43 Prendre soin des vivants

S’emparant de la bride de Steppeur, Vérine conduisit elle-même Perrin à l’Auberge de la Source du Vin, la foule reculant pour lui laisser le passage puis se refermant derrière elle. Dannil, Ban et les autres suivirent à cheval et à pied, leurs parents se mêlant maintenant à eux. Ébahis comme ils l’étaient par les changements survenus au Champ d’Emond, les garçons eurent néanmoins l’amour-propre de marcher à grands pas même s’ils boitaient ou de se tenir plus droits en selle ; ils avaient affronté les Trollocs et étaient revenus chez eux. Par contre, les femmes passaient leurs mains sur leurs fils, neveux et petits-fils, souvent ravalant des larmes, et leurs faibles gémissements formaient un doux murmure plaintif. Les hommes au regard tendu s’efforçaient de cacher leur inquiétude derrière des sourires de fierté, tapant sur des épaules et s’exclamant sur les barbes nouvellement commencées, cependant leurs embrassades se transformaient fréquemment en une épaule sur laquelle s’appuyer. Les amies de cœur se précipitaient avec des baisers et des exclamations, à part égale joie et commisération, et les frères et sœurs plus jeunes, indécis, alternativement fondaient en pleurs et ouvraient de grands yeux admiratifs en se cramponnant à un frère que tout le monde semblait tenir pour un héros.

C’étaient les autres voix que Perrin aurait souhaité ne pas entendre.

« Où est Kenley ? » Maîtresse Ahan était une belle femme, avec des fils blancs dans sa tresse presque noire, mais elle avait une expression anxieuse en scrutant les visages et voyant les yeux se détourner. « Où est mon Kenley ? »

« Bili ! appela le vieux Hu al’Dai d’un ton hésitant. Quelqu’un a-t-il vu Bili al’dai ? »

« … Hu… ! »

« … Jared… ! » Tim… ! »

« … Colly… ! »

Devant l’auberge, Perrin tomba de la selle dans sa hâte à échapper à ces noms, ne voyant même pas quelles mains le rattrapaient. « Emmenez-moi à l’intérieur ! dit-il d’une voix rauque. À l’intérieur ! » Teven… ! »

« … Haral… ! »

« … Had… ! »

La porte intercepta les gémissements de cœurs affligés et les supplications de la mère de Dael al’Taron pour que quelqu’un lui dise où était son fils.

Dans une marmite trolloque, songea Perrin comme on l’installait dans un fauteuil de la salle commune. Dans un ventre de Trolloc, où je l’ai mis, Maîtresse al’Taron. Où je l’ai mis. Faile lui tenait la tête dans ses mains et examinait son visage d’un air soucieux. Prendre soin des vivants, se dit-il. Je pleurerai les morts plus tard. Plus tard.

« Je vais bien, dit-il à Faile. J’ai eu juste un petit étourdissement en descendant de cheval. Je n’ai jamais été bon cavalier. » Elle ne parut pas le croire.

« Ne pouvez-vous faire quelque chose ? » demanda-t-elle avec insistance à Vérine.

L’Aes Sedai secoua négativement la tête avec calme. « Je pense que mieux vaut pas, mon enfant. Dommage qu’aucune de nous deux ne soit de l’Ajah Jaune, mais Alanna est quand même une bien meilleure Guérisseuse que moi. Mes Capacités s’appliquent à d’autres domaines. Ihvon va la ramener. Attendez avec patience, mon enfant. »

La grande salle de l’auberge avait été transformée en armurerie de fortune. Excepté devant la cheminée, les murs servaient d’appui à une masse compacte de lances de toutes sortes, où se mêlaient par-ci par-là une hallebarde ou une vouge et d’autres armes d’hast aux fers de formes curieuses, beaucoup rongés et décolorés aux endroits où la vieille rouille avait été décapée. Plus surprenant encore, un tonneau près du pied de l’escalier contenait des épées entassées pêle-mêle, la plupart sans fourreau et pas deux pareilles. Tous les greniers à une lieue à la ronde avaient dû être mis sens dessus dessous pour dénicher des reliques couvertes de poussière depuis des générations. Perrin n’aurait pas imaginé qu’il existait cinq épées dans l’ensemble des Deux Rivières. Avant l’arrivée des Blancs Manteaux et des Trollocs, en tout cas.

Gaul prit place d’un côté, près de l’escalier qui montait aux chambres de l’auberge et au logement des al’Vere, observant Perrin, mais nettement conscient de la présence de Vérine et de ses moindres mouvements. De l’autre côté de la salle, surveillant Faile et tous les autres, les deux Vierges de la Lance avaient calé leurs lances dans le creux de leur bras et adopté une pose hanchée qui semblait à la fois nonchalante et prête à bondir. Les trois garçons qui avaient transporté Perrin à l’intérieur passaient d’un pied sur l’autre à proximité de la porte, contemplant avec les mêmes grands yeux lui-même, l’Aes Sedai et les Aiels. C’était tout.

« Les autres, dit Perrin. Ils ont besoin…

— On s’occupera d’eux, interrompit Vérine posément en s’installant à une autre table. Ils aimeront mieux être avec leurs familles. C’est bien préférable d’avoir ceux qu’on aime auprès de soi. »

Perrin ressentit un coup au cœur – l’image des tombes sous les pommiers traversa son esprit – mais il se maîtrisa. Prends soin des vivants, se rappela-t-il rudement. L’Aes Sedai sortit sa plume et son encrier et commença à inscrire des notes d’une écriture précise dans ce petit carnet qu’elle avait. Il se demanda si elle se préoccupait du nombre de gens des Deux Rivières qui mouraient du moment que lui vivait, et serait utilisable dans les plans formés par la Tour Blanche pour Rand.

Faile lui pressa la main dans la sienne, mais c’est à l’Aes Sedai qu’elle parla. « Ne devrions-nous pas monter le mettre au lit ?

— Pas encore », lui rétorqua Perrin avec irritation. Vérine leva la tête et ouvrit la bouche, et il répéta d’une voix plus ferme : « Pas encore. » L’Aes Sedai haussa les épaules et retourna à ses écritures. « Est-ce que quelqu’un sait où est Loial ?

— L’Ogier ? » dit un des trois près de la porte. Dav Ayellin était plus trapu que Mat, mais il avait ce même éclair de malice dans les yeux. Il avait aussi cette allure ébouriffée, mal peignée de Mat. Naguère, le peu d’espiègleries que ne commettait pas Mat, Dav s’en chargeait, encore que ce soit en général Mat qui montrait le chemin. « Il est là-bas avec les hommes en train de faire reculer la lisière du Bois de l’Ouest. On croirait que nous abattons son frère chaque fois que nous coupons un arbre, mais il en abat trois avec cette hache énorme qu’il a commandée à Maître Luhhan dans le temps où n’importe qui d’autre en coupe un seul. Si tu as besoin de lui, j’ai aperçu Jaime Thane qui courait les avertir que tu étais arrivé. Je parie qu’ils vont tous venir te jeter un coup d’œil. » Examinant la flèche brisée, il eut une grimace et se frotta le côté par sympathie. « Est-ce que cela fait mal ?

— Assez », dit sèchement Perrin. Venir lui jeter un coup d’œil. Qu’est-ce que je suis, un ménestrel ? « Et Luc ? Je n’ai pas envie de le voir, mais est-il ici ?

— Je crains que non. » Le deuxième garçon, Elam Dowtry, frotta son long nez. Il avait à la ceinture une épée qui s’accordait mal avec sa tunique de laine de paysan et l’épi dans ses cheveux ; la poignée avait été récemment enveloppée de cuir brut et le fourreau de cuir était écorché et pelait. « Le Seigneur Luc est parti en quête du Cor de Valère, je pense. Ou peut-être de Trollocs. »

Dav et Elam étaient des amis de Perrin, ou l’avaient été, compagnons de chasse et de pêche, les deux à peu près de son âge, mais leurs sourires d’excitation leur donnaient l’air plus jeunes. Mat ou Rand auraient pu passer pour avoir au moins cinq ans de plus. Peut-être que lui aussi.

« J’espère qu’il reviendra bientôt, poursuivit Elam. Il m’a montré comment me servir d’une épée. Savais-tu qu’il était un Chasseur à la recherche du Cor ? Et un roi, si ses droits étaient reconnus. D’Andor, à ce que j’ai appris.

— L’Andor a des reines, murmura distraitement Perrin en croisant le regard de Faile, pas des rois.

— Donc il n’est pas ici », commenta Faile. Gaul changea légèrement de position ; il avait l’air prêt à partir à la recherche de Luc, ses yeux d’un bleu de glace. Perrin n’aurait pas été surpris que Baine et Khiad se voilent sur-le-champ.

« Non, acquiesça Vérine d’un ton absent, manifestement plus attentive à ses notes qu’à ce qu’elle disait. Non pas qu’il ne se soit pas rendu utile de temps en temps, mais il s’y prend de telle façon qu’il cause des ennuis quand il est là. Hier, avant que personne ne s’aperçoive de ce qu’il faisait, il a conduit une délégation à la rencontre d’une patrouille de Blancs Manteaux et il leur a annoncé que le Champ d’Emond leur était interdit. Apparemment, il leur a dit de ne pas s’en approcher de moins de quatre lieues. Les Blancs Manteaux ne me plaisent pas, mais je ne suppose pas qu’ils en aient été enchantés. Ce n’est pas sage d’éveiller leur hostilité plus qu’il n’est absolument nécessaire. » Elle regarda en fronçant les sourcils ce qu’elle avait écrit et se gratta le nez, sans se rendre compte visiblement qu’elle y laissait une tache d’encre.

Perrin ne se souciait guère des réactions des Blancs Manteaux. « Hier », dit-il d’une voix étouffée. Si Luc était rentré au village hier, ce n’était pas probable qu’il ait une responsabilité dans la présence des Trollocs là où on ne les attendait pas. Plus Perrin réfléchissait à la façon dont cette embuscade avait tourné, plus il se persuadait que les Trollocs avaient été au courant de leurs mouvements à eux. Et plus il avait envie d’en rendre Luc responsable. « Une pierre ne se transforme pas en fromage parce qu’on le désire, marmotta-t-il. Cela n’empêche pas qu’il ait pour moi une odeur de fromage. »

Dav et les deux autres s’entre-regardèrent d’un air indécis. Perrin conclut que le sens de ce qu’il disait ne devait pas paraître clair.

« C’était un groupe de Coplin, principalement, expliqua le troisième garçon d’une voix étonnamment grave. Darl, Hari, Dag et Ewal. Et Wit Congar. Daise l’a tancé de la belle manière à cause de ça.

— J’ai appris qu’ils avaient tous de la sympathie pour les Blancs Manteaux. » Perrin songea que le garçon à la voix de basse ne lui était pas inconnu. Il avait deux ou trois ans de moins qu’Elam et que Dav, pourtant plus grand qu’eux d’un pouce, avec un visage maigre mais une large carrure.

« Ah, ça, oui. » Le jeune gars rit. « Tu les connais. Ils sont attirés par nature vers n’importe quoi susceptible de causer des ennuis à quelqu’un sauf à eux. Depuis que le Seigneur Luc en a parlé, ils sont unanimes pour aller en corps à la Colline-au-Guet signifier aux Blancs Manteaux de quitter les Deux Rivières. Du moins, ils sont pour que d’autres montent là-haut. Je pense qu’ils ont l’intention de rester soigneusement à l’arrière-garde de la délégation. »

Si cette figure avait été poupine et à un demi-pied ou davantage plus près du sol… « Ewin Finngar ! » s’exclama Perrin. Ce n’était pas possible ; Ewin avait été une petite peste empâtée à la voix aiguë qui tentait de s’insinuer parmi les plus âgés chaque fois que ceux-ci se réunissaient. Ce garçon serait aussi costaud que lui-même, sinon davantage, quand il aurait atteint sa taille d’adulte. « C’est bien toi ? »

Ewin hocha la tête avec un sourire jusqu’aux oreilles. « Nous sommes bien renseignés sur toi, Perrin, annonça-t-il de cette surprenante voix de basse, nous savons que tu as combattu des Trollocs et que tu as eu toutes sortes d’aventures de par le monde, à ce qu’on raconte. Je peux encore t’appeler Perrin, n’est-ce pas ?

— Par la Lumière, oui ! » s’exclama sèchement Perrin. Il en avait plus qu’assez de ces histoire d’Yeux-d’Or.

« Je regrette de ne pas être parti avec toi l’an dernier. » Dav se frotta les mains avec ardeur. « Revenir avec des Aes Sedai, des Liges et un Ogier. » À l’entendre, c’étaient des trophées. « Moi, je me suis borné à garder les vaches et à traire les vaches, garder et traire des vaches. Ça et sarcler et casser du bois. Tu es un veinard.

— À quoi cela ressemblait-il ? questionna Elam avec un intérêt passionné. Alanna Sedai a dit que tu étais allé jusqu’à la Grande Dévastation et on m’a raconté que tu as vu Caemlyn et Tear. À quoi ressemble une ville ? Sont-elles vraiment dix fois plus grandes que le Champ d’Emond ? As-tu vu un palais ? Est-ce qu’il y a des Amis du Ténébreux dans les villes ? Est-ce que la Grande Dévastation est réellement pleine de Trollocs, d’Évanescents et de Liges ?

— Est-ce un Trolloc qui t’a laissé cette cicatrice ? » Voix de basse ou pas, la voix d’Ewin vibrait d’une sorte de note aiguë d’excitation. « J’aurais bien aimé avoir une cicatrice. As-tu vu une reine ? Ou un roi ? Je crois que je préférerais voir une reine, mais un roi, ce serait déjà impressionnant. Comment est la Tour Blanche ? Est-elle aussi importante qu’un palais ? »

Faile sourit, amusée, mais Perrin fut consterné par cette avalanche de questions. Avaient-ils oublié les Trollocs venus la Nuit de l’Hiver, oublié les Trollocs dans la campagne environnante en ce moment même ? Elam étreignait le pommeau de son épée comme s’il voulait partir pour la Dévastation sans attendre une minute de plus, Dav grillait d’impatience, les yeux brillants, et Ewin paraissait prêt à saisir Perrin au collet. L’aventure ? Ils étaient stupides. Pourtant voilà qu’approchaient des temps durs, plus durs que ce que les Deux Rivières avaient connu jusque-là, il en avait peur. Ce ne serait pas mauvais qu’ils jouissent encore un peu de leur reste avant d’apprendre la vérité.

Son côté le faisait souffrir, mais il s’efforça de répondre. Ils parurent déçus qu’il n’ait jamais vu ni la Tour Blanche, ni un roi ni une reine. Il pensait que Berelain aurait pu suffire comme reine, mais avec Faile présente il n’était pas prêt à en parler. Il évita aussi d’autres sujets ; Falme, l’Œil du Monde, les Réprouvés, Callandor. Dangereux, ceux-là, car ils conduisaient inévitablement au Dragon Réincarné. Toutefois, il pouvait leur parler un peu de Caemlyn et de Tear, des pays des Marches et de la Dévastation. Curieux ce qu’ils acceptaient et ce qu’ils n’acceptaient pas. Le paysage corrompu de la Dévastation, qui paraissait pourrir sous vos yeux, ils l’avalaient comme du petit lait, ainsi que les guerriers du Shienar avec leur chevelure remontée en chignon sur le haut du crâne, ou les steddings ogiers où les Aes Sedai ne pouvaient pas exercer le Pouvoir et les Évanescents hésitaient à entrer. Par contre, les dimensions de la Pierre de Tear ou l’immensité des villes…

Quant à ses aventures supposées, il expliqua : « En gros, j’ai juste tenté d’éviter d’avoir le crâne fendu. C’est cela, les aventures, et trouver un endroit pour dormir la nuit et quelque chose à manger. On se serre pas mal la ceinture quand on a des aventures et on dort dans le froid ou l’humidité, quand ce n’est pas les deux. »

Cela ne leur plut pas davantage qu’ils n’estimaient croyable que la Forteresse de la Pierre puisse être grande comme une petite montagne. Il se dit que lui-même ne connaissait pas mieux le monde extérieur avant de quitter les Deux Rivières. Ce qui ne servit pas à grand-chose. Il n’avait pas été naïf à ce point-là. Ou bien si ? L’atmosphère dans la salle commune lui parut étouffante. Il aurait volontiers ôté son surcot, mais bouger semblait un trop grand effort.

« Et Rand et Mat ? questionna Ewin. Puisque cela se résume à avoir faim et à se tremper sous la pluie, pourquoi ne sont-ils pas revenus aussi ? »

Tam et Abell étaient entrés, Tam avec une épée à sa ceinture par-dessus son surcot et les deux portant un arc – chose curieuse, l’épée n’avait pas l’air déplacée sur Tam, en dépit de sa tunique de paysan – aussi Perrin raconta à peu près comme il l’avait déjà raconté : Mat jouant aux dés et se distrayant dans les tavernes et courant le jupon, et Rand dans sa belle tunique avec une jolie blonde à son bras. Il dit qu’Élayne était une damoiselle noble, pensant qu’ils ne croiraient jamais à la Fille-Héritière d’Andor, en quoi il fut justifié quand ils exprimèrent leur incrédulité. Toutefois, l’ensemble les satisfaisait apparemment, c’était le genre de chose qu’ils avaient envie d’entendre, et l’incrédulité diminua légèrement quand Elam fit remarquer que Faile était une dame noble et donnait l’impression d’être fort empressée autour de Perrin. Ce qui fit sourire Perrin ; il se demanda ce qu’ils diraient s’il leur précisait qu’elle était la cousine d’une reine.

Il ne savait pourquoi, Faile n’avait plus l’air amusée. Elle se tourna vers eux avec une attitude qui égalait l’expression la plus hautaine, la plus condescendante et glaciale d’Élayne. « Vous l’avez harcelé suffisamment. Il est blessé. Filez, maintenant. »

ô stupeur, ils s’inclinèrent gauchement – Dav esquissa une révérence maladroite, se rendant ridicule – et murmurèrent précipitamment des excuses – à l’adresse de Faile, pas à la sienne ! – et se tournèrent pour s’en aller. Leur départ fut retardé par l’arrivée de Loial, qui se courbait dans l’embrasure de la porte, ses cheveux en broussaille effleurant le linteau. Ils contemplèrent l’Ogier presque comme s’ils le voyaient pour la première fois – puis jetèrent un coup d’œil à Faile et continuèrent en hâte leur chemin. Ce froid regard aristocratique qu’elle arborait faisait son effet.

Quand Loial se redressa, sa tête se trouva presque au ras du plafond. Les amples poches de sa tunique étaient gonflées par les habituelles bosses anguleuses que causaient les livres, par contre, il tenait une hache énorme. Son manche était aussi haut que lui et sa tête, en forme de hache à couper le bois, était au moins aussi grosse que la hache d’armes de Perrin. « Vous êtes blessé, s’écria-t-il de sa voix retentissante dès que ses yeux tombèrent sur Perrin. On m’avait dit que vous étiez de retour, mais pas que vous étiez blessé, sinon je serais venu plus vite. »

Perrin sursauta à la vue de la hache. Chez les Ogiers, « mettre un long manche à sa hache » signifiait être irréfléchi ou en colère – les Ogiers donnaient l’impression, on ne sait pourquoi, de penser que c’était à peu près la même chose. Loial avait l’air en colère, ses oreilles terminées par une huppe rejetées en arrière, fronçant le front de sorte que ses sourcils pendants descendaient sur ses joues larges. D’avoir eu à couper des arbres, sans doute. Perrin voulait lui parler seul à seul pour découvrir s’il avait remarqué autre chose concernant les agissements d’Alanna. Ou de Vérine. Il se frotta la figure et fut surpris de la trouver sèche ; il avait la sensation qu’elle était couverte de sueur.

« Il est aussi entêté », déclara Faile en dardant sur Perrin le même regard autoritaire qu’elle avait utilisé pour Dav, Elam et Ewin. « Tu devrais être au lit. Où est Alanna, Vérine ? Si elle doit le guérir, où est-elle ?

— Elle va venir. » L’Aes Sedai ne leva pas les yeux. Elle s’était replongée dans son petit carnet, l’air sombre et pensif, la plume en l’air.

« Il devrait quand même être dans un lit !

— J’aurai le temps pour ça plus tard », répliqua Perrin d’un ton ferme. Il lui sourit pour adoucir les choses, mais cela n’eut comme résultat que de lui donner la mine soucieuse et de l’inciter à murmurer « entêté » de façon à peine audible. Il ne pouvait pas questionner Loial au sujet des Aes Sedai devant Vérine, mais il avait quelque chose d’au moins aussi important à demander. « Loial, la Porte des Voies est déverrouillée et les Trollocs y passent. Comment est-ce possible ? »

Les sourcils de l’Ogier plongèrent encore plus bas, et ses oreilles s’affaissèrent. « Ma faute, Perrin, dit-il tristement de sa voix de basse. J’ai placé les feuilles l’Avendesora toutes les deux du côté extérieur. Ce qui a fermé la Porte de l’intérieur mais, du dehors, n’importe qui pouvait encore l’ouvrir. Les Voies ont été plongées dans le noir depuis bien des générations, cependant nous les avons fait naître. Je n’ai pas pu me résigner à détruire une Porte des Voies. Je suis navré, Perrin. C’est entièrement de ma faute.

— Je ne croyais pas possible qu’une Porte puisse être détruite, dit Faile.

— Détruire n’est pas le mot exact auquel je pensais. » Loial s’appuya sur le long manche de sa hache. « Une Porte des Voies a été détruite une fois, moins de cinq cents ans après la Destruction du Monde, d’après Damelle, fille d’Ala fille de Soferra, parce que cette Porte était près d’un stedding qui avait été atteint par la Dévastation. Il y a eu au total deux ou trois Portes perdues dans la Dévastation. Seulement, elle a écrit que cela avait été très difficile et avait requis treize Aes Sedai œuvrant ensemble avec un sa’angreal II y a une autre tentative qu’elle a relatée, par neuf seulement, pendant les Guerres trolloques, qui a endommagé la Porte de telle sorte que les Aes Sedai ont été attirées dans… » Il s’interrompit, ses oreilles se tortillant d’embarras, et frotta avec son poing son grand nez épaté. Tous avaient les yeux fixés sur lui, même Vérine et les Aiels. « Je me laisse entraîner quelquefois, c’est vrai. La Porte. Oui. Je ne peux pas la détruire mais, si j’enlève complètement les deux feuilles de l’Avendesora. Elles mourront. » Cette idée lui arracha une grimace. « Le seul moyen de rouvrir la Porte sera que les Anciens apportent le Talisman de Croissance. Toutefois, je suppose qu’une Aes Sedai pourrait découper un trou dedans. » Cette fois, il frissonna. Endommager une Porte des Voies lui donnait sûrement la même impression que déchirer un livre. Un instant plus tard, il arborait une expression résolue. « Je vais y aller tout de suite.

— Non ! » dit Perrin avec autorité. La tête de flèche le lancinait, mais n’était plus vraiment pénible à supporter. Il parlait trop ; sa gorge était sèche. « Il y a des Trollocs là-haut, Loial. Ils peuvent caser un Ogier dans une marmite aussi bien qu’un humain.

— Mais, Perrin, je…

— Non, Loial. Comment écrirez-vous votre livre si vous partez et êtes tué ? »

Les oreilles de Loial s’agitèrent. « C’est ma responsabilité, Perrin.

— C’est à moi qu’elle incombe, cette responsabilité, répliqua gentiment Perrin. Vous m’avez expliqué ce que vous faisiez avec la Porte des Voies et je n’ai rien suggéré de différent. D’autre part, à la façon dont vous sursautez chaque fois qu’il est question de votre mère, je ne veux pas qu’elle s’en prenne à moi. J’irai dès qu’Alanna m’aura extirpé cette flèche. » Il s’essuya le front, puis examina sa main d’un air soucieux. Toujours pas de sueur. « Puis-je avoir un verre d’eau ? »

Faile fut là en une seconde, ses doigts frais à la place où s’était posée la main de Perrin. « Il brûle ! Vérine, nous ne pouvons pas attendre Alanna. Vous devez… !

— Me voici », annonça l’Aes Sedai à la chevelure brune qui surgit par la porte du fond de la salle, Marine al’Vere et Alsbet Luhhan sur ses talons et Ihvon juste derrière elles. Perrin sentit le picotement du Pouvoir avant que la main d’Alanna remplace celle de Faile et elle ajouta d’une voix calme, sereine : « Transportez-le dans la cuisine. Là-bas, la table est assez grande pour l’allonger dessus. Vite. Il n’y a pas beaucoup de temps. »

La tête de Perrin tournait et, brusquement, il se rendit compte que Loial, après avoir appuyé sa hache près de la porte, l’avait pris dans ses bras et soulevé. « C’est à moi de m’occuper de la Porte, Loial. » Lumière, que j’ai soif. « C’est ma responsabilité. »

La tête de flèche ne le faisait plus souffrir autant, mais il se sentait mal partout. Loial le transportait quelque part, se courbant pour franchir les portes. Il y avait Maîtresse Luhhan qui se mordait les lèvres, les yeux plissés comme sur le point de pleurer. Il se demanda pourquoi. Elle ne pleurait jamais. Maîtresse al’Vere paraissait soucieuse, elle aussi.

« Maîtresse Luhhan, murmura-t-il, maman dit que je peux venir pour être l’apprenti de Maître Luhhan. » Non, cela datait de longtemps. C’était… Qu’est-ce qui était ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir.

Il était étendu sur quelque chose de dur, écoutant parler Alanna : « … les barbeiures sont coincées dans l’os autant que dans la chair et la tête de flèche s’est tordue. Il faut que je l’aligne avec la première blessure et que je l’extirpe. Si le choc ne le tue pas, je peux alors Guérir le dommage que j’aurai causé en même temps que le reste. Il n’y a pas d’autre moyen. Il est maintenant à l’extrême limite. » Rien à voir avec lui.

Faile abaissait sur lui un sourire mal assuré, le visage à l’envers. Avait-il vraiment pensé une fois que sa bouche était trop grande ? Elle était exactement de bonne dimension. Il voulut lui toucher la joue, mais Maîtresse al’Vere et Maîtresse Luhhan lui maintenaient les poignets il ne savait pourquoi, en pesant dessus de tout leur poids. Quelqu’un aussi était couché en travers de ses jambes et les grandes mains de Loial enveloppaient ses épaules, les pressant à plat sur la table. La table. Oui. La table de la cuisine.

« Mords là-dedans, mon cœur, dit Faile d’une voix lointaine. Cela va faire mal. »

Il voulut lui demander ce qui ferait mal, mais elle lui introduisait de force dans la bouche un bâton entouré de cuir. Il sentit l’odeur du cuir, du styrax et celle de Faile. Viendrait-elle chasser avec lui, s’élancer sur les verdoyantes plaines sans limites à la suite de hardes de cerfs sans nombre ? Un froid glacial le parcourut ; il reconnut vaguement la sensation du Pouvoir Unique. Puis il y eut la douleur. Il entendit le bâton se casser entre ses dents avant que l’obscurité englobe tout.

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