C’est un étrange cortège que Rand conduisit hors de la Pierre en direction de l’est, des nuages blancs voilant le soleil à son zénith et un souffle d’air balayant la ville. Sur son ordre, il n’y avait pas eu d’avis, pas de proclamation, mais le bruit que quelque chose se passait s’était répandu : les citoyens avaient interrompu ce qu’ils faisaient et couru vers les endroits offrant les meilleurs observatoires. Les Aiels traversaient la ville, les Aiels sortaient de la ville. Les gens qui ne les avaient pas vus arriver dans la nuit, qui n’avaient cru qu’à demi qu’ils occupaient la Pierre, étaient de plus en plus nombreux à former la haie le long des rues du parcours, à s’agglutiner aux fenêtres, même à grimper sur les toits d’ardoise, à califourchon sur le faîte des toits et des angles relevés des maisons. Des murmures se propagèrent quand ils comptèrent les Aiels. Ces quelque cent ne pouvaient avoir pris la Pierre. La bannière du Dragon flottait toujours au-dessus de la forteresse. Il devait y avoir des milliers d’Aiels à l’intérieur. Et le Seigneur Dragon.
Rand chevauchait à l’aise en manches de chemise, sûr qu’aucun des badauds n’admettait qu’il soit quelqu’un sortant de l’ordinaire. Un étranger, assez riche pour monter à cheval – et sur un superbe étalon pommelé, le meilleur des pur-sang de Tear – un homme fortuné qui voyageait dans la plus bizarre des compagnies bizarres, mais certainement malgré tout un homme ordinaire. Pas même le chef de cette cohorte insolite ; ce titre était sans doute attribué à Lan ou à Moiraine, en dépit du fait qu’ils chevauchaient à une petite distance derrière lui, juste devant les Aiels. Le sourd susurrement impressionné qui accompagnait son passage était à coup sûr suscité par les Aiels, pas par lui. Ces gens de Tear s’imaginaient peut-être même qu’il était un palefrenier, montant le cheval de son maître. Eh bien, non, pas ça ; pas en tête comme il l’était. En tout cas, c’était une belle journée. Pas étouffante, seulement chaude. Personne n’attendait de lui qu’il rende la justice ou gouverne une nation. Il pouvait jouir simplement du plaisir de chevaucher dans l’anonymat, jouir de la brise exceptionnelle. Pendant un moment, il pouvait oublier la sensation de ses paumes marquées au fer rouge du signe du héron sur les rênes. Pendant un peu plus longtemps en tout cas, songea-t-il. Un petit peu plus longtemps.
« Rand, dit Egwene, crois-tu vraiment que c’était bien de laisser les Aiels emporter toutes ces choses ? » Il tourna la tête comme elle faisait approcher de lui d’un coup de talon sa jument grise, Brume. Elle avait déniché quelque part une robe vert sombre à la jupe divisée en deux jupes étroites, et un ruban de velours vert nouait ses cheveux sur sa nuque.
Moiraine et Lan étaient restés en arrière à une distance d’une demi-douzaine d’enjambées, elle sur sa jument blanche, vêtue d’une tenue de cheval en soie bleue à crevés verts et à l’ample jupe, sa chevelure noire rassemblée dans une résille d’or, lui à califourchon sur son grand destrier noir, dans une cape de Lige aux couleurs changeantes qui soulevait probablement autant de oh et de ah que les Aiels. Quand la brise agitait la cape, des nuances de vert, de brun et de gris ondulaient dessus ; quand elle était immobile elle semblait en quelque sorte se fondre dans ce qui se trouvait derrière, si bien que l’œil donnait l’impression de voir à travers des portions de Lan et de sa monture. C’était inquiétant à regarder.
Mat était là, lui aussi, affaissé sur sa selle, la mine résignée, s’efforçant de se tenir à l’écart du Lige et de l’Aes Sedai. Il avait choisi un hongre brun d’apparence quelconque, un animal qu’il appelait Pips ; il fallait un regard avisé pour remarquer le large poitrail et le garrot robuste qui promettaient que ce Pips à la tête camuse était vraisemblablement de force à égaler l’étalon de Rand ou celui de Lan en rapidité et en endurance. La décision de Mat de venir avait été une surprise ; Rand ne savait toujours pas pourquoi. Par amitié, peut-être, et d’autre part peut-être pas. Mat se montrait bizarre dans sa façon comme dans ses raisons d’agir.
« Ton amie Aviendha ne t’a-t-elle pas expliqué ce qu’était le « cinquième » ?
— Elle a mentionné quelque chose, mais… Rand, tu ne penses pas qu’elle a… emporté des choses, elle aussi ? »
Derrière Moiraine et Lan, derrière Mat, derrière Rhuarc à leur tête, les Aiels marchaient en longues files de chaque côté de mulets de bât chargés, rang après rang à quatre de front. Quand les Aiels s’emparaient de l’une des places fortes d’un clan ennemi dans le Désert, selon la coutume – ou peut-être une loi, Rand ne l’avait pas très bien compris – ils emportaient un cinquième de tout ce qu’elle contenait, à l’unique exception de la nourriture. Ils n’avaient pas vu de raison de ne pas traiter la Pierre de la même façon. Non pas que les mulets aient transporté davantage qu’une minime partie d’une fraction d’un cinquième des trésors de la Pierre. Rhuarc disait que la cupidité tuait plus d’hommes que l’acier. Les paniers d’osier fixés aux bâts, surmontés de rouleaux de tapis et de tentures murales, ne transportaient que des charges légères. Il y avait à prévoir une traversée éventuellement pénible de l’Échine du Monde, puis une marche encore plus dure dans le Désert.
Quand les préviendrai-je ? se demanda-t-il. Bientôt, à présent ; il faut que ce soit bientôt. Moiraine penserait très probablement que c’était téméraire, un coup d’audace ; elle pourrait même approuver. Elle croyait connaître maintenant la totalité de son plan et ne se gênait pas pour le désapprouver ; nul doute qu’elle désirait qu’il en finisse le plus vite possible. Par contre, les Aiels… Et s’ils refusent ? Bah, s’ils refusent, ils refusent. Je dois le faire. Quant au « cinquième »… À son avis, ce n’aurait pas été possible d’empêcher les Aiels de le prendre même s’il l’avait voulu, et il ne l’avait pas voulu ; ils avaient bien gagné leur récompense et il n’avait pas envie d’aider les Seigneurs de Tear à conserver ce qu’ils avaient pressuré de leurs vassaux depuis des générations.
« Je l’ai vue montrer à Rhuarc une coupe d’argent, dit-il à haute voix. D’après la façon dont son sac a cliqueté quand elle y a rangé la coupe, il y avait d’autres objets en argent à l’intérieur. Ou peut-être d’or. Tu désapprouves ?
— Non. » Elle prononça le mot lentement, avec un brin d’incertitude, mais alors sa voix s’affermit. « C’est simplement que je n’avais pas pensé à cela de sa part… Les gens de Tear ne se seraient pas contentés d’un cinquième si les positions avaient été inversées. Ils se seraient emparés de ce qui ne faisait pas corps avec les murs et auraient volé toutes les charrettes pour l’emporter. Que les habitudes des gens soient différentes ne signifie pas qu’ils agissent mal, Rand. Tu devrais le savoir. »
Il rit tout bas. C’était presque comme au bon temps de naguère, lui prêt à expliquer pourquoi et en quoi elle se trompait, et elle s’emparant de sa position à lui et lançant à sa tête l’explication qu’il n’avait pas encore formulée. Sensible à son humeur, son étalon se mit à danser. Il caressa l’encolure arquée du pommelé. Une plaisante journée.
« C’est un beau cheval, reprit-elle. Comment l’as – tu appelé ?
— Jeade’en », répondit-il d’une voix neutre, perdant un peu de son entrain. Il était légèrement confus de ce nom, de ses raisons pour le choisir. Un de ses livres favoris avait toujours été Les Voyages de Jain Fartsrider et ce grand voyageur avait appelé son cheval Jeade’en – le Trouveur Infaillible dans l’Ancienne Langue – parce que l’animal était toujours capable de retrouver le chemin de sa demeure. Ç’aurait été agréable qu’un jour Jeade’en le ramène chez lui. Agréable mais pas vraisemblable et il ne voulait pas que l’on se doute de ce qui avait causé le choix de ce nom. Les rêveries enfantines n’avaient plus de place dans sa vie maintenant. Il n’y avait pas grande place pour ce qui n’était pas ce qu’il avait à faire.
« Un beau nom », commenta Egwene distraitement. Il savait qu’elle aussi avait lu le livre et s’attendait presque à ce qu’elle reconnaisse le nom, mais elle semblait absorbée par quelque chose d’autre qu’elle retournait dans sa tête en se mordillant pensivement la lèvre inférieure.
Le silence convenait fort bien à Rand. Les derniers restes de la ville laissèrent la place à la campagne et à des fermes lamentablement dispersées. Pas même un Congar ou un Coplin, des natifs des Deux Rivières tristement renommés pour leur paresse entre autres, ne laisserait sa maison aussi mal entretenue et délabrée que ces demeures de pierre brute, aux murs qui penchaient comme près de s’écrouler sur les poules grattant la terre. Des granges affaissées s’étayaient contre des lauriers ou des copalmes. Des toits aux ardoises fendues ou brisées donnaient l’impression de laisser entrer la pluie. Des chèvres bêlaient tristement dans des enclos de pierres sèches que l’on aurait cru assemblés précipitamment du matin même. Des hommes et des femmes pieds nus, le dos voûté, binaient des champs dépourvus de clôtures, ne levant pas les yeux même quand passait cette grande compagnie. Rouges-becs et grives chantant dans les petits halliers ne suffisaient pas à alléger le sentiment d’une oppressante mélancolie.
Il faut que je fasse quelque chose pour remédier à ça. Je… Non, pas maintenant. Les choses importantes d’abord. J’ai fait ce que j’ai pu pour eux en quelques semaines. Je ne peux pas plus à présent. Il s’efforça de ne pas regarder les fermes menaçant ruine. Les champs d’oliviers dans le sud étaient-ils en aussi mauvais état ? Les gens qui les travaillaient ne possédaient même pas la terre ; elle appartenait en totalité aux Puissants Seigneurs. Non. La brise. Agréable comme elle abat la chaleur. Je peux en jouir encore un peu. Je vais être obligé de les mettre au courant d’ici un moment.
« Rand, dit tout à coup Egwene, je veux te parler. » D’un sujet sérieux, d’après son expression ; ces grands yeux noirs fixés sur lui recélaient une lueur évocatrice de ceux de Nynaeve quand elle s’apprêtait à entamer une semonce. « Je veux parler d’Élayne.
— Eh bien quoi concernant Élayne ? » questionna-t-il avec méfiance. Il effleura son escarcelle où deux lettres se chiffonnaient contre un petit objet dur. Si elles n’avaient pas été toutes les deux de la même élégante écriture cursive, il n’aurait jamais cru qu’elles provenaient de la même personne. Et après tous ces baisers et ces câlineries. Les Puissants Seigneurs étaient plus faciles à comprendre que les femmes.
« Pourquoi l’as-tu laissée partir de cette façon ? »
Déconcerté, il la regarda d’un air interdit. « Elle désirait partir. J’aurais dû l’attacher pour l’en empêcher. D’ailleurs, elle sera plus en sécurité à Tanchico que près de moi – ou de Mat – si nous risquons d’attirer des bulles maléfiques comme le dit Moiraine. Tu y serais aussi.
— Ce n’est pas du tout ce à quoi je pense. Bien sûr qu’elle était décidée à partir. Et tu n’avais pas le droit de l’en empêcher. Seulement, pourquoi ne pas lui avoir dit que tu souhaitais qu’elle reste ?
— Elle désirait partir », répéta-t-il et fut encore plus ahuri en la voyant lever les yeux au ciel comme s’il débitait des propos inintelligibles. S’il n’avait pas le droit de retenir Élayne, et si elle avait en tête de partir, pourquoi était-il censé essayer de l’en dissuader ? D’autant plus qu’elle était davantage en sécurité ailleurs.
Moiraine éleva la voix juste derrière lui. « Es-tu prêt à me révéler le secret suivant ? À l’évidence, tu me cachais quelque chose. Je serais peut-être au moins en mesure de te prévenir si tu nous mènes à un précipice. »
Rand poussa un soupir. Il n’avait pas entendu qu’elle et Lan s’étaient rapprochés. Et Mat de même, bien qu’observant toujours une certaine distance entre lui et l’Aes Sedai. Le visage de Mat était à peindre, passant tour à tour par des nuances de doute, de répugnance et de détermination farouche, surtout quand il jetait un coup d’œil à Moiraine. Il ne la regardait jamais en face, seulement du coin de la paupière.
« Es-tu certain de vouloir venir, Mat ? » questionna Rand.
Mat haussa les épaules et affecta de sourire, pas d’un sourire très assuré. « Qui renoncerait à une chance de voir ce sacré Rhuidean ? » Egwene haussa les sourcils à son adresse. « Oh, excuse mon langage, Aes Sedai. Je t’ai entendue en user d’aussi vert et pour moins de raisons, je le parierais. » Egwene le dévisagea avec indignation, mais des taches de couleur sur ses joues indiquaient qu’il avait marqué un point.
« Félicite-toi que Mat soit ici, dit Moiraine à Rand, le ton froid et mécontent. Tu as commis une grave erreur en permettant à Perrin de s’enfuir, en me dissimulant son départ. Le monde repose sur tes épaules, mais ils doivent tous les deux te soutenir ou tu seras perdu et le monde avec toi. » Mat tiqua et Rand eut l’impression qu’il était sur le point de faire tourner son cheval et de s’éloigner aussitôt.
« Je connais mon devoir », répliqua-t-il à Moiraine. Et je connais ma destinée, pensa-t-il, mais il ne le dit pas à haute voix ; il ne recherchait pas la compassion. « L’un de nous devait retourner là-bas, Moiraine, et Perrin voulait y aller. Vous êtes prête à sacrifier n’importe quoi pour sauver le monde. Je… je fais ce que je dois. » Le Lige acquiesça d’un signe de tête, toutefois sans mot dire ; Lan ne se montrait jamais en désaccord avec Moiraine devant des tierces personnes.
« Et le secret suivant ? » réclama-t-elle avec insistance. Elle n’abandonnerait pas avant de le lui avoir extirpé, et il n’avait aucune raison de le taire plus longtemps. Pas cette partie-là.
« Les Pierres Portes, dit-il simplement. Si nous avons de la chance.
— Oh, par la Lumière ! gémit Mat. Par cette sacrée fichue Lumière ! Ne m’accable pas de grimaces, Egwene ! De la chance ? Est-ce qu’une fois ne suffit pas, Rand ? Tu nous as presque tués, tu te rappelles ? Non, pire que tués. Je préférerais revenir à une de ces fermes demander à être engagé pour soigner des cochons jusqu’à la fin de mes jours.
— Tu peux partir de ton côté si tu en as envie, Mat », lui dit Rand. Le visage calme de Moiraine était un masque posé sur de la fureur, mais il ne tint pas compte du regard de glace qui tentait de lui brider la langue. Même Lan avait l’air désapprobateur, en dépit de la quasi-impassibilité de ses traits durs ; le Lige plaçait le devoir avant tout. Rand accomplirait son devoir, mais ses amis… Il n’aimait pas contraindre les gens à faire quelque chose ; il ne l’imposerait pas à ses amis. Cela du moins il pouvait l’éviter, sûrement. « Tu n’as aucune raison de te rendre au Désert.
— Oh, que si. En tout cas… Oh, que je sois brûlé ! Je n’ai qu’une vie à donner, hein ? Pourquoi pas de cette façon-là ? » Mat eut un rire nerveux, et légèrement convulsif. « Fichues Pierres Portes ! Par la Lumière ! »
Rand fronça les sourcils ; c’était lui que tous affirmaient voué à devenir fou, mais c’était Mat maintenant qui paraissait sur le point de succomber à la folie.
Egwene clignait des paupières en regardant Mat avec inquiétude pourtant c’est vers Rand qu’elle se pencha. « Rand, Vérine Sedai m’a parlé un peu des Pierres Portes. Elle m’a raconté le… le voyage que tu avais entrepris. As-tu réellement l’intention de passer par là ?
— Je ne peux pas me débrouiller autrement, Egwene. » Il avait à se déplacer rapidement et aucun moyen n’était plus rapide que les Pierres Portes. Vestiges d’une Ere plus ancienne que l’Ere des Légendes ; même les Aes Sedai de l’Ère des Légendes n’avaient apparemment pas compris leur mécanisme. Cependant il n’existait pas de solution plus expéditive. Si cela marchait comme il l’espérait.
Moiraine avait écouté patiemment la discussion. Surtout la part qu’y avait prise Mat, bien que Rand ne comprît pas pourquoi. Or voici qu’elle dit : « Vérine m’a aussi parlé de ce voyage par les Pierres Portes. Il s’agissait seulement de quelques personnes et de quelques chevaux, pas de centaines et, si tu n’as pas tué à peu près tout le monde comme le prétend Mat, cela semblait quand même une expérience que personne n’aimerait revivre. Sans compter qu’elle ne s’était pas déroulée comme tu t’y attendais. Elle a aussi requis une grande quantité du Pouvoir ; presque assez au moins pour te tuer, a précisé Vérine. Même si tu laisses la plupart des Aiels ici, oses-tu courir le risque de renouveler cette tentative ?
— J’y suis obligé », répliqua-t-il, portant la main à son escarcelle, touchant la petite forme dure derrière les lettres, mais Moiraine continua comme s’il n’avait pas ouvert la bouche :
« Es-tu même certain qu’il existe une Pierre Porte dans le Désert ? Évidemment, Vérine en connaît plus que moi sur le sujet, mais je n’en ai jamais entendu parler. Si c’est exact, nous placera-t-elle plus près de Rhuidean que nous ne le sommes maintenant ?
— Voilà de cela six cents ans environ, lui répondit-il, un colporteur a voulu jeter un coup d’œil à Rhuidean. » À un autre moment, ç’aurait été un plaisir de jouer à son égard le rôle de celui qui enseigne, pour changer. Pas aujourd’hui. Il ignorait trop de choses. « Ce bonhomme n’en a apparemment rien vu ; il a prétendu avoir aperçu une ville d’or dans les nuages planant au-dessus des montagnes.
— Il n’y a pas de villes dans le Désert, rétorqua Lan, ni dans les nuages ni sur la terre. J’ai combattu les Aiels. Ils n’ont pas de villes. »
Egwene acquiesça d’un signe de tête. « Aviendha m’a dit qu’elle n’avait pas vu de villes avant de quitter le Désert.
— Peut-être bien, dit Rand, seulement le colporteur a vu aussi quelque chose qui se dressait au flanc d’une de ces montagnes. Une Pierre Porte. Il l’a parfaitement décrite. Rien ne ressemble à une Pierre Porte. Quand je l’ai décrite au bibliothécaire en chef de la Pierre… » Sans nommer ce qu’il cherchait, il ne le précisa pas. « … il l’a reconnue, bien que ne sachant pas ce que c’était, suffisamment pour m’en montrer quatre sur une vieille carte du Tear…
« Quatre ? » Moiraine parut stupéfaite. « Toutes dans le Tear ? Les Pierres Portes ne sont pas monnaie aussi courante.
— Quatre », répliqua Rand d’un ton catégorique. Le vieux bibliothécaire décharné en avait été certain, déterrant même un manuscrit jauni en mauvais état parlant d’efforts pour transporter ces « objets façonnés inconnus appartenant à une Ère antérieure » dans la Grande Réserve. Chaque tentative avait échoué et les Seigneurs de Tear avaient finalement renoncé. Ce qui avait été une confirmation pour Rand ; les Pierres Portes s’opposaient à être déplacées. « Une se trouve à moins d’une heure de cheval d’où nous sommes, poursuivit-il. Les Aiels ont autorisé le colporteur à s’en aller, puisqu’il était colporteur. Avec un de ses mulets et autant d’eau qu’il pouvait en porter sur son dos. Il a réussi à atteindre un Stedding dans l’Échine du Monde où il a rencontré un homme appelé Soran Milo qui écrivait un livre intitulé Les Tueurs au voile noir. Le bibliothécaire m’en a fourni un exemplaire en piteux état quand j’ai demandé des livres sur les Aiels. Milo l’avait apparemment basé entièrement d’après les Aiels venus commercer au Stedding et il avait presque tout faux d’ailleurs, selon Rhuarc, mais une Pierre Porte ne peut être qu’une Pierre Porte. » Il avait examiné d’autres cartes et manuscrits, par douzaines, en principe étudiant le Tear et son histoire, se familiarisant avec le pays ; personne, absolument personne, ne pouvait se douter de ses intentions avant les quelques minutes précédentes.
Moiraine renifla et sa jument blanche, Aldieb, sentant son irritation, se mit à caracoler sur quelques pas. « Une histoire supposée racontée par un colporteur supposé qui prétendait avoir vu une ville dorée planant dans les nuages. Est-ce que Rhuarc a vu cette Pierre Porte ? Il est allé à Rhuidean, lui. Même si ce colporteur s’est rendu dans le Désert et a bien vu une Pierre Porte, elle pouvait être située n’importe où. Quelqu’un qui raconte une histoire essaie en général d’enjoliver ce qui est réellement arrivé. Une ville planant dans les nuages ?
— Comment savez-vous qu’elle ne plane pas ? » riposta Rand. Rhuarc n’avait demandé qu’à rire de toutes les erreurs que Milo avait écrites sur les Aiels, mais il n’avait pas été très disert en ce qui concernait Rhuidean. Non, plus que cela ; ou plutôt moins. L’Aiel avait même refusé de commenter les parties du livre censées porter sur Rhuidean. Rhuidean, dans les terres de l’Aiel Jenn, le clan qui « n’est pas » ; voilà presque le maximum de ce que Rhuarc acceptait d’en dire. On ne devait pas parler de Rhuidean.
L’Aes Sedai ne fut pas des plus enchantées par sa réplique cavalière, mais il n’en avait cure. Elle-même gardait trop de secrets, l’obligeait trop souvent à la suivre en se fiant à elle aveuglément. Que ce soit son tour. Elle avait à apprendre qu’il n’était pas une marionnette. Je suivrai son avis quand j’estimerai qu’il est bon, mais je ne veux plus danser au bout des fils de Tar Valon. Il mourrait à ses propres conditions.
Egwene poussa plus près sa monture grise, chevauchant presque botte à botte avec lui. « Rand, as-tu réellement l’intention de risquer nos vies sur un… sur un coup de chance ? Rhuarc ne t’a rien dit, n’est-ce pas ? Quand j’ai interrogé Aviendha sur Rhuidean, elle s’est renfermée aussi serré qu’une noix d’hickory. »
Mat avait l’air malade.
Rand surveilla son expression, ne laissant pas voir son bref éclair de gêne. Il n’avait pas voulu effrayer ses amis. « Il y a une Pierre Porte là-bas », affirma-t-il. Il frotta de nouveau la forme dure dans son escarcelle. Il fallait que ceci marche.
Les cartes du bibliothécaire étaient anciennes mais, en un sens, c’était une aide. Les herbages qu’ils traversaient à présent avaient été des forêts quand ces cartes avaient été dessinées, seulement peu d’arbres subsistaient, des taillis clairsemés de chênes blancs, de pins et de ginkgos, éparpillés de loin en loin, de grands arbres solitaires qu’il ne reconnut pas, au tronc mince et noueux. Il discernait aisément la forme du terrain – des collines en grande partie envahies par de hautes herbes maintenant.
Sur les cartes, deux grandes crêtes courbes, l’une derrière l’autre dont elle était proche, formaient comme des flèches désignant le groupe de collines rondes où se trouvait la Pierre Porte. Si les cartes avaient été tracées avec précision. Si le bibliothécaire avait réellement reconnu sa description et si le losange vert était effectivement un symbole désignant d’antiques ruines comme il le soutenait. Pourquoi mentirait-il ? Je deviens trop soupçonneux. Non, il faut que je sois soupçonneux. Aussi confiant qu’une vipère et aussi froid. Cela ne lui plaisait pas, pourtant.
Au nord, il distinguait tout juste des collines sans aucun arbre, mouchetées de formes mouvantes qui devaient être des chevaux. Les bandes de chevaux des Puissants Seigneurs, broutant sur le site de l’ancien bosquet ogier. Il espéra que Perrin et Loial avaient pu partir sans encombre. Aide-les, Perrin, pensa-t-il Aide-les d’une manière ou d’une autre, puisque moi je ne le peux pas.
Le bosquet ogier signifiait que les crêtes plissées devaient être à proximité et, bientôt, il les repéra légèrement au sud, telles deux flèches l’une à l’intérieur de l’autre, quelques arbres à leur sommet formant une mince ligne sur l’horizon. Derrière, des collines rondes et basses comme des bulles couvertes d’herbe se pressaient les unes contre les autres. Davantage de collines que sur la vieille carte. Trop nombreuses, car la totalité du secteur comprenait moins d’un acre. Si elles ne correspondaient pas à la carte, laquelle avait sur son flanc la Pierre Porte ?
« Les Aiels sont nombreux, dit Lan à mi-voix, et ils ont des yeux perçants. »
Inclinant la tête en signe de gratitude, Rand retint Jeade’en, se laissant dépasser pour soumettre le problème à Rhuarc. Il décrivit seulement la Pierre Porte, sans expliquer ce que c’était ; cela suffirait de le faire quand elle serait découverte. Il était habile à garder un secret, à présent. D’ailleurs, Rhuarc n’avait probablement aucune idée de ce qu’était une Pierre Porte. Peu de monde était au courant à part les Aes Sedai. Lui-même l’ignorait jusqu’à ce que quelqu’un lui en ait parlé.
Avançant à longues enjambées à côté de l’étalon pommelé, l’Aiel fronça légèrement les sourcils – l’équivalent d’une mine soucieuse chez la plupart des autres hommes – puis il hocha la tête. « Nous pouvons trouver cette chose-là. » Il éleva la voix. « Aethan Dor ! Far Aldazar Din ! Duadhe Mahdi’in ! Far Dareis Mai ! Seia Doon ! Sha’mad Conde !
À son appel, des membres des sociétés guerrières qu’il avait nommées s’avancèrent au pas gymnastique, tant et si bien qu’un bon quart des Aiels se rassemblèrent autour de lui et de Rand. Boucliers Rouges. Frères de l’Aigle. Chercheurs d’Eau. Vierges de la Lance. Yeux Noirs. Marcheurs du Tonnerre.
Rand repéra l’amie d’Egwene, Aviendha, une grande et jolie femme avec un regard hautain et grave. Des Vierges avaient monté la garde à sa porte, mais il ne pensait pas l’avoir vue avant que les Aiels se regroupent pour quitter la Pierre. Elle jeta un coup d’œil dans sa direction, fière comme un faucon aux yeux verts, puis secoua la tête et reporta son attention sur le chef de clan.
Eh bien, je voulais redevenir comme le commun des mortels, songea-t-il un peu mélancoliquement. Les Aiels, certes, exauçaient son vœu. Même au chef de clan, ils n’offraient qu’une oreille respectueuse, sans rien de la déférence empressée qu’exigerait un seigneur, et une obéissance qui semblait entre égaux. Il ne pouvait guère s’attendre à mieux pour lui-même.
Rhuarc donna ses instructions en quelques mots et, après l’avoir écouté, les Aiels se déployèrent en éventail dans le secteur des collines, courant avec aisance, certains se voilant à titre de précaution. Les autres attendirent, debout ou accroupis à côté des mulets chargés.
Ils représentaient presque tous les clans – excepté l’Aiel Jenn, évidemment ; Rand n’avait pu déterminer si les Jenns existaient réellement ou non, étant donné que d’après la façon dont ils les mentionnaient, ce qui était rare, ce pouvait être l’un ou l’autre – y compris quelques clans qui se livraient une guerre à mort et d’autres qui se battaient souvent. Il avait appris au moins cela sur eux. Pas pour la première fois, il se demanda ce qui les unissait jusqu’ici. Était-ce seulement leurs prophéties concernant la chute de la Pierre et la quête pour Celui-qui-Vient-avec-l’Aube ?
« Plus que cela », dit Rhuarc, et Rand prit conscience d’avoir émis ses réflexions à haute voix. « La prophétie nous a conduits à franchir le Rempart du Dragon et le nom qui n’est pas prononcé nous a attirés vers la Pierre de Tear. » Le nom auquel il faisait allusion était « Peuple du Dragon », un nom secret pour les Aiels ; seuls les chefs de clan et les Sagettes le connaissaient ou l’utilisaient, apparemment rarement et uniquement entre eux. « Pour le reste ? Nul ne peut verser le sang d’un membre de la même société, naturellement, pourtant mêler les Shaarads aux Goshiens, les Taardads et les Nakais avec les Shaidos… Même moi j’aurais pu danser la danse des lances avec les Shaidos si les Sagettes n’avaient pas exigé que tous ceux qui franchiraient le Rempart du Dragon jurent par le serment de l’eau de traiter n’importe quel Aiel comme étant de leur propre société sur ce côté-ci de la montagne. Même les Shaidos sournois… » Il haussa légèrement les épaules. « Vous voyez ? Ce n’est pas facile, y compris pour moi.
— Ces Shaidos sont vos ennemis ? » Rand prononça maladroitement le nom ; dans la Pierre, les Aiels se répartissaient en sociétés, pas en clans.
« Nous avons évité les guerres à mort, dit Rhuarc, mais les Taardads et les Shaidos n’ont jamais été en termes d’amitié ; les enclos opèrent parfois des raids les uns chez les autres, volent des chèvres ou du bétail. Mais les serments ont été respectés par nous tous en dépit de trois guerres à mort et une douzaine de vieilles haines entre les clans ou les enclos. Que nous nous dirigions vers Rhuidean nous facilite les choses à présent, même si quelques-uns nous quittent avant d’y arriver. Il est interdit de verser le sang de qui se rend à Rhuidean ou en revient. » L’Aiel leva vers Rand un visage totalement dépourvu d’expression. « Il se peut que bientôt aucun de nous ne verse le sang d’un autre. » Déterminer s’il trouvait la perspective plaisante était impossible.
Un ululement provint d’une des Vierges de la Lance qui se dressait au sommet d’une colline et agitait les bras au-dessus de sa tête.
« On a trouvé votre colonne de pierre, à ce qu’il paraît », dit Rhuarc.
Rassemblant ses rênes, Moiraine adressa à Rand un regard indéchiffrable quand il passa devant elle, talonnant avec ardeur Jeade’en pour qu’il prenne le galop. Egwene tira sur la bride de sa jument à la hauteur de Mat et se pencha sur sa selle en s’étayant d’une main sur le haut pommeau de la selle de Mat pour entamer avec lui une conversation à voix basse. Elle semblait essayer d’obtenir qu’il lui dise quelque chose ou admette quelque chose et, d’après la véhémence des gesticulations de Mat, ou bien il était innocent comme un enfant qui vient de naître ou bien il mentait comme un arracheur de dents. Se jetant à bas de sa selle, Rand escalada précipitamment la pente douce pour examiner ce que la Vierge de la Lance – c’était Aviendha – avait découvert à demi enfoui dans la terre et voilé par de longues herbes. Une colonne de pierre grise rongée par les intempéries, d’au moins deux toises et demie de long et un pas d’épaisseur. Des symboles bizarres couvraient le moindre espace apparent, chacun entouré d’une étroite ligne de marques qu’il pensa être de l’écriture. Aurait-il même connu la langue – en admettant que c’en soit une, l’écriture – s’il s’agissait bien d’une écriture, était usée jusqu’à en être illisible. Les symboles, il les distinguait un peu mieux. Quelques-uns ; bon nombre auraient pu passer pour creusés par la pluie et le vent.
Arrachant l’herbe à pleines poignées pour mieux voir, il jeta un coup d’œil à Aviendha. Elle avait rabaissé sa shoufa autour de ses épaules, découvrant de courts cheveux aux reflets roux, et elle l’observait avec une expression dure et fermée. « Vous n’avez pas de sympathie pour moi, dit-il. Pourquoi ? » Il y avait un symbole qu’il devait trouver, le seul qu’il connaissait.
« De la sympathie ? répéta-t-elle. Vous pouvez être Celui-qui-Vient-avec-l’Aube, un homme prédestiné. Qui est capable d’éprouver ou non de la sympathie envers un tel homme ? D’autre part, vous êtes libre de vos mouvements, un natif des Terres Humides en dépit de votre visage, pourtant vous rendant à Rhuidean pour les honneurs, alors que moi…
— Que vous quoi ? » questionna-t-il quand elle s’interrompit. Il poursuivait lentement ses recherches en remontant. Où était ce symbole ? Deux lignes parallèles ondulées traversées de biais par un trait bizarre. Par la Lumière, s’il est enfui, cela nous demandera des heures pour retourner ça. Il éclata brusquement de rire. Pas des heures. Il pouvait canaliser et soulever cette masse hors du sol, ou Moiraine, ou Egwene. Une Pierre Porte refusait peut-être de se laisser emporter, mais ils réussiraient sûrement à la bouger sur cette petite distance-là. Toutefois, canaliser ne l’aiderait pas à trouver les lignes onduleuses. Promener ses doigts sur la pierre était l’unique moyen.
Au lieu de répondre, l’Aielle s’accroupit avec souplesse, posant ses courtes lances en travers de ses genoux. « Vous vous êtes mal conduit envers Élayne. Cela m’indiffère, mais Élayne est presque sœur d’Egwene, qui est mon amie. Pourtant Egwene ressent toujours de l’affection pour vous, alors par égard pour elle j’essaierai. »
Sans cesser d’inspecter l’épaisse colonne, il secoua la tête. Encore Élayne. Il pensait parfois que toutes les femmes appartenaient à une guilde comme les artisans dans les villes. Commettez une erreur à l’encontre de l’une d’elles et les dix suivantes que vous rencontrez sont au courant et désapprouvent.
Ses doigts s’immobilisèrent, revinrent vers la partie qu’il venait d’examiner. Elle était ravagée par les intempéries au point que ce qui était gravé dessus était presque indiscernable, mais il était sûr que c’était les lignes onduleuses. Elles représentaient une Pierre Porte à la Pointe de Toman, pas dans le Désert, mais elles indiquaient ce qui avait été la base de cette pierre quand elle était dressée. Les symboles au sommet représentaient des mondes ; ceux du pied les Pierres Portes. Avec un symbole du haut et un du bas, il était censé voyager jusqu’à une Pierre Porte donnée dans un monde donné. Avec seulement un du bas, il savait pouvoir atteindre une Pierre Porte dans ce monde-ci. La Pierre Porte proche de Rhuidean, par exemple. S’il en connaissait le symbole. C’est maintenant qu’il avait besoin de chance, qu’il avait besoin d’être servi par cette attirance que le Ta’veren exerce sur la chance.
Une main passa par-dessus son épaule et Rhuarc dit d’une voix contrainte : « Ces deux sont utilisés pour Rhuidean dans les anciens écrits. Il y a longtemps, même le nom n’était pas écrit. » Il passa le doigt sur deux triangles, chacun englobant ce qui semblait être un éclair arborescent, un pointé vers la gauche et l’autre vers la droite.
« Savez-vous ce que c’est ? » questionna Rand. L’Aiel détourna les yeux. « Que je brûle, Rhuarc, il faut que je sache. Je comprends bien que vous ne désirez pas en parler, mais vous devez me le dire. Dites-le-moi, Rhuarc. Avez-vous déjà vu une colonne pareille ? »
L’autre prit une profonde aspiration avant de répondre. « J’ai vu sa pareille. » Chaque mot sortait comme arraché de sa gorge. « Quand un homme va à Rhuidean, les Sagettes et les hommes des clans attendent sur les pentes du Chaendaer près d’une pierre comme celle-ci. » Aviendha se redressa et s’éloigna d’un air guindé ; Rhuarc la regarda partir en fronçant les sourcils « Je n’en sais pas davantage, Rand al’Thor. Que je ne connaisse plus d’ombre si je mens. »
Rand effleura l’inscription indéchiffrable entourant les triangles. Lequel ? Un seul l’emmènerait où il voulait aller. Le second le débarquerait aussi bien à l’autre bout du monde qu’au fond de l’océan.
Le reste des Aiels s’étaient regroupés au pied de la colline avec leurs mulets de bât. Moiraine et ses compagnons mirent pied à terre et gravirent la pente légère, menant leurs montures par la bride. Mat s’occupait de Jeade’en en même temps que de son propre hongre brun, maintenant l’étalon à bonne distance du Mandarb de Lan. Les deux étalons se décochaient des regards féroces à présent qu’ils n’avaient plus de cavaliers sur le dos.
« Franchement, tu agis sans savoir quel résultat cela donnera, n’est-ce pas ? protesta Egwene. Moiraine, arrêtez-le. Nous pouvons gagner Rhuidean à cheval. Pourquoi le laissez-vous continuer ça ? Pourquoi ne dites-vous rien ?
— Que proposes-tu que je fasse ? répliqua ironiquement l’Aes Sedai. Je peux difficilement l’emmener d’ici en le tramant par l’oreille. Nous allons peut-être voir si réellement Rêver a son utilité.
— Rêver ? répéta sèchement Egwene. Quel rapport Rêver a-t-il avec ça ?
— Voulez-vous bien vous taire, vous deux ? » Rand se força à parler d’un ton patient. « J’essaie de prendre une décision. » Egwene le dévisagea avec indignation ; Moiraine ne témoignait aucune émotion, mais elle observait avec une attention soutenue.
« Sommes-nous obligés d’emprunter ce moyen-là ? demanda Mat. Qu’est-ce que tu as contre une marche à cheval ? » Rand le regarda et il haussa les épaules d’un air penaud. « Oh, que je me réduise en braises ! Si tu tentes de te décider… » Rassemblant dans une seule main les rênes des deux chevaux, il extirpa une pièce de monnaie de sa poche, un marc d’or de Tar Valon, et poussa un soupir. « Cette pièce-là ou une autre, ce serait du pareil au même, hein. » Il roula la pièce en travers du dessus de ses doigts. « Je… j’ai de la chance quelquefois, Rand. Que ma chance choisisse. Face, celui qui est tourné vers ta droite ; pile, la Flamme, l’autre. Qu’en dis-tu ?
— C’est la plus ridicule… », commença Egwene, mais Moiraine lui imposa silence en lui effleurant le bras.
Rand hocha la tête. « Pourquoi pas ? » Egwene marmotta quelque chose ; tout ce qu’il saisit était « homme » et « gamins », mais cela ne ressemblait pas à un compliment.
La pièce sauta du pouce de Mat et tourna sur elle-même en l’air, luisant faiblement dans la clarté du soleil. Au sommet de sa course, Mat la rattrapa et la plaqua sur le dos de son autre main, puis hésita. « C’est un fichu risque, Rand, de se fier au résultat d’un lancer de pièce à pile ou face. »
Rand posa sans regarder la paume sur un des symboles. « Celui-ci, dit-il. Tu as choisi celui-ci. »
Mat jeta un coup d’œil à la pièce et cilla de surprise. « Tu as raison. Comment l’as-tu su ?
— Cela devait marcher pour moi tôt ou tard. » Personne ne comprit – il s’en rendit compte – mais cela n’avait pas d’importance. Soulevant sa main, il examina ce que lui et Mat avaient désigné. Le triangle pointait vers la gauche. Le soleil avait quitté son zénith. Il lui fallait s’y prendre correctement. Une erreur, et ils perdraient du temps au lieu d’en gagner. Ce serait la catastrophe. Oui, sans contredit.
Se redressant, il fouilla dans son escarcelle et en sortit le petit objet dur, une pierre vert sombre brillante sculptée qui logeait facilement dans le creux de sa main, représentant un homme à tête ronde et au corps arrondi assis en tailleur, une épée sur les genoux. Il frotta du pouce la tête chauve de la figurine. « Rassemblez tout le monde ici. Tout le monde. Rhuarc, dites-leur de monter ici les bêtes de somme. Il faut que tout le monde soit le plus rapproché possible de moi.
— Pourquoi ? demanda l’Aiel.
— Nous allons à Rhuidean. » Rand fit sauter la figurine dans sa paume et se pencha pour tapoter la Pierre Porte. « À Rhuidean. Immédiatement. »
Rhuarc le dévisagea longuement d’un regard neutre, puis se redressa, appelant déjà les autres Aiels.
Moiraine s’avança d’un pas sur la pente herbue. « Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-elle avec curiosité.
— Un angreal, répondit Rand en le tournant dans sa main. Un qui fonctionne pour les hommes. Je l’ai trouvé dans la Grande Réserve quand je cherchais ce portail. C’est l’épée qui m’a incité à le prendre et alors j’ai su. Si vous vous demandez comment je pense canaliser suffisamment de Pouvoir pour nous transporter tous – les Aiels, les mulets, tout le monde et tout notre chargement – voilà comment.
— Rand, dit Egwene d’une voix anxieuse, je suis persuadée que tu penses agir pour le mieux, mais est-ce que tu es certain ? Es-tu certain que cet angreal est assez puissant ? Je ne suis même pas sûre que c’est vraiment un angreal. Je te crois si tu le dis, mais les angreals diffèrent, Rand. Du moins ceux que les femmes peuvent utiliser. Certains sont plus efficaces que d’autres et la dimension ou la forme ne sont pas une indication.
— Naturellement que j’en suis certain. » Il mentait. Il n’avait eu aucun moyen de le tester, pas pour ce but-là, pas sans risquer de mettre la moitié de Tear au courant qu’il avait un projet en tête, mais il estimait que l’angreal ferait l’affaire. Tout juste. Et, petit comme il l’était, personne ne saurait qu’il avait disparu de la Pierre avant qu’on décide d’établir l’inventaire de la Réserve. Ce qui était peu probable.
« Tu laisses derrière toi Callandor et tu emportes ceci, murmura Moiraine. Tu parais avoir de solides connaissances sur la façon d’utiliser les Pierres Portes. Plus que je ne l’aurais cru.
— Vérine m’en a dit pas mal », répliqua-t-il. Vérine lui en avait parlé effectivement, mais c’est Lanfear qui l’avait renseigné sur elles la première. Il l’avait connue à l’époque sous le nom de Séléné, cependant il n’avait pas l’intention d’expliquer cela à Moiraine, pas plus que de lui dire que Lanfear avait offert de l’aider. L’Aes Sedai avait accueilli la nouvelle de l’apparition de Lanfear trop calmement, même pour elle. Et elle avait dans le regard cette expression évaluatrice comme si elle l’avait placé sur un plateau de balance dans son esprit.
« Prends garde, Rand al’Thor, reprit-elle de cette voix musicale et glacée qu’elle avait. N’importe quel Ta’veren modifie plus ou moins le Dessin, mais un Ta’veren tel que toi risque de déchirer à jamais la Dentelle du Temps. »
Il aurait aimé savoir ce qu’elle pensait. Il aurait aimé connaître ce qu’elle projetait, elle.
Les Aiels gravissaient la colline avec leurs mulets, couvrant la pente en se massant autour de lui et de la Pierre Porte, serrés épaule contre épaule sauf en ce qui concernait Moiraine et Egwene. À ces deux-là, ils laissèrent un petit espace. Rhuarc hocha la tête à son adresse comme pour dire : c’est fait, à vous de jouer maintenant.
Soupesant le brillant angreal vert, il se demanda s’il n’allait pas dire aux Aiels d’abandonner les bêtes, mais le voudraient-ils, là était la question et il désirait arriver avec eux tous, avec tous estimant qu’il s’était bien conduit envers eux. Les dispositions amicales ne devaient pas abonder dans le Désert. Ils l’observaient avec des visages imperturbables. Néanmoins, quelques-uns s’étaient voilés. Mat, qui roulait nerveusement sans arrêt sur le dessus de ses doigts ce marc d’or de Tar Valon, et Egwene, le visage emperlé de sueur, étaient les seuls à paraître inquiets. Attendre plus longtemps ne servait à rien. Il devait agir plus vite que nul ne s’y attendait.
Il s’enveloppa du Vide et tendit sa volonté pour atteindre la Vraie Source, cette pâle lumière scintillante qui était toujours là, juste derrière son épaule. Le Pouvoir l’envahit, souffle de vie, vent à déraciner des chênes, brise d’été au parfum de fleurs, bouffées nauséabondes provenant d’un tas de fumier. Planant dans l’espace, il concentra son attention sur le triangle traversé d’éclairs arborescents devant lui et, par le truchement de l’angreal, aspira profondément à lui le torrent ardent du Saidin. Il devait les transporter tous. Il fallait que cela fonctionne. Ce symbole serré dans sa main, il attira le Pouvoir Unique, l’attira à lui jusqu’à penser pour de bon qu’il allait exploser En attira encore. Et encore.
Le temps d’un clin d’œil et ce fut comme si le monde cessait d’exister.