En avant dans l’espace, en arrière dans le passé.
Allongé dans le creux sablonneux, Adan serrait contre lui les enfants de son fils défunt qui étaient secoués de sanglots, leur cachant lès yeux contre sa tunique en piètre état. Des larmes coulaient aussi sur sa figure mais silencieusement, tandis qu’il regardait avec prudence par-dessus le bord de la dépression. À cinq et six ans, Maigrane et Lewin avaient le droit de pleurer ; Adan était surpris d’avoir lui-même encore des larmes.
Quelques-uns des chariots brûlaient. Les morts gisaient à l’endroit où ils étaient tombés. Les chevaux avaient déjà été emmenés, sauf ceux encore attelés à un petit nombre de chariots dont le contenu avait été déversé sur le sol. Pour une fois, il ne prêta pas attention aux objets emballés dans des caisses que les Aes Sedai avaient confiés aux soins des Aiels, tombés pêle-mêle par terre. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait cela, ou des Aiels morts, mais cette fois-ci il ne s’en souciait pas. Les hommes avec les épées, les lances et les arcs, les hommes qui avaient perpétré le massacre, chargeaient ces chariots vides. Avec des femmes. Il suivit des yeux Rhea, sa fille, qui était poussée brutalement avec d’autres à l’intérieur d’un chariot, entassées comme des bêtes par des tueurs hilares. La dernière de ses enfants. Elwin mort de faim à dix ans, Sorelle à vingt ans d’une fièvre annoncée par les rêves qu’elle avait eus et Jaren qui s’était jeté du haut d’une falaise à dix-neuf ans quand il avait découvert l’an dernier qu’il était capable de canaliser. Marind, ce matin.
Il avait envie de hurler. Il avait envie de se précipiter là-bas pour les empêcher d’enlever son dernier enfant. Les en empêcher, d’une manière ou d’une autre. Et s’il y courait vraiment ? Ils le tueraient et emmèneraient quand même Rhea. Ils tueraient aussi bien les enfants. Certains de ces corps étendus dans leur sang étaient petits.
Maigrane se cramponnait à lui comme si elle pressentait qu’il songeait à la laisser et Lewin se raidit comme s’il voulait s’agripper plus fort mais se jugeait trop âgé. Adan leur passa la main sur les cheveux et tint leurs visages pressés contre sa poitrine. Néanmoins, il se força à guetter jusqu’à ce que les chariots s’éloignent entourés par des cavaliers poussant des cris de triomphe, à suivre du regard les chevaux qui étaient déjà presque hors de vue en direction des montagnes embrumées fermant l’horizon.
Alors seulement il se mit debout, détachant de lui les enfants. « Attendez-moi ici, leur dit-il. Attendez que je revienne. » Se tenant étroitement enlacés, ils avaient levé vers lui une face blême marbrée de larmes, hoché la tête d’un air hésitant.
Il se dirigea vers un des cadavres, le remit sur le dos avec précaution. On aurait pu croire que Siedre dormait, son expression exactement pareille à ce qu’elle était à côté de lui quand il se réveillait chaque matin. Cela le surprenait toujours de remarquer du gris dans sa chevelure d’or roux ; elle était son amour, sa vie, à jamais jeune et nouvelle pour lui. Il s’efforça de ne pas regarder le sang qui imprégnait le devant de sa robe ni la blessure béante sous ses seins.
« Maintenant, que comptes-tu faire, Adan ? Dis-le-nous ! Quoi ? »
Il écarta de la figure de Siedre des mèches éparses – elle aimait avoir une apparence soignée – et se redressa, se tournant avec lenteur pour affronter le groupe apeuré, irrité. Sulwin en était le meneur, un homme de haute taille aux yeux enfoncés dans l’orbite. Il avait laissé pousser ses cheveux, ce Sulwin, comme pour dissimuler qu’il était un Aiel. Bon nombre avaient agi de même. Cela n’avait produit aucun effet, ni sur ces derniers pillards ni sur ceux qui les avaient précédés.
« Je me propose d’enterrer nos morts et de continuer notre marche, Sulwin. » Ses yeux se reportèrent sur Siedre. « Quelle autre solution ?
— Continuer, Adan ? Comment pouvons-nous continuer ? Il ne reste plus de chevaux. Il n’y a presque plus d’eau, plus de nourriture. Nous n’avons plus que des chariots pleins d’objets que les Aes Sedai ne viendront jamais chercher. Que sont-ils, Adan ? Que sont-ils pour que nous gâchions notre vie à les traîner à travers le monde, en ayant même peur d’y toucher ? Nous ne pouvons pas continuer comme avant !
— Si, nous le pouvons ! répliqua Adan d’une voix tonnante. Nous y arriverons ! Nous avons des jambes ; nous avons un dos. Nous tirerons les chariots, si besoin est. Nous accomplirons fidèlement notre devoir ! » Il éprouva un choc en voyant son propre poing brandi. Un poing. Sa main tremblait quand il l’ouvrit et la rabaissa contre son flanc.
Sulwin recula d’un pas, puis lui tint tête avec ses compagnons. « Non, Adan. Nous sommes censés trouver un endroit où nous serons en sécurité et c’est bien l’intention de quelques-uns d’entre nous. Mon grand-père avait coutume de me rapporter des histoires qu’il avait entendues étant enfant, des récits d’un temps où nous vivions en sûreté et où les gens venaient nous entendre chanter. Nous voulons trouver un lieu où nous n’aurons rien à craindre et chanterons de nouveau.
— Chanter ? répéta Adan d’Un ton ironique. J’ai entendu ces vieux contes, moi aussi, disant que les chants aiels étaient merveilleux, mais tu ne les connais pas plus que moi, ces anciennes chansons. Les chants ne sont plus et les jours d’autrefois non plus. Nous ne renoncerons pas à notre devoir envers les Aes Sedai pour courir après ce qui est perdu à jamais.
— Quelques-uns d’entre nous, si, Adan. » Les autres derrière Sulwin acquiescèrent de la tête. « Nous sommes résolus à trouver cet endroit de paix. Et aussi les chants. Nous les trouverons ! »
Un fracas retentit et la tête d’Adan tourna vivement. D’autres camarades de Sulwin déchargeaient un des chariots et une large caisse plate était tombée, s’éventrant à moitié et laissant voir ce qui ressemblait à un chambranle de portail en pierre rouge sombre polie. D’autres chariots étaient en train d’être vidés, également, et par plus que des amis de Sulwin. Au moins un quart des gens qu’il voyait s’affairaient à débarrasser les chariots de tout ce qui n’était pas de l’eau ou des aliments.
« N’essaie pas de nous en empêcher », l’avertit Sulwin.
Adan contraignit de nouveau son poing à se détendre. « Vous n’êtes pas des Aiels, déclara-t-il. Vous trahissez tout. Quoi que vous soyez, vous n’êtes plus des Aiels.
— Nous observons la Voie de la Feuille autant que toi, Adan.
— Partez ! ordonna Adan avec véhémence. Partez ! Vous n’êtes pas des Aiels ! Vous êtes perdus ! Perdus ! Je ne veux plus vous voir ! Partez ! » Sulwin et les autres trébuchaient dans leur hâte à s’écarter de lui.
Son cœur se serra plus encore quand il passa en revue du regard les chariots et les morts gisant parmi les débris. Tant de cadavres, tant de blessés qui gémissaient tandis qu’on les soignait. Sulwin et ses compagnons de perdition prenaient des précautions en déchargeant. Les hommes avec les épées avaient éventré les caisses jusqu’à ce qu’ils aient compris qu’elles ne contenaient ni or ni nourriture. La nourriture était plus précieuse que l’or. Adan examina le chambranle de pierre, les tas écroulés de figurines en pierre, les formes bizarres en cristal debout au milieu des boutures de chora en pot dont les partisans de Sulwin n’avaient pas l’usage. Y en avait-il qui servaient à quelque chose ? Était-ce pour ça qu’ils étaient fidèles ? Si oui, eh bien, soit. Certains pouvaient être sauvés. Pas moyen de déterminer ce que les Aes Sedai considéraient comme le plus important, mais une partie pouvait être sauvée.
Il vit Maigrane et Lewin qui se raccrochaient à la jupe de leur mère. Il se sentit content que Saraline fût en vie pour s’occuper d’eux ; son dernier fils, le mari de Saraline, le père des enfants, avait succombé à la toute première flèche, ce matin. Certains pouvaient être sauvés. Il sauverait les Aiels, quoi qu’il en coûte.
Il s’agenouilla, prit Siedre dans ses bras. « Nous sommes toujours fidèles, Aes Sedai, murmura-t-il. Combien de temps devrons-nous demeurer fidèles ? » Appuyant la tête sur la poitrine de son épouse, il pleura.
Des larmes brûlaient les yeux de Rand ; il forma des lèvres sans bruit le nom « Siedre ». La Voie de la Feuille ? Ce n’était pas une croyance aielle. Il ne parvenait pas à réfléchir clairement ; il pouvait à peine réfléchir. Les lumières tournoyaient de plus en plus vite. A côté de lui, Muradin ouvrait la bouche dans un hurlement muet ; l’Aiel avait les yeux exorbités comme s’il assistait à la mort de tout. Ils avancèrent ensemble »
Jonai se tenait au bord de la falaise, regardant vers l’ouest par-dessus l’eau étincelant au soleil. À cent lieues dans cette direction se trouvait Comelle. S’était trouvée Comelle. Comelle avait été accrochée aux montagnes dominant la mer. À cent lieues à l’ouest, où évoluait maintenant la mer. Si Alnora vivait encore, peut-être aurait-ce été plus facile à supporter. Sans les rêves d’Alnora, il ne savait pas trop où aller ni que faire. Sans elle, il ne se souciait guère de vivre. Il était conscient de chacun de ses cheveux gris quand il se détourna pour rejoindre péniblement les chariots qui attendaient à un quart de lieue de là. Moins de chariots, à présent, et montrant des signes d’usure. Moins de gens aussi, quelques milliers alors qu’ils avaient été des dizaines de mille. Pourtant encore trop nombreux pour les chariots qui restaient. Personne ne voyageait plus dedans désormais, sauf les enfants pas assez âgés pour marcher.
Adan vint à sa rencontre au premier chariot, grand jeune homme aux yeux bleus dont le regard exprimait une appréhension hors de la commune mesure. Jonai s’attendait toujours à voir Willin s’il regardait assez vite par-dessus son épaule. Seulement Willin avait été chassé, évidemment, voilà bien des années, quand il avait commencé à canaliser malgré ses efforts pour s’en abstenir. Le monde comptait encore en excès des hommes qui canalisaient ; on était obligé d’expulser les garçons témoignant de ce don. On y était contraint. N’empêche, il regrettait de ne pas avoir ses enfants auprès de lui. Quand Ésole était-elle morte ? Si petite pour être couchée dans un trou hâtivement creusé, épuisée par une maladie qu’il n’y avait aucune Aes Sedai pour Guérir.
« Des Ogiers, père », annonça Adan avec agitation. Jonai se doutait que son fils avait toujours cru que ses récits concernant les Ogiers n’étaient que cela, des contes. « Ils sont venus du nord. »
C’est vers une bande en piteux état qu’Adan le conduisit, pas plus de cinquante, les joues creuses, le regard triste, les oreilles terminées en huppe affaissées. Il s’était accoutumé aux traits tirés des siens, à leurs vêtements râpés et raccommodés, mais ce fut un choc pour lui de constater la même chose chez les Ogiers. Cependant, il avait charge d’âmes et un devoir à remplir envers les Aes Sedai. Depuis quand n’avait-il pas vu d’Aes Sedai ? Depuis juste après la mort d’Alnora. Trop tard pour Alnora. L’Aes Sedai avait guéri les malades possédant encore un souffle de vie, emporté une partie des sa’angreals et poursuivi son chemin, avec un rire amer quand il lui avait demandé où trouver un lieu sûr. Sa robe était rapiécée et l’ourlet du bas usé. Il n’était pas certain qu’elle avait tous ses esprits. Elle prétendait qu’un des Réprouvés avait été seulement à demi piégé ou peut-être même pas ; Ishamael avait gardé son emprise sur le monde, disait-elle. Elle devait être aussi folle que ce qui restait d’Aes Sedai masculins.
Il se contraignit à reporter son attention vers les Ogiers qui se tenaient là, vacillant sur leurs grandes jambes. Ses pensées s’égaraient trop depuis la mort cTAlnora. Ils avaient dans leurs mains du pain et des bols. Il fut choqué d’éprouver un sursaut de colère à l’idée que quelqu’un avait partagé leurs maigres provisions. Combien des siens pouvaient se nourrir avec ce que consomment cinquante Ogiers ? Non. Partager était de règle. Donner sans restriction. Cent personnes ? Deux cents ?
« Vous avez des boutures de chora », dit un des Ogiers. Ses doigts épais effleurèrent avec douceur les feuilles trifoliées des deux plants en pots attachés au côté d’un chariot.
« Un petit nombre, répliqua Jonai d’un ton bref. Elles meurent, mais les anciens prélèvent de nouvelles boutures avant. » Il n’avait pas de temps à perdre avec des arbres. Il devait s’occuper d’un peuple. « Les conditions sont-elles mauvaises dans le nord ?
— Bien mauvaises, répondit une Ogière. La dévastation des terres a progressé vers le sud et il y a des Myrddraals et des Trollocs.
— Je pensais qu’ils étaient tous morts. » Donc pas le nord. Ils ne pouvaient pas obliquer vers le nord. Le sud ? La Mer de Jeren se trouvait à dix journées au sud. Ou elle n’y était plus ? Il était fatigué. Si fatigué.
« Vous êtes venus de l’est ? » questionna un autre Ogier. Il essuya son bol avec un croûton de pain qu’il avala. « Comment est-ce, dans l’est ?
— Dangereux, répliqua Jonai. Peut-être moins pour vous, par contre. Voici dix – non, douze jours, des gens ont emmené un tiers de nos chevaux avant que nous ayons pu nous échapper. Nous avons dû abandonner des chariots. » Il en était affligé. Des chariots laissés derrière eux, avec ce qu’ils contenaient. Les objets, que les Aes Sedai avaient confiés aux Aiels, abandonnés. Que ce ne fût pas pour la première fois rendait le fait encore plus douloureux. « Presque tous ceux que nous rencontrons prennent quelque chose, ce qu’ils veulent. Toutefois, ils ne se conduiront peut-être pas de cette façon avec des Ogiers.
— Peut-être », dit une Ogière comme si elle n’y croyait pas. Jonai n’était pas certain d’y croire non plus ; aucun endroit sûr n’existait. « Savez-vous où il y a un des steddings ? »
Jonai la regarda avec surprise. « Non. Non, je l’ignore mais, voyons, vous pouvez repérer les steddings.
— Nous avons fui si loin, si longtemps », dit un Ogier à l’arrière du groupe et un autre ajouta d’une voix de basse empreinte de tristesse : « La terre a tellement changé.
— J’estime qu’il nous faut trouver rapidement un stedding ou mourir, reprit la première Ogière. J’en éprouve le besoin… dans tout mon être. Nous devons trouver un stedding. C’est impératif.
— Je ne peux pas vous aider », répondit tristement Jonai. Il se sentait oppressé. Le pays changeait au point de n’être plus reconnaissable, continuait à changer de sorte que la plaine traversée l’an dernier pouvait être des montagnes aujourd’hui. La Dévastation gagnait du terrain. Des Myrddraals et des Trollocs vivaient toujours. Des gens qui volaient, des gens avec des faces bestiales, des gens qui ne respectaient pas les Da’shains ou ignoraient qu’ils existaient. Il pouvait à peine respirer. Les Ogiers, perdus. Les Aiels, perdus. Tout perdu. L’oppression devint de la douleur et il s’affaissa sur les genoux, plié en deux, s’étreignant la poitrine. Un poing s’était refermé sur son cœur et le serrait.
Adan s’agenouilla à côté de lui avec inquiétude. « Père, qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Que puis-je faire ? »
Jonai réussit à saisir le col effrangé de son fils et à rapprocher du sien son visage. « Emmène… les nôtres… au sud. » Il avait à forcer les mots à sortir de sa bouche entre des spasmes qui semblaient lui arracher le cœur.
« Père, tu es celui qui…
— Écoute. Écoute ! Emmène-les… au sud. Emmène… les Aiels… en lieu sûr. Respecte… le Pacte. Protège… ce que les Aes Sedai… nous ont donné… jusqu’à ce qu’elles… viennent le chercher. La Voie… de la Feuille. Tu dois… » Il avait essayé. Que Solinda Sedai la comprenne. Il avait essayé. Alnora.
Alnora. Le nom cessa de résonner, la souffrance s’apaisa dans la poitrine de Rand. Incompréhensible. Cela n’avait pas de sens. Comment ces gens pouvaient-ils être des Aiels ?
Les colonnes émettaient des vibrations aveuglantes. L’air remuait, en tourbillons.
À côté de lui, la bouche de Muradin se distendait dans un effort pour crier. L’Aiel griffait son voile, griffait sa figure, laissant de profondes égratignures sanglantes.
Un autre pas en avant.
Jonai se hâtait dans les rues désertes, essayant de ne pas voir les bâtiments écroulés et les arbres – les choras – morts. Tous morts. Du moins la dernière des épaves d’utilcars avait été enlevée. Des répliques du tremblement de terre ébranlaient encore le sol sous ses pieds. Bien sûr, il portait son costume de travail, son cadin’sor encore que le travail qui lui avait été attribué n’eût aucun rapport avec celui pour lequel il avait été formé. Il avait soixante-trois ans, était dans la force de l’âge, pas encore au stade des cheveux gris, mais il se sentait un vieil homme fatigué.
Personne ne s’opposa à son entrée dans la Chambre de l’Assemblée des Serviteurs ; il n’y avait personne à la grande colonnade du vestibule pour poser des questions ou pour accueillir quiconque. Beaucoup de gens allaient vivement de-ci de-là à l’intérieur, les bras pleins de papiers ou de boîtes, le regard anxieux, mais nul ne lui adressa même un coup d’œil. D’eux émanait une sensation de panique, croissant petit à petit chaque fois que le sol remuait. Affligé, il traversa le vestibule et monta rapidement le vaste escalier. De la boue maculait les marches de pierre d’un blanc argenté. Personne ne pouvait prendre le temps d’y remédier. Peut-être que personne ne s’en souciait.
Point ne fut besoin de frapper à la porte qu’il cherchait. Non pas une des grandes portes dorées donnant accès à une salle de réunion, mais une porte simple, n’attirant pas l’attention. Cependant, il se glissa silencieusement à l’intérieur et fut content de sa discrétion. Une demi-douzaine d’Aes Sedai étaient debout autour de la longue table en train de discuter, apparemment sans remarquer quand le bâtiment tremblait. C’étaient toutes des femmes.
Il frissonna en se demandant si des hommes participeraient jamais de nouveau à un conseil tel que celui-ci. Quand il vit ce qu’il y avait sur la table, le frisson devint un frémissement horrifié. Une épée de cristal – peut-être un objet ayant un rapport avec le Pouvoir, peut-être seulement un ornement ; il n’avait aucun moyen de le déterminer – maintenait en place la Bannière au Dragon de Lews Therin Meurtrier-des-Siens étalée comme une nappe et tombant jusqu’à terre. Son cœur se serra. Qu’est-ce que cela faisait ici ? Pourquoi n’avait-elle pas été détruite et le souvenir de ce maudit homme aussi ?
« À quoi sert votre Prédiction, criait presque Oselle, si vous êtes incapable de nous dire quand ! » Ses longs cheveux noirs oscillaient tant elle vibrait de colère. « Le sort du monde repose là-dessus ! L’avenir ! La Roue elle-même ! »
Deindre la dévisagea de ses yeux bruns avec un calme plus habituel aux Aes Sedai. « Je ne suis pas le Créateur. Je ne peux dire que ce que je prévois.
— Paix, mes sœurs. » Solinda était la plus sereine de toutes, sa robe en streith ajustée à l’ancienne mode une simple brume bleu clair. Les cheveux rougeoyant comme le soleil qui lui tombaient jusqu’à la taille étaient presque de la même teinte que ceux de Jonai. Dont le grand-père dans sa jeunesse avait été à son service, mais elle semblait moins âgée que lui-même ; elle était une Aes Sedai. « Le temps des querelles entre nous est passé. Jaric et Haindar arriveront ici tous les deux demain.
— Ce qui signifie que nous ne pouvons pas nous permettre de commettre des erreurs, Solinda.
— Nous devons savoir…
— Y a-t-il une chance que… ? »
Jonai cessa d’écouter. Elles le verraient quand elles y seraient prêtes. Il n’était pas le seul dans la pièce en dehors des Aes Sedai. Someshta était assis contre le mur près de la porte, grande forme apparemment en lianes et feuilles tressées, dont la tête dépassait légèrement celle de Jonai même dans cette position. Une fissure couleur du brun de ce qui est flétri et du noir de ce qui est calciné remontait le long de la face du Nym et creusait un sillon dans l’herbe verte de sa chevelure – et, quand il regarda Jonai, ses yeux noisette paraissaient anxieux.
Lorsque Jonai le salua d’un signe de tête, il tâta la fissure et fronça les sourcils. « Est-ce que je vous connais ? questionna-t-il à mi-voix.
— Je suis votre ami », répliqua Jonai d’un ton attristé. Il n’avait pas vu Someshta depuis des années, mais il avait entendu parler de cette affaire. La plupart des Nyms étaient morts, il l’avait appris. « Vous m’avez porté sur vos épaules quand j’étais petit. Ne vous en souvenez-vous plus ?
— Des chants, dit Someshta. Y avait-il des chants ? Tant de choses ont disparu. Les Aes Sedai disent que certaines reviendront. Vous êtes un Enfant du Dragon, n’est-ce pas ? »
Jonai tiqua. Ce nom avait causé bien du malheur, alors même qu’il était inexact. Mais combien de citoyens à présent croyaient que les Aiels Da’shains avaient jadis servi le Dragon et nul autre Aes Sedai ?
« Jonai ? »
Il se retourna au son de la voix de Solinda, plia le genou en la voyant qui s’approchait. Les autres discutaient toujours, mais plus calmement.
« Tout est prêt, Jonai ? dit-elle.
— Tout, Aes Sedai. Solinda Sedai… » Il hésita, respira à fond. « Solinda Sedai, certains d’entre nous souhaitent rester. Nous pouvons servir, encore.
— Êtes-vous au courant de ce qu’il est advenu des Aiels à Tzora ? » Il hocha la tête et elle soupira, étendant la main pour caresser ses cheveux courts comme s’il était un enfant. « Certes oui, vous servez. Vous autres Da’shains avez plus de courage que… Dix mille Aiels se tenant par le bras et chantant, pour tenter de rappeler à un fou ce qu’ils étaient et ce que lui-même avait été, pour tenter de le ramener à la raison avec leurs corps et un chant. Jaric Mondoran les avait tués. Le regard figé à la façon de qui considère une énigme, il les avait massacrés et eux n’avaient cessé de resserrer les rangs et de chanter. On m’a dit qu’il avait écouté le dernier Aiel durant près d’une heure avant de l’abattre. Puis Tzora a brûlé, en une énorme flamme qui a consumé pierre, métal et chair. Il y a une nappe de verre à la place où jadis s’était dressée la deuxième plus grande ville du monde.
— Beaucoup de gens avaient eu le temps de s’enfuir, Aes Sedai. Les Da’shains leur en avaient procuré le répit nécessaire. Nous n’avons pas peur. »
La main de Solinda se crispa douloureusement sur ses cheveux. « Les habitants ont déjà abandonné Paaren Disen, Jonai. D’autre part, les Da’shains ont encore un rôle à jouer, si seulement Deindre était capable de voir assez loin pour expliquer lequel. En tout cas, j’ai l’intention de sauver quelque chose ici, et ce quelque chose c’est vous.
— Comme vous voudrez, acquiesça-t-il à contrecœur. Nous prendrons soin de ce que vous avez confié à notre garde jusqu’à ce que vous vouliez les reprendre.
— Bien sûr. Les choses que nous vous avons données. » Elle lui sourit et desserra sa prise, caressant encore une fois ses cheveux avant de joindre les mains. « Vous transporterez ces… objets… jusqu’en lieu sûr, Jonai. Déplacez-vous sans cesse, allez toujours de l’avant jusqu’à ce que vous trouviez un endroit sûr, où personne ne pourra vous faire de mal.
— Comme vous voudrez, Aes Sedai.
— Et Coumin, Jonai ? S’est-il calmé ? »
Il ne savait pas comment éviter de lui répondre ; il aurait préféré se couper la langue. « Mon père se cache quelque part dans la ville. Il a essayé de nous convaincre de… résister. Il ne voulait pas écouter, Aes Sedai. Il ne voulait pas. Il avait trouvé un vieux javelot électrique quelque part et… » Il fut incapable de continuer. Il s’attendait à ce qu’elle soit en colère, mais elle avait les yeux brillants de larmes.
« Observez le Pacte, Jonai. Si les Da’shains perdent tout le reste, veillez à ce qu’ils observent la Voie de la Feuille. Promettez-le-moi.
— Naturellement, Aes Sedai », répliqua-t-il, choqué. Le Pacte était les Aiels et les Aiels étaient le Pacte ; abandonner la Voie serait renoncer à ce qu’ils étaient. Coumin était une aberration. Il avait été bizarre dès l’enfance, à ce qu’on disait, pratiquement pas du tout Aiel, encore que personne n’ait compris pourquoi.
« Partez maintenant, Jonai. Je tiens à ce que vous soyez loin de Paaren Disen d’ici demain. Et souvenez-vous-en… continuez votre marche sans relâche. Maintenez les Aiels sains et saufs. »
Encore agenouillé, il s’inclina, mais elle était déjà de nouveau entraînée dans la discussion.
« Pouvons-nous faire confiance à Kodam et à ses compagnons, Solinda ?
— Il le faut, Oselle. Ils sont jeunes et inexpérimentés, mais à peine touchés par la souillure et… Et nous n’avons pas le choix.
— Alors nous agirons comme nous y sommes obligées. L’épée devra attendre. Someshta, nous avons une tâche pour le dernier des Nyms, si vous l’acceptez. Nous vous avons trop demandé ; à présent, nous sommes contraintes de demander plus encore. »
Jonai effectua sa sortie en saluant cérémonieusement tandis que le Nym se levait, le haut de sa tête effleurant le plafond. Déjà absorbées par leurs projets, elles ne le regardaient pas, mais il leur rendit néanmoins ce dernier hommage. Il ne croyait pas qu’il les reverrait jamais.
Il quitta la Chambre de l’Assemblée des Serviteurs au pas de course, sans ralentir jusqu’à la sortie de la ville où attendait le grand rassemblement. Des milliers de chariots sur dix files longues de près de deux lieues, des chariots bourrés de provisions de bouche et de tonnelets d’eau, des chariots remplis d’objets emballés dans des caisses que les Aes Sedai avaient confiés aux Aiels – angreals y sa’angreals et ter’angreals – toutes ces choses qui avaient à être mises hors d’atteinte d’homme pris de folie quand ils utilisaient le Pouvoir Unique. Naguère, il y aurait eu d’autres moyens de les transporter – des utilcars, des tout-sols, des giroptères et d’énormes aéro-gros-porteurs. À présent, on devait se contenter de chevaux et de chariots réunis avec peine. Parmi les chariots se tenaient les gens, assez pour peupler une ville mais peut-être tous les Aiels demeurés vivants dans le monde.
Une centaine vinrent à sa rencontre, hommes et femmes, les délégués qui voulaient savoir si les A es Sedai avaient accordé à certains l’autorisation de rester. « Non », leur dit-il. Quelques-uns se rembrunirent, accueillant la réponse de mauvaise grâce, et il ajouta : « Nous devons obéir. Nous sommes des Da’shains et nous devons obéir aux Aes Sedai. »
Ils se dispersèrent lentement pour retourner à leurs chariots et il eut l’impression d’entendre mentionner le nom de Coumin, mais il ne pouvait pas s’en laisser ébranler. Il se hâta vers son propre chariot, à la tête de l’une des files du centre. Les chevaux étaient tous énervés par les secousses qui faisaient osciller le sol par intervalles.
Ses fils étaient déjà installés sur le siège – Willim, quinze ans, tenant les rênes, et Adan, dix ans, à côté de lui, tous les deux la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un sourire d’excitation. La petite Ésole jouait avec une poupée ; elle était couchée sur le haut de la toile attachée par-dessus leurs possessions – et, plus important, ce que leur avaient confié les Aes Sedai. À part les jeunes et les très vieux, il n’y avait pas de place pour que les autres voyagent en chariot. Une douzaine de boutures de choras bien racinées, dans des pots d’argile, étaient posées derrière le siège, pour être plantées quand ils trouveraient un endroit où demeurer en sécurité. Quelque chose d’un peu ridicule à emporter, peut-être, mais aucun chariot ne partait sans ses boutures en pot. Reliquat d’une époque depuis longtemps révolue ; symbole d’une ère plus heureuse à venir. Les gens ont besoin d’espoir, et de symboles.
Alnora attendait à côté de l’attelage, ses cheveux noirs soyeux qui dévalaient autour de ses épaules lui rappelaient la première fois où il l’avait aperçue jeune fille. Seulement le souci avait gravé des rides autour de ses yeux maintenant.
Il réussit à lui sourire, dissimulant l’inquiétude qui étreignait son propre cœur. « Tout ira bien, épouse aimée. » Elle ne répondit pas et il ajouta : « As-tu rêvé ?
— Pas récemment, murmura-t-elle. Tout ira bien, tout ira bien et toutes choses iront bien. » Avec un sourire timide, elle lui effleura la joue. « Avec toi, je sais qu’il en sera ainsi, époux de mon cœur. »
Jonai leva le bras au-dessus de sa tête et l’agita, le signal se propagea le long des files de chariots. Avec lenteur, ceux-ci s’ébranlèrent, les Aiels quittaient Paaren Disen.
Rand secoua la tête. C’était trop. Les souvenirs se bousculaient. L’air semblait empli d’éclairs en nappes. Le vent soulevait la poussière gréseuse en une danse de tourbillons. Muradin avait creusé avec ses ongles de profonds sillons dans son visage ; il s’attaquait maintenant à ses yeux. Avancer encore.
Coumin s’agenouilla à la lisière du terrain labouré, dans ses vêtements de travail, tunique et chausses d’un gris tirant sur le brun, de forme simple, avec des bottes souples lacées, côte à côte avec d’autres comme lui tout autour du champ, dix hommes des Aiels Da’shains espacés de deux longueurs de bras, puis un Ogier. Il apercevait le champ suivant entouré de la même façon, derrière les soldats avec leurs javelots électriques assis sur les utilcars. Un giroptère patrouillait en bourdonnant au-dessus de leurs têtes, meurtrière guêpe de métal noir contenant deux hommes. Il avait seize ans et les femmes avaient décidé que sa voix était enfin assez grave pour qu’il se joigne au chant des semailles.
Les soldats le fascinaient, de même qu’ils fascinaient les hommes et les Ogiers, à la façon d’un serpent venimeux au coloris éclatant. Ils tuaient. Charn, l’aïeul de son père, prétendait que jadis il n’y avait pas eu de soldats, mais Coumin ne le croyait pas. Sans soldats, qui empêcherait les Cavaliers de la Nuit et les Trollocs de venir massacrer tout le monde ? Évidemment, Charn soutenait qu’alors il n’y avait pas non plus de Myrddraals ni de Trollocs. Ni de Réprouvés, ni d’Engeances de l’Ombre. Il contait beaucoup de récits qu’il affirmait remonter à une époque précédant les soldats, les Cavaliers de la Nuit et les Trollocs, où – disait-il – le Ténébreux Seigneur de la Tombe avait été mis à l’écart et personne ne connaissait son nom, ni le mot « guerre ». Coumin était incapable d’imaginer un monde pareil ; la guerre sévissait depuis longtemps déjà quand il était né.
Il aimait les histoires de Charn même s’il ne pouvait se résoudre à les croire, mais certaines valaient au vieil homme des froncements de sourcils et des semonces. Comme lorsqu’il affirmait avoir dans le temps servi une des Réprouvés. Pas n’importe laquelle, mais Lanfear en personne. Autant se targuer d’avoir servi Ishamael. Si Charn tenait à inventer des histoires, Coumin aurait aimé qu’il dise avoir servi Lews Therin, le célèbre chef lui-même. Bien sûr, tout le monde demanderait pourquoi il ne servait pas maintenant le Dragon, mais cela vaudrait mieux que la situation présente. Coumin n’aimait pas la façon dont les gens de la ville regardaient Charn lorsqu’il disait que Lanfear n’avait pas toujours été malfaisante.
Des remous à l’autre bout du champ l’avertirent qu’un des Nyms approchait. La silhouette imposante, dépassant n’importe quel Ogier de la tête, des épaules et du buste, s’avança sur la terre ensemencée et Coumin n’avait pas besoin de voir pour être sûr qu’il laissait des empreintes pleines de pousses. C’était Someshta, entouré par des nuages de papillons blancs, jaunes et bleus. Des murmures joyeux montèrent des groupes de citadins et des gens à qui ces champs appartenaient, rassemblés pour assister à la cérémonie. Chaque champ aurait son Nym, à présent.
Coumin se demanda s’il pourrait questionner Someshta à propos des récits de Charn. Il lui avait parlé une fois, et Somestha était assez âgé pour savoir si Charn disait la vérité ; le Nym était plus vieux que quiconque. Certains affirmaient que les Nyms ne mouraient jamais, pas tant que les plantes poussaient. Toutefois, ce n’était pas le moment de songer à interroger un Nym.
Ce sont les Ogiers qui commencèrent, comme c’était approprié, se redressant pour chanter, d’une ample voix de basse grondante pareille au chant de la terre. Les Aiels se relevèrent, leurs voix mâles entonnant leur propre chant, la plus grave plus haute que celles des Ogiers. Cependant les chants s’entrelacèrent et Someshta prit ces fils et les tissa dans sa danse, survolant les sillons à grands bonds, les bras écartés, les papillons voltigeant autour de lui, se posant sur le bout de ses doigts étendus.
Coumin entendait le chant des semailles dans les autres labours, entendait les femmes taper dans leurs mains pour encourager les hommes, leur rythme les battements de cœur d’une vie nouvelle, toutefois il n’en avait que vaguement conscience. Le chant s’était emparé de lui et il avait quasiment la sensation que c’était lui-même et non les sons qu’il émettait que Someshta tissait dans la terre et autour des graines. Qui n’étaient plus des graines, d’ailleurs. Des pousses de zemaïs couvraient le champ, plus hautes partout où le pied du Nym s’était posé. Aucune maladie cryptogamique n’attaquerait ces plants, ni aucun insecte ; semences chantées, elles finiraient par devenir deux fois hautes comme un homme et rempliraient les greniers de la ville. C’était pour cela qu’il était né, ce chant et les autres chants de semailles. Il ne regrettait pas que les Aes Sedai l’aient éliminé quand il avait dix ans, sur le motif qu’il n’avait pas l’étincelle nécessaire. Recevoir la formation d’un Aes Sedai aurait été merveilleux, mais sûrement pas plus que ce moment.
Le chant s’éteignit peu à peu, les Aiels le soutenant jusqu’à la fin. Someshta esquissa encore quelques pas de danse après que les dernières voix se furent tues et on eut l’impression que le chant résonnait encore faiblement tant qu’il dansa. Puis Somestha s’arrêta, et ce fut fini.
Coumin eut la surprise de constater que les gens de la ville n’étaient plus là, mais il n’eut pas le temps de se demander où ils étaient partis ni pourquoi. Les femmes arrivaient, rieuses, pour féliciter les hommes. Il faisait partie des hommes à présent, il n’était plus un gamin, ce qui n’empêchait pas que les femmes alternativement l’embrassaient sur la bouche et lui ébouriffaient les cheveux, de courts cheveux roux.
C’est alors qu’il aperçut le soldat, à seulement deux ou trois pas, qui les observait. Il avait déposé quelque part son javelot et sa cape de guerre ventilante, mais il portait encore son heaume, pareil à une tête d’insecte monstrueux, dont les mandibules masquaient son visage bien que sa visière noire fût levée. Comme s’il se rendait compte qu’il attirait encore l’attention, le soldat ôta son heaume, découvrant un jeune homme brun qui n’avait guère plus de quatre ou cinq ans de plus que Coumin. Les yeux marron du soldat se fixèrent sur les siens sans ciller, et Coumin frissonna. Le visage n’avait que quatre ou cinq ans de plus, pourtant ces yeux… Mais aussi le soldat avait dû être sélectionné pour commencer son entraînement à dix ans. Coumin se réjouit que cette sélection soit épargnée aux Aiels.
Un des Ogiers, Tomada, s’approcha, ses oreilles terminées par une huppe inclinées en avant dans un mouvement marquant la curiosité. « Avez-vous des nouvelles, guerrier ? J’ai vu de l’agitation parmi les utilcars pendant que nous chantions. »
Le soldat hésita. « Je suppose que je peux vous le dire, bien que cela ne soit pas confirmé. Il nous est parvenu un rapport annonçant que Lews Therin avait attaqué le Shayol Ghul ce matin dès l’aube, à la tête des Compagnons. Quelque chose a interrompu les communications, mais le rapport dit que le Puits menant au cul-de-basse-fosse a été scellé, avec la plupart des Réprouvés emmurés derrière. Peut-être tous.
— Alors c’est terminé, murmura Tomada. Enfin terminé. La Lumière soit louée.
— Oui. » Le soldat regarda autour de lui, l’air soudain désemparé. « Je le suppose. Je suppose… » Il examina ses mains puis les laissa retomber le long de son corps. Il donnait l’impression d’être fatigué. « Les gens d’ici n’ont rien eu de plus pressé que de commencer à fêter ça. Si la nouvelle est exacte, cela pourrait bien durer plusieurs jours. Je me demande si… ? Non, ils ne voudront pas que des soldats se joignent à eux. Et vous ?
— Pour ce soir, peut-être, dit Tomada. Par contre, nous avons encore trois villes à visiter avant d’avoir bouclé notre circuit.
— Bien sûr. Vous avez encore du travail à faire. Vous avez ça. » Le soldat jeta de nouveau un coup d’œil autour de lui. « Il y a toujours des Trollocs. Même si les Réprouvés ont disparu, il reste encore les Trollocs. Et les Cavaliers de la Nuit. »
Hochant la tête pensivement, il repartit vers les utilcars.
Tomada ne paraissait pas ému du tout, naturellement, mais Coumin se sentait aussi frappé de stupeur que le jeune soldat. La guerre était terminée ? À quoi ressemblerait le monde sans la guerre ? Soudain, il éprouva le besoin de parler à Charn.
Des bruits de réjouissances lui assaillirent les oreilles avant qu’il atteigne la cité – des rires, des chants. Les cloches du beffroi de l’hôtel de ville commencèrent à carillonner à toute volée. Les habitants dansaient dans les rues, hommes, femmes et enfants. Coumin se faufilait entre eux, le cherchant du regard. Charn avait choisi de rester dans l’une des auberges où les Aiels s’étaient logés au lieu de venir assister au chant des semailles – même les Aes Sedai ne pouvaient plus grand-chose pour les douleurs de ses vieux genoux –mais il serait sûrement sorti pour cette célébration.
Tout à coup, quelque chose frappa Coumin en plein sur la bouche et ses jambes s’affaissèrent ; il se redressait avec peine sur les genoux avant de se rendre compte qu’il était tombé. La main portée à sa bouche s’en retira ensanglantée. Il leva les yeux pour trouver debout devant lui un habitant de la ville qui se frottait le poing, la mine courroucée. « Pourquoi avez-vous fait cela ? » demanda-t-il.
Le citadin cracha sur lui. « Les Réprouvés sont morts. Morts, vous entendez ? Lanfear ne vous protégera plus. Nous allons vous chasser, vous tous qui serviez les Réprouvés tout en prétendant être de notre côté, et vous infliger à votre sacrée bande le même traitement qu’à ce vieux fou. »
Une femme tirait l’homme par le bras. « Viens, Toma. Viens et garde tes sottises pour toi ! Veux-tu que les Ogiers t’arrêtent ? » Subitement rappelé à la prudence, l’homme la laissa l’entraîner au milieu de la foule.
Coumin se releva péniblement et se mit à courir, sans se soucier du sang qui coulait sur son menton.
L’auberge était déserte, silencieuse. Il n’y avait même pas l’aubergiste, ni la cuisinière, ni ses marmitons. Coumin traversa la maison au pas de course en appelant : « Charn ? Charn ? Charn ? »
Dehors dans la cour du fond, peut-être. Charn aimait s’asseoir sous les myrtes derrière l’auberge pour raconter ses anecdotes du temps* de ses jeunes années.
Coumin franchit à toute allure la porte de derrière et trébucha, tombant sur le nez. C’était une botte vide sur laquelle le bout de son pied avait buté. Une des bottes de cérémonie rouges que Charn portait tout le temps, maintenant qu’il ne participait plus aux chants. Quelque chose incita Coumin à regarder en l’air.
Le cadavre aux cheveux blancs de Charn pendait à une corde passée pardessus la poutre maîtresse, un pied nu, celui dont il avait perdu la botte en se débattant, les doigts d’une main emprisonnés à son cou quand il avait tenté de se dégager de la corde.
« Pourquoi ? dit Coumin. Nous sommes Da’shains. Pourquoi ? » Il n’y avait personne pour répondre. Serrant la botte contre sa poitrine, il s’agenouilla, les yeux levés vers Charn, tandis que l’assaillait le vacarme des réjouissances.
Rand frissonnait. La lumière provenant des colonnes était une brume bleue chatoyante qui donnait l’impression d’être compacte, de lui arracher les nerfs du corps. Le vent hurlait, vaste tourbillon aspirant. Muradin avait réussi à se voiler ; de ses orbites sanglantes sortait un regard aveugle au-dessus du voile noir. L’Aiel remuait la mâchoire et de l’écume sanguinolente dégouttait sur sa poitrine. Continuer à avancer.
Charn se glissait adroitement sur le côté de la vaste avenue bondée sous les ramures des choras, dont les feuilles trilobées répandaient paix et contentement dans l’ombre de bâtiments argentés qui touchaient le ciel. Une ville sans choras serait aussi morne qu’un désert. Des utilcars circulaient avec un ronronnement discret le long de l’avenue et un grand aéro-gros-porteur filait dans le ciel, emportant des habitants à Comelle ou Tzora ou quelque part ailleurs. Lui-même utilisait rarement les gros-porteurs – s’il avait besoin de se rendre à une grande distance, une Aes Sedai voyageait habituellement avec lui – mais ce soir il en emprunterait un, pour se rendre à M’jinn. Aujourd’hui, c’était son vingt-cinquième jour anniversaire et, ce soir, il avait l’intention d’accepter la dernière demande en mariage de Nalla. Il se demanda si elle serait surprise ; il la faisait lanterner depuis un an, car il n’avait pas envie de se fixer. Cela impliquerait de transférer son allégeance à Zorelle Sedai, à qui Nalla était attachée, mais Mierin Sedai avait déjà donné son accord.
Il tourna le coin d’une rue et eut juste le temps de voir un homme à la forte carrure, au teint sombre, avec une barbe étroite comme le voulait la mode, avant que l’épaule de l’homme le projette à terre sur le dos, la tête rebondissant sur la chaussée de sorte qu’il vit des points brillants. Il resta là gisant sur le sol, étourdi.
« Regardez où vous allez », s’écria le barbu avec irritation en rajustant son gilet rouge et donnant une pichenette à la dentelle de ses poignets. Ses cheveux noirs lui tombaient jusqu’aux épaules mais, sur la nuque, étaient rassemblés en queue de cheval. C’était également la dernière mode, d’aussi près que quelqu’un qui n’avait pas prêté le serment du Pacte se risquait à imiter les Aiels.
La femme blonde qui l’accompagnait posa la main sur son bras, sa robe de streith blanche miroitante devenant plus opaque sous l’effet de l’embarras qui s’était brusquement emparé d’elle. « Jom, regarde ses cheveux. C’est un Aiel, Jom. »
Se tâtant le crâne pour vérifier s’il était fêlé, Charn passa ses doigts à travers sa chevelure d’or roux coupée court. Il donna une secousse à la mèche plus longue sur sa nuque au lieu de remuer la tête. Une bosse, pensa-t-il, mais pas plus.
« Oui, en effet. » La consternation se substitua à la colère chez l’homme. « Pardonnez-moi, Da’shain. C’est moi qui aurais dû me montrer plus prudent. Laissez-moi vous aider à vous relever. » Il joignait déjà le geste à la parole et remettait Charn debout. « Ça va ? Permettez que j’appelle une voiture pour vous emmener où vous vous rendez.
— Je n’ai rien, citoyen, dit Charn d’une voix conciliante. La faute est mienne. » Certes, à se précipiter de cette façon. Il aurait pu blesser cet homme. « Vous ai-je fait mal ? Je vous en prie, pardonnez-moi. »
L’homme ouvrit la bouche pour protester – les citoyens n’y manquaient jamais ; ils semblaient croire que les Aiels étaient en verre filé – mais avant qu’il ait eu le temps de proférer un mot, le sol ondula sous leurs pieds. L’air ondula aussi, en vagues qui se propageaient. L’homme regarda autour de lui d’un air hésitant, enveloppant son épouse et lui-même dans sa cape à la dernière mode en étoffe ventilante de sorte que leurs têtes semblaient planer sans corps. « Qu’est-ce que c’est, Da’shain ? »
D’autres qui avaient vu la chevelure de Charn se groupaient anxieusement autour de lui, des questions semblables aux lèvres, mais il ne s’en préoccupa pas, sans même être effleuré par l’idée qu’il se montrait discourtois. À la vérité, il commença à se frayer un chemin dans la foule, le regard fixé sur le Sharom ; la sphère blanche, d’un diamètre de mille pieds, planait à une hauteur égale au-dessus des coupoles bleu et argent du Collam Daan.
Mierin avait dit que c’était aujourd’hui le grand jour. Elle affirmait avoir trouvé une nouvelle source pour le Pouvoir Unique. Les Aes Sedai des deux sexes seraient en mesure de puiser à la même source, non plus à des moitiés distinctes. Ce que les hommes et les femmes pourraient réaliser étant unis serait encore plus imposant maintenant qu’il n’y aurait plus de différences. Et aujourd’hui elle et Beidomon y puiseraient pour la première fois – la dernière fois que des hommes et des femmes œuvreraient ensemble en usant d’un Pouvoir différent. Aujourd’hui.
Ce qui ressemblait à un minuscule éclat de quelque chose de blanc sortit en tournoyant du Sharom dans un jet de feu noir ; il descendit, avec une lenteur trompeuse, à peine discernable. Puis une centaine de gouttes giclèrent autour de l’énorme sphère blanche. Le Sharom s’ouvrit comme un œuf qui se casse et commença à s’abaisser, à choir, un enfer d’obsidienne. Une obscurité se propagea à travers le ciel, absorbant le soleil dans une nuit surnaturelle, comme si la clarté de ces flammes était synonyme de ténèbres. Des gens hurlaient, hurlaient de tous les côtés.
Dès le premier jaillissement de feu, Charn s’élança aussi vite que ses jambes pouvaient le porter en direction du Collam Daan, mais il savait qu’il arriverait trop tard. Il avait juré de servir les Aes Sedai et il arrivait trop tard. Des larmes ruisselèrent sur ses joues tandis qu’il courait.
Clignant des paupières pour dissiper les taches qui altéraient sa vision, Rand se pressa la tête entre ses mains. L’image persistait dans son cerveau, cette énorme sphère, ce brûlot couleur d’ébène qui tombait. Ai-je vraiment vu percer le trou dans la prison du Ténébreux ? Vraiment ? Debout à la lisière des colonnes de verre, il contempla Avendesora. Un arbre appelé chora. Une ville sans choras est un désert. Et maintenant il n ’en reste qu ’un. Les colonnes miroitaient dans la clarté bleue provenant de la coupole de brouillard au-dessus, mais une fois encore la lumière semblait n’être que de brillants reflets. Il n’y avait aucun signe de Muradin ; il n’avait pas l’impression que l’Aiel était sorti de cette forêt de verre. Ou en sortirait jamais.
Soudain quelque chose attira son regard, en bas dans les branches de l’Arbre de Vie. Une forme qui se balançait lentement. Un homme, pendu par le cou à une corde passée sur un poteau calé en travers de deux branches.
Avec un rugissement inarticulé, il courut à l’arbre, saisissant le saidin, l’épée de flamme se matérialisant dans ses mains quand il bondit et sabra la corde. Lui et Mat heurtèrent les dalles blanches poussiéreuses avec un double choc sourd. Le poteau ébranlé se libéra et tomba avec fracas à côté d’eux ; pas un poteau en réalité, mais une curieuse lance à hampe noire avec une courte lame d’épée au lieu d’une pointe en fer, légèrement incurvée et tranchante d’un seul côté. Rand n’en aurait pas été plus impressionné si elle avait été en or et en cuendillar incrustés de saphirs et de gouttes-de-feu.
Laissant aller épée et Pouvoir, il arracha la corde du cou de Mat et appuya une oreille sur le thorax de son ami. Rien. Avec l’énergie du désespoir, il déchira vivement la tunique et la chemise de Mat, cassant le lien de cuir auquel était accroché un médaillon d’argent sur la poitrine de Mat. Il jeta de côté le médaillon, écouta de nouveau. Rien. Pas de battement de cœur. Mort. Non ! Il vivrait si je ne l’avais pas laissé me suivre ici. Je ne peux pas me résigner à ce qu’il soit mort !
Il rassembla toute sa force pour marteler du poing la poitrine de Mat, écouta. Rien. Il recommença à frapper, écouta. Oui. Là. Une faible pulsation. Sûrement. Très faible, très lente. Et en train de ralentir. N’empêche, Mat vivait toujours malgré la marque violet foncé autour de son cou. Le maintenir en vie était encore possible.
Rand s’emplit à fond les poumons et contourna Mat à quatre pattes pour lui souffler dans la bouche aussi vigoureusement que possible. Souffla. Souffla encore. Puis il sauta à califourchon sur Mat, empoigna la ceinture de ses chausses et le souleva, décollant ses hanches du pavage. Hissa et laissa retomber, trois fois, puis retourna lui insuffler de l’air dans la bouche. Il aurait pu canaliser ; il aurait peut-être réussi à obtenir un résultat de cette façon. Le souvenir de cette adolescente dans la forteresse de la Pierre le retint. Il voulait que Mat vive. Qu’il vive, non pas qu’il soit une marionnette mue par le Pouvoir. Naguère au Champ d’Emond, il avait vu Maître Luhhan ranimer un jeune garçon qui avait été découvert flottant dans la rivière de la Source du Vin. Ainsi donc il souffla et souleva, souffla et souleva et pria.
Brusquement, Mat tressaillit, toussa. Rand s’agenouilla à côté de lui tandis qu’il portait les deux mains à sa gorge et roulait sur le côté, aspirant l’air dans un râle douloureux.
Mat effleura d’une main le fragment de corde et frissonna. « Ces maudits… fils… de chèvre, marmotta-t-il d’une voix rauque. Ils ont essayé… de me tuer.
— Qui donc ? » questionna Rand en jetant alentour un coup d’œil méfiant. Les palais à demi bâtis autour de la vaste place encombrée d’objets lui renvoyèrent son regard. Assurément, Rhuidean était déserte à part eux deux. À moins que Muradin ne se trouve encore en vie, quelque part.
« Les gens… de l’autre côté… de ce… portail tors. » Déglutissant avec peine, Mat se mit sur son séant et prit une longue aspiration tremblante. « Il y en a un ici aussi, Rand. » Il continuait à donner l’impression d’avoir eu la gorge écorchée.
« Tu as pu le franchir ? Ont-ils répondu aux questions ? » Ce serait utile. Il avait désespérément besoin d’autres réponses. Mille questions et trop peu de réponses.
« Pas de réponses, répliqua Mat d’une voix rauque. Ils trichent. Et ils ont essayé de me tuer. » Il ramassa le médaillon, une tête de renard en argent qui remplissait presque sa paume et, au bout d’un instant, il le fourra dans sa poche avec une grimace. « Du moins aurai-je tiré d’eux quelque chose. » Ramenant à lui la curieuse lance, il laissa ses doigts courir le long de la hampe noire. Une ligne d’une étrange écriture cursive s’étendait d’un bout à l’autre, encadrée à chaque extrémité par un oiseau en métal incrusté dans le bois de la hampe et plus noir que ce bois. Des corbeaux, Rand pensa que c’était. Une autre couple de corbeaux était gravée sur la lame. Avec un rude rire sarcastique, Mat se remit debout, s’appuyant à demi sur la lance, la lame d’épée commençant juste au niveau de sa tête. Il ne prit pas la peine de lacer sa chemise ou de boutonner sa tunique. « Je garderai ça aussi. Leur plaisanterie, mais je la garderai.
— Une plaisanterie ? »
Mat hocha la tête. « Ce qui est inscrit.
“Ainsi est rédigé notre traité ; ainsi est conclu l’accord.
La pensée est la flèche du temps ; le souvenir ne s’efface jamais.
Ce qui a été demandé est donné. Le prix est payé. “
« Une bonne blague, tu vois. Je les découperai en tranches avec leur propre trait d’esprit si jamais j’en ai l’occasion. Je leur donnerai de quoi penser et se souvenir. » Il grimaça et se passa énergiquement la main à travers les cheveux. « Par la Lumière, ce que j’ai mal à la tête. Elle tourne, comme si elle avait dedans mille petites bribes de rêve dont chacune est une aiguille. Crois-tu que Moiraine y fera quelque chose si je le lui demande ?
— J’en suis sûr », répliqua lentement Rand. Mat devait terriblement souffrir s’il quémandait l’aide de l’Aes Sedai. Il regarda de nouveau la hampe noire de la lance. L’inscription était masquée en partie par la main de Mat, mais pas totalement. Quelle que fût cette écriture, il n’avait aucune idée de ce qu’elle signifiait. Comment Mat l’avait-il comprise ? Les fenêtres vides de Rhuidean le dévisageaient d’un air moqueur. Elles semblaient proclamer : nous cachons encore bien des secrets. Plus que tu n’en sais. Pires que tu ne le penses. « Retournons maintenant, Mat. Peu m’importe que nous traversions la vallée dans la nuit. Comme tu l’as dit, nous aurons moins chaud. Je ne tiens pas à rester ici plus longtemps.
— Cela me convient très bien, dit Mat en toussant. Pour autant que nous pourrons boire de nouveau à cette fontaine. »
Rand régla son pas sur celui de Mat, qui était lent au début, car il boitillait en se servant de la drôle de lance comme d’un bâton de marche. Il s’arrêta un instant pour regarder les deux figurines représentant un homme et une femme tenant chacun une sphère de cristal, mais il ne les emporta pas. Pas encore. Pas avant longtemps, s’il avait de la chance.
Quand ils eurent laissé la place derrière eux, les palais inachevés dressés le long de la rue avaient un aspect menaçant, leurs sommets dentelés comme les remparts de grandes forteresses. Rand embrassa le saidin, bien qu’il ne vît aucune menace réelle. C’est qu’il la ressentait, comme si des regards meurtriers s’enfonçaient dans son dos. Rhuidean était paisible et déserte, sans ombre dans la clarté bleue de sa voûte de brume. La poussière jonchant les rues ondulait dans le vent… Le vent. Il n’y avait pas de vent.
« Oh, que je me réduise en braises, marmotta Mat. Je crois que nous voilà partis pour avoir des pépins, Rand. C’est ce que je gagne à rester en ta compagnie. Tu m’entraînes toujours dans des situations impossibles. »
Les ondulations se rapprochaient avec une rapidité grandissante pour former des lignes d’épaisseur croissante qui frémissaient encore.
« Peux-tu marcher plus rapidement ? questionna Rand.
— Marcher ? Sang et cendres, je peux courir. » Inclinant la lance en travers de sa poitrine, Mat joignit le mouvement à la parole et s’élança dans un pas de galop vacillant.
Courant à côté de lui, Rand appela de nouveau à lui son épée, sans trop savoir ce qu’il pouvait en faire contre des rangs de poussière palpitant toujours, sans trop savoir ce dont il aurait réellement besoin. Ce n’était que de la poussière. Non, fichtre non. C’est une de ces bulles. Le mal du Ténébreux, flottant le long du Dessin, à la recherche de fichus ta’verens. Je suis sûr que c’est ça.
Tout autour d’eux, la poussière ondulait et frémissait en masse de plus en plus compacte, se rassemblant et se resserrant. Soudain, juste devant eux, une forme se leva dans le bassin d’une fontaine à sec, la forme dense d’un homme, sombre et aux traits indistincts, avec des doigts comme des serres tranchantes. Il bondit sur eux en silence.
Rand réagit d’instinct – la Lune se lève sur l’Eau – et l’épée du Pouvoir fendit cette silhouette noire. En un clin d’œil elle ne fut plus qu’un épais nuage de poussière, retombant avec lenteur sur le pavé.
Toutefois, d’autres la remplacèrent, des silhouettes sans visage accourant de tous côtés, pas deux semblables, mais toutes avec des serres cherchant à atteindre leur proie. Rand dansa les figures d’attaque au milieu d’elles, sa lame décrivant des mouvements compliqués en l’air, laissant derrière elle flotter des atomes de poussière. Mat maniait sa lance comme un bâton de combat, un tourbillonnement indistinct, mais jouait en même temps de la lame en forme d’épée comme s’il s’était exercé depuis toujours avec cette arme. Les créatures mouraient – ou du moins retombaient en poussière – mais elles étaient en nombre et rapides. Du sang coulait sur le visage de Rand et la vieille blessure dans son flanc le brûlait, sur le point de se rouvrir. Du rouge aussi marbrait la figure de Mat et s’étendait le long de sa poitrine. Trop nombreuses et trop agiles.
Vous ne mettez pas en pratique la dixième partie de ce dont vous êtes déjà capable. C’est ce que Lanfear lui avait dit. Il rit en dansant les postures d’attaque et de parade. Apprendre d’un des Réprouvés. Il pouvait s’en tirer, encore que pas de la façon qu’elle envisageait. Oui, il le pouvait. Il canalisa, tissa des fils de Pouvoir et expédia une trombe au milieu de chaque forme noire. Elles explosèrent en nuages de poussière qui lui valut une quinte de toux. Aussi loin que portait son regard, de la poussière planait dans l’air.
Haletant et secoué par une toux sèche, Mat s’appuya sur sa lance à hampe noire. « Est-ce toi qui as réussi ça ? demanda-t-il d’une voix essoufflée en essuyant le sang qui lui brouillait la vue. Il était temps. Si tu savais comment, pourquoi ne pas l’avoir fait aussitôt ? »
Rand s’apprêtait à rire – Parce que je ny ai pas pensé. Parce que je n’ai su comment que lorsque je l’ai eu fait – mais le rire se figea dans sa bouche. La poussière retombait et, quand elle se posait sur le sol, elle commençait à onduler. « Cours, s’écria-t-il. Il faut que nous sortions d’ici. Cours ! »
Côte à côte, ils foncèrent vers le brouillard, sabrant sur leur passage les lignes de poussière qui semblaient s’épaissir, leur donnant des coups de pied, n’importe quoi pour les empêcher de se souder. Rand lança des tourbillons tournoyer follement dans toutes les directions. Maintenant, la poussière éparpillée commençait à se rassembler en frémissant, avant même d’atteindre le sol. Les deux continuèrent à courir, pénétrant dans le brouillard, le traversant et émergeant dans une clarté indécise aux ombres nettement définies.
Le côté douloureux, Rand se retourna vivement, prêt à essayer la foudre ou le feu, n’importe quoi. Rien ne sortit du brouillard à leur poursuite. Peut-être cette brume était-elle un mur pour ces formes sombres. Peut-être les retenait-elle à l’intérieur. Peut-être… Il ne savait pas. Cela lui était égal, au fond, du moment que ces choses ne pouvaient pas les suivre.
« Que je brûle, murmura Mat d’une voix rauque, nous avons passé là-dedans la nuit entière. Le soleil est sur le point de se lever. Je ne pensais pas que cela avait duré aussi longtemps. »
Rand examina le ciel. Le soleil n’avait pas encore atteint le haut des montagnes ; un halo d’une luminosité aveuglante soulignait la dentelure des cimes. De longues ombres recouvraient le fond de la vallée. Il sortira de Rhuidean à l’aube et vous liera ensemble avec des liens que vous ne pouvez rompre. Il vous réunira et il vous détruira.
« Retournons là-haut sur la montagne, dit-il sobrement. On doit nous attendre. » M’attendre.