52 Nécessité

Nynaeve demeura immobile un moment dans le Cœur de la Pierre[19] sans le voir, sans penser du tout au Tel’aran’rhiod. Egeanine était une Seanchane. Un de ces êtres abominables qui avaient fixé un collier autour du cou d’Egwene et tenté d’en mettre un autour du sien. Cette découverte lui serrait encore l’estomac. Une Seanchane et elle s’était insinuée dans l’affection de Nynaeve. Les véritables amis avaient semblé si rares et si éloignés depuis qu’elle avait quitté le Champ d’Emond. En trouver une autre et la perdre de cette façon…

« Je la déteste pour cela plus que pour le reste, grommela-t-elle en serrant fort ses bras croisés. Elle a suscité en moi de l’affection envers elle, je ne peux pas cesser d’en avoir et je la hais à cause de cela ! » Dit à haute voix, cela n’avait aucun sens. « Je ne suis pas obligée d’être rationnelle. » Elle rit doucement, hochant la tête avec mélancolie. « Je suis censée être une Aes Sedai. » Mais pas rêvasser comme une jeune idiote.

Callandor scintillait, l’épée de cristal saillant hors des pierres qui dallaient le sol sous le vaste dôme, et les massives colonnes de grès rouge se succédaient en files ombreuses dans cette curieuse clarté diffuse qui venait de partout. Facile de se rappeler cette sensation d’être observée, de l’imaginer de nouveau. S’il s’était agi avant d’imagination. Si c’en était maintenant. N’importe quoi pouvait se dissimuler là-bas. Un bon gros gourdin apparut dans ses mains tandis qu’elle sondait les espaces entre les colonnes. Où était Egwene ? C’était bien d’elle de la faire attendre. Toute cette obscurité. Pour autant qu’elle le sache, quelque chose pouvait s’apprêter à sauter sur…

« Quelle drôle de robe, Nynaeve. »

Étouffant de justesse un cri aigu, elle pivota lourdement sur elle-même dans un cliquetis métallique, le cœur battant à grands coups. Egwene était de l’autre côté de Callandor avec deux femmes en jupes volumineuses et châles sombres sur des corsages blancs, leur chevelure aux reflets neigeux maintenue par des écharpes repliées leur tombant jusqu’à la taille. Nynaeve s’éclaircit la gorge, avec l’espoir qu’aucune ne le remarque, s’efforça de retrouver un rythme de respiration normal. La prendre par surprise de cette façon !

Une des Aielles, elle l’identifia d’après la description d’Élayne ; le visage d’Amys était beaucoup trop jeune pour ces cheveux-là, mais apparemment ils avaient été argentés même quand elle était enfant. L’autre, mince et osseuse, avait des yeux bleu clair dans un visage hâlé ridé. Ce devait être Bair. La plus inflexible des deux, de l’avis de Nynaeve à présent qu’elle les voyait, non pas que cette Amys eût l’air très… Drôle de robe ? Je cliquetais ?

S’examinant, elle eut le souffle coupé. Sa robe ressemblait vaguement à un costume des Deux Rivières ; si les femmes des Deux Rivières portaient des robes confectionnées dans des mailles d’acier, avec des pièces d’armure à plates comme celles qu’elle avait vues au Shienar. Comment les hommes couraient-ils et sautaient en selle revêtus de ces choses-là ? La robe tirait sur ses épaules comme si elle pesait cent livres. Le bon gourdin était maintenant en métal et hérissé de crochets à son extrémité comme une bardane en acier brillant. Sans toucher sa tête, elle sut qu’elle était coiffée d’une sorte de casque. Rougissant comme un coquelicot, elle se concentra, changea le tout pour de bons vêtements de laine des Deux Rivières et un bâton de marche. C’était agréable d’avoir de nouveau les cheveux tressés selon la coutume en une seule natte ramenée devant par-dessus l’épaule.

« Les pensées vagabondes sont gênantes quand on explore le rêve, commenta Bair d’une ferme voix ténue. Vous devez apprendre à les maîtriser si vous avez l’intention de continuer.

— Je maîtrise très bien mes pensées, merci, répliqua Nynaeve d’un ton tranchant. Je… » Ce n’était pas seulement la voix de Bair qui était ténue. Les deux Sagettes donnaient l’impression d’être… estompées, presque, et Egwene, dans un costume de cheval bleu clair, était à la limite de la transparence. « Qu’est-ce qui se passe avec toi ? Pourquoi as-tu cette apparence ?

— Essayez donc d’entrer dans le Tel’aran’rhiod à moitié endormie sur votre selle », dit ironiquement Egwene. Sa silhouette sembla vaciller. « C’est le matin dans la Terre Triple et nous sommes en route. J’ai dû convaincre Amys de me laisser venir quand même, j’avais peur que vous ne soyez inquiètes.

— C’est déjà assez difficile sans le cheval de sommeiller quand on désire être éveillée, commenta Amys. Egwene n’en a pas encore assimilé complètement la technique.

— J’y arriverai », affirma Egwene avec une détermination coléreuse. Elle était toujours trop prompte à agir et entêtée dans son désir d’apprendre ; si ces Sagettes ne la retenaient pas par la peau du cou, il y avait des chances qu’elle se lancerait tête baissée dans toutes sortes d’ennuis.

Nynaeve cessa de se tracasser à propos d’Egwene et des ennuis quand cette dernière se mit à parler de Trollocs et de Draghkars attaquant la Place Forte des Rocs Froids. Seana, une Sagette exploratrice de rêves, parmi les victimes. Rand qui entraînait avec précipitation les Aiels Taardads vers cet Alcair Dal, apparemment en violation de toute coutume, et dépêchait des messagers pour rameuter d’autres enclos. Le garçon ne confiait ses intentions à personne, les Aiels étaient nerveux et Moiraine était prête à décapiter des clous avec ses dents. La frustration de Moiraine aurait dû lui procurer un certain soulagement – elle avait espéré qu’il réussirait d’une manière ou d’une autre à se soustraire à l’influence de cette femme – si Egwene n’avait pas eu une expression aussi soucieuse.

« Je ne sais pas si c’est de la folie ou un projet bien mûri, conclut Egwene. Je pourrais presque le supporter si j’avais la certitude que c’est l’un ou l’autre. Nynaeve, je dois avouer que ce n’est pas la prophétie ou la Tarmon Gai’don qui m’angoisse pour le moment. Peut-être est-ce bête de ma part, mais j’ai promis à Élayne de veiller sur lui et je ne sais pas comment m’y prendre. »

Nynaeve contourna l’épée de cristal pour passer un bras autour de ses épaules. Du moins donnait-elle la sensation d’être réelle, même si elle ressemblait à un reflet dans un miroir voilé. La santé d’esprit de Rand. Elle n’avait pas le moyen d’y remédier, pas de réconfort à offrir. Egwene était celle qui le voyait là-bas. « Le mieux que tu puisses faire pour Élayne c’est d’inciter Rand à lire ce qu’elle a écrit. Elle s’en inquiète parfois ; elle ne veut pas en parler, mais je pense qu’elle craint d’en avoir dit davantage qu’elle n’aurait dû. S’il la croit complètement assotée, il y a de grandes chances pour qu’il soit dans le même état, ce qui ne causera pas le moindre mal à Élayne. Du moins avons-nous quelques bonnes nouvelles à Tanchico. Quelques-unes. » Toutefois, quand elle se fut expliquée, le « quelques » ne parut pas précisément justifié.

« Ainsi vous ne connaissez toujours pas ce qu’elles cherchent, dit Egwene quand elle eut fini, mais même dans le cas contraire, elles sont dans la place et peuvent encore être les premières à le trouver.

— Pas si je parviens à les en empêcher. » Nynaeve posa sur les deux Sagettes un regard direct, résolu. D’après ce qu’avait raconté Élayne concernant le peu d’empressement d’Amys à donner autre chose que des conseils, elle aurait besoin d’être ferme dans ses relations avec elles. Les deux Sagettes semblaient si vaporeuses qu’une forte bouffée de vent pouvait les dissiper comme du brouillard. « Élayne pense que vous connaissez toutes sortes d’astuces au sujet des rêves. Existe-t-il un moyen qui me permettrait d’entrer dans les rêves d’Amathera pour vérifier si elle est une Amie du Ténébreux ?

— Stupide gamine. » Les longs cheveux de Bair se balancèrent tandis qu’elle secouait la tête. « Aes Sedai peut-être, mais encore une gamine stupide. Pénétrer dans les rêves de quelqu’un d’autre est très dangereux à moins que cette personne ne vous connaisse et ne vous attende. C’est son rêve à elle, pas comme ici. Là-bas, cette Amathera maîtrisera tout. Même vous. »

Elle avait été persuadée que c’était le bon moyen. Apprendre le contraire était exaspérant. Et « stupide gamine » ?

« Je ne suis pas une gamine », répliqua-t-elle d’un ton cassant. Elle avait envie de tirer d’un coup sec sur sa natte, mais à la place serra un poing contre son côté ; elle ne savait trop pourquoi, tirer sur ses cheveux était devenu curieusement désagréable ces derniers temps. « J’étais la Sagesse du Champ d’Emond avant que je… devienne Aes Sedai… » Elle ne trébuchait plus guère sur ce mensonge maintenant. « … Et j’ai ordonné à des femmes aussi âgées que vous de s’asseoir et de se taire. Si vous savez comment m’aider, dites-le, au lieu de stupides radotages sur ce qui est dangereux. Je reconnais le danger quand je le vois. »

Brusquement, elle se rendit compte que sa natte s’était divisée en deux, une sur chaque oreille, des rubans rouges tressés dedans et formant des houppes au bout. Sa jupe était si courte qu’elle laissait ses genoux à découvert, elle portait un corsage blanc ample comme les Sagettes, et ses bas et ses souliers avaient disparu. D’où ceci provenait-il ? Elle n’avait sûrement pas songé à s’habiller de cette manière. Egwene porta précipitamment sa main à sa bouche. Était-elle sidérée ? Elle ne souriait pas, voyons.

« Les pensées incontrôlées, commenta Amys, sont parfois très embarrassantes, Nynaeve Sedai, jusqu’à ce que vous appreniez à les maîtriser. » En dépit de son ton détaché, ses lèvres se retroussaient dans une expression d’amusement à peine masquée.

Nynaeve garda un visage impassible avec effort. Elles ne pouvaient pas y être pour quelque chose. C’est impossible ! Elle lutta pour retrouver son premier aspect, et ce fut vraiment une lutte, comme si quelque chose la maintenait telle qu’elle était. Ses joues s’échauffèrent de plus en plus. Soudain, juste au moment où elle était prête à flancher et à demander conseil, ou même de l’aide, ses vêtements et ses cheveux redevinrent tels qu’avant. Elle remua ses orteils avec reconnaissance dans de bonnes chaussures solides. Il s’agissait juste d’une drôle d’idée qui lui avait passé par la tête. En tout cas, elle n’allait pas formuler à haute voix ses soupçons ; elles avaient déjà l’air beaucoup trop amusées comme ça, même Egwene. Je ne suis pas ici pour un concours ridicule. Je ne veux pas leur donner cette satisfaction.

« Si je ne peux pas entrer dans son rêve, puis-je l’amener dans le Monde des Rêves ? J’ai besoin d’un moyen pour lui parler.

— Nous ne vous l’enseignerions pas si nous le connaissions, répliqua Amys en rajustant son châle avec humeur. C’est une chose mauvaise que vous demandez, Nynaeve Sedai.

— Elle serait aussi désarmée ici que vous dans son rêve à elle. » La voix ténue de Bair avait une dureté de barre de fer. « Il a été transmis dès le début aux exploratrices de rêves que nul ne doit jamais être amené dans le rêve. Il est dit que c’était ce que faisait le Ténébreux dans les derniers jours de l’Ère des Légendes. »

Nynaeve, sous ces regards sévères, passa d’un pied sur l’autre ; se rendant compte qu’elle avait un bras autour d’Egwene, elle s’immobilisa. Pas question de laisser Egwene s’imaginer que ces femmes la mettaient mal à l’aise. Ce n’était d’ailleurs pas le cas. Si elle avait pensé à sa comparution devant le Cercle des Femmes avant d’être choisie comme Sagesse, cela n’avait aucun rapport avec les Sagettes. La fermeté était ce qui… Elles la dévisageaient. Pareilles à des formes embrumées ou pas, ces femmes étaient de taille à se battre en duel à regard égal avec Siuan Sanche. En particulier Bair. Non pas qu’elle en fut intimidée, mais elle comprit la nécessité de se montrer raisonnable. « Élayne et moi, nous avons besoin d’aide. L’Ajah Noire est à proximité d’une chose qui risque de nuire à Rand. Si les Sœurs Noires la découvrent avant nous, elles seront en mesure de tenir Rand sous leur coupe. Il nous faut la trouver les premières. S’il vous est possible de nous prêter assistance en quoi que ce soit, n’importe quoi que vous pouvez me dire… Absolument n’importe quoi.

— Aes Sedai, dit Amys, vous savez donner à un appel au secours l’accent d’une requête impérieuse. » La bouche de Nynaeve se pinça – une requête impérieuse ? C’est tout juste si elle n’avait pas supplié. Impérieuse, vraiment ! – mais l’Aielle ne parut pas le remarquer. Ou choisit de ne pas le remarquer. « Toutefois un danger qui menace Rand al’Thor… Nous ne pouvons pas permettre au Ténébreux de s’en emparer. Il y a un moyen.

— Dangereux. » Bair secoua la tête avec vigueur. « Cette jeune femme en connaît moins qu’Egwene quand elle est venue à nous. C’est trop dangereux pour elle.

— Alors peut-être que je pourrais… » commença Egwene, et les deux l’interrompirent d’une même voix.

« Vous devez compléter votre éducation ; vous avez trop tendance à aller au-delà de ce que vous connaissez, dit Bair d’un ton cassant en même temps qu’Amys disait, pas le moins du monde plus aimablement : « Vous n’êtes pas là-bas à Tanchico, vous ne connaissez pas cet endroit et vous ne pouvez pas avoir l’urgente nécessité de Nynaeve. C’est elle le chasseur. »

Sous ces yeux de fer, Egwene céda d’un air boudeur et les deux Sagettes s’entre-regardèrent. Finalement, Bair souleva son châle dont elle entoura son visage ; visiblement, elle se lavait les mains de toute l’affaire.

« C’est dangereux », reprit Amys. Elles en parlaient comme si respirer était dangereux dans le Tel’aran’rhiod

« Je… ! » Nynaeve s’interrompit comme l’expression des yeux d’Amys se durcissait encore ; ce qu’elle n’aurait pas cru possible. Conservant solidement en tête l’image de ses vêtements tels qu’ils étaient – certes, ils n’avaient aucun rapport avec ça ; elle sentait simplement sage de s’assurer que sa robe restait telle quelle – elle modifia ce qu’elle s’apprêtait à riposter. « Je serai prudente.

— La prudence ne sert à rien, lui répliqua Amys sans ambages, mais je ne connais pas d’autre méthode. L’urgente nécessité est la clef. Quand il y a trop de gens dans la place forte, l’enclos doit se diviser, et la nécessité est avoir de l’eau pour le nouvel emplacement. Si aucun endroit avec de l’eau n’est connu, l’une de nous peut être appelée à en trouver un. La clef est alors le besoin d’une vallée ou d’un canyon qui convienne, pas trop loin du premier, avec de l’eau. Vous concentrer sur ce besoin vous conduira près de ce que vous voulez. La concentration sur le besoin vous en rapprochera encore. Chaque pas vous amène plus près, jusqu’à ce qu’à la fin vous soyez non seulement dans la vallée mais debout à côté de l’endroit où de l’eau peut être découverte. Cela risque d’être plus pénible pour vous parce que vous ne savez pas exactement ce que vous cherchez, bien que l’urgence du besoin puisse compenser. Et vous connaissez déjà grosso modo où cela se trouve. Dans ce palais.

« Le danger, le voici, et il faut que vous en soyez bien consciente. » La Sagette se pencha vers elle avec une attention soutenue, soulignant chaque mot avec un ton aussi pénétrant que son regard. « Chaque pas est accompli les yeux fermés, en aveugle. Vous ne savez pas où vous serez quand vous ouvrirez les yeux. Et trouver l’eau ne sera d’aucune utilité si vous êtes debout dans un nid de vipères. Les crochets d’un roi de la montagne tuent aussi vite dans le rêve que dans l’état d’éveil. Je pense que ces femmes dont parle Egwene tueront encore plus vite que le serpent.

— Je l’ai fait », s’exclama Egwene. Nynaeve la sentit sursauter quand les yeux des Aielles se tournèrent vers elle. « Avant de vous rencontrer, ajouta-t-elle précipitamment. Avant que nous allions à Tear. »

L’urgente nécessité. Nynaeve éprouva plus de sympathie envers les Aielles maintenant que l’une d’elles lui avait donné quelque chose qu’elle pouvait utiliser. « Vous devez surveiller Egwene de près, leur dit-elle en serrant contre elle sa cadette pour lui signifier que ses paroles étaient inspirées par l’affection. Vous avez raison, Bair. Elle essaiera d’en faire davantage qu’elle n’y est préparée. Elle a toujours été comme ça. » Elle ne comprit pas bien pourquoi c’est dans sa direction à elle que Bair haussa un sourcil blanc.

« Je ne l’ai pas constaté chez elle, dit sèchement Amys. Elle est à présent une élève docile. N’est-il pas vrai, Egwene ? »

La bouche d’Egwene se serra dans une expression inflexible. Ces Sagettes ne la connaissaient pas bien si elles croyaient qu’une native des Deux Rivières se qualifierait de docile. Pourtant, elle ne dit rien. C’était inattendu. Aussi peu commodes que les Aes Sedai, apparemment, ces Aielles.

Son heure s’écoulait et Nynaeve bouillonnait d’impatience d’essayer cette méthode maintenant ; si Élayne la réveillait, il lui faudrait des heures pour se rendormir. « Dans sept jours, dit-elle, l’une de nous te rencontrera de nouveau ici. »

Egwene acquiesça. « Dans sept jours, Rand se sera présenté aux chefs de clan comme Celui qui Vient avec l’Aube et les Aiels le suivront tous. » Les yeux des Sagettes se détournèrent légèrement et Amys rajusta son châle ; Egwene ne s’en aperçut pas. « Seule la Lumière sait ce qu’il entend faire ensuite.

— Dans sept jours, dit Nynaeve, Élayne et moi aurons enlevé à leur bande ce que Liandrin recherche. » Ou alors, très probablement, l’Ajah Noire s’en sera emparée. Ainsi les Sagettes n’étaient pas certaines que les Aiels suivraient Rand davantage qu’Egwene ne l’était de ses projets. Aucune certitude nulle part. Mais inutile aussi d’accabler Egwene de plus de doutes. « La prochaine fois que l’une de nous te reverra, nous les aurons prises au collet et toutes fourrées dans des sacs qu’un fourgon conduira à la Tour pour qu’elles soient jugées.

— Tâchez d’être prudente, Nynaeve. Je sais que ce n’est pas dans votre nature, mais essayez quand même. Répétez aussi à Élayne que je l’ai dit. Elle n’est pas aussi… hardie que vous, mais elle peut ne pas en arriver loin. » Amys et Bair posèrent chacune une main sur l’épaule d’Egwene, et elles disparurent.

Tâcher d’être prudente ? Quelle sotte. Elle était toujours prudente. Qu’est-ce qu’Egwene avait été sur le point de dire à la place de « hardie » ? Nynaeve se croisa étroitement les bras au lieu de tirer sur sa natte. Peut-être était-ce aussi bien qu’elle l’ignore.

Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas parlé d’Egeanine à Egwene. Mieux valait, au fond, ne pas réveiller chez Egwene les souvenirs de sa captivité. Nynaeve ne se rappelait qu’avec trop de précision les cauchemars de la jeune fille pendant des semaines après sa libération, où elle se réveillait en hurlant qu’elle ne voulait pas être enchaînée. C’était de beaucoup préférable de laisser cela tomber dans l’oubli. Ce n’était pas comme si Egwene avait jamais besoin de rencontrer cette Seanchane. Que la Lumière brûle cette femme ! Qu’Egeanine soit réduite en cendres ! Qu’elle brûle !

« Ce n’est pas utiliser mon temps avec sagesse », dit-elle à haute voix. Les mots se répercutèrent au milieu des hautes colonnes. Maintenant que les autres femmes étaient parties, elles paraissaient encore plus sinistres qu’avant, davantage une cachette pour des observateurs invisibles et des choses qui vous sautent dessus. Le moment était venu de s’en aller.

D’abord, toutefois, elle changea sa coiffure en une chute en houppe de longues tresses fines, sa robe en plis moulants de soie vert foncé. Un voile transparent couvrait son nez et sa bouche, voletant légèrement quand elle respirait. Avec une grimace, elle ajouta des fils de perles de jade nattés dans les petites tresses. Que des Sœurs Noires se servent de leurs ter’angreals volés pour entrer dans le Monde des Rêves et la voient dans le Palais de la Panarch, elles la prendraient simplement pour une Tarabonaise qui s’y serait introduite en songe d’une manière plus ordinaire. Quelques-unes la connaissaient de vue, toutefois. Soulevant une poignée de tresses entremêlées de perles, elle sourit. Du miel doré. Elle ne s’était pas rendu compte que c’était possible. Je me demande à quoi je ressemble. Pourraient-elles encore me reconnaître ?

Soudain une haute psyché se dressa près de Callandor. Dans la glace, ses grands yeux bruns se dilatèrent sous l’effet du choc, sa bouche en cerise s’ouvrit. Elle avait le visage de Rendra ! Ses traits bougèrent d’une forme de visage à l’autre, ses yeux et ses cheveux devenant d’un éclat plus sombre puis plus clair ; avec un effort, elle les fixa à l’image de l’aubergiste. Personne ne saurait qui elle était à présent. Et Egwene qui pensait qu’elle ne savait pas se montrer prudente !

Fermant les yeux, elle se concentra sur Tanchico, sur le Palais de la Panarch, sur sa nécessité. Quelque chose de dangereux pour Rand, pour le Dragon Réincarné, une urgente nécessité… Autour d’elle, le Tel’aran’rhiod bougea ; elle le sentit, un glissement et une embardée, et ouvrit les yeux avec empressement pour voir ce qu’elle avait trouvé.

C’était une chambre à coucher, grande comme six réunies de la Cour aux Trois Pruniers, les murs de plâtre blanc ornés de frises peintes, des lampes d’or suspendues au plafond par des chaînes dorées. Les hautes colonnes du lit déployaient des branches et des feuilles sculptées formant baldaquin au-dessus des matelas. Une femme qui était encore loin d’avoir atteint l’âge mûr se tenait debout avec raideur, adossée à une des colonnes du lit ; elle était vraiment très séduisante, avec cette même bouche boudeuse que Nynaeve avait adoptée. Sur ses tresses sombres était posée une couronne de feuilles trilobées en or parmi des rubis et des perles, avec une pierre de lune plus grosse qu’un œuf d’oie, et autour de son cou pendait jusqu’à ses genoux une large étole brodée d’arbres tout du long. En dehors de la couronne et de l’étole, elle n’avait sur elle qu’un luisant voile de sueur. Ses yeux craintifs ne quittaient pas la femme étendue confortablement sur un divan bas. Cette autre femme tournait le dos à Nynaeve, aussi floue qu’Egwene l’avait été précédemment. Elle était petite et fluette, ses cheveux noirs flottant sur ses épaules, vêtue d’une robe à jupe évasée en soie jaune clair absolument pas à la mode tarabonaise. Nynaeve n’eut pas besoin de voir son visage pour deviner qu’il avait de grands yeux bleus et une ressemblance avec une tête de renard, ou de voir les liens d’Air plaquant la femme contre la colonne du lit pour comprendre qu’elle regardait Temaile Kinderode.

« … apprendre autant quand vous utilisez vos rêves au lieu de perdre du temps à dormir, disait Temaile avec l’accent du Cairhien, en riant. Ne vous amusez-vous pas ? Qu’est-ce que je vais vous apprendre ensuite ? Je sais. J’ai aimé mille matelots. » Elle agita un doigt en guise d’avertissement. « Attention à apprendre tous les mots convenablement, Amathera. Vous savez que je ne voudrais pas… Qu’est-ce que vous regardez avec cet air hébété ? »

Brusquement, Nynaeve se rendit compte que la femme collée à la colonne du lit – Amathera ? La Panarch ? – la regardait. Temaile remua paresseusement comme s’apprêtant à tourner la tête.

Nynaeve ferma hermétiquement les paupières. Nécessité. Bouge.

Se laissant aller contre l’étroite colonne, Nynaeve aspira l’air avec autant d’avidité que si elle avait couru huit lieues à la suite, sans même se demander où elle était. Son cœur battait à la façon d’un tambour déchaîné. Parlez-moi d’atterrir dans un nid de vipères ! Temaile Kinderode. La Sœur Noire dont Amico avait dit qu’elle se plaisait à causer de la souffrance, s’y complaisait assez pour avoir suscité un commentaire d’une femme de l’Ajah Noire. Et elle, Nynaeve, incapable de canaliser une étincelle. Elle aurait pu se retrouver décorant une colonne du lit à côté d’Amathera.

Ô Lumière ! Elle se le représenta en frissonnant. Calme-toi, ma fille ! Tu en es sortie et même si Temaile t’a vue, elle a vu une femme aux cheveux couleur de miel qui a disparu, simplement une Tarabonaise qui était venue en songe pour un instant dans le Tel’aran’rhiod,. Temaile n’avait sûrement pas eu conscience de sa présence assez longtemps pour sentir qu’elle était capable de canaliser même quand elle n’y parvenait pas ; la faculté était présente et décelable par quelqu’un qui la possédait aussi. Rien qu’un instant. Pas assez longtemps, avec de la chance.

Du moins connaissait-elle maintenant la situation d’Amathera. Cette femme n’était certainement pas l’alliée de Temaile. Cette méthode de recherche avait déjà été payante. Mais pas suffisamment, pas encore. Maîtrisant de son mieux sa respiration, elle regarda autour d’elle.

Des rangées de ces fines colonnes blanches s’alignaient sur toute la longueur et la largeur d’une énorme salle presque aussi large qu’elle était longue, avec des dalles de pierre blanche lisse et brillante en bas et des pendentifs dorés sur le haut plafond. Une épaisse corde de soie blanche faisait tout le tour de la salle sur des pieux montant à mi-corps en bois sombre ciré, sauf là où elle aurait bloqué le passage par les embrasures à double ogive des portes. Des présentoirs et des casiers étaient alignés contre les murs, et des squelettes d’animaux bizarres, avec d’autres vitrines çà et là dans la salle, également entourées d’une corde. La principale salle d’exposition du palais, d’après la description d’Egwene. Ce qu’elle cherchait devait se trouver ici dans cette salle. Son pas suivant n’aurait pas été fait aussi en aveugle que le premier ; il n’y avait certainement pas de vipères, pas de Temaile, ici.

Une belle femme apparut soudain à côté d’une vitrine aux quatre pieds sculptés placée au milieu de la salle. Elle n’était pas originaire du Tarabon, avec sa chevelure sombre ondulant jusqu’à ses épaules, cependant ce n’est pas ce qui stupéfia Nynaeve. La robe de cette femme semblait être de brume, tantôt argentée et opaque, tantôt grise et si fine qu’elle laissait voir nettement ses membres et son corps. De quelque endroit qu’elle provenait en rêve, elle avait assurément une imagination vive pour avoir conçu cette robe ! Même les toilettes scandaleuses domanies dont Nynaeve avait entendu parler n’égalaient sûrement pas celle-ci.

La femme sourit à la vitrine, puis continua à avancer dans la salle, s’arrêtant du côté opposé pour examiner quelque chose que Nynaeve ne parvenait pas à distinguer, quelque chose de noirâtre sur une sellette de pierre blanche.

Fronçant les sourcils, Nynaeve relâcha sa prise sur une poignée de nattes couleur de miel. Cette femme disparaîtrait d’un moment à l’autre ; rares étaient les gens qui se promenaient longtemps en songe dans le Tel’aran ’rhiod. Bien sûr, peu importait que cette femme la voie ; elle ne figurait certes pas sur leur liste de Sœurs Noires. Et pourtant elle avait pour ainsi dire un air… Nynaeve se rendit compte qu’elle agrippait de nouveau une partie de ses nattes. Cette femme… De son propre mouvement, sa main tira – d’un coup sec – et elle la contempla avec stupeur ; ses jointures étaient blanches, sa main frémissait. C’était presque comme si penser à cette femme… Le bras tressautant, sa main essaya de lui arracher les cheveux du crâne. Pourquoi, au nom de la Lumière ?

La femme vêtue de brume se tenait toujours devant le lointain socle blanc. Le tremblement se propagea du bras de Nynaeve jusqu’à son épaule. Elle n’avait sûrement jamais rencontré cette femme auparavant. Et pourtant… Elle tenta de relâcher la prise de ses doigts ; ils ne se crispèrent que plus fort. Voyons, jamais elle ne l’avait vue. Frissonnant de la tête aux pieds, elle serra autour d’elle le seul bras qu’elle avait de libre. Sûrement… Ses dents ne demandaient qu’à claquer. La femme ressemblait… Elle avait envie de pleurer. La femme…

Des images firent irruption dans sa tête, dans une explosion. Nynaeve s’affaissa contre la colonne voisine comme si ces images avaient une force physique ; ses yeux s’exorbitèrent. Elle revit la scène. Le Salon aux Pluies de Fleurs et cette belle femme robuste entourée par le halo de la saidar. Elle-même et Élayne, babillant comme des enfants, s’efforçant d’être la première à répondre, révélant tout ce qu’elles savaient. Combien en avaient-elles dit ? C’était difficile de se rappeler les détails, mais elle se souvenait vaguement d’avoir gardé le silence sur certains points. Non pas qu’elle le voulait ; elle aurait raconté n’importe quoi, fait n’importe quoi qui lui était demandé. Son visage s’enflamma de honte – et de colère. Si elle avait réussi à cacher quelques bribes, c’est seulement parce qu’elle avait été tellement… empressée ! à répondre à la dernière question qu’elle avait négligé la précédente.

Cela n \a pas de sens, dit une petite voix dans sa tête. En admettant que ce soit une Sœur Noire que je ne connais pas, pourquoi ne nous a-t-elle pas livrées à Liandrin ? Elle aurait pu. Nous l’aurions suivie comme des agneaux.

Une rage froide l’empêchait de l’écouter. Une Sœur Noire l’avait manœuvrée comme une marionnette puis lui avait ordonné d’oublier. Et elle avait oublié ! Eh bien, maintenant cette femme allait découvrir ce que c’était que de l’affronter prête et avertie !

Avant qu’elle ait eu le temps d’atteindre la Vraie Source, Birgitte fut soudain à côté de la colonne suivante dans cette courte veste blanche et ce large pantalon jaune resserré aux chevilles. Birgitte ou une femme rêvant qu’elle était Birgitte, avec des cheveux blonds rassemblés en une tresse compliquée. Un doigt appuyé sur les lèvres recommandant le silence, elle désigna Nynaeve puis avec insistance l’une des doubles portes en ogive derrière elles. Un regard impératif dans ses yeux bleus brillants, elle disparut.

Nynaeve secoua la tête. Quelle que fût cette femme, elle n’avait pas le temps. S’ouvrant à la saidar, elle se retourna emplie à déborder du Pouvoir Unique et d’une juste colère. La femme vêtue de brume était partie. Partie ! Parce que cette folle de blonde avait détourné son attention ! Peut-être celle-là était-elle encore dans les parages à l’attendre. Enveloppée dans le Pouvoir, elle franchit à grands pas la porte que Birgitte ou la pseudo-Birgitte avait indiquée.

La blonde l’attendait dans un vestibule orné d’un tapis aux couleurs vives où un arôme d’huile parfumée émanait de lampes d’or non allumées. Elle tenait maintenant un arc d’argent, et un carquois de flèches d’argent était suspendu à sa ceinture.

« Qui êtes-vous ? » questionna Nynaeve avec fureur. Elle lui laisserait une chance de s’expliquer, puis elle lui donnerait une leçon qu’elle ne serait pas près d’oublier ! « Êtes-vous la même imbécile qui m’a tiré dessus dans le Désert en prétendant qu’elle était Birgitte ? Je m’apprêtais à apprendre à vivre à un membre de l’Ajah Noire quand vous lui avez permis de s’échapper !

— Je suis bien Birgitte, dit la jeune femme en s’appuyant sur son arc. Du moins est-ce le nom que vous devez connaître. Et la leçon aurait pu vous être appliquée à vous aussi sûrement que dans la Terre Triple. Je me rappelle les vies que j’ai vécues comme si c’étaient des livres lus et relus, celle la plus éloignée moins nette que la plus récente, mais je me souviens bien du temps où j’ai combattu au côté de Lews Therin. Je n’oublierai jamais le visage de Moghedien, pas plus que je n’oublierai la face d’Asmodean, l’homme que vous avez failli déranger à Rhuidean. »

Asmodean ? Moghedien ? Cette femme était une des Réprouvés ? Une Réprouvée dans Tanchico. Et un Réprouvé à Rhuidean, dans le Désert ! Egwene l’aurait certainement mentionné si elle l’avait su. Aucun moyen de l’avertir, pas avant sept jours. La colère – et la saidar – se renforcèrent en elle. « Qu’est-ce que vous faites ici ? Je sais que vous avez tous disparu après avoir été appelés par le Cor de Valère, mais vous êtes… » Elle n’acheva pas, un peu troublée par ce qu’elle avait été sur le point de dire, mais l’autre termina pour elle.

« Morts ? Ceux d’entre nous qui sont liés à la Roue, nous ne sommes pas morts comme d’autres le sont. Quel meilleur endroit que le Monde des Rêves pour attendre que la Roue nous tisse dans des vies nouvelles ? » Birgitte se mit soudain à rire. « Je commence à parler comme si j’étais un philosophe. Dans presque toutes les existences dont je me souviens, j’étais née une simple jeune fille qui avait appris le maniement de l’arc. Je suis un archer, rien de plus.

— Vous êtes l’héroïne d’une centaine de contes, reprit Nynaeve. Et j’ai vu le résultat obtenu par vos flèches. Les Seanchanes qui canalisaient ne pouvaient pas vous atteindre. Birgitte, nous avons en face de nous près d’une douzaine de l’Ajah Noire. Avec en plus une des Réprouvés, semble-t-il. Votre aide nous serait utile. »

L’autre esquissa une grimace, d’embarras et de regret. « Je ne peux pas, Nynaeve. Je ne peux rien dans le monde de la chair jusqu’à ce que le Cor de Valère m’appelle de nouveau. Sinon, la Roue m’éjectera de sa toile. Qu’elle retire en ce moment même le fil que je suis, vous trouveriez seulement un nourrisson vagissant contre le sein de sa mère. En ce qui concerne Falme, le Cor nous avait appelés ; nous n’étions pas là-bas comme vous, en chair et en os. Voilà pourquoi le Pouvoir ne nous atteignait pas. Ici, tout fait partie du rêve et le Pouvoir Unique me détruirait aussi facilement que vous. Plus facilement. Je vous l’ai dit, je suis un archer, un soldat d’autrefois, rien de plus. » Sa natte dorée au tressage compliqué se balança comme elle secouait la tête. « Je ne sais pas pourquoi j’explique. Je ne devrais même pas vous parler.

— Pourquoi donc ? Vous m’avez déjà parlé. Et Egwene pensait vous avoir vue. C’était bien vous, n’est-ce pas ? » Nynaeve fronça les sourcils. « Comment connaissez-vous mon nom ? Comment êtes-vous au courant des choses ?

— Je sais ce que je vois et entends. Je vous ai observée et écoutée chaque fois que j’ai pu vous trouver. Vous et les deux autres jeunes femmes, et le jeune homme avec ses loups. Selon les préceptes, il ne nous est permis de parler à nul de ceux qui sont conscients d’être dans le Tel’aran’rhiod. Et pourtant le mal hante le rêve autant que le monde de la chair ; vous qui le combattez m’attirez. Même sachant que je ne peux pratiquement rien, je sens que j’ai envie de vous aider. Pourtant, je ne le peux pas. C’est une violation des préceptes, des préceptes qui m’ont retenue pendant tellement de tours de la Roue que dans mes plus anciens, mes plus faibles souvenirs je suis sûre que j’ai vécu cent fois, ou cent mille. Vous parler viole des préceptes qui ont force de loi.

— Exact », dit une rude voix masculine.

Nynaeve sursauta et faillit réagir avec le Pouvoir. L’homme était brun, fortement musclé, avec les longues poignées de deux épées saillant au-dessus de ses épaules, tandis qu’il parcourait à grandes enjambées les quelques pas d’où il avait apparu à Birgitte. D’après ce qu’elle avait entendu de Birgitte, les épées suffisaient à lui donner le nom de Gaidal Cain mais, alors que la blonde Birgitte au teint clair était aussi belle que dans les récits, lui ne l’était indubitablement pas. En vérité, c’était peut-être l’homme le plus laid que Nynaeve avait jamais vu, le visage large et plat, le nez épais trop gros et sa bouche une balafre, beaucoup trop large. Pourtant, Birgitte lui sourit ; la façon dont elle lui caressa la joue comportait plus que de la simple affection. Ce fut une surprise de constater qu’il était le plus petit des deux. Trapu et musclé comme il l’était, puissant dans ses mouvements, il donnait l’impression d’être plus grand qu’il ne l’était.

« Nous avons presque toujours été unis, dit Birgitte à Nynaeve sans quitter des yeux ceux de Cain. Habituellement, il naît avant moi – de sorte que je sais que mon temps approche de nouveau quand je ne peux pas le trouver –et habituellement je le déteste à première vue quand il se présente en chair et en os. Par contre, nous finissons presque toujours par être amants ou mari et femme. Une histoire banale, mais je pense que nous l’avons vécue dans mille variations. »

Cain ne tenait pas plus compte de Nynaeve que si elle n’existait pas. « Les préceptes sont édictés pour une bonne raison, Birgitte. Aller contre n’a jamais abouti qu’à des querelles et des ennuis. » Sa voix était vraiment rauque, Nynaeve le constata. Pas du tout comme celle de l’homme des contes.

« Peut-être suis-je incapable de rester les bras croisés quand le mal se déchaîne, reprit à mi-voix Birgitte. Ou peut-être ai-je simplement une grande envie de redevenir chair. Il y a longtemps que nous sommes nés pour la dernière fois. L’Ombre se dresse de nouveau, Gaidal. Elle se manifeste ici. Nous devons la combattre. C’est pour cette raison que nous sommes liés à la Roue.

— Quand le Cor nous appellera, nous combattrons. Quand la Roue nous tissera, nous combattrons. Pas avant ! » Il la fixa d’un air sombre. « As-tu oublié ce que Moghedien t’a promis quand nous avons suivi Lews Therin ? Je l’ai vue, Birgitte. Elle apprendra que tu es ici. »

Birgitte se tourna vers Nynaeve. « Je vous aiderai autant que c’est en mon pouvoir, mais n’espérez pas trop. Le Tel’aran’rhiod est tout mon monde à moi et mes capacités d’action ici sont moindres que les vôtres. »

Nynaeve cligna des paupières ; le puissant homme brun, elle ne s’était pas aperçue qu’il avait bougé, mais il se tenait soudain deux pas plus loin, glissant une pierre à aiguiser le long d’une de ses épées avec un doux crissement soyeux. Visiblement, en ce qui le concernait, Birgitte parlait à l’air ambiant.

« Que pouvez-vous me dire sur Moghedien, Birgitte ? Il faut que je me renseigne au mieux pour l’affronter. »

S’appuyant sur son arc, Birgitte fronça les sourcils d’un air pensif. « Affronter Moghedien est difficile et pas seulement parce qu’elle est une Réprouvée. Elle se cache et ne prend aucun risque. Elle attaque uniquement quand elle discerne de la faiblesse et alors n’agit que dans l’ombre. Si elle redoute une défaite, elle s’enfuira ; il n’est pas dans sa nature de combattre jusqu’au bout, même quand cela donne la chance de vaincre. Une chance ne suffit pas à Moghedien. Par contre, ne la sous-estimez pas, c’est un serpent lové dans les hautes herbes, attendant son moment pour mordre, avec moins de compassion que le serpent. Ici surtout, ne la sous-estimez pas. Lanfear a toujours revendiqué le Tel’aran’rhiod comme étant son domaine, mais Moghedien était capable d’accomplir beaucoup plus ici que Lanfear, bien que n’ayant pas la force de Lanfear dans le monde de la chair. Je pense qu’elle ne se risquerait pas à tenir tête à Lanfear. »

Nynaeve frissonna, la peur en conflit avec la colère qui lui permettait de garder en elle le Pouvoir. Moghedien. Lanfear. Cette femme parlait des Réprouvés d’un ton si détaché. « Birgitte, qu’est-ce que Moghedien vous a promis ?

— Elle connaissait qui j’étais, alors même que moi je l’ignorais. Comment, je ne sais pas. » Birgitte jeta un coup d’œil à Cain ; il paraissait absorbé par son épée, néanmoins elle baissa la voix. « Elle a promis de me faire pleurer dans la solitude aussi longtemps que tournera la Roue. Elle l’a énoncé comme un événement qui ne s’était simplement pas encore produit.

— Et pourtant vous désirez apporter votre aide.

— Dans la mesure de mes moyens, Nynaeve. Rappelez-vous que je vous ai prévenue de ne pas trop espérer. » Une fois de plus, elle regarda l’homme qui affilait son épée. « Nous nous reverrons, Nynaeve. Si vous êtes prudente et survivez. » Soulevant son arc d’argent, elle alla passer un bras autour des épaules de Cain et lui murmura à l’oreille. Quoi qu’elle ait dit, Cain riait quand ils disparurent.

Nynaeve secoua la tête. Prudente. Tout le monde lui recommandait la prudence. Une héroïne légendaire qui promettait son aide, seulement l’assistance qu’elle prêterait ne se montait pas à grand-chose. Et une des Réprouvés dans Tanchico.

Penser à Moghedien, à la façon dont cette femme s’était jouée d’elle, renforça sa colère jusqu’à ce que le Pouvoir vibre en elle comme le soleil. Elle se retrouva subitement dans la vaste salle où elle était auparavant, espérant presque que l’autre y était revenue. Mais la salle était vide de toute vie à part elle. La fureur et le Pouvoir flambèrent en elle au point de croire que sa peau allait se dessécher et devenir charbonneuse. Moghedien ou n’importe laquelle des Sœurs Noires pouvait déceler sa présence bien plus facilement quand elle détenait le Pouvoir que lorsqu’elle ne l’avait pas, néanmoins elle le conserva. Elle souhaitait presque qu’elles la repèrent afin de s’en servir contre elles. Temaile était encore très probablement dans le Tel’aran’rhiod. Si elle retournait dans cette chambre, elle réglerait le compte de Temaile une fois pour toutes. Elle pourrait liquider Temaile – mais mettrait les autres sur leurs gardes. C’était assez pour qu’elle en rugisse de rage.

Qu’est-ce qui avait provoqué le sourire de Moghedien ? Elle se dirigea à grands pas vers la vitrine, une large boîte de verre sur une table sculptée, et regarda à l’intérieur. Six figurines mal assorties étaient disposées en cercle sous la glace. Une femme nue haute de douze pouces qui dansait, reposant en équilibre sur la pointe d’un pied, toute en mouvements fluides, et un berger moins que moitié de sa taille jouant de la cornemuse, sa houlette sur l’épaule et un mouton à ses pieds se ressemblaient autant que n’importe quels autres couples. Toutefois, Nynaeve n’éprouva aucun doute sur ce qui avait attiré le sourire de la Réprouvée.

Au centre du cercle, un chevalet en bois laqué rouge portait un disque grand comme une main d’homme, divisé en deux par une ligne sinueuse, un côté brillant plus blanc que la neige, l’autre plus noir que poix. Il était en cuendillar, elle le savait ; elle en avait vu de pareils et on n’en avait jamais fait que sept. Un des sceaux sur la prison du Ténébreux ; un point focal pour un des verrous qui le tenaient à l’écart du monde dans le Shayol Ghul. C’était peut-être une découverte aussi importante que ce qui menaçait Rand. Il fallait que ce sceau soit mis hors de portée de l’Ajah Noire.

Soudain, elle eut conscience de son reflet. Le dessus de la vitrine était en verre de la meilleure qualité, sans bulles, et renvoyait une image aussi nette qu’un miroir, encore que plus pâle. Des plis de soie vert foncé drapaient son corps de sorte qu’ils soulignaient chaque courbe de la poitrine, des hanches et des cuisses. De longues tresses couleur de miel pleines de perles de jade encadraient un visage aux grands yeux bruns et une bouche boudeuse. L’aura de la saidar ne se voyait pas, bien sûr. Déguisée de telle sorte qu’elle ne se reconnaissait pas elle-même, elle se déplaçait avec une pancarte où était peinte une inscription proclamant « Aes Sedai ».

« Je sais être prudente », marmotta-t-elle. Cependant elle resta ainsi encore un moment. Le Pouvoir qui l’emplissait était comme de la vie bouillonnant dans ses membres, tous les plaisirs qu’elle avait jamais éprouvés s’insinuant dans sa chair. À la fin, le sentiment d’être sotte ôta suffisamment de force à sa colère pour lui permettre de laisser aller le Pouvoir. Ou peut-être ce sentiment apaisa-t-il sa colère au point qu’elle ne fut plus capable de le retenir.

Qu’il s’agisse de l’une ou l’autre raison, cela ne lui était d’aucun secours dans ses recherches. Ce qu’elle voulait devait être quelque part dans cette salle immense parmi tous ces objets exposés. Détournant les yeux de ce qui ressemblait aux ossements d’un lézard aux dents saillantes long de deux toises et demie, elle ferma les paupières. Nécessité. Danger menaçant le Dragon Réincarné. Nécessité.

Bouge.

Elle se tenait à l’intérieur de la corde de soie blanche courant le long des murs, le bord d’un piédestal de pierre blanche effleurant sa robe. Ce qui était posé dessus n’avait pas l’air très dangereux au premier coup d’œil – un collier et deux bracelets de métal noir articulé – mais elle ne pouvait pas approcher plus près de quelque chose que de cela. À moins de m’asseoir dessus, fut sa réflexion caustique.

Elle allongea la main pour y toucher – Douleur. Chagrin. Souffrance – et la retira précipitamment, le souffle coupé, les émotions à vif résonnant encore dans sa tête. Même ses faibles doutes disparurent. C’était ce dont l’Ajah Noire s’était mise en quête. Et si c’était toujours posé sur ce piédestal dans le Tel’aran’rhiod c’était là-bas aussi dans le monde éveillé. Elle les avait gagnées de vitesse. Ce piédestal de pierre blanche.

Se retournant vivement, elle regarda en direction de la vitrine qui contenait le sceau en cuendillar ; repéra l’emplacement où elle se tenait quand elle avait aperçu pour la première fois Moghedien. Cette femme avait regardé ce piédestal, les bracelets et le collier. Moghedien devait savoir. Mais…

Tout tourna autour d’elle, s’estompa, disparut.

« Réveillez-vous, Nynaeve », marmonna Élayne qui réprima un bâillement en secouant les épaules de la jeune femme endormie. « Cela doit faire une heure maintenant. J’ai besoin d’un peu de sommeil, moi aussi. Réveillez-vous, ou bien je verrai comment vous apprécierez d’avoir la tête dans un baquet d’eau. »

Les yeux de Nynaeve s’ouvrirent d’un seul coup, leur regard levé fixement vers elle. « Si elle connaît ce que c’est, pourquoi ne le leur a-t-elle pas donné ? Si elles savent qui elle est, pourquoi est-elle obligée d’aller dans le Tel’aran’rhiod pour le regarder ? Se cache-t-elle aussi d’elles ?

— Qu’est-ce que vous racontez ? »

Ses tresses oscillant dans tous les sens tandis qu’elle se redressait en se tortillant pour s’asseoir appuyée à la tête du lit, Nynaeve tira sur sa chemise de soie jusqu’à ses pieds. « Je vais vous expliquer de quoi je parle. »

La bouche d’Élayne béa de stupeur tandis qu’elle expliquait ce qu’était devenue sa rencontre avec Egwene. Ses recherches au moyen de la nécessité. Moghedien. Birgitte et Gaidal Cain. Le collier et les bracelets de métal noir. Asmodean dans le Désert. Un des sceaux de la prison du Ténébreux dans le Palais de la Panarch. Élayne se laissa choir faiblement au bord du matelas longtemps avant que Nynaeve en vienne à Temaile et la Panarch, mentionnés presque après coup. Et à son changement d’apparence, se déguisant en Rendra. Si l’expression de Nynaeve n’avait pas été tellement sérieuse et lugubre, Élayne aurait pu penser que c’était un des récits les plus extravagants de Thom.

Egeanine, assise en tailleur dans sa chemise de toile, les mains sur les genoux, avait l’air bien près d’être incrédule. Élayne espéra que Nynaeve n’allait pas déclencher une scène parce qu’elle avait détaché les poignets de la jeune femme.

Moghedien. C’était ce qu’il y avait de plus horrifiant. Une des Réprouvés dans Tanchico. Une des Réprouvés tissant le Pouvoir autour d’elles deux, les forçant à tout lui dire. Élayne était incapable de se souvenir de quoi que ce soit. Cette idée suffit à ce qu’elle appuie ses deux mains sur un estomac soudain pris de nausées. « Je ne sais pas si Moghedien – Ô Lumière, est-elle réellement entrée tout droit et nous a obligées… ?– se cache de Liandrin et des autres, Nynaeve. Cela cadre avec ce que Birgitte – Ô Lumière, Birgitte lui donnant des renseignements !– a dit d’elle.

— Peu importe ce que manigance Moghedien, répliqua Nynaeve d’une voix tendue, j’ai l’intention de régler mes comptes avec elle. » Elle se laissa retomber avec lassitude contre la tête de lit sculptée de fleurs. « En tout cas, il faut que nous leur enlevions le sceau ainsi que ce collier et les bracelets. »

Élayne secoua la tête. « Comment des bijoux pourraient-ils être dangereux pour Rand ? Êtes-vous sûre ? Est-ce que ce sont des espèces de ter’angreal. À quoi ressemblent-ils exactement ?

— Ils ressemblent à un collier et à des bracelets, riposta Nynaeve avec exaspération. Deux bracelets articulés fabriqués dans un métal noir quelconque et un large collier comme un col noir… » Ses yeux virèrent vers Egeanine, mais pas plus vite que ceux d’Élayne.

Impassible, la jeune femme brune se mit à genoux pour s’asseoir sur ses talons. « Je n’ai jamais entendu parler d’un a’dam fait pour un homme, ou d’un a’dam tel que vous le décrivez. Personne n’essaie de maîtriser un homme qui peut canaliser.

— C’est exactement ce à quoi sert celui-ci », dit lentement Élayne. Oh, par la Lumière, je suppose que j’espérais qu’il n’existait pas. Du moins Nynaeve avait-elle été la première à le découvrir ; du moins avaient-elles une chance d’empêcher qu’il soit utilisé contre Rand.

Les yeux de Nynaeve se rétrécirent quand elle aperçut les mains libres d’Egeanine, mais elle ne les mentionna pas. « Moghedien doit être la seule au courant. Autrement, cela n’a pas de sens. Si nous pouvons trouver un moyen d’entrer dans le palais, nous prendrons le sceau et le… ce machin. Et si nous arrivons à emmener aussi Amathera, Liandrin et ses camarades se verront cernées par la Légion de la Panarch et la Garde Civile, et peut-être les Blancs Manteaux. Elles ne seront pas toutes capables de se canaliser une sortie à travers ça ! Le problème est de s’introduire sans être repérées.

— J’ai quelques idées là-dessus, répliqua Élayne, mais je crains que les hommes ne soulèvent des objections.

— Laissez-moi m’en occuper, rétorqua avec mépris Nynaeve. Je… » Un bruit de coups retentit dans le couloir, un homme cria ; ce fracas cessa aussi vite qu’il avait commencé, le silence se rétablit. Thom était de garde là dehors.

Élayne s’élança pour ouvrir la porte, embrassant la saidar en même temps qu’elle sortait en courant, mais Nynaeve se précipita à bas du lit juste derrière elle, et de même Egeanine.

Thom qui était tombé commençait à se redresser, une main à la tête. Juilin avec son bâton et Bayle Domon avec son gourdin étaient debout au-dessus d’un homme aux cheveux blond clair gisant face contre terre sur le sol, inconscient.

Élayne se hâta vers Thom, essayant avec douceur de l’aider à se relever. Il lui adressa un sourire reconnaissant, mais écarta ses mains avec obstination. « Je vais tout à fait bien, mon petit. » Bien ? Une bosse grossissait sur sa tempe ! « Cet individu longeait le couloir quand, subitement, il m’a donné un coup de pied à la tête. Il en voulait à ma bourse, je suppose. » Simplement comme ça. Un coup de pied sur la tête et il se portait comme un charme.

« Il l’aurait eue, aussi, commenta Juilin, si je n’étais pas venu voir si Thom avait envie d’être remplacé.

— Si moi je n’avais pas décidé », marmotta Domon. Leur hostilité semblait moins concentrée que d’ordinaire.

Il ne fallut qu’une minute à Élayne pour comprendre pourquoi. Nynaeve et Egeanine étaient en chemise dans le couloir. Juilin les reluquait d’un air approbateur qui aurait causé du grabuge si Rendra l’avait surpris, bien qu’il ait au moins tenté de se montrer discret. Domon ne faisait aucun effort pour dissimuler sa franche appréciation d’Egeanine, bras croisés et lèvres plissées d’une façon écœurante tandis qu’il la détaillait de la tête aux pieds.

Les autres jeunes femmes se rendirent vite compte de la situation, mais leurs réactions furent totalement différentes. Nynaeve, dans sa fine chemise de soie blanche, décocha au preneur-de-larrons un regard neutre et rentra à pas dignes dans la chambre, passant ensuite un visage quelque peu empourpré le long de l’embrasure de la porte. Egeanine, dont la chemise de toile était considérablement plus longue et plus épaisse que celle de Nynaeve – Egeanine, qui avait été froide sérénité en devenant prisonnière, qui combattait comme un Lige – Egeanine ouvrit de grands yeux et devint pourpre, avec un hoquet horrifié. Élayne regarda, stupéfaite, la jeune Seanchane pousser un cri mortifié et rentrer littéralement d’un bond dans la chambre.

Des portes s’ouvrirent brusquement et le long du couloir des têtes surgirent ; elles disparurent aussitôt, dans un concert de claquements de battants qui se referment, à la vue d’un homme étendu sur le sol et d’autres debout au-dessus de lui. Des bruits de lourds objets qu’on traîne suggéraient que les gens se barricadaient à l’intérieur de leur chambre avec leur lit ou une armoire.

De longs moments plus tard, Egeanine passa la tête à l’extérieur du côté opposé à Nynaeve, toujours rouge comme un coq jusqu’aux cheveux. Élayne ne comprenait vraiment pas. La jeune femme était en chemise, certes, mais cette chemise la couvrait presque aussi bien que la robe tarabonaise d’Élayne. N’empêche que Juilin et Domon n’avaient pas le droit de lorgner de cette façon. Elle fixa sur ces deux-là un regard qui aurait dû les remettre à leur place immédiatement.

Malheureusement, Domon était trop occupé à glousser et à se frotter la lèvre supérieure pour le remarquer. Du moins Juilin s’en aperçut-il, même s’il poussa un profond soupir selon la coutume des hommes quand ils se considèrent traités injustement. Évitant le regard d’Élayne, il se pencha pour hisser l’individu blond sur son dos. Un assez bel homme, svelte.

« Mais je le reconnais, s’exclama Juilin. C’est lui qui a essayé de me voler. Ou en tout cas c’est ce que j’avais pensé, ajouta-t-il plus lentement. Je ne crois pas aux coïncidences. Pas à moins que le Dragon Réincarné ne soit dans la ville. »

Élayne échangea avec Nynaeve un froncement de sourcils. L’inconnu n’était sûrement pas aux gages de Liandrin ; l’Ajah Noire n’emploierait pas des hommes pour se faufiler dans les couloirs, pas plus… Pas plus qu’elle n’engagerait les services de voyous des rues. Élayne reporta son regard vers Egeanine avec un air interrogateur. Le regard de Nynaeve était plus impératif.

« C’est un Seanchan, dit Egeanine au bout d’un instant.

— Une tentative de délivrance ? » murmura sèchement Nynaeve, mais l’autre jeune femme secoua la tête.

« Je ne doute pas qu’il me cherchait, mais pas pour me sauver, je pense. S’il sait – ou même soupçonne – que j’ai laissé partir Béthamine librement, il voudrait… avoir une conversation avec moi. » Élayne se douta qu’il s’agissait de plus que d’une conversation, ce qui reçut confirmation quand Egeanine ajouta : « Mieux vaudrait que vous lui tranchiez la gorge. Il risque d’essayer aussi de vous créer des ennuis s’il estime que vous êtes mes amies ou s’il découvre que vous êtes des Aes Sedai. » Le grand contrebandier natif d’Illian lui adressa un coup d’œil choqué et Juilin en resta bouche bée au point que sa mâchoire inférieure tomba presque jusqu’à sa poitrine. Thom, d’autre part, hocha la tête d’une façon pensive troublante.

« Nous ne sommes pas ici pour couper des gorges seanchanes, déclara Nynaeve comme si cette opinion pouvait changer plus tard. Bayle, Juilin, portez-le dans l’allée derrière l’auberge. D’ici qu’il reprenne ses sens, il aura de la chance s’il a encore son caleçon. Thom, allez trouver Rendra et dites-lui que nous voulons du thé fort dans le Salon aux Pluies de Fleurs. Et demandez si elle n’a pas de l’écorce de saule ou de l’acem ; je vais préparer quelque chose pour votre tête. » Les trois hommes la dévisagèrent avec stupeur. « Eh bien, remuez-vous ! ordonna-t-elle d’un ton sec. Nous avons des plans à établir ! » Elle laissa à peine à Élayne le temps de rentrer dans la chambre avant de claquer la porte et de commencer à enfiler sa robe par-dessus sa tête. Egeanine se précipita pour endosser la sienne comme si les hommes la contemplaient encore.

« Le mieux est de feindre de ne pas les voir, Egeanine », dit Élayne. C’était bizarre de conseiller une personne plus âgée que Nynaeve mais, quelque compétente que fut la jeune Seanchane dans d’autres domaines, elle ne possédait visiblement que peu d’expérience des hommes. « Sinon, cela ne fait que les encourager. Je ne sais pas pourquoi, admit-elle, mais c’est comme cela que ça se passe. Vous étiez très décemment couverte. Franchement. »

La tête d’Egeanine émergea en haut de sa robe. « Décente ? Je ne suis pas une servante. Je ne suis pas une danseuse de shea ! » Sa grimace contrariée se changea en mine perplexe. « Il est plutôt bel homme, néanmoins. Je ne l’avais pas envisagé avant sous cet angle-là. »

Se demandant ce qu’était une danseuse de shea, Élayne alla l’aider à mettre ses boutons. « Rendra aura quelque chose à vous dire si vous laissez Juilin flirter avec vous. »

La jeune femme brune la regarda avec surprise par-dessus son épaule. « Le preneur-de-larrons ? C’est à Bayle Domon que je pensais. Un homme bien bâti. Mais un contrebandier, ajouta-t-elle avec un soupir de regret. Un transgresseur de la loi. »

Élayne songea que les goûts et les couleurs ne se discutent pas – Nynaeve aimait certainement Lan, et il était beaucoup trop intimidant avec son visage de pierre – mais Bayle Domon ? Cet homme était deux fois plus gros qu’il n’était grand, aussi épais qu’un Ogier !

« Vous papotez comme Rendra, Élayne », lança sèchement Nynaeve. Elle bataillait pour fermer sa robe, les deux mains dans le dos. « Si vous avez fini de dire des bêtises à propos d’hommes, peut-être ne verrez-vous pas d’inconvénient à abandonner pour le moment le sujet de la nouvelle couturière que vous avez sans doute découverte ? Nous devons préparer nos plans. Si nous attendons d’être avec les hommes, ils essaieront de prendre la direction des opérations et je ne suis pas d’humeur à perdre du temps pour les remettre à leur place. En avez-vous déjà fini avec elle ? J’aurais besoin d’aide, moi aussi. » Attachant rapidement le dernier petit bouton d’Egeanine, Élayne alla avec froideur vers Nynaeve. Elle ne jasait pas à propos d’hommes et de robes. Beaucoup moins que Rendra, et de loin. Écartant ses nattes pour dégager son dos, Nynaeve lui adressa un froncement de sourcils quand elle tira avec vigueur sur les deux côtés de la robe de Nynaeve pour introduire les boutons dans les boutonnières. La triple rangée de boutons proches les uns des autres était une nécessité, pas simplement un ornement. Nynaeve, elle, se laissait convaincre par Rendra d’adopter les corsages ajustés selon la dernière mode. Puis elle prétendait que d’autres passaient leur temps à rêvasser de vêtements. Elle-même, en tout cas, pensait à d’autres choses. « J’ai réfléchi à la manière de nous déplacer dans le palais sans être remarquées, Nynaeve. Nous pourrons être pratiquement invisibles. »

Tandis qu’elle exposait son idée, les froncements de sourcils de Nynaeve s’effacèrent. Nynaeve, pour sa part, avait imaginé un moyen d’entrer dans le palais. Quand Egeanine émit quelques suggestions, Nynaeve pinça les lèvres, mais les notions étaient rationnelles et même Nynaeve ne pouvait pas les rejeter d’emblée. D’ici qu’elles furent prêtes à descendre au Salon des Pluies de Fleurs, elles étaient d’accord sur un plan et n’avaient aucune intention de laisser les hommes en changer un iota. Moghedien, l’Ajah, quiconque avait pris la direction du Palais de la Panarch allait perdre ses conquêtes avant de comprendre ce qui était arrivé.

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