus d’eux sur la pente, et Egwene sentit la tension quitter les Aiels autour d’elle. Ceux qui étaient parmi les tentes commencèrent à baisser leur voile, mais conservaient leur attitude méfiante.
Il y avait un troisième camp beaucoup plus restreint dans les hauteurs de la montagne, Egwene s’en aperçut, quelques-unes de ces tentes basses sur un modeste replat. Quatre femmes descendaient de ce camp, calmes et dignes en volumineuses jupes sombres et amples corsages blancs, avec des châles bruns ou gris sur les épaules en dépit de la chaleur qui commençait à étourdir Egwene, et une masse de colliers et de bracelets en ivoire et en or. Deux avaient des cheveux blancs, une autre une chevelure couleur du soleil, qui leur descendaient dans le dos jusqu’à la taille et étaient retenus à l’écart de leurs figures par des foulards pliés et noués autour du front.
Egwene reconnut une des femmes aux cheveux blancs : Amys, la Sagette qu’elle avait rencontrée dans le Tel’aran’rhiod. Elle fut de nouveau frappée par le contraste entre les traits hâlés par le soleil d’Amys et sa chevelure neigeuse ; la Sagette n’avait pas l’air assez âgée pour cette blancheur. La deuxième femme à cheveux blancs avait un visage ridé d’aïeule et une des autres, aux cheveux noirs striés de gris, paraissait presque aussi vieille. Elle était sûre que toutes les quatre étaient des Sagettes, très probablement celles qui avaient signé cette lettre à Moiraine.
Les Aielles s’arrêtèrent à dix pas au-dessus du groupe entourant la Pierre Porte et celle qui avait l’air d’une aïeule étendit ses mains ouvertes et parla d’une voix âgée mais puissante. « Que la paix de Rhuidean soit sur vous. Ceux qui viennent à Chaendaer pourront retourner chez eux en paix. Il n’y aura pas de sang sur le sol. »
Sur quoi, les Aiels de Tear commencèrent à se séparer, répartissant rapidement les bêtes de somme et le contenu de leurs paniers. Ils n’étaient pas divisés en sociétés, maintenant ; Egwene vit des Vierges de la Lance partir avec plusieurs groupes, dont certains commencèrent aussitôt à contourner la montagne, s’évitant mutuellement et évitant les campements, paix de Rhuidean ou pas. D’autres se dirigèrent vers un des deux grands rassemblements de tentes, où les armes furent finalement déposées.
Tous ne s’étaient pas fiés à la paix de Rhuidean. Lan lâcha la garde de son épée encore au fourreau, bien qu’Egwene n’eût pas remarqué qu’il y avait porté les mains, et Mat renfila précipitamment un couple de poignards dans ses manches. Rand se tenait les pouces passés dans sa ceinture, mais un soulagement évident se lisait dans ses yeux.
Egwene chercha du regard Aviendha, pour lui poser quelques questions avant d’aborder Amys. L’Aielle serait sûrement un peu plus communicative au sujet des Sagettes, ici dans son propre pays. Elle repéra la Vierge de la Lance chargée d’un grand sac de jute cliquetant et de deux tapisseries murales roulées sur son épaule comme elle partait d’un pas accéléré en direction d’un des grands campements.
« Reste ici, Aviendha », dit d’une voix forte la Sagette aux cheveux striés de gris. Aviendha se figea sur place, sans regarder personne. Egwene s’apprêta à aller à elle, mais Moiraine murmura : « Mieux vaut ne pas s’en mêler. Je doute qu’elle ait envie de compassion ou y voie autre chose si tu lui en offres. » Egwene acquiesça d’un signe de tête malgré elle. Aviendha avait effectivement l’air de désirer qu’on la laisse tranquille. Que lui voulaient les Sagettes ? Avait-elle enfreint un règlement, une loi ?
Elle-même n’aurait pas refusé un peu plus de compagnie. Elle se sentait très exposée debout là sans Aiels autour d’elle, avec tous ces autres Aiels aux aguets parmi les tentes. Les Aiels qui étaient venus de la Pierre s’étaient montrés courtois quoique pas exactement amicaux ; ces observateurs ne paraissaient ni l’un ni l’autre. Embrasser la Saidar était une tentation. Seuls Moiraine, sereine et froide comme toujours malgré la transpiration visible sur son visage, et Lan, aussi impavide que les rochers autour d’eux, l’en empêchèrent. Ils l’auraient su, s’il y avait eu du danger. Aussi longtemps qu’ils acceptaient la situation, elle les imiterait. Seulement elle aurait aimé que ces Aiels cessent de les dévisager.
Rhuarc gravit la pente en souriant. « Je suis revenu, Amys, bien que pas par le chemin que tu prévoyais, je parie.
— Je savais que tu serais là aujourd’hui, ombre de mon cœur. » Elle leva la main pour lui caresser la joue, laissant son châle brun tomber sur ses bras. « Ma sœur-épouse t’envoie son cœur. »
« Voilà ce que vous vouliez dire à propos du Rêve », dit tout bas Egwene à Moiraine. Lan était la seule personne assez proche pour entendre. « Voilà pourquoi vous étiez disposée à laisser Rand essayer de nous amener ici par une Pierre Porte. Elles la connaissaient et vous en ont avertie dans cette lettre. Non, cela n’a pas de sens. Si elles avaient mentionné une Pierre Porte, vous n’auriez pas tenté de le dissuader. Pourtant, elles savaient que nous serions ici. »
Moiraine hocha la tête sans quitter les Sagettes des yeux. « Elles ont écrit qu’elles nous accueilleraient ici, sur Chaendaer, aujourd’hui. J’avais pensé que c’était… improbable jusqu’à ce que Rand ait parlé des Pierres Portes. Quand il s’est montré sûr – certain malgré mon scepticisme – qu’une existait ici… Eh bien, disons que notre arrivée ici à Chaendaer a subitement paru très vraisemblable. »
Egwene aspira une profonde bouffée d’air brûlant. Ainsi c’était une des choses que les Rêveuses pouvaient accomplir. Elle se sentait impatiente de commencer à apprendre. Elle avait envie de suivre Rhuarc et de se présenter à Amys – de se présenter de nouveau – mais Rhuarc et Amys se regardaient dans les yeux d’une façon qui excluait qu’on les dérange.
De chacun des camps était sorti un homme, l’un grand à forte carrure, à la chevelure couleur de feu et n’ayant pas encore atteint l’âge mûr, l’autre comptant plus d’années et aux cheveux plus foncés, grand mais plus svelte. Ils s’arrêtèrent à quelques pas de chaque côté de Rhuarc et des Sagettes. L’aîné au visage tanné n’avait pas d’arme visible excepté le poignard à lame épaisse qu’il portait à la ceinture, en revanche l’autre avait des lances et un bouclier de cuir, et il dressait la tête avec une expression orgueilleuse et farouchement menaçante à l’adresse de Rhuarc.
Lequel n’en tint pas compte et se tourna vers l’aîné. « Je te vois, Heirn. Un des chefs d’enclos a-t-il conclu que j’étais déjà mort ? Qui cherche à prendre ma place ?
— Je te vois, Rhuarc. Aucun des Taardads n’est entré dans Rhuidean ni ne cherche à y entrer. Amys disait qu’elle voulait venir à ta rencontre aujourd’hui, et ces autres Sagettes ont voyagé avec elle. J’ai amené ces hommes de l’enclos Jindo pour veiller à ce qu’elles arrivent saines et sauves. »
Rhuarc hocha solennellement la tête. Egwene eut l’impression que quelque chose d’important venait d’être dit, ou suggéré à mots couverts. Les Sagettes ne regardaient pas l’homme à la chevelure de feu, ni Rhuarc ou Heirn non plus mais, d’après la rougeur qui envahissait ses joues, ils auraient aussi bien pu le toiser. Elle jeta un coup d’œil à Moiraine et reçut d’elle un léger mouvement de tête négatif ; l’Aes Sedai ne comprenait pas non plus.
Lan se pencha entre elles deux et parla à voix basse. « Une Sagette peut se rendre n’importe où sans courir de risques, dans n’importe quelle place forte sans considération de clan. Je ne crois pas que même une guerre à mort concerne une Sagette. Cet Heirn est venu pour protéger Rhuarc de l’autre camp quel qu’il soit, mais ce ne serait pas honorable de le dire. » Moiraine haussa légèrement un sourcil et il ajouta : « Je ne connais pas grand-chose sur eux, mais je les ai souvent combattus avant de te rencontrer. Tu ne m’as jamais interrogé à leur sujet.
— Je vais y remédier », répliqua l’Aes Sedai sèchement.
Se retourner vers les Sagettes et les trois hommes donna le vertige à Egwene. Lan lui fourra entre les mains une gourde en peau débouchée contenant de l’eau et elle pencha la tête en arrière avec reconnaissance pour boire. L’eau était tiède et sentait le cuir mais, dans la chaleur, elle paraissait fraîchement puisée à la source. Egwene offrit la gourde à moitié vide à Moiraine, qui but avec retenue et la rendit. Egwene fut contente d’avaler goulûment le reste les yeux fermés ; de l’eau ruissela sur sa tête et elle les rouvrit bien vite. Lan déversait une autre gourde sur elle, et les cheveux de Moiraine dégouttaient déjà.
« Cette chaleur peut tuer quand on n’y est pas habitué », expliqua le Lige en mouillant deux écharpes de simple toile blanche tirées de sa tunique. Se conformant à ses instructions, elle et Moiraine attachèrent les étoffes trempées autour de leur front. Rand et Mat faisaient de même. Lan laissa sa propre tête sans protection contre le soleil ; rien ne semblait le gêner.
Le silence entre Rhuarc et les Aiels présents près de lui s’était prolongé mais le chef de clan finit par se tourner vers l’homme à la chevelure de feu. « Les Shaidos manquent donc d’un chef de clan, Couladin ?
— Suladric est mort, répondit l’autre. Muradin est entré dans Rhuidean. S’il échoue, c’est moi qui entrerai.
— Tu ne m’as pas demandé, Couladin, dit la Sagette au visage d’aïeule de cette voix ténue et pourtant puissante. S’il échoue, alors demande. Nous sommes quatre, suffisamment pour dire oui ou non.
— C’est mon droit, Bair », répliqua Couladin d’un ton coléreux. Il avait l’air d’un homme aucunement habitué à être contrecarré.
« C’est ton droit de demander, reprit la femme à la voix ténue. C’est le nôtre de répondre. Je ne pense pas que tu seras autorisé à entrer, quoi qu’il advienne de Muradin. Tu as une faille intérieure, Couladin. » Elle bougea son châle gris, le drapant de nouveau autour de ses épaules anguleuses d’une façon qui donnait à entendre qu’elle en avait dit davantage qu’elle ne considérait nécessaire.
L’homme à la chevelure de feu s’empourpra. « Mon premier-frère reviendra marqué en tant que chef de clan et nous conduirons les Shaidos à la gloire ! Nous le ferons… ! » Il ferma la bouche avec brusquerie, presque frémissant.
Egwene songea qu’elle garderait un œil sur lui au cas où il resterait à proximité. Il lui rappelait les Congar et les Coplin, ces gens de son village pleins de vanterie et de mauvaiseté. En tout cas, elle n’avait encore jamais vu un Aiel montrer aussi ouvertement ses sentiments.
Amys paraissait l’avoir déjà écarté de ses préoccupations. « Il y a ici quelqu’un qui est venu avec toi, Rhuarc », dit-elle. Egwene s’attendait à ce qu’elle lui adresse la parole, mais les yeux d’Amys se dirigèrent droit sur Rand. Moiraine, manifestement, n’était pas surprise. Egwene se demanda ce que cette lettre de ces quatre Sagettes contenait que l’Aes Sedai n’avait pas révélé.
Un instant, Rand parut déconcerté, hésitant, mais ensuite il gravit la pente et s’arrêta auprès de Rhuarc face aux femmes. La sueur collait sur son corps sa chemise blanche et formait des taches plus sombres sur ses chausses. Avec un tortillon d’étoffe blanche attaché autour de la tête, sans contredit il n’avait pas aussi grand air que dans le Cœur de la Pierre. Il s’inclina bizarrement, le pied gauche en avant, la main gauche sur le genou, la main droite ouverte paume levée.
« Par le droit du sang, dit-il, je demande la permission d’entrer dans Rhuidean, pour l’honneur de nos ancêtres et en mémoire de ce qui fut. »
Amys cilla sous le coup d’une surprise évidente et Bair murmura : « Une forme ancienne, mais la question a été posée. Je réponds oui.
— Moi aussi, je réponds oui, dit Amys. Seana ?
— Cet homme n’est pas un Aiel », s’exclama Couladin avec hargne. Egwene eut dans l’idée qu’il était presque toujours en colère. « C’est la mort pour lui d’être sur ce sol ! Pourquoi Rhuarc l’a-t-il amené ? Pourquoi…
— Désires-tu être une Sagette, Couladin ? demanda Bair, la désapprobation accentuant les rides de son visage. Enfile une robe et viens me trouver, et je verrai si tu peux être formé. Jusque-là, tais-toi quand les Sagettes parlent !
— Ma mère était aielle », dit Rand d’une voix tendue.
Egwene le regarda avec stupeur. Kari al’Thor était morte alors qu’Egwene était à peine sortie de son berceau mais, si l’épouse de Tarn avait été une Aielle, Egwene en aurait certainement entendu parler. Elle jeta un coup d’œil à Moiraine ; l’Aes Sedai regardait, les traits au repos, calme. Rand ressemblait énormément aux Aiels, par sa haute taille, ses yeux gris-bleu et ses cheveux aux reflets roux, mais c’était ridicule.
« Pas votre mère, rectifia lentement Amys. Votre père. » Egwene secoua la tête. Cela frisait la démence. Rand ouvrit la bouche, mais Amys ne le laissa pas parler. « Seana, que dis-tu ?
— Oui, répondit la femme aux cheveux striés de gris. Mélaine ? » La dernière des quatre, une belle femme aux cheveux d’or roux, qui n’avait guère plus de dix ou quinze ans de plus qu’Egwene, hésita. « Cela doit être fait, finit-elle par acquiescer à contrecœur. Je réponds oui.
— Vous avez eu votre réponse, dit Amys à Rand. Vous pouvez entrer dans Rhuidean et… » Elle s’interrompit comme Mat grimpait jusqu’à leur groupe et copiait gauchement le salut de Rand.
« Je demande aussi à entrer dans Rhuidean », annonça-t-il d’une voix chevrotante.
Les quatre Sagettes le regardèrent avec surprise. La tête de Rand pivota brusquement sous le coup de la surprise. Egwene pensait que personne ne pouvait être plus bouleversé qu’elle, mais Couladin lui en donna le démenti. Levant une de ses lances avec un grondement de hargne, il la pointa contre la poitrine de Mat.
L’aura de la Saidar entoura Amys et Mélaine, et des flots d’Air soulevèrent l’homme aux cheveux flamboyants et le projetèrent à douze pas de là.
Egwene les contemplait, les yeux agrandis de stupeur. Elles savaient canaliser. Du moins deux d’entre elles le pouvaient. Soudain les traits lisses juvéniles d’Amys sous cette chevelure blanche prirent pour elle leur signification, quelque chose de très proche de l’éternelle jeunesse des Aes Sedai. Moiraine était figée dans une immobilité absolue. Pourtant Egwene entendait presque bourdonner ses réflexions. C’était manifestement une surprise autant pour l’Aes Sedai que pour elle-même.
Couladin se redressa tant bien que mal sur ses talons. « Vous acceptez cet étranger comme un des nôtres, s’exclama-t-il d’une voix âpre en désignant Rand avec la lance qu’il avait tenté d’utiliser contre Mat. Si vous le dites, eh bien, soit. Il n’en est pas moins un mollasson des Terres Humides et Rhuidean le tuera. » La lance vira vers Mat, qui s’efforçait de rentrer un poignard dans sa manche sans être remarqué. « Mais celui-là… c’est la mort pour lui d’être ici et un sacrilège de sa part d’avoir même demandé d’entrer dans Rhuidean. Nul autre que ceux du sang ne peut y pénétrer. Personne !
— Retourne à tes tentes, Couladin, répliqua froidement Mélaine. Et toi, Heim. Et toi aussi, Rhuarc. Ceci est l’affaire des Sagettes et pas des hommes sauf ceux qui ont présenté leur demande. Allez ! » Rhuarc et Heim inclinèrent la tête et s’éloignèrent vers le groupe de tentes le moins important. Couladin darda un regard furieux sur Rand et sur Mat, et aussi sur les Sagettes, avant de se retourner d’une secousse et de se diriger à grands pas vers le camp le plus grand.
Les Sagettes échangèrent des coups d’œil. Des coups d’œil déroutés, aurait dit Egwene, en dépit de leur habileté égalant presque celle d’une Aes Sedai quand elles voulaient garder un visage impassible.
« Ce n’est pas permis, finit par annoncer Amys. Jeune homme, vous ne savez pas ce que vous avez fait. Repartez avec les autres. » Son regard passa en revue Egwene, Moiraine et Lan, maintenant seuls avec les chevaux près de la Pierre Porte rongée par le vent. Egwene ne perçut dans ce regard aucun signe qu’elle avait été reconnue.
« Je ne peux pas. » Mat paraissait aux abois. « Je suis venu jusqu’ici, mais cela ne compte pas, n’est-ce pas ? Il faut que j’aille à Rhuidean.
— Ce n’est pas permis, riposta sèchement Mélaine, ses longs cheveux d’or roux se balançant comme elle secouait la tête. Vous n’avez pas de sang aiel dans les veines. »
Pendant tout ce temps, Rand avait observé Mat. « Il m’accompagne, déclara-t-il soudain. Vous m’avez accordé la permission et il peut venir avec moi, que vous affirmiez qu’il le peut ou non. » Il affronta le regard des Sagettes non pas avec défi, simplement avec détermination, ferme dans sa décision. Egwene le connaissait comme cela ; il ne se déjugerait pas quoi qu’elles disent.
« Ce n’est pas permis », reprit Mélaine d’un ton ferme en s’adressant à ses compagnes. Elle remonta son châle pour s’en couvrir la tête. « La loi est claire.
Aucune femme ne peut aller à Rhuidean plus de deux fois, aucun homme plus d’une, et personne qui n’a du sang des Aiels. »
Seana secoua la tête. « Beaucoup change, Mélaine. Les anciennes coutumes…
— Si c’est lui, remarqua Bair, le Temps du Changement est arrivé. Une Aes Sedai se tient sur le Chaendaer, ainsi que Aan’allein avec sa cape changeante. Pouvons-nous encore nous cramponner aux antiques coutumes ? Sachant à quel point il y aura du Changement ?
— Nous ne le pouvons pas, répliqua Amys. À présent tout est prêt à changer. Mélaine ? » La Sagette blonde regarda les montagnes qui les entouraient et la ville noyée dans la brume au-dessus, après quoi elle soupira et inclina la tête en signe d’assentiment. « D’accord, donc », conclut Amys en se tournant vers Rand et vers Mat. « Vous… », commença-t-elle puis marqua une pause. « De quel nom vous appelez-vous ?
— Rand al’Thor.
— Mat. Mat Cauthon. »
Amys hocha la tête. « Vous, Rand al’Thor, devez vous rendre au cœur de Rhuidean, au centre même. Si vous désirez l’accompagner, Mat Cauthon, soit, mais sachez que la plupart des hommes qui entrent au cœur de Rhuidean ne reviennent pas, et que quelques-uns reviennent fous. Il vous est interdit d’emporter de la nourriture ou de l’eau, en mémoire de nos errances après la Destruction du Monde. Vous devez aller à Rhuidean sans arme, fors vos mains et votre cœur, pour honorer les Jenns. Si vous avez des armes, déposez-les sur le sol devant nous. Elles seront ici pour vous à votre retour. Si vous revenez. »
Rand tira de sa gaine le poignard qu’il portait à la ceinture et le plaça aux pieds d’Amys et, au bout d’un instant, ajouta la pierre verte sculptée en forme du petit bonhomme rond. « C’est le mieux que je peux faire », dit-il.
Mat commença avec son poignard de ceinture et continua, tirant des poignards de ses manches et de dessous sa tunique, y compris de derrière sa nuque, formant un tas qui parut impressionner même les Aielles. Il eut l’air de vouloir s’arrêter, regarda les femmes, puis en sortit deux de plus de chaque haut de ses bottes. « Je les avais oubliés », commenta-t-il avec un sourire espiègle et un haussement d’épaules. Le regard fixe des Sagettes effaça son sourire.
« Ils sont voués à Rhuidean », déclara solennellement Amys, les yeux levés au-dessus de la tête des deux jeunes gens, et les trois autres récitèrent ensemble : « Rhuidean appartient aux morts.
— Il ne leur est pas permis de parler aux vivants jusqu’à ce qu’ils reviennent », psalmodia-t-elle et encore une fois ses compagnes répondirent : « Les morts ne parlent pas aux vivants.
— Nous ne les voyons plus jusqu’à ce qu’ils soient de nouveau présents parmi les vivants. » Amys tira son châle devant ses yeux et, l’une après l’autre, les trois l’imitèrent. Leurs visages dissimulés, elles déclarèrent à l’unisson : « Partez d’entre les vivants et ne nous hantez pas avec des souvenirs de ce qui est perdu. Ne parlez pas de ce que voient les morts. » Gardant alors le silence, elles restèrent ainsi là, tenant leur châle levé, attendant.
Rand et Mat se regardèrent. Egwene eut envie de les rejoindre, de leur dire quelque chose – ils avaient l’expression fixe trop rigide d’hommes qui ne veulent pas que l’on sache qu’ils sont mal à l’aise ou effrayés – mais cela risquait de troubler le cérémonial.
Finalement, Mat eut un éclat de rire sec. « Bah, je suppose que les morts peuvent au moins parler entre eux. Je me demande si cela compte pour… Peu importe. À ton avis, est-ce admissible que nous prenions nos chevaux ?
— Je ne crois pas, répliqua Rand. Je crois que nous devons aller à pied.
— Oh, que brûlent mes pieds douloureux. Alors autant nous y mettre tout de suite. Rien que pour arriver jusque là-bas, il faudra la moitié de l’après-midi. Si la chance est de notre côté. »
Rand adressa à Egwene un sourire rassurant quand ils commencèrent à descendre de la montagne, comme pour la convaincre qu’il n’y avait pas de danger, rien de fâcheux à redouter. Le large sourire de Mat était celui qu’il arborait en exécutant quelque chose de particulièrement dénué de sens commun comme d’essayer de danser au sommet d’un toit.
« Tu ne vas rien faire de… d’absurde… hein ? demanda Mat. J’ai l’intention de revenir vivant.
— Moi aussi, répliqua Rand. Moi aussi. »
Ils s’éloignèrent hors de portée de voix, devenant de plus en plus petits à mesure qu’ils descendaient. Quand ils se furent réduits à des silhouettes minuscules, à peine reconnaissables comme des êtres humains, les Sagettes abaissèrent leurs châles.
Tirant sur sa robe et souhaitant ne pas transpirer autant, Egwene gravit la courte distance jusqu’à elles en conduisant Brume. « Amys ? Je suis Egwene al’Vere. Vous avez dit que je devrais… »
Amys l’interrompit d’une main levée et tourna la tête vers Lan qui conduisait Mandarb, Pips et Jeade’en, derrière Moiraine et Aldieb. « Ceci est l’affaire des femmes, maintenant, Aan’allein. Tenez-vous à l’écart. Allez aux tentes. Rhuarc vous offrira l’eau et l’ombre. »
Lan attendit le léger signe d’assentiment de Moiraine avant de s’incliner et de s’éloigner dans la même direction que Rhuarc avait prise. La cape changeante qui pendait derrière son dos lui donnait l’apparence d’une tête et de bras sans corps flottant au-dessus du sol devant les trois chevaux.
« Pourquoi l’appelez-vous ainsi ? questionna Moiraine lorsqu’il fut hors de portée de voix. Homme Unique. Le connaissez-vous ?
— De réputation, Aes Sedai. » Amys prononçait le titre comme parlant d’égale à égale. « Le dernier des Malkieri. L’homme qui ne renonce pas à sa guerre contre l’Ombre bien que sa nation ait été détruite depuis longtemps par cette Ombre. Il y a beaucoup d’honneur en lui. Je savais par le rêve que, si vous veniez, c’était presque certain que Aan’allein viendrait aussi, mais j’ignorais qu’il vous obéissait.
— C’est mon Lige », dit simplement Moiraine.
Egwene eut l’impression que l’Aes Sedai était troublée en dépit du ton qu’elle avait eu, et elle comprenait pourquoi. Presque certain que Lan viendrait avec Moiraine ? Lan suivait toujours Moiraine ; il la suivrait au fond du Gouffre du Destin sans la moindre hésitation. Presque aussi intéressant pour Egwene était le « si vous veniez ». Les Sagettes avaient-elles été sûres qu’ils viendraient – ou non ? Peut-être qu’interpréter le Rêve n’était pas aussi précis qu’elle l’espérait. Elle s’apprêtait à poser la question quand Bair éleva la voix.
« Aviendha ? Approche. »
Aviendha s’était assise à l’écart sur ses talons, les bras noués autour de ses genoux, l’air désolée, les yeux fixés sur le sol. Elle se dressa lentement. Si Egwene n’avait pas eu la preuve du contraire, elle aurait pensé qu’Aviendha avait peur. Elle monta d’un pas traînant jusqu’à l’endroit où se tenaient les Sagettes et déposa à ses pieds son sac et son rouleau de tentures.
« Il est temps », dit Bair, non sans douceur. Toutefois, il n’y avait pas de compromis dans ses yeux bleu pâle. « Tu as couru avec les lances aussi longtemps que tu as pu. Plus longtemps que tu n’aurais dû. »
Aviendha redressa la tête dans un mouvement de défi. « Je suis une Vierge de la Lance. Je n’ai pas envie d’être une Sagette. Je n’en serai pas une ! »
Les traits des Sagettes se durcirent. Dans l’esprit d’Egwene s’imposa le souvenir du Cercle des Femmes au Champ d’Emond devant qui comparaissait une femme s’apprêtant à commettre quelque sottise.
« Tu as déjà été traitée avec plus d’indulgence que de mon temps, déclara Amys d’un ton dur comme pierre. Moi aussi, j’ai refusé quand j’ai été appelée. Mes sœurs de lance ont brisé mes lances sous mes yeux. Elles m’ont amenée à Bair et à Coedeline pieds et poings liés et avec seulement ma propre peau sur moi.
— Ainsi qu’une jolie petite poupée passée sous ton bras, ajouta sèchement Bair, pour te rappeler à quel point tu étais puérile. Si je m’en souviens bien, tu t’es enfuie neuf fois le premier mois. »
Amys hocha la tête sévèrement. « Et pour chaque fois on m’a fait pleurer comme une gamine. Je ne me suis enfuie que cinq fois le deuxième mois. Je me croyais aussi forte et dure qu’une femme peut l’être. Pourtant je n’étais pas bien maligne ; il m’a fallu une demi-année pour apprendre que tu étais plus forte et plus dure que je ne pourrais jamais l’être, Bair. J’ai fini par comprendre mon devoir, mon obligation envers les gens. De même que tu l’apprendras, Aviendha. Telles que nous sommes, toi et moi, nous avons cette obligation. Tu n’es pas une enfant. Il est temps de laisser de côté les poupées – et les lances – pour devenir la femme que tu es destinée à être. »
Brusquement, Egwene comprit pourquoi elle avait éprouvé dès le début une telle affinité avec Aviendha, comprit pourquoi Amys et les autres avaient l’intention qu’elle devienne Sagette. Aviendha avait en puissance le don de canaliser. Comme elle-même, comme Élayne et Nynaeve – et Moiraine, d’ailleurs –, elle était une de ces rares femmes à qui canaliser pouvait être enseigné mais qui en avaient aussi le don inné, de sorte qu’elle était capable d’entrer en contact avec la Vraie Source, qu’elle sache ce qu’elle faisait ou non. L’Aes Sedai en avait sûrement eu conscience dès qu’elle avait approché l’Aielle. Egwene se rendit compte qu’elle ressentait la même affinité avec Amys et avec Mélaine. Toutefois pas avec Bair ou Seana. Seules les deux premières avaient le don ; elle en était sûre. Et maintenant elle décelait la même chose chez Moiraine. C’était la première fois qu’elle le remarquait. L’Aes Sedai était une personne réservée.
Quelques-unes des Sagettes, du moins, lisaient apparemment davantage sur le visage de Moiraine. « Vous aviez l’intention de l’emmener à votre Tour Blanche, dit Bair, pour en faire une des vôtres. C’est une Aielle, Aes Sedai.
— Elle sera très forte si elle reçoit la formation appropriée, répliqua Moiraine. Aussi forte que le sera Egwene. Dans la Tour, elle sera en mesure de parvenir à cette force.
— Nous sommes en mesure de la former aussi bien, Aes Sedai. » La voix de Mélaine était calme, certes, mais du mépris teintait le regard ferme de ses yeux verts. « De la former mieux. J’ai parlé à des Aes Sedai. Vous chouchoutez les femmes dans la Tour. La Terre Triple ne se prête pas au dorlotement. Aviendha aura appris ce qu’elle peut faire alors que vous l’auriez encore laissée au stade des petits jeux. »
Egwene reporta sur Aviendha un regard soucieux ; cette dernière contemplait ses pieds, toute attitude de défi disparue. Si elles pensaient que la formation de la Tour était du dorlotement… Elle avait été obligée de travailler plus dur et elle avait été châtiée plus strictement comme novice que jamais auparavant dans sa vie. Elle éprouva un sincère élan de compassion pour l’Aielle.
Amys tendit les mains et Aviendha y déposa à regret ses lances et son bouclier, tressaillant quand la Sagette les jeta de côté où ils tombèrent en cliquetant sur le sol. D’un geste lent, Aviendha dégagea l’arc dans son étui qu’elle portait dans le dos et le livra, détacha la ceinture où étaient suspendus son carquois et son poignard dans sa gaine. Amys prit chaque objet offert et le lança plus loin comme s’il s’agissait de détritus ; Aviendha avait chaque fois un léger sursaut. Une larme tremblait au coin d’un œil bleu-vert.
« Faut-il que vous la traitiez de cette façon ? » s’exclama Egwene avec colère. Amys et les autres tournèrent vers elle des regards impérieux, mais elle n’allait pas se laisser intimider. « Vous traitez des choses qui lui sont chères comme des ordures.
— Elle doit les considérer comme des ordures, déclara Seana. Quand elle reviendra – si elle revient – elle les brûlera et en dispersera les cendres. Le métal, elle le donnera à un forgeron pour qu’il fabrique des objets simples. Pas des armes. Pas même un couteau à découper. Des agrafes ou des marmites ou des puzzles pour enfants. Des choses qu’elle distribuera de ses propres mains quand elles seront faites.
— La Terre Triple n’est pas tendre, Aes Sedai, dit Bair. Ce qui est tendre meurt, ici.
— Le cadin’sor, Aviendha. » Amys désigna du geste les armes mises au rebut. « Tes nouveaux vêtements attendront ton retour. »
Mécaniquement, Aviendha se déshabilla, expédiant sur le tas tunique et chausses, bottes souples, tout. Nue, elle se tint droite sans remuer un orteil, alors qu’Egwene avait l’impression que ses propres pieds allaient se couvrir d’ampoules dans ses souliers. Elle se rappela avoir regardé brûler les vêtements qu’elle avait portés en venant à la Tour Blanche, rupture des liens avec une vie antérieure, mais cela ne s’était pas passé ainsi. Pas de cette façon brutale.
Comme Aviendha s’apprêtait à ajouter le sac et les tapisseries au tas, Seana les lui prit des mains. « Ceci, tu pourras le ravoir. Si tu reviens. Sinon, tout ira à ta famille, à titre de souvenir. »
Aviendha hocha la tête. Elle ne semblait pas éprouver de peur. De la répugnance, de la colère, de la morosité même, mais pas de peur.
« Dans Rhuidean, dit Amys, tu trouveras trois cercles, disposés ainsi. » Elle traça en l’air trois lignes qui se rejoignaient au milieu. « Entre dans n’importe lequel. Tu verras ton avenir se dérouler devant toi, maintes et maintes fois, avec des variations. Elles ne te guideront pas entièrement, ce qui est pour le mieux, car elles se fondront les unes dans les autres comme les récits entendus autrefois, cependant tu t’en souviendras suffisamment pour connaître des choses qui doivent survenir pour toi, si dédaignées qu’elles puissent être, et d’autres qui n’adviendront pas, quelque chères espérances qu’elles soient. Ceci est le commencement d’être ce qu’on appelle sage. Il y a des femmes qui ne reviennent jamais des cercles ; peut-être ont-elles été incapables d’affronter l’avenir. Certaines qui ont survécu aux cercles ne survivent pas à leur deuxième visite à Rhuidean, au cœur de Rhuidean. Tu ne renonces pas à une vie dure et dangereuse pour une autre plus douce mais pour une plus rude et plus périlleuse. »
Un ter’angreal. Amys décrivait un ter’angreal. Quel endroit était donc ce Rhuidean ? Egwene s’avisa qu’elle avait envie d’y descendre elle-même pour le découvrir. C’était stupide. Elle n’était pas ici pour courir des risques inutiles avec un ter’angreal dont elle ne connaissait rien.
Mélaine prit dans sa main le menton d’Aviendha et tourna vers elle le visage de sa cadette. « Tu as la force, dit-elle sur un ton de calme conviction. Un esprit énergique et un cœur ferme sont désormais tes armes, mais tu les manies avec autant de sûreté que tu as jamais manié une lance. Souviens-toi d’eux, utilise-les et ils t’aideront à triompher de tout. »
Egwene fut surprise. Des quatre, elle aurait cru que la Sagette à la chevelure couleur de soleil serait la dernière à témoigner de la compassion.
Aviendha hocha la tête et réussit même à sourire. « Je vais arriver à Rhuidean avant ces hommes. Ils ne savent pas courir. »
Chaque Sagette à son tour l’embrassa légèrement sur les deux joues en murmurant : « Reviens-nous. » Saisissant la main d’Aviendha, Egwene la serra et sentit qu’elle lui rendait son étreinte. Puis voilà l’Aielle descendant le flanc de la montagne en courant par bonds. Elle semblait bien partie pour rattraper Rand et Mat. Egwene la regarda s’éloigner avec inquiétude. C’était un peu comme d’être élevée au rang d’Acceptée, pour ainsi dire, mais sans aucune formation préalable de novice, sans personne pour donner ensuite un peu de réconfort. Que se serait-il passé si elle avait dû affronter les épreuves pour être une Acceptée le premier jour de son entrée à la Tour ? Elle songea qu’elle serait peut-être devenue folle. Nynaeve avait accédé de cette façon au rang d’Acceptée, à cause de sa force ; elle pensa qu’au moins une partie de l’aversion de Nynaeve pour les Aes Sedai provenait de ce qu’elle avait éprouvé à ce moment-là. Reviens-nous, pensa-t-elle. Sois ferme.
Quand Aviendha disparut hors de vue, Egwene soupira et se retourna vers les Sagettes. Elle avait son propre objectif à atteindre ici et retarder le moment de s’y mettre ne servirait à personne. « Amys, dans le Tel’aran’rhiod vous m’aviez dit que je devais venir vous trouver pour apprendre. Me voici.
— Nous avons agi avec précipitation, dit la Sagette aux cheveux blancs. Nous nous sommes hâtées parce qu’Aviendha a résisté si longtemps à son toh, parce que nous avions craint que les Shaidos ne se voilent, même ici, si nous n’envoyions pas Rand al’Thor dans Rhuidean avant qu’ils se décident.
— Vous croyez qu’ils auraient tenté de le tuer ? s’étonna Egwene. Pourtant c’est lui que vous avez envoyé des gens chercher au-delà du Rempart du Dragon. Celui-qui-Vient-avec-l’Aube. »
Bair réarrangea son châle. « Peut-être est-ce lui. Nous verrons. S’il vit.
— Il a les yeux de sa mère, commenta Amys, et beaucoup d’elle aussi dans les traits en même temps que quelque chose de son père, mais Couladin ne pouvait voir que la façon dont il était habillé et son cheval. Les autres Shaidos auraient réagi de même et peut-être aussi les Taardads. Les étrangers ne sont pas admis sur cette terre et maintenant vous voici cinq. Non, quatre ; Rand al’Thor n’est pas un étranger, quel que soit le lieu où il a été élevé. Par contre, nous en avons déjà autorisé un à entrer dans Rhuidean, ce qui est également interdit. Le Changement survient comme une avalanche, que nous le souhaitions ou non.
— Il doit survenir, déclara Bair, qui n’en avait pas l’air enchantée. Le Dessin nous plante où il veut.
— Vous connaissiez les parents de Rand ? » questionna Egwene avec circonspection. Quoi qu’elles en disent, Egwene pensait toujours que les parents de Rand étaient Tam et Kari al’Thor.
« C’est son histoire, répliqua Amys, s’il est désireux de l’apprendre. » D’après la fermeté de sa bouche, elle n’ajouterait pas un mot de plus sur le sujet.
« Venez, reprit Bair. La hâte n’est plus nécessaire à présent. Venez. Nous vous offrons l’eau et l’ombre. »
À la mention d’ombre, les genoux d’Egwene faillirent plier sous elle. Le foulard qui avait été noué trempé autour de son front était maintenant presque sec ; le sommet de son crâne lui donnait l’impression d’être cuit et le reste de sa personne ne l’était guère moins. Moiraine parut tout aussi reconnaissante de suivre les Sagettes qui montaient vers un des petits groupes de tentes basses aux côtés ouverts.
Un homme de haute taille, chaussé de sandales et vêtu d’une longue tunique blanche à capuche se chargea des rênes des chevaux. C’était bizarre de voir son visage d’Aiel dans les profondeurs de cette souple cuculle, avec les yeux baissés.
« Donnez à boire aux bêtes », recommanda Bair avant de se courber pour entrer sous la tente basse sans parois latérales, et l’homme porta la main à son front en s’inclinant à l’adresse du dos de Bair.
Egwene hésita à laisser cet homme emmener Brume. Il avait l’air sûr de lui, mais qu’est-ce qu’un Aiel savait des chevaux ? Toutefois, elle ne pensait pas qu’il leur nuirait et l’intérieur de la tente avait un aspect merveilleusement plus sombre. La tente était effectivement plus ombreuse – et délicieusement fraîche en comparaison avec l’extérieur.
Son toit montait en pointe autour d’un trou, mais même sous celui-ci on pouvait à peine se tenir debout. Comme pour compenser les couleurs ternes que portaient les Aiels, de grands coussins rouges ornés de glands dorés étaient disposés çà et là sur des tapis aux teintes éclatantes placés les uns au-dessus des autres en couche assez épaisse pour que l’on ne sente plus le sol dur au-dessous. Egwene et Moiraine imitèrent les Sagettes, se laissant glisser sur le tapis et s’appuyant du coude sur un coussin. Elles étaient toutes en cercle, presque assez près pour toucher leurs voisines.
Bair frappa un petit gong de cuivre et deux jeunes femmes entrèrent avec des plateaux d’argent, se courbant avec grâce, vêtues de blanc avec de profondes capuches, les yeux baissés comme l’homme qui avait pris en charge les chevaux. S’agenouillant au milieu de la tente, l’une d’elles remplit de vin une petite coupe en argent pour chacune des femmes appuyées à un coussin et la seconde versa de l’eau dans des coupes plus grandes. Sans un mot, elles sortirent à reculons en s’inclinant, laissant les plateaux luisants et les pichets emperlés de condensation.
« Voici de l’eau et de l’ombre, librement accordées, énonça Bair en levant sa coupe pleine d’eau. Que ne règne aucune gêne entre nous. Toutes ici sont bienvenues, comme sont bienvenues les premières-sœurs.
— Que ne règne aucune gêne », murmurèrent Amys et les deux autres. Après une première gorgée d’eau, les Aielles se nommèrent cérémonieusement. Bair, de l’enclos des Haidos des Aiels Shaarads. Amys, de l’enclos des Sept Vallées des Aiels Taardads. Mélaine, de l’enclos des Jhirads des Aiels Goshiens. Seana, de l’enclos de la Colline Noire des Aiels Nakais.
Egwene et Moiraine se conformèrent au rite, encore que la bouche de Moiraine se soit pincée quand Egwene se présenta comme une Aes Sedai de l’Ajah Verte.
Comme si le partage de l’eau et l’échange des noms avaient abattu un mur, l’atmosphère dans la tente se modifia de façon palpable. Des sourires chez les Aielles, une décontraction subtile et la contrainte en question disparut.
Egwene fut plus reconnaissante pour l’eau que pour le vin. Peut-être régnait-il plus de fraîcheur sous la tente que dehors, mais rien que respirer lui desséchait encore la gorge. Sur un geste d’Amys, elle se resservit avec empressement une coupe d’eau.
Les personnes habillées de blanc avaient été une surprise. C’était stupide, mais elle se rendit compte qu’elle avait cru qu’à part les Sagettes les Aiels étaient tous comme Rhuarc et Aviendha, des guerriers. Certes, ils avaient des forgerons, des tisserands et autres artisans ; ils y étaient obligés. Pourquoi pas des serviteurs ? Seulement Aviendha s’était montrée dédaigneuse à l’égard des serviteurs dans la Pierre, ne les laissant rien faire pour elle à part ce qu’elle ne pouvait éviter. Ces gens d’ici avec leur façon de se comporter avec humilité ne se conduisaient nullement comme des Aiels. Elle ne se rappelait pas avoir vu d’habits blancs dans les deux grands camps. « Est-ce uniquement les Sagettes qui ont des serviteurs ? » questionna-t-elle.
Mélaine s’étrangla avec son vin. « Des serviteurs ? répéta-t-elle en reprenant péniblement sa respiration. Ce sont des gai’shains, pas des serviteurs. » Elle disait cela comme si cela expliquait tout.
Moiraine fronça légèrement les sourcils au-dessus de sa coupe de vin. « Gai’shains ? Comment cela se traduit-il ? “Ceux liés par serment à la paix dans la bataille” ?
— Ils sont simplement des gai’shains », répliqua Amys. Elle parut se rendre compte qu’elles ne comprenaient pas. « Pardonnez-moi, mais avez-vous entendu parler de ji’e’toh ?
— Honneur et obligation, répondit aussitôt Moiraine. Ou peut-être honneur et devoir.
— Ce sont les mots, oui. Par contre, ce qui compte, c’est le sens. Nous vivons selon le ji’e’toh, Aes Sedai.
— N’essaie pas de leur dire tout, Amys, lui conseilla Bair. Une fois, j’ai passé un mois à tenter d’expliquer le ji’e’toh à une femme des Terres Humides et à la fin elle posait plus de questions qu’au commencement. »
Amys hocha la tête. « Je m’en tiendrai au strict minimum. Si vous désirez avoir l’explication, Moiraine. »
Egwene aurait préféré commencer à parler du Rêve et de la formation de Rêveuse mais, à sa profonde contrariété, l’Aes Sedai dit : « Oui, si vous voulez bien. »
Avec un hochement de tête à l’adresse de Moiraine, Amys commença. « Je donnerai simplement l’idée générale du gai’shain. Dans la danse des lances, le maximum de ji, d’honneur, est acquis en touchant un ennemi armé sans le tuer ni le blesser d’aucune manière.
— Le plus d’honneur parce que c’est tellement difficile, commenta Seana, ses yeux d’un gris tirant sur le bleu se plissant dans une expression grimaçante, et donc si rarement réalisé.
— Le moins d’honneur est de tuer, poursuivit Amys. Un enfant ou un imbécile sont capables de tuer. Entre les deux se place la prise d’un captif. Je simplifie, vous comprenez. Il y a de nombreux degrés. Les gai’shains sont des prisonniers ainsi capturés, encore qu’un guerrier qui a été touché puisse parfois demander d’être pris comme gai’shain pour diminuer l’honneur de son ennemi et sa propre perte d’honneur.
— Les Vierges de la Lance et les Chiens de Pierre en particulier sont connus pour le faire, intervint Seana, ce qui lui attira un regard sévère d’Amys.
— Est-ce moi qui explique ou toi ? Je continue. Il y en a qui ne peuvent pas être pris comme gai’shains, évidemment. Une Sagette, un forgeron, un enfant, une femme enceinte ou une femme qui a un enfant au-dessous de dix ans. Un gai’shain a un toh envers celui ou celle qui l’a capturé. Pour le gai’shain, cela implique de servir pendant un an et un jour, obéissant avec humilité, ne touchant aucune arme, ne commettant aucun acte violent. »
L’intérêt d’Egwene s’était éveillé malgré elle. « Ne tentent-ils pas de s’évader ? Moi, je n’y manquerais pas. » Jamais je ne laisserai qui que ce soit me retenir de nouveau prisonnière !
Les Sagettes eurent l’air choquées. « C’est arrivé, répliqua Seana d’une voix sévère, mais il n’y a pas d’honneur à ça. Un gai’shain qui s’enfuit est ramené par son enclos pour recommencer son année et un jour. La perte d’honneur est si grande qu’un premier-frère ou une première-sœur viendra aussi comme gai’shain pour apurer le toh de l’enclos. Plus d’un ou d’une, s’ils estiment qu’est grande la perte de ji. »
Moiraine semblait prendre tout cela avec calme, buvant son eau à petites gorgées, mais Egwene eut bien du mal à s’empêcher de secouer la tête. Les Aiels étaient fous ; point final. Il y eut pire.
« Certains gai’shains se targuent maintenant d’humilité avec arrogance, commenta Mélaine d’un ton désapprobateur. Ils estiment acquérir ainsi de l’honneur, en poussant l’obéissance et la soumission jusqu’à la caricature. C’est quelque chose de nouveau et de ridicule. Cela n’a rien à voir avec le ji’e’toh. »
Bair éclata de rire, d’un rire étonnamment sonore en comparaison de sa voix ténue. « Il y a toujours eu des imbéciles. Quand j’étais jeune et que les Shaarads et les Tomanelles se chapardaient mutuellement toutes les nuits du bétail et des chèvres, Chenda, la maîtresse du toit de la Passe de Mainde, a été repoussée de côté par un jeune Chercheur d’Eau des Haidos au cours d’une razzia. Elle s’est rendue à la Vallée Courbe et a exigé que le garçon la prenne comme gai’shaine ; elle ne voulait pas lui permettre de remporter l’honneur de l’avoir touchée parce qu’elle avait dans les mains un couteau à découper à ce moment-là. Un couteau de cuisine ! C’était une arme, avait-elle prétendu, comme si elle était une Vierge de la Lance. Le garçon n’a pas eu d’autre choix que de souscrire à ses exigences, en dépit des rires que cela a suscité quand il s’est exécuté. On ne renvoie pas une maîtresse du toit pieds nus à sa place forte. Avant que l’année et un jour aient été écoulés, l’enclos des Haidos et l’enclos des Jendas ont échangé leurs lances et le garçon s’est bientôt retrouvé marié à la fille aînée de Chenda. Avec sa seconde-mère encore gai’shaine pour lui. Il a voulu la donner à son épouse en complément de son cadeau de noces, et les deux femmes ont protesté qu’il essayait de leur voler de l’honneur. Il a failli être obligé de prendre sa propre épouse comme gai’shaine. Peu s’en est fallu que recommencent les expéditions de pillage entre Haidos et Jendas avant que le toh soit apuré. » Les Aielles étaient presque écroulées de rire, Amys et Mélaine s’essuyaient les yeux.
Egwene ne comprenait pas grand-chose à cette histoire – assurément pas pourquoi elle était drôle – mais elle réussit à émettre un rire poli.
Moiraine posa de côté sa coupe d’eau pour prendre la petite coupe de vin en argent. « J’ai entendu des hommes parler de leurs combats avec des Aiels, mais je n’avais jamais entendu une chose de ce genre. En tout cas pas d’un Aiel se rendant parce qu’il avait été touché.
— Il ne s’agit pas de reddition, rectifia Amys. Il s’agit de ji’e’toh.
— Personne ne demanderait d’être gai’shain pour quelqu’un des Terres Humides, dit Mélaine. Les étrangers ne connaissent rien au ji’e’toh. »
Les Aielles échangèrent des coups d’œil. Elles étaient mal à l’aise. Pourquoi ? se demanda Egwene. Oh. Pour les Aielles, ne pas connaître le ji’e’toh doit être comme ignorer les bonnes manières, ou ne pas être honorable. « Il y a des hommes et des femmes honorables parmi nous, déclara Egwene. La plupart d’entre nous. Nous savons distinguer le bien du mal.
— Oui certes, vous le savez, murmura Bair d’un ton signifiant qu’il ne s’agissait pas du tout de la même chose.
— Vous m’avez adressé une lettre à Tear avant même que j’y arrive, dit Moiraine. Vous mentionniez de nombreuses choses, dont certaines se sont révélées exactes. Y compris que je vous rencontrerais – que je devais vous rencontrer – ici aujourd’hui ; vous m’avez pratiquement ordonné d’y être. Pourtant, auparavant vous aviez employé le conditionnel – si je venais. Dans ce que vous avez écrit, qu’est-ce que vous saviez être vrai ? »
Amys soupira et reposa sa coupe de vin, mais c’est Bair qui prit la parole. « Beaucoup est incertain, aussi bien pour une Rêveuse. Amys et Mélaine sont les meilleures d’entre nous et pourtant elles non plus ne voient pas tout ce qui est ou tout ce qui peut survenir.
— Le présent est beaucoup plus clair que le futur même dans le Tel’aran’rhiod, dit la Sagette aux cheveux couleur de soleil. Ce qui est en train de se produire ou ce qui commence est beaucoup plus aisément vu que ce qui se produira ou a des chances de se produire. Nous n’avons absolument pas vu Egwene ou Mat Cauthon. Les chances qu’il vienne ou ne vienne pas étaient égales en ce qui concerne le jeune homme qui s’appelle Rand al’Thor. S’il ne venait pas, c’était sûr qu’il mourrait et les Aiels aussi. Cependant il est venu et, s’il survit à Rhuidean, quelques-uns des Aiels au moins survivront. Cela, nous le savons. Si vous n’étiez pas venue, il serait mort. Si Aan’allein n’était pas venu, vous seriez morte. Si vous ne passez pas par les cercles… » Elle s’arrêta net, comme si elle s’était mordu la langue.
Egwene se pencha en avant, tout oreilles. Moiraine devait entrer dans Rhuidean ? Mais l’Aes Sedai paraissait ne rien avoir remarqué et Seana prit vivement la parole pour détourner l’attention de ce qui avait échappé à Mélaine.
« Il n’y a pas de chemin définitivement tracé vers l’avenir. Le Dessin fait paraître la plus fine dentelle pareille à de la toile à sac grossièrement tissée ou un emmêlement de ficelle. Dans le Tel’aran’rhiod il est possible de voir plusieurs manières dont le futur peut se trouver tissé. Pas davantage. »
Moiraine but une gorgée de vin. « L’Ancienne Langue est parfois difficile à traduire. » Egwene la regarda avec stupeur. L’Ancienne Langue ? Et les cercles, le ter’angreal ? Mais Moiraine poursuivit comme si de rien n’était. « Tel’aran’rhiod signifie le Monde des Rêves, ou peut-être le Monde Invisible. Ni l’une ni l’autre interprétation n’est réellement exacte ; c’est plus complexe que cela. Aan’allein. Homme Unique, mais aussi l’Homme Qui Est un Peuple Entier, et deux ou trois autres façons encore de traduire ce terme. Et les mots dont nous nous servons journellement sans jamais penser à leur sens dans l’Ancienne Langue. Les Liges sont appelés “Gaidins” qui était “frères de bataille”. Aes Sedai signifiait “servante de tous”. Et “Aiel”, “Dédié”, dans l’Ancienne Langue. Non, le sens est plus fort ; il implique un serment inscrit dans les os. Je me suis souvent demandé à quoi les Aiels s’étaient consacrés. » L’expression des Sagettes avait pris la rigidité du fer, mais Moiraine continua. « Et les “Aiels Jenns”. “Les vraiment voués”, mais là encore la signification est plus riche. Peut-être “les seuls vrais fidèles”. Les seuls vrais Aiels ? » Elle leur adressa un regard interrogateur, exactement comme si elles n’avaient pas eu soudain des yeux de pierre. Aucune ne parla.
À quoi pensait donc Moiraine ? Egwene n’entendait pas laisser l’Aes Sedai ruiner ses chances d’apprendre ce que les Sagettes étaient en mesure de lui enseigner. « Amys, pourrions-nous maintenant parler du Rêve ?
— Ce soir, il sera bien assez temps, répliqua Amys.
— Mais…
— Ce soir, Egwene. Toute Aes Sedai que vous soyez, vous devez redevenir une élève. Vous ne savez même pas encore vous endormir à volonté ou dormir d’un sommeil assez léger pour décrire ce que vous voyez avant de vous réveiller. Quand le soleil commencera à se coucher, je commencerai à vous instruire. »
Egwene courba vivement la tête pour regarder sous le bord du toit de la tente. Vue de cette ombre profonde, la clarté du dehors luisait à en brûler les yeux à travers les miroitements de chaleur dans l’air ; le soleil se trouvait seulement à mi-chemin du sommet des montagnes.
Subitement, Moiraine se redressa sur les genoux ; passant les mains dans son dos, elle commença à déboutonner sa robe. « Je présume que je dois aller comme Aviendha », dit-elle, et ce n’était pas une question.
Bair adressa à Mélaine un regard sévère que sa cadette ne soutint que brièvement avant de baisser les yeux. Seana commenta d’un ton résigné : « Vous n’auriez pas dû être avertie. C’est fait, maintenant. Le changement. Un qui n’est pas du sang s’est rendu à Rhuidean et en voici une autre. »
Moiraine s’arrêta un instant. « Cela change-t-il quoi que ce soit, que j’aie été prévenue ?
— Peut-être beaucoup, répondit à regret Bair, peut-être pas du tout. Nous guidons souvent, mais nous ne révélons rien. Quand nous vous avons vue aller vers les cercles, c’était vous qui parliez la première d’y aller, qui demandiez le droit bien que n’étant pas du sang. À présent, l’une de nous l’a mentionné d’abord. Il y a déjà des modifications dans ce que nous avons vu. Qui peut dire ce qu’elles sont ?
— Et qu’avez-vous vu si je n’y vais pas ? »
Le visage ridé de Bair n’exprimait rien, mais une nuance de compassion apparut dans ses yeux bleu clair. « Nous en avons déjà trop révélé, Moiraine. Ce qu’une Rêveuse voit est ce qui a des chances de se produire, pas ce qui se produira sûrement. Ceux qui cheminent avec une trop grande connaissance du futur vont inévitablement au-devant de leur perte, soit parce qu’ils se fient à ce qu’ils croient devoir arriver soit parce qu’ils s’efforcent de le changer.
— C’est la grâce accordée par les cercles que les souvenirs s’estompent, reprit Amys. Une femme connaît certaines choses – un petit nombre – qui vont arriver ; d’autres, elle ne les reconnaîtra pas avant qu’elle ait à se décider, ou ne les reconnaîtra peut-être pas du tout. La vie est incertitude, lutte, choix et changement ; quelqu’un sachant comment sa vie est tissée dans le Dessin aussi bien que la façon dont un fil est inséré dans un tapis aurait l’existence d’un animal. Ou sombrerait dans la folie. L’incertitude, la lutte, le choix et le changement sont le lot de l’espèce humaine. »
Moiraine écoutait sans impatience apparente, mais Egwene se doutait qu’elle en ressentait ; l’Aes Sedai avait l’habitude de donner des leçons, pas d’en recevoir. Elle garda le silence pendant qu’Egwene l’aidait à ôter sa robe, ne prenant la parole que quand elle s’assit sur ses talons, nue, au bord des tapis, le regard plongeant le long de la montagne vers la cité enveloppée de brouillard dans la vallée. Alors elle dit : « Ne laissez pas Lan me suivre. Il essaiera s’il me voit.
— Ainsi sera ce qu’il en sera », répliqua Bair. Le ton de sa voix ténue était froid et sans réplique.
Au bout d’un instant, Moiraine hocha la tête à regret et se glissa hors de la tente en plein soleil ardent. Elle se mit à courir aussitôt, pieds nus sur la pente brûlante.
Egwene esquissa une grimace. Rand et Mat, Aviendha, Moiraine maintenant, tous allaient dans Rhuidean. « Est-ce qu’elle… survivra ? Si vous avez rêvé de ceci, vous devez le savoir.
— Il y a des endroits où l’on ne peut pas pénétrer dans le Tel’aran’rhiod, répondit Seana. Rhuidean. Un stedding ogier. Quelques autres. Ce qui se passe là-bas est caché aux yeux d’une Rêveuse. »
Ce n’était pas une réponse – elles auraient pu voir si Moiraine sortait de Rhuidean – mais c’était manifestement tout ce qu’elle obtiendrait. « Très bien. Dois-je y aller aussi ? » L’idée de faire l’expérience des cercles ne lui souriait pas ; ce serait de nouveau comme l’épreuve pour accéder au rang d’Acceptée. Mais si tous les autres y allaient…
« Ne soyez pas ridicule, remontra Amys avec vigueur.
— Nous n’avons rien vu de pareil pour vous, ajouta Bair d’un ton plus modéré. Nous ne vous avons pas vue du tout.
— Et je ne dirais pas oui si vous demandiez, poursuivit Amys. Quatre sont requis pour obtenir la permission, et je dirais non. Vous êtes ici pour apprendre à vous déplacer dans le domaine du Rêve.
— Dans ce cas, répliqua Egwene en se réinstallant sur son coussin, enseignez-moi. Il doit bien y avoir quelque chose par quoi vous pouvez commencer avant ce soir. »
Mélaine la foudroya du regard, mais Bair eut un petit rire sarcastique. « Elle est aussi passionnée et impatiente que toi une fois que tu avais décidé d’apprendre, Amys. »
Celle-ci hocha la tête. « Je souhaite qu’elle sache garder sa passion et perdre l’impatience, pour son bien. Écoutez-moi, Egwene. Ce sera dur, certes, mais vous devez oublier que vous êtes une Aes Sedai si vous voulez apprendre. Vous devez écouter, rappelez-vous, et exécuter ce que l’on vous ordonne. Surtout, vous ne devez plus entrer dans le Tel’aran’rhiod avant que l’une de nous donne son accord. Pouvez-vous accepter ceci ? »
Ce n’était pas difficile d’oublier qu’elle était une Aes Sedai puisqu’elle n’en était pas une. Pour le reste, cela semblait de façon inquiétante revenir à l’état de novice. « Je peux l’accepter. » Elle espéra ne pas avoir eu l’air hésitante.
« Bien, conclut Bair. Je vais maintenant vous parler des déplacements dans le Rêve et du Tel’aran’rhiod d’une façon très générale. Quand j’aurai terminé, vous répéterez ce que j’ai dit. Si vous ne réussissez pas à tout mentionner, vous astiquerez les marmites à la place des gai’shaines ce soir. Si votre mémoire est si mauvaise que vous êtes incapable de répéter ce que j’ai dit après l’avoir entendu une seconde fois… Eh bien, nous en discuterons quand l’occasion se présentera. Soyez attentive.
« Presque tout le monde peut atteindre le Tel’aran’rhiod, mais rares sont ceux qui y pénètrent pour de bon. De toutes les Sagettes, nous quatre sommes les seules à nous déplacer en rêve, et votre Tour n’a pas eu de Rêveuse en près de cinq cents ans. Cela ne dépend pas du Pouvoir Unique, bien que les Aes Sedai en soient persuadées. Je suis incapable de canaliser et Seana également mais nous évoluons en rêve aussi bien qu’Amys ou que Mélaine. Nombreux sont ceux qui effleurent le Monde des Rêves dans leur sommeil. Parce qu’ils le frôlent seulement, ils s’éveillent avec des douleurs et des peines au lieu d’os brisés ou de chagrins mortels. Une Rêveuse entre entièrement dans le Rêve, c’est pourquoi ses blessures sont réelles au réveil. Pour quiconque s’introduit totalement dans le Rêve, Rêveuse ou non, la mort là-bas est la mort ici. Cependant, s’intégrer trop complètement dans le Rêve, c’est perdre le contact avec la chair ; il n’y a pas de voie de retour et la chair meurt. On raconte qu’il y en a eu jadis qui pouvaient s’introduire en chair et en os dans le rêve sans rien laisser d’elles-mêmes en ce monde. C’était chose mauvaise, car elles avaient là-bas agi de façon malfaisante ; cela ne doit jamais être tenté, même si vous pensez que vous en êtes capable, car chaque fois vous perdrez une partie de ce qui vous rend humaine. Il vous faut apprendre à entrer dans le Tel’aran’rhiod quand vous le désirez, au degré que vous désirez. Il vous faut apprendre à découvrir ce que vous avez besoin de découvrir et à déchiffrer ce que vous voyez, à entrer dans les Rêves d’une autre personne près de vous afin de faciliter sa guérison, à déceler ceux qui ont pénétré dans le Rêve avec suffisamment de substance pour vous nuire, à… »
Egwene écoutait avec une application soutenue. C’était fascinant pour elle, ces évocations de choses dont elle ne s’était jamais doutée qu’elles soient possibles mais, en plus, elle n’avait pas l’intention de se retrouver en train d’astiquer des marmites. Pour tout dire, cela ne semblait pas juste. Quel que soit ce qui attendait Rand, Mat et les autres dans Rhuidean, ils ne seraient pas envoyés récurer des chaudrons. Et j’ai donné mon accord ! Non, ce n’était pas juste. Mais aussi bien elle doutait qu’ils puissent tirer de Rhuidean davantage qu’elle n’en aurait de ces femmes.