Avec la nuit si proche, ils n’avaient pas d’autre choix que camper là sur la montagne près de la Porte de la Voie. En deux camps. Faile insista là-dessus.
« Plus question de ça, lui répliqua Loial avec un ton contrarié dans sa basse grondante. Nous sommes sortis des Voies et j’ai tenu mon serment. C’est fini. » Faile arbora une de ses expressions d’entêtement, menton haut et poings sur les hanches.
« Laissez tomber, Loial, dit Perrin. Je m’installerai là-bas un peu plus loin. » Loial jeta un coup d’œil à Faile, qui s’était tournée vers les deux Aielles dès qu’elle avait entendu Perrin accepter, puis il secoua sa grosse tête et esquissa un mouvement comme pour rejoindre Perrin et Gaul. Perrin lui indiqua de rester où il était, d’un geste discret qu’il espéra qu’aucune des jeunes femmes ne remarquerait.
Le « un peu plus loin », il le mesura court, moins de vingt pas. La Porte de la Voie était peut-être verrouillée, mais il y avait toujours les corbeaux et ce qu’ils pouvaient présager. Il voulait être à proximité en cas de besoin. Si Faile y trouvait à redire, qu’elle ne s’en prive pas. Il était tellement préparé à opposer une sourde oreille à ses récriminations qu’il s’irrita de son silence.
Sans tenir compte des élancements dans sa jambe et son côté, il dessella Steppeur et déchargea le cheval de somme, entrava les deux bêtes et leur mit une musette avec quelques poignées d’orge et de l’avoine. Il n’y avait évidemment rien à brouter par ici. Quant à ce qu’il y avait, par contre… Il banda son arc et le posa en travers de son carquois près du feu, libéra la hache de son attache à sa ceinture.
Gaul se joignit à lui pour entretenir le feu et ils prirent un repas de pain, de fromage et de bœuf séché, mangé en silence et arrosé d’eau. Le soleil glissa derrière les montagnes, silhouettant les pics et teignant en rouge le dessous des nuages. Des ombres couvrirent la vallée et l’air commença à devenir vif.
Perrin se débarrassa les mains des miettes et extirpa de ses fontes son bon manteau de laine verte. Peut-être s’était-il habitué à la chaleur de Tear davantage qu’il ne le croyait. Les jeunes femmes ne mangeaient assurément pas en silence autour de leur feu entouré d’ombre ; il les entendait rire et les bribes qu’il comprenait dans de ce qu’elles disaient lui enflammaient les oreilles. Les femmes parlent de n’importe quoi ; elles n’ont aucune retenue. Loial s’était écarté d’elles autant qu’il le pouvait tout en demeurant dans la clarté et il s’efforçait de se plonger dans un livre. Elles ne se rendaient vraisemblablement même pas compte qu’elles causaient de la gêne à l’Ogier ; elles pensaient probablement avoir assez baissé la voix pour que Loial n’entende pas.
Murmurant pour lui-même, Perrin alla se rasseoir auprès du feu en face de Gaul. L’Aiel semblait ne pas remarquer la fraîcheur de l’air. « Connaissez-vous des histoires drôles ?
— Des histoires drôles ? Sur le moment, je n’en ai pas en tête. » Les yeux de Gaul se tournèrent à demi vers l’autre feu, et les rires. « J’en raconterais si je le pouvais. Le soleil, vous vous souvenez ? »
Perrin éclata d’un rire bruyant et força sa voix pour qu’elle porte. « Certes oui. Ah, les femmes ! » L’hilarité dans l’autre camp s’éteignit un instant puis s’éleva de nouveau. Cela leur apprendrait. Il y en a d’autres qui savent rire. Perrin regarda fixement le feu d’un œil morne. Ses blessures le faisaient souffrir.
Peu après, Gaul dit : « Cette région ressemble davantage à la Terre Triple que la plupart des terres humides. Trop d’eau encore et les arbres sont trop grands et trop nombreux, mais elle n’est pas aussi bizarre que les endroits appelés forêts. »
Le sol était pauvre ici où Manetheren avait péri par le feu, les arbres dispersés à de grandes distances les uns des autres tous rabougris au tronc épais, aux formes curieusement inclinées par le vent, aucun haut de plus de trente pieds. Perrin songea qu’il n’avait jamais vu paysage aussi désolé.
« J’aimerais pouvoir visiter un jour votre Terre Triple, Gaul.
— Peut-être y viendrez-vous, quand nous en aurons fini ici.
— Peut-être. » Pas de grandes chances, bien sûr. Aucune, en réalité. Il aurait pu le dire à l’Aiel, mais il ne voulait pas en parler maintenant, ni y penser.
« C’est ici qu’était Manetheren ? Vous êtes du sang de Manetheren ?
— Oui, Manetheren était ici, répliqua Perrin. Et je suppose que je suis de son sang. » C’était difficile de croire que les petits villages et les fermes tranquilles des Deux Rivières abritaient les derniers héritiers du sang de Manetheren, mais c’est ce qu’avait dit Moiraine. Le sang ancien coule avec force dans le pays des Deux Rivières, voilà ce qu’elle avait dit. « Cela remonte loin, Gaul. Nous sommes des fermiers, des bergers ; pas une grande nation, pas de vaillants guerriers. »
Gaul eut un léger sourire. « Puisque vous l’affirmez. Je vous ai vus danser la danse des lances, vous et Rand al’Thor et celui qu’on appelle Mat. Mais si vous l’affirmez. »
Perrin modifia sa posture avec malaise. À quel point avait-il changé depuis qu’il avait quitté son foyer ? Lui, et Rand, et Mat ? Pas en ce qui concernait ses yeux, les loups ou le don de canaliser de Rand ; il ne se préoccupait pas de ça. Quelle partie de leur être intime était restée identique ? Mat était le seul à paraître simplement lui-même, pour ne pas dire plus que jamais. « Vous connaissez Manetheren ?
— Nous en savons plus sur votre monde que vous ne l’imaginez. Et moins que nous le croyons. Longtemps avant d’avoir franchi le Rempart du Dragon, j’avais lu des livres apportés par des colporteurs. J’étais au courant des “bateaux”, des “rivières” et des “forêts”, ou je le pensais. » Gaul les prononçait comme des termes d’une langue étrangère. « C’est comme ça que je me représentais une “forêt”. » Il désigna du geste les arbres disséminés, nanisés par rapport à la hauteur qu’ils auraient dû avoir. « Croire une chose n’est pas la rendre vraie. À propos du Cavalier de la Nuit et de la progéniture du Flétrisseur-des-feuilles ? Estimez-vous que c’est pure coïncidence qu’ils soient arrivés près de cette Porte des Voies ?
— Non. » Perrin soupira. « J’ai vu des corbeaux, au bout de la vallée. Peut-être n’étaient-ils que cela, mais je ne suis pas prêt à tabler là-dessus, pas après l’apparition des Trollocs. »
Gaul hocha la tête. « Ce pouvait être des Yeux de l’Ombre. Si on prévoit le pire, toutes les surprises sont agréables.
— Une bonne surprise ferait bien mon affaire. » Perrin chercha de nouveau des loups et, de nouveau, ne trouva rien. « Je serai peut-être capable de découvrir quelque chose ce soir. Peut-être. S’il se produit quoi que ce soit ici, vous pourriez être obligé de me donner des coups de pied pour me réveiller. » Il se rendit compte de la bizarrerie de ce qu’il disait, mais Gaul se contenta de hocher encore la tête. « Gaul, vous n’avez jamais parlé de mes yeux, ni même ne les avez regardés deux fois. Aucun des Aiels non plus. » Il savait qu’ils luisaient maintenant comme de l’or à la clarté du feu.
« Le monde est en train de changer, répondit Gaul à mi-voix. Rhuarc et Jheran, mon chef de clan à moi – les Sagettes aussi – ils ont essayé de le dissimuler, mais ils étaient inquiets quand ils nous ont envoyés franchir le Rempart du Dragon à la recherche de Celui qui Vient avec l’Aube. Je pense que le changement ne sera peut-être pas celui auquel nous avons toujours cru. J’ignore en quoi il sera différent, mais il le sera. Le Créateur nous a mis dans la Terre Triple pour nous former autant que pour nous punir de notre crime mais que sera ce pour quoi nous avons été formés ? » Il secoua la tête subitement, d’un air morose. « Colinda, la Sagette de la place forte des Sources Chaudes, me dit que je réfléchis trop pour un Chien de Pierre et Bair, la Sagette la plus âgée des Shaarads, menace de m’envoyer à Rhuidean quand Jheram mourra, que je le veuille ou non. À côté de tout cela, Perrin, quelle importance a la couleur des yeux d’un homme ?
— J’aimerais que chacun sur terre pense de cette façon. » Les rires avaient finalement cessé autour de l’autre feu. Une des Aielles – Perrin n’aurait pas su dire laquelle – s’était chargée de monter la première garde, le dos à la clarté, et les autres s’étaient installées pour dormir. La journée avait été fatigante. Le sommeil serait facile à trouver, et le rêve dont il avait besoin. Il s’étendit à côté du feu, s’entourant de son manteau. « N’oubliez pas. Réveillez-moi à coups de pied si besoin est. »
Le sommeil s’empara de lui alors que Gaul acquiesçait encore d’un signe de tête, et le rêve survint aussitôt.
C’était le jour et il se tenait seul près de la Porte de la Voie, qui avait l’air d’une longueur de mur élégamment sculpté, surprenant dans ce paysage montagneux. À part cela, il n’y avait aucun signe qu’un être humain ait jamais posé le pied sur cette pente. Le ciel était beau et clair et une brise légère montant de la vallée lui apporta l’odeur de cerfs et de lapins, de cailles et de tourterelles, mille odeurs distinctes, d’eau, de terre et d’arbres. C’était le rêve de loup.
Pendant un instant, la sensation qu’il était un loup l’envahit. Il avait des pattes et… Non !Il se passa les mains sur lui, soulagé de trouver seulement son propre corps dans sa tunique et sa cape. Et la large ceinture à laquelle était normalement suspendue sa hache, mais avec le marteau à demi engagé dans le passant.
Il en fronça les sourcils et, à sa surprise, pour un temps bref, la hache surgit à la place du marteau, immatérielle et floue. Brusquement, le marteau réapparut. S’humectant les lèvres, Perrin espéra qu’il resterait. La hache était peut-être une arme plus efficace, mais il préférait le marteau. Il ne se rappelait pas qu’un incident de ce genre se soit déjà produit, qu’il y ait eu des changements, mais il ne connaissait guère cet étrange endroit. Si on pouvait appeler ça un endroit. C’était le rêve de loup et des choses curieuses y arrivaient, sûrement aussi curieuses que dans un rêve ordinaire.
Comme si penser à ces bizarreries en avait suscité une, un coin de ciel sur le fond des montagnes s’assombrit subitement, devint une fenêtre sur un autre lieu. Rand se tenait au milieu de tourbillons de vent tempétueux, riant à gorge déployée, quasiment d’un rire de fou, les bras levés, et de petites formes se laissaient porter sur ces tourbillons de vent, rouge et or, pareilles à l’être inconnu sur la bannière du Dragon ; des yeux cachés observaient Rand et rien ne permettait de savoir s’il s’en rendait compte. La « fenêtre » bizarre s’éclipsa, seulement pour être remplacée par une autre plus éloignée, où Nynaeve et Élayne s’avançaient prudemment dans un paysage tourmenté de bâtiments tordus, plongés dans l’ombre, chassant un animal dangereux. Perrin n’aurait pas su dire comment il était au courant que cette bête était dangereuse, mais il en avait conscience. Ce spectacle disparut et une autre tache noire se répandit dans le ciel. Mat, debout sur une route qui bifurquait devant lui. Il jeta une pièce en l’air, s’engagea le long d’un des embranchements et, soudain, se retrouva coiffé d’un chapeau à large bord et marchant en s’aidant d’un bâton muni d’une courte lame d’épée. Une autre « fenêtre », et Egwene et une femme aux longs cheveux blond pâle le regardaient avec stupeur tandis que derrière elles la Tour Blanche s’effondrait pierre par pierre. Puis elles disparurent, elles aussi.
Perrin respira à fond. Il avait déjà eu ce genre de visions, là dans le rêve de loup, et il pensait qu’elles étaient réelles jusqu’à un certain point ou contenaient une indication quelconque. Quoi qu’il en soit, les loups ne les percevaient jamais. Moiraine avait suggéré que le rêve de loup était la même chose que ce qui s’appelait Tel’aran’rhiod, puis n’avait rien voulu ajouter. Il avait entendu par hasard Egwene et Élayne discuter de rêves, un jour, mais Egwene en savait déjà trop sur lui et les loups, peut-être autant que Moiraine. Ce n’était pas un sujet dont il pouvait s’entretenir, même avec elle.
Il y avait une personne à qui il aurait pu parler. Il aimerait trouver Elyas Machera, l’homme qui l’avait présenté aux loups. Elyas devait être au courant de ces choses-là. Au moment où il songea à lui, il capta son propre nom murmuré faiblement dans le vent mais, quand il tendit l’oreille, seul bruissait le vent. Un son isolé. Ici, il n’y avait que lui, Perrin.
Il appela « Sauteur ! » à haute voix puis mentalement : Sauteur ! Le loup était mort et, pourtant, pas mort ici. Le rêve de loup était l’endroit où allaient les loups à leur mort en attendant de renaître. C’était plus que cela, pour les loups ; ils donnaient en quelque sorte l’impression d’être conscients du rêve même à l’état de veille. L’un était presque aussi réel – peut-être aussi réel –que l’autre à leurs yeux. « Sauteur ! » Sauteur ! Mais Sauteur ne vint pas.
Il perdait son temps. Il avait une raison d’être là et autant valait se mettre à l’œuvre. Descendre jusqu’à l’endroit d’où il avait vu les corbeaux s’envoler prendrait, au mieux, des heures.
Il avança d’un pas – le paysage autour de lui se brouilla – et son pied atterrit près d’un ruisseau étroit sous des sapins-ciguë rabougris et des saules de montagne, que dominaient des pics couronnés de nuages. Pendant un instant, il regarda avec stupeur. Il se trouvait à l’extrémité de la vallée opposée à la Porte des Voies. En fait, il était à l’endroit exact qu’il voulait atteindre, le point d’où avaient surgi les corbeaux, et la flèche qui avait tué le premier faucon. Cela ne lui était encore jamais arrivé. En apprenait-il davantage sur le rêve de loup – Sauteur avait toujours dit qu’il était ignorant – ou était-ce différent, cette fois-ci ?
Il exécuta le pas suivant avec une prudence accrue, mais ce fut seulement un pas. Rien ne témoignait de la présence d’un archer ou de corbeau, pas d’empreintes, pas de plumes, pas d’odeurs. Perrin ne savait pas à quoi il s’était attendu. Il ne pouvait pas y avoir de traces à moins qu’ils n’aient été aussi dans le rêve. Par contre, s’il réussissait à rencontrer des loups dans le rêve, ils l’aideraient à découvrir leurs frères et leurs sœurs dans le monde éveillé, et ces loups seraient en mesure de lui indiquer la présence éventuelle d’Engeances de l’Ombre dans les montagnes. Peut-être qu’en allant plus haut les loups entendraient son appel.
Fixant son regard sur le pic le plus élevé qui bordait la vallée, juste au-dessous des nuages, il avança d’un pas. Le monde s’estompa et il fut sur le flanc de la montagne, les ondoyantes masses blanches des nuages à moins de trente pieds au-dessus de sa tête. Involontairement, il éclata de rire. C’était amusant. D’ici il voyait la vallée dans toute son étendue.
« Sauteur ! » Pas de réponse.
Il sauta sur la montagne suivante, en lançant son appel, puis sur la suivante, ainsi de suite, en direction de l’est vers les Deux Rivières. Sauteur ne répondait pas. Plus inquiétant, Perrin ne sentait pas non plus d’autres loups. Il y avait toujours des loups dans le rêve de loup. Immanquablement.
Il se hâta de pic en pic dans une course que sa vitesse rendait floue, appelant, fouillant du regard. Les montagnes étaient désertes au-dessus de lui, à part des cerfs et d’autres bêtes sauvages. Pourtant, de temps à autre se voyaient des témoignages d’existence humaine. D’antiques témoignages. Par deux fois, des formes sculptées géantes occupaient presque entièrement une pente montagneuse et, ailleurs, d’étranges lettres anguleuses de douze pieds de haut avaient été gravées en creux sur une falaise un soupçon trop lisse et verticale. Les intempéries avaient gommé les visages des statues et des yeux moins perçants que les siens auraient pu prendre les lettres elles-mêmes pour l’œuvre du vent et de la pluie. Montagnes et falaises cédèrent la place aux Collines de Sable, vastes ondulations de dunes où étaient disséminés des herbes rêches et des arbustes coriaces, jadis le rivage d’une vaste mer avant la Destruction du Monde. Et soudain il aperçut un autre homme, au sommet d’une colline de sable.
L’homme était trop loin pour être distingué nettement, simplement un gaillard de haute taille aux cheveux noirs, mais certainement pas un Trolloc ou quoi que ce soit de la sorte, en tunique bleue avec un arc dans le dos, penché au-dessus d’il ne savait quoi sur le sol car c’était dissimulé par les broussailles basses. Toutefois, il émanait de lui une sensation de familiarité.
Le vent se leva et Perrin capta vaguement son odeur. Une odeur froide, c’était la seule façon de la décrire. Froide et pas vraiment humaine. Soudain, il eut dans la main son propre arc, une flèche encochée, et le poids d’un carquois plein tira sur sa ceinture.
L’autre homme leva la tête, vit Perrin. Une seconde, il hésita puis tourna les talons et devint un éclair fonçant au loin dans les collines.
Perrin bondit à l’endroit où il s’était tenu, contempla ce qui avait occupé le gaillard et, sans réfléchir, le poursuivit, laissant derrière lui le cadavre à demi dépouillé d’un loup. Un loup mort dans le rêve de loup. C’était impensable. Qu’est-ce qui pouvait tuer un loup ici ? Quelque chose de maléfique.
Sa proie courait devant lui à enjambées qui dévoraient des lieues, jamais plus que tout juste en vue. Quittant les collines et traversant les fourrés du Bois de l’Ouest avec ses fermes éparpillées, franchissant des terres cultivées, un quadrillage de champs clos de haies et de bosquets, dépassant la Colline-au-Guet. Le spectacle des rues désertes dans le village couvrant la colline de ses maisons coiffées de chaume, et de l’air abandonné des fermes, produisait un drôle d’effet, mais Perrin ne quittait pas de l’œil l’homme fuyant devant lui. Il s’était tellement bien habitué à cette poursuite qu’il n’éprouva pas de surprise quand une foulée de géant l’amena sur la rive gauche de la rivière Taren et la suivante au milieu de collines arides sans arbre ni herbe. Il courait en direction du nord-est, par-dessus ruisseaux et routes, villages et rivières, uniquement attentif à l’homme qui le précédait. La région devint plate et herbue, avec çà et là des bosquets qui en rompaient la monotonie, sans le moindre signe de vie humaine. Puis quelque chose scintilla en avant, étincelant sous le soleil, une tour de métal. Sa proie fila comme un trait vers elle et disparut. Deux bonds y amenèrent aussi Perrin.
Elle culminait à deux cents pieds, cette tour, et en avait quarante d’épaisseur, luisante comme de l’acier poli. Elle pouvait être aussi bien une colonne pleine en métal. Perrin longea par deux fois sa circonférence sans discerner d’ouverture. L’homme – si c’était un homme – y avait pénétré d’une manière ou d’une autre. Il n’avait qu’à trouver le moyen d’en faire autant.
Arrête ! C’était un afflux d’émotion brute que traduisait ainsi l’esprit de Perrin. Arrête !
Il se retourna tandis qu’un magnifique loup gris qui lui arrivait à la ceinture, sa fourrure mêlée de poils blancs et couturée de cicatrices, se posait sur le sol comme s’il venait de descendre d’un bond du haut du ciel. Ce qui pouvait fort bien être le cas. Sauteur avait toujours envié l’aptitude des aigles à voler et, ici, il était aussi capable de voler. Les yeux jaunes se croisèrent. « Pourquoi devrais-je m’arrêter, Sauteur ? Il a tué un loup. » Les hommes ont tué des loups et les loups ont tué des hommes. Pourquoi la colère t’enflamme-t-elle la gorge comme un incendie, cette fois-ci ?
« Je ne sais pas, dit lentement Perrin. Peut-être parce que cela s’est passé ici. Je ne savais pas qu’on pouvait tuer un loup ici. Je croyais que les loups étaient en sécurité dans le rêve. »
Tu donnes la chasse au Sanguinaire, Jeune Taureau. Il est ici en chair et en os et il est en mesure de tuer.
« En chair et en os ? Tu veux dire pas seulement en train de rêver ? Comment peut-il être ici en chair et en os ? »
Je l’ignore. C’est une chose dont le vague souvenir remonte à bien longtemps, qui se représente comme beaucoup d’autres. Des produits de l’Ombre hantent maintenant le rêve. Des créatures de Fléau-du-Cœur. Il n’y a pas de sécurité.
« Ma foi, il est à l’intérieur pour le moment. » Perrin examina la tour de métal lisse. « Si je réussis à découvrir comment il est entré, j’en finirai avec lui. »
Quel petit insensé de fourrer la patte dans un nid de frelons. Cet endroit est funeste. Tout le monde le sait. Et tu voudrais poursuivre le mal dans le mal. Le Sanguinaire peut tuer.
Perrin hésita. Une sensation d’irrévocabilité imprégnait les émotions que suscitait dans son esprit le mot « tuer ». « Sauteur, qu’advient-il d’un loup qui meurt dans le rêve ? »
Le loup demeura silencieux un moment. Si nous mourons ici, nous mourons définitivement, Jeune Taureau. Je n ’affirmerais pas qu’il en est de même pour toi, mais je crois que oui.
« Un endroit dangereux, archer. La Tour de Ghenjei est un lieu qui ne convient pas aux humains. »
Perrin se retourna vivement, levant à demi son arc avant de voir la femme qui se tenait à quelques pas de là, ses cheveux blonds rassemblés en une tresse épaisse tombant jusqu’à sa taille, presque comme les coiffaient les femmes aux Deux Rivières mais nattées de façon plus compliquée. Ses vêtements avaient une allure bizarre, une courte tunique blanche et des chausses volumineuses en fine étoffe jaune pâle resserrées à la cheville au-dessus de bottes basses. Sa cape noire semblait cacher sur le côté quelque chose qui lançait de temps en temps des reflets d’argent.
Elle bougea et le scintillement métallique disparut. « Vous avez des yeux perçants, archer. Je l’ai pensé dès que je vous ai vu. »
Depuis combien de temps l’observait-elle ? C’était déconcertant qu’elle se soit approchée sans qu’il l’entende. Au moins Sauteur aurait-il dû l’avertir. Le loup était couché dans l’herbe qui montait à hauteur du genou, le nez sur ses pattes de devant, le regardant avec attention.
Cette personne lui semblait vaguement familière, néanmoins Perrin était certain qu’il se serait souvenu d’elle s’il l’avait déjà rencontrée. Qui était-ce, pour figurer dans le rêve de loup ? Ou s’agissait-il aussi du Tel’aran’rhiod de Moiraine ? « Êtes-vous une Aes Sedai ?
— Non, archer. » Elle rit. « Je suis seulement venue vous avertir, malgré les prescriptions. Une fois que l’on a pénétré dedans, il est assez difficile de ressortir de la Tour de Ghenjei dans le monde des humains. Ici, c’est pratiquement impossible. Vous avez le courage d’un porte-drapeau que d’aucuns disent se confondre avec la témérité. »
Impossible d’en sortir ? Ce gaillard – le Sanguinaire – était sûrement entré. Pourquoi le faire s’il ne pouvait repartir ? « Sauteur affirmait aussi que c’était dangereux. La Tour de Ghenjei ? Qu’est-ce que c’est ? »
Ses pupilles se dilatèrent et elle jeta un coup d’œil à Sauteur, qui était toujours allongé dans l’herbe sans s’inquiéter d’elle, observant Perrin. « Vous parlez aux loups ? Voilà une chose depuis longtemps passée à l’état de légende. Ainsi c’est pour cela que vous êtes ici. J’aurais dû m’en douter. La tour ? C’est un portail, archer, qui donne sur les royaumes des Aelfinns et des Eelfinns. » Elle prononça ces noms comme s’il était censé les reconnaître. Devant la mine interdite de Perrin, elle ajouta : « Avez-vous jamais joué aux Renards et aux Serpents ?
— Tous les enfants y jouent. Du moins dans les Deux Rivières. Seulement ils y renoncent quand ils sont devenus assez mûrs pour comprendre qu’il n’est pas possible de gagner.
— Sauf si l’on enfreint les règles du jeu, répliqua-t-elle. “Du courage pour fortifier, du feu pour aveugler, de la musique pour étourdir, du fer pour lier.”
— C’est une citation du refrain du jeu. Je ne comprends pas. Quel rapport a-t-il avec cette tour ?
— Il explique la méthode pour gagner malgré les serpents et les renards. Ce jeu est un souvenir d’anciennes circonstances et de la façon de les affronter. Peu importe aussi longtemps que vous vous tenez à l’écart des Aelfinns et des Eelfinns. Ils ne sont pas mauvais à la façon de l’Ombre, mais ils diffèrent tellement des êtres humains que cela revient pratiquement au même. On ne peut pas se fier à eux, archer. N’approchez pas de la Tour de Ghenjei. Évitez le Monde des Rêves si vous le pouvez. Des êtres maléfiques y rôdent.
— Comme l’homme que je poursuivais ? Le Sanguinaire.
— Un nom fort approprié pour lui. Ce Sanguinaire n’est pas âgé, archer, mais le mal qu’il incarne remonte loin dans le temps. » Elle parut presque s’appuyer légèrement sur quelque chose d’invisible ; peut-être ce machin argenté qu’il n’avait pas réussi à distinguer nettement. « Je crois vous en dire beaucoup. Je ne comprends pas pourquoi je me suis mise à parler. Bien sûr. Êtes-vous ta’veren, archer ?
— Qui êtes-vous ? » Elle en connaissait long apparemment sur la tour et le rêve de loup. Mais elle était surprise que je puisse m’entretenir avec Sauteur. « Je vous ai rencontrée auparavant, je pense.
— J’ai déjà enfreint un trop grand nombre de prescriptions, archer.
— Prescriptions ? Quelles prescriptions ? » Une ombre tomba sur le sol derrière Sauteur et Perrin se retourna vivement, furieux d’être de nouveau pris par surprise. Il n’y avait personne là. Pourtant il l’avait vue ; l’ombre d’un homme avec les poignées de deux épées saillant au-dessus de ses épaules. Un il ne savait quoi dans cette image sollicita sa mémoire.
« Il a raison, dit la femme derrière lui. Je ne devrais pas vous adresser la parole. »
Quand il revint vers elle, elle avait disparu. Aussi loin que portait son regard, il n’y avait que de la prairie et des bosquets épars. Et la luisante tour argentée.
Il fronça les sourcils à l’intention de Sauteur, qui avait finalement levé la tête de ses pattes. « C’est étonnant que tu ne sois pas attaqué par des tamias, marmotta Perrin. Qu’est-ce que tu en dis, d’elle ? »
D’elle ? Une « elle » ?Sauteur se leva et regarda autour de lui. Où ?
« Je lui parlais. Ici même. Juste maintenant. »
Tu émettais des bruits à l’intention du vent, Jeune Taureau. Il n’y avait pas de elle ici. Personne à part toi et moi.
Perrin se gratta la barbe avec irritation. Elle avait bien été là. Il n’avait pas parlé tout seul. « Des choses bizarres peuvent se produire ici, commenta-t-il pour lui-même. Elle était de ton avis, Sauteur. Elle m’a recommandé de ne pas m’approcher de cette tour. »
Elle est sage. Il y avait un élément de doute dans cette pensée ; Sauteur n’était toujours pas persuadé que « elle » ait été là.
« Me voilà rudement loin de ce que je comptais faire », murmura Perrin. Il expliqua la nécessité pour lui de trouver des loups dans les Deux Rivières, ou dans les montagnes autour, mentionna la présence des corbeaux et celle des Trollocs dans les Voies.
Quand il eut fini, Sauteur demeura silencieux un long moment, sa queue touffue abaissée et raidie. Finalement… Évite ton ancien foyer, Jeune Taureau. L’image que l’esprit de Perrin appelait « foyer » était celle du terrain qu’une meute marque pour sien. Il n’y a pas de loups là-bas à présent. Ceux qui s’y trouvaient et qui ne se sont pas enfuis sont morts. Le Sanguinaire marche dans le rêve là-bas.
« Il faut que j’aille chez moi, Sauteur. J’y suis obligé. »
Sois prudent, Jeune Taureau. Le jour de la Dernière Chasse approche. Nous courrons ensemble dans la Dernière Chasse.
« Oui », dit Perrin tristement. Ce serait bien qu’il vienne ici lorsqu’il mourrait ; il était déjà à moitié loup, s’il se fiait à l’impression qu’il avait parfois. « Je dois partir maintenant, Sauteur. »
Puisses-tu faire bonne chasse, Jeune Taureau, et qu’elle te donne beaucoup de louveteaux.
« Au revoir, Sauteur. »
Il ouvrit les yeux dans la lueur indécise de tisons mourants sur le flanc de la montagne. Gaul était assis sur ses talons juste au-delà de l’espace éclairé, observant la nuit. Dans l’autre camp, Faile était debout, prenant son tour de garde. La lune planait au-dessus des montagnes, changeant les nuages en ombres couleur de perle. Perrin estima qu’il avait dormi deux heures.
« Je vais veiller un moment », dit-il en rejetant sa cape de côté. Gaul acquiesça d’un signe et se coucha sur le sol à l’endroit même où il se trouvait. « Gaul ? » L’Aiel redressa la tête. « La situation risque d’être pire que je ne pensais dans les Deux Rivières.
— Cela arrive souvent, répliqua Gaul à voix basse. Ainsi va la vie. » L’Aiel se réinstalla calmement pour dormir.
Le Sanguinaire. Qui était-il ? Qu’était-il ? Des Engeances de l’Ombre à la Porte de la Voie, des corbeaux dans les Montagnes de la Brume et cet homme nommé Sanguinaire dans les Deux Rivières. Impossible que ce soit une coïncidence, si fort qu’il le souhaite.