Élayne reprit son souffle par à-coups avec soulagement quand Egwene finit par remuer et ouvrir les yeux. Au pied du lit, les traits d’Aviendha perdirent leur légère expression de frustration et d’anxiété, et elle lui décocha un bref sourire qu’Egwene lui rendit. La chandelle avait brûlé depuis plusieurs minutes au-delà de la marque ; cela avait paru une heure.
« Tu ne voulais pas te réveiller, expliqua Élayne d’une voix tremblante. Je t’ai secouée tant et plus, mais tu ne te réveillais pas. » Elle eut un petit rire. « Oh, Egwene, tu as même fait peur à Aviendha. » Egwene posa la main sur son bras qu’elle serra pour la rassurer. « Me voilà de retour, maintenant. » Elle avait l’air fatiguée et elle avait transpiré au point de tremper complètement sa chemise. « Je suppose que j’avais des raisons de demeurer un peu plus longtemps que nous ne l’avions prévu. Je serai plus attentive la prochaine fois. Je le promets. »
Nynaeve reporta avec vigueur sur la table de toilette le broc d’où jaillirent quelques éclaboussures. Elle avait été sur le point d’en jeter le contenu sur le visage endormi d’Egwene. Elle avait un air impassible, mais le broc toqua contre la cuvette et elle laissa l’eau répandue goutter sur le tapis. « Était-ce quelque chose que tu as trouvé ? Ou était-ce… ? Egwene, si le Monde des Rêves a le pouvoir de te retenir d’une manière ou d’une autre, peut-être est-il trop dangereux tant que tu n’en as pas appris davantage. Peut-être que plus tu y vas, plus il t’est difficile d’en revenir. Peut-être que… Je ne sais pas. Par contre, je sais que nous ne pouvons pas risquer de te laisser te perdre. » Elle croisa les bras sur sa poitrine, prête à une discussion.
« D’accord », répliqua Egwene, d’un ton très proche de la soumission. Les sourcils d’Élayne se haussèrent subitement ; Egwene ne se montrait jamais humble face à Nynaeve. Tout sauf ça.
Egwene sortit péniblement du lit, refusant l’aide d’Élayne, et se dirigea vers la table de toilette pour baigner son visage et ses bras dans l’eau relativement fraîche. Élayne trouva une chemise sèche dans l’armoire tandis qu’Egwene se dépouillait de la sienne qui était humide.
« J’ai rencontré une Sagette, une femme nommée Amys. » La voix d’Egwene cessa d’être étouffée quand sa tête jaillit en haut de la nouvelle chemise. « Elle a dit que je devrais aller la rejoindre, pour apprendre le nécessaire sur le Tel’aran’rhiod. À un endroit dans le Désert appelé la place forte des Rocs Froids. »
Élayne s’était aperçue qu’Aviendha avait cillé à la mention du nom de la Sagette. « La connaissez-vous ? Cette Amys ? »
Le hochement de tête de l’Aielle ne pouvait être qualifié autrement qu’exécuté à contrecœur. « Une Sagette. Une Rêveuse. Amys était Far Dareis Mai jusqu’à ce qu’elle renonce à la lance pour se rendre à Rhuidean.
— Une Vierge de la Lance ! s’exclama Egwene. Voilà pourquoi elle… Peu importe. Elle a dit qu’elle se trouvait à Rhuidean à présent. Savez-vous où est située cette place forte des Rocs Froids, Aviendha ?
— Bien sûr. Les Rocs Froids, c’est la place forte de Rhuarc. Rhuarc est le mari d’Amys. Je séjourne là-bas quelquefois. J’y allais. Ma sœur-mère, Lian, est la sœur-épouse d’Amys. »
Élayne échangea avec Egwene et Nynaeve des regards déconcertés. Naguère, Élayne avait pensé connaître pas mal de choses sur les Aiels, toutes apprises de ses maîtres à Caemlyn, mais depuis qu’elle avait rencontré Aviendha elle avait découvert que sa science était fort restreinte. Les coutumes et les relations de parentèle étaient d’une complexité de labyrinthe. Premières-sœurs signifiait avoir la même mère ; sauf qu’il était possible que des amies deviennent premières-sœurs en en prenant l’engagement devant les Sagettes. Deuxièmes-sœurs signifiait que vos mères étaient sœurs ; si vos pères étaient frères, vous étiez sœurs-de-père et considérées comme de moins proche parenté que les deuxièmes-sœurs. Après cela, on s’y perdait complètement.
« Que veut dire “sœur-épouse” ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.
— Que vous avez le même mari. » Aviendha fronça les sourcils devant le hoquet de surprise d’Egwene et la façon dont Nynaeve écarquillait les yeux. Élayne s’attendait à moitié à cette réponse, néanmoins elle se rendit compte qu’elle s’affairait à lisser une jupe qui n’avait pas le moindre faux pli. « Ce n’est pas votre coutume ? questionna l’Aielle.
— Non, répondit Egwene d’une voix faible. Non, ce n’est pas notre coutume.
— Mais vous et Élayne tenez l’une à l’autre comme des premières-sœurs. Qu’auriez-vous fait si l’une de vous n’avait pas voulu s’effacer pour Rand al’Thor ? Vous vous le seriez disputé ? Vous auriez laissé un homme ruiner les liens entre vous ? N’aurait-il alors pas mieux valu que vous l’épousiez toutes les deux ? »
Élayne regarda Egwene. La pensée de… Aurait-elle pu faire une chose pareille ? Même avec Egwene ? Elle savait que ses joues étaient cramoisies. Egwene semblait simplement surprise.
« Mais je voulais me retirer », dit Egwene.
Élayne comprenait que cette réponse valait autant pour elle que pour Aviendha, seulement une pensée ne la lâchait pas. Min avait-elle eu une vision ? Quelle conduite tenir au cas où Min en aurait bien eu une ? Si c’est Berelain, je Vétranglerai, et lui aussi ! S’il doit y avoir quelqu’un, pourquoi ne pourrait-ce être Egwene ? Ô Lumière, à quoi suis-je en train de penser ? Elle sentait qu’elle commençait à perdre son sang-froid et, pour masquer son désarroi, elle prit un ton léger. « À vous entendre, l’homme n’a pas le choix en la matière.
— Il peut dire non, répliqua Aviendha comme si c’était évident, mais s’il souhaite en épouser une il doit épouser les deux quand elles le demandent. De grâce, ne vous en offusquez pas, mais j’ai été choquée quand j’ai appris que dans vos pays un homme peut demander une femme en mariage. Un homme devrait montrer son intérêt, puis attendre que la femme parle. Bien sûr, il y a des femmes qui amènent un homme à voir où est son intérêt, cependant le droit de poser la question leur appartient. Je ne suis pas bien au courant de ces choses-là, en réalité. J’ai voulu être une Far Dareis Mai depuis mon enfance. Tout ce que je désire dans la vie c’est la lance et mes sœurs-de-lance, conclut-elle avec ce qui était nettement de la véhémence.
— Personne ne va vous forcer à vous marier », dit Egwene gentiment. Aviendha lui décocha un regard surpris.
Nynaeve s’éclaircit bruyamment la gorge. Élayne se demanda si elle avait pensé à Lan ; des plaques colorées ressortaient sur ses joues. « Je suppose, Egwene, déclara Nynaeve d’un ton légèrement trop énergique, que tu n’as pas trouvé ce que tu cherchais, sinon tu en aurais déjà parlé.
— Je n’ai rien découvert, répliqua Egwene à regret, mais Amys a dit… Aviendha, quel genre de femme est Amys ? »
L’Aielle avait entrepris un examen en détail du tapis. « Amys est dure comme les montagnes et impitoyable comme le soleil, répliqua-t-elle sans lever les yeux. C’est une Exploratrice-de-rêves, une Rêveuse. Elle est capable de vous instruire. Une fois qu’elle a mis la main sur vous, elle vous traînera par les cheveux vers ce qu’elle veut. Rhuarc est le seul de taille à lui résister. Même les autres Sagettes marchent sur la pointe des pieds quand Amys parle. Par contre, elle peut vous former. »
Egwene secoua la tête. « Ce que je voulais savoir c’est si être dans un endroit inconnu la trouble, la rend nerveuse ? Être dans une ville ? Verrait-elle des choses qui n’y sont pas ? »
Le rire d’Aviendha résonna sec et bref. « Nerveuse ? S’éveiller avec un lion dans son lit ne l’effraierait pas. Elle était une Vierge de la Lance, Egwene, et elle ne s’est pas adoucie, croyez-moi.
— Qu’a vu cette femme ? questionna Nynaeve.
— Il ne s’agit pas de quelque chose qu’elle a vu, exactement, expliqua Egwene avec lenteur. Qu’elle n’a pas vu, je pense. Elle a dit que Tanchico recélait du mal. Pire que tout ce dont est capable une main d’homme, a-t-elle précisé. Peut-être est-ce l’Ajah Noire. Ne discutez pas avec moi, Nynaeve, ajouta-t-elle d’une voix plus ferme. Les rêves doivent être interprétés. Cela pourrait bien être exact. »
Nynaeve avait commencé à froncer les sourcils dès qu’Egwene avait mentionné le mal dans Tanchico et son regard noir se changea en flamboiement indigné quand Egwene lui intima de ne pas discuter. Quelquefois, Élayne avait envie de les secouer toutes les deux comme un prunier. Elle s’interposa vivement avant que leur aînée n’explose. « Oui, c’est fort possible, Egwene. Tu as bien découvert quelque chose. Davantage que Nynaeve ou moi l’espérions. N’est-ce pas, Nynaeve ? Vous ne le croyez pas ?
— C’est possible, convint Nynaeve à contrecœur.
— C’est possible. » Egwene n’en avait pas l’air réjouie. Elle respira à fond. « Nynaeve a raison. Il faut que j’apprenne ce que je fais. Si je connaissais ce que je devrais savoir, je n’aurais pas eu à ce qu’on me parle du mal. Si je connaissais ce que je devrais savoir, j’aurais trouvé la pièce où se tient Liandrin, où qu’elle se trouve. Amys peut me l’enseigner. Voilà pourquoi… Voilà pourquoi il faut que j’aille la rejoindre.
— La rejoindre ? » Le ton de Nynaeve était consterné. « Dans le Désert ?
— Aviendha peut me conduire directement à cette place forte des Rocs Froids. » Le regard d’Egwene, moitié défi moitié anxiété, allait vivement d’Élayne à Nynaeve. « Si j’étais certaine qu’elles sont à Tanchico, je ne vous laisserais pas partir seules. Si vous le décidez. Mais avec Amys pour m’aider, peut-être que je découvrirai où elles sont. Peut-être que je peux… Voilà la question ; je ne sais même pas ce que je suis en mesure de faire, je sais seulement que je suis sûre que ce sera bien davantage que maintenant. Ce n’est pas comme si je voulais vous abandonner. Vous prendrez l’anneau de pierre avec vous. Vous connaissez assez bien la forteresse de Tear pour revenir ici par le truchement du Tel’aran’rhiod. Je viendrai à vous dans Tanchico. Quoi que j’apprenne par Amys, je vous l’enseignerai. Je vous en prie, dites que vous comprenez. Je pourrai apprendre tellement d’Amys, puis je m’en servirai pour vous aider. Ce sera comme si nous avions été toutes les trois formées par elle. Une Exploratrice-de-rêves, une Rêveuse ; une femme qui sait !
Liandrin et les autres seront comme des enfants ; elles ne connaîtront pas le quart de ce dont nous serons au courant. » Elle se mordilla la lèvre, un mordillement pensif. « Vous ne pensez pas que je vous abandonne, hein ? Si oui, je ne partirais pas.
— Bien sûr qu’il faut que tu partes, lui dit Élayne. Tu me manqueras, mais nul ne nous a promis que nous resterions ensemble jusqu’à ce que ceci soit fini.
— Mais vous deux… aller seules… je devrais vous accompagner. Si elles sont réellement dans Tanchico, je devrais être avec vous.
— Quelle bêtise, déclara Nynaeve avec autorité. Une formation, voilà ce qu’il te faut. Cela nous sera beaucoup plus utile au bout du compte que ta compagnie jusqu’à Tanchico. Ce n’est même pas comme si nous avions la certitude qu’il y en ait une d’elles dans Tanchico. Si elles y sont, Élayne et moi nous nous débrouillerons très bien à nous deux, mais il se pourrait que nous découvrions à notre arrivée que ce mal n’est finalement que la guerre. La Lumière nous assiste, la guerre serait un mal suffisant pour tout le monde. Nous serons peut-être de retour à la Tour avant toi. Sois prudente dans le Désert, ajouta-t-elle d’un ton réaliste. L’endroit est dangereux. Aviendha, vous veillerez sur elle ? »
L’Aielle n’avait pas encore ouvert la bouche qu’un coup fut frappé à la porte, immédiatement suivi par Moiraine. L’Aes Sedai les embrassa d’un seul coup d’œil qui les pesa, mesura et jugea, elles et ce à quoi elles s’occupaient, le tout sans qu’un frémissement de paupières indique ses conclusions. « Joiya et Amico sont mortes, annonça-t-elle.
— Était-ce donc la raison de l’attaque ? dit Nynaeve. Tout cela pour les tuer ? Ou peut-être pour les tuer s’il était impossible de les libérer. J’étais sûre que Joiya avait autant d’assurance parce qu’elle s’attendait à ce qu’on vienne à sa rescousse. Elle avait dû mentir, finalement. Je n’ai jamais cru à son repentir.
— Pas la raison principale, peut-être, répliqua Moiraine. Le Capitaine avait sagement maintenu ses hommes à leur poste dans les cachots pendant l’assaut. Ils n’ont pas vu un seul Trolloc ni un seul Myrddraal. Par contre, c’est ensuite qu’ils ont trouvé les deux mortes. Chacune avec la gorge tranchée de façon assez peu ragoûtante. Après avoir eu la langue clouée à la porte de sa cellule. » On aurait cru aussi bien qu’elle parlait de donner une robe à raccommoder.
L’estomac d’Élayne lui pesa comme du plomb à cette description indifférente. « Je n’aurais pas souhaité cela pour elles. Pas comme cela. Que la Lumière illumine leurs âmes.
— Leur âme, elles l’avaient vendue depuis longtemps à l’Ombre », s’exclama Egwene âprement. Néanmoins, elle se pressait l’estomac des deux mains. « Comment… Comment cela a-t-il était fait ? Par des Hommes Gris ?
— Je doute que même des Hommes Gris y seraient parvenus, répliqua Moiraine d’un ton bref. L’Ombre a des ressources dépassant ce que nous connaissons, apparemment.
— Oui. » Egwene assouplit sa robe et sa voix. « Si ce n’était pas une tentative de sauvetage, cela doit signifier qu’elles disaient toutes les deux la vérité. Elles ont été tuées parce qu’elles ont parlé.
— Ou pour les en empêcher, commenta Nynaeve sans ambages. Espérons que l’on ignore que ces deux-là nous ont dit quoi que ce soit. Peut-être Joiya s’est-elle repentie, mais je reste sceptique. »
Élayne ravala sa salive, à la pensée de se trouver dans une cellule, la figure plaquée contre la porte pour que la langue soit tirée hors de la bouche et… Elle frissonna et se força à suggérer : « Elles ont pu être tuées simplement pour les punir d’avoir été capturées. » Elle passa sous silence l’idée que la tuerie aurait eu pour but de les inciter à croire ce que Joiya et Amico avaient déclaré ; elles hésitaient déjà suffisamment sur le parti à prendre. « Trois possibilités et seulement une pose en principe que l’Ajah Noire sait qu’elles ont révélé quelque chose. Comme toutes les trois sont égales, il y a des chances que l’Ajah n’a rien appris. »
Egwene et Nynaeve eurent l’air stupéfaites. « Pour les punir ? » répéta Nynaeve d’un ton incrédule.
Elles étaient plus coriaces qu’elle, Élayne, dans bien des domaines – et elle les admirait pour cette raison – mais elles n’avaient pas grandi en observant les intrigues à la cour de Caemlyn, en entendant les récits de la façon cruelle dont les Cairhienins et les gens de Tear jouaient au Jeu des Maisons.
« Je pense que l’Ajah Noire aurait une attitude rien moins qu’indulgente à l’égard d’un échec de quelque nature que ce soit, leur dit-elle. Je vois très bien Liandrin en donner l’ordre. Joiya l’aurait donné sans hésitation. » Moiraine la toisa brièvement, d’un regard qui réévaluait son jugement.
« Liandrin, répéta Egwene d’une voix blanche. Oui, je me représente sans peine Liandrin et Joiya commandant ça.
— Vous n’aviez guère davantage de temps pour les interroger, en tout cas, reprit Moiraine. Elles auraient été embarquées d’ici midi demain. » Une pointe de colère perçait dans sa voix ; Élayne se rendit compte que Moiraine devait considérer la mort des Sœurs Noires comme une façon d’échapper à la justice. « J’espère que vous aboutirez bientôt à une décision. Tanchico ou la Tour. »
Élayne croisa le regard de Nynaeve et inclina légèrement la tête.
Nynaeve hocha la sienne en retour, d’une façon plus péremptoire, avant de s’adresser à l’Aes Sedai. « Élayne et moi, nous nous rendrons à Tanchico dès que nous trouverons un bateau. Un navire rapide, j’espère. Egwene et Aviendha iront à la place forte des Rocs Froids, dans le Désert des Aiels. » Elle ne fournit pas de raisons, et les sourcils de Moiraine se haussèrent.
« Jolienne peut l’emmener », déclara Aviendha dans le silence qui s’était momentanément établi. Elle évita de regarder Egwene. « Ou Sefela, ou Baine et Khiad. Je… j’ai l’intention d’accompagner Élayne et Nynaeve. S’il y a une guerre dans ce Tanchico, elles ont besoin d’une sœur pour protéger leurs arrières.
— Si c’est ce que vous souhaitez, Aviendha », dit lentement Egwene.
Elle avait l’air surprise et peinée, mais pas plus surprise qu’Élayne. Élayne avait cru que ces deux-là étaient devenues amies. « Je suis contente que vous souhaitiez nous aider, Aviendha, mais c’est vous qui devriez conduire Egwene à la place forte des Rocs Froids.
— Elle ne va ni à Tanchico ni à la place forte des Rocs Froids, déclara Moiraine, en tirant de son aumônière une lettre dont elle déplia les pages. Ceci a été placé dans ma main il y a une heure. Le jeune Aiel qui me l’a apporté m’a expliqué qu’elle lui avait été confiée il y a un mois, avant qu’aucun de nous n’arrive à Tear, cependant elle est adressée à mon nom à la forteresse de la Pierre de Tear. » Elle jeta un coup d’œil au dernier feuillet. « Aviendha, connaissez-vous Amys, de l’enclos des Neuf Vallées des Aiels Taardad ; Bair, de l’enclos Haido des Aiels Shaarad ; Melaine, de l’enclos Jhirad des Aiels Goshien ; et Seana, de l’enclos de la Colline Noire des Aiels Nakai ? Elles l’ont signée.
— Ce sont toutes des Sagettes, Aes Sedai. Toutes des Rêveuses. » Sans qu’elle ait eu l’air de s’en rendre compte, l’attitude d’Aviendha s’était modifiée en posture de méfiance. Elle semblait prête à combattre ou à fuir.
« Des Rêveuses, répéta pensivement Moiraine. Peut-être que voilà qui explique tout. J’ai entendu parler des exploratrices de rêves. » Elle se reporta à la deuxième page de la lettre. « Voici ce qu’elles ont écrit à votre sujet. Ce qu’elles ont peut-être écrit avant même que vous décidiez de venir à Tear. “Il y a au nombre des Vierges de la Lance dans la Pierre de Tear une jeune femme obstinée appelée Aviendha, de l’enclos des Neuf Vallées des Aiels Taardad. Elle doit maintenant venir à nous. Il ne peut plus y avoir de délais ou d’excuses. Nous l’attendrons sur les pentes de Chaendaer, au-dessus de Rhuidean.” Cela continue à votre sujet, mais elles me signifient en majeure partie de veiller à ce que vous alliez à elles sans retard. Elles donnent des ordres comme l’Amyrlin, vos Sagettes. » Elle émit un murmure de contrariété, qui incita Élayne à se demander si les Sagettes avaient tenté aussi de donner des ordres à l’Aes Sedai. Peu probable. Et improbable que ç’ait été avec succès s’il y avait eu tentative. N’empêche, quelque chose dans cette lettre avait irrité l’Aes Sedai.
« Je suis une Far Dareis Mai, s’exclama Aviendha avec colère. Je n’accours pas comme une gamine quand quelqu’un crie mon nom. J’irai à Tanchico si j’en ai envie. »
Élayne pinça les lèvres pensivement. De la part de l’Aielle, c’était nouveau. Pas la colère – elle avait déjà vu Aviendha en colère, encore que pas à ce point-là – mais le ton sous-jacent. Elle ne pouvait le qualifier autrement que boudeur. Cela semblait aussi invraisemblable que de voir Lan bouder, pourtant c’était bien ça.
Egwene y fut sensible, elle aussi. Elle tapota le bras d’Aviendha. « Ne vous inquiétez pas. Si vous voulez aller à Tanchico, je serai enchantée que vous protégiez Élayne et Nynaeve. »
Aviendha lui adressa un regard vraiment pitoyable.
Moiraine secoua la tête, d’un mouvement peu accentué mais parfaitement clair. « J’ai montré ceci à Rhuarc. » Aviendha ouvrit la bouche, l’air furieuse, mais l’Aes Sedai éleva la voix et continua avec aisance : « Comme la lettre m’en a priée. Juste la partie qui vous concerne, évidemment. Il paraît bien décidé à ce que vous vous conformiez à ce que demande la lettre. À ce qu’elle ordonne. Je pense que le plus sage est de vous soumettre à ce que désirent Rhuarc et les Sagettes, Aviendha. N’êtes-vous pas d’accord ? »
Aviendha jeta autour de la pièce un coup d’œil éperdu, comme si elle était prise au piège. « Je suis une Far Dareis Mai », murmura-t-elle entre ses dents et elle se dirigea à grands pas vers la porte sans ajouter un mot.
Egwene s’avança, levant à demi une main pour l’arrêter, puis la laissa retomber comme la porte claquait en se refermant. « Que lui veulent-elles ? demanda-t-elle impérieusement à Moiraine. Vous en connaissez toujours plus que vous n’en dites. Qu’est-ce que vous avez gardé par-devers vous, cette fois-ci ?
— Quel que soit le mobile des Sagettes, répliqua sereinement Moiraine, c’est sûrement une question qui regarde Aviendha et elles. Si Aviendha désirait que vous soyez au courant, elle vous en aurait informée.
— C’est plus fort que vous, vous n’arrêtez pas d’essayer de manipuler les gens, commenta Nynaeve d’un ton amer. Vous êtes en train de pousser maintenant Aviendha à quelque chose, hein ?
— Pas moi. Les Sagettes. Et Rhuarc. » Moiraine plia la lettre et la rangea dans son aumônière, puis reprit avec une pointe d’acerbité dans la voix. « Elle peut toujours lui dire non. Un chef de clan n’est pas comme un roi, d’après ce que je sais des coutumes aielles.
— Elle le peut ? » interrogea Élayne. Rhuarc lui rappelait Gareth Bryne. Le Capitaine-Général des Gardes Royaux de sa mère imposait rarement sa manière de voir mais, en pareil cas, même Morgase ne réussissait pas à le faire céder, à moins d’un décret royal. Il n’y aurait pas de décret du trône cette fois-ci – non pas que Morgase en ait jamais promulgué à l’égard de Gareth Bryne quand il s’était mis en tête qu’il avait raison, maintenant qu’Élayne y réfléchissait – et sans décret elle s’attendait à ce qu’Aviendha aille vers les pentes de Chaendaer au-dessus de Rhuidean. « Au moins, cela lui permettra de voyager avec toi, Egwene. Amys serait bien empêchée de te retrouver à la place forte des Rocs Froids si elle projette d’attendre Aviendha à Rhuidean. Vous irez ensemble trouver Amys.
— Mais je ne tiens pas à ce qu’elle vienne, répliqua Egwene tristement. Pas si elle ne le veut pas.
— Peu importe ce que tout le monde veut, intervint Nynaeve, nous avons du pain sur la planche. Tu auras besoin de beaucoup de choses pour un voyage dans le Désert, Egwene. Lan me les indiquera. Quant à Élayne et moi, nous devons nous préparer à nous embarquer pour Tanchico. Je suppose que nous trouverons un bateau demain, mais cela implique de choisir quoi emballer ce soir.
— Il y a un navire des Atha’ans Miere ancré aux quais dans le Maule, leur dit Moiraine. Un rakeur. Il n’existe pas de navire plus rapide. Un bateau rapide, c’est ce que vous vouliez. » Nynaeve acquiesça d’un signe de tête avec mauvaise grâce.
« Moiraine, demanda Élayne, que va décider Rand, à présent ? Après cette attaque… Déclarera-t-il la guerre que vous souhaitez ?
— Je ne désire pas de guerre, répliqua l’Aes Sedai. Je désire ce qui le maintiendra en vie pour combattre dans la Tarmon Gai’don. Il dit qu’il nous expliquera à tous demain ses intentions. »
Un froncement quasi imperceptible plissa son front lisse. « Demain, nous en connaîtrons davantage que ce soir. » Son départ fut brusque.
Demain, songea Élayne. Que fera-t-il demain quand je le préviendrai ? Que dira-t-il ? Il faut qu’il comprenne. Résolument, elle rejoignit ses deux compagnes pour discuter de leurs préparatifs.