18 L’Entrée dans les Voies

Perrin qui achevait de boutonner sa tunique s’arrêta pour regarder la hache, encore suspendue au mur comme il l’avait laissée après l’avoir arrachée de la porte. L’idée d’avoir de nouveau sur lui cette arme ne lui plaisait pas, mais il détacha le ceinturon de la patère et le boucla néanmoins autour de sa taille. Le marteau, il le fixa sur ses sacoches de selle déjà bourrées. Équilibrant sacoches et rouleau de couchage sur son épaule, il ramassa dans le coin un carquois plein de flèches et son grand arc non bandé.

Le soleil levant déversait chaleur et lumière par les étroites fenêtres. Le lit froissé était le seul indice que quelqu’un avait séjourné ici. La pièce avait déjà perdu son empreinte ; elle semblait même sentir le local vide, en dépit de son odeur à lui sur les draps. Il ne demeurait jamais nulle part assez longtemps pour que cette empreinte reste une fois qu’il était prêt à s’en aller. Jamais assez longtemps pour enfoncer des racines, pour faire d’un lieu une espèce de chez lui. Eh bien, je vais chez moi maintenant.

Tournant le dos à la pièce déjà inoccupée, il sortit.

Gaul se redressa avec souplesse ; il s’était accroupi contre le mur sous une tapisserie où des cavaliers chassaient des lions. Il portait toutes ses armes, avec deux outres de cuir contenant de l’eau, et une couverture roulée ainsi qu’une petite marmite étaient attachées par des courroies sur son dos à côté de l’étui de cuir façonné contenant son arc. Il était seul.

« Les autres ? » demanda Perrin, et Gaul secoua la tête.

« Trop longtemps loin de la Terre Triple. Je vous en avais averti, Perrin. Ces pays de chez vous sont trop humides ; respirer de l’air est comme avaler de l’eau. Il y a trop de gens, trop près les uns des autres. Ils ont vu plus que leur content d’endroits inconnus.

— Je comprends », dit Perrin. Toutefois, ce qu’il comprenait c’est qu’il n’y aurait finalement pas de secours, pas de compagnie d’Aiels pour chasser les Blancs Manteaux des Deux Rivières. Il garda pour lui sa déception. Elle était rude après avoir pensé qu’il avait échappé à son destin, mais il ne pouvait pas prétendre qu’il ne s’était pas préparé à la seconde possibilité. Inutile de pleurer quand le fer se casse ; il n’y a qu’à le forger de nouveau. « Avez-vous rencontré des difficultés pour obtenir ce que j’ai demandé ?

— Aucune. J’ai dit à un des hommes de Tear de porter chacune des choses que vous vouliez à l’écurie de la Porte du Rempart du Dragon et de n’en parler à personne ; ils se seront vus là-bas, mais ils penseront que ces choses sont pour moi et ils garderont le silence. La Porte du Rempart du Dragon. On aurait cru que l’Échine du Monde était juste derrière l’horizon, et non à cent lieues sinon davantage. » L’Aiel hésita.

« La jeune fille et l’Ogier ne font pas mystère de leurs préparatifs, Perrin. Elle a essayé de trouver le ménestrel et elle raconte à tout venant qu’elle a l’intention de voyager par les Voies. »

Se grattant la barbe, Perrin respira fortement, émettant un bruit proche d’un grondement. « Si elle me dénonce à Moiraine, je jure qu’elle ne s’assiéra pas pendant une semaine.

— Elle sait bien se servir de ces poignards, remarqua Gaul d’un ton neutre.

— Pas suffisamment. Pas si elle m’a trahi. » Perrin hésita. Pas de compagnie d’Aiels. La potence attendait toujours. « Gaul, s’il m’arrive quoi que ce soit, si je vous en donne le signal, emmenez Faile. Elle ne voudra peut-être pas partir, mais emmenez-la quand même. Veillez à ce qu’elle quitte saine et sauve les Deux Rivières. Me le promettez-vous ?

— Je m’y efforcerai de mon mieux, Perrin. Pour la dette de sang que j’ai envers vous, je le promets. » Gaul ne paraissait pas certain de pouvoir réussir, mais Perrin ne pensait pas que les poignards de Faile suffiraient à l’en empêcher.

Ils empruntèrent autant que possible des passages secondaires et d’étroits escaliers aménagés pour que les serviteurs se déplacent discrètement. Perrin songea que c’était dommage que les Seigneurs de Tear n’aient pas attribué aux serviteurs leurs propres corridors. Toutefois, ils ne virent pas grand monde, même dans les vastes couloirs avec leurs socles à lampes dorées et leurs élégantes tentures, et pas un seul noble.

Il commenta cette absence et Gaul répliqua : « Rand al’Thor les a convoqués au Cœur de la Pierre. »

Perrin se contenta d’un « hum », mais il espéra que Moiraine était de ceux qui avaient été requis. Il se demanda si ce n’était pas un moyen qu’avait imaginé Rand pour l’aider à éviter Moiraine. Quelle que fût la raison, il était assez content d’en profiter.

Ils sortirent du dernier escalier étroit au rez-de-chaussée de la Pierre, où des couloirs caverneux larges comme des routes conduisaient à toutes les portes donnant sur le dehors de la forteresse. Il n’y avait pas de tentures sur les parois, ici. Des lampes en fer noir dans des appliques plantées haut dans la muraille éclairaient les couloirs sans fenêtres, et le sol était pavé de larges pierres rugueuses capables de résister longtemps aux fers des chevaux. Perrin prit le pas gymnastique. Les écuries se trouvaient en vue juste au bout du grand tunnel, la large Porte du Rempart du Dragon ouverte au-delà et seulement une poignée de Défenseurs pour la garder. Moiraine ne pouvait plus les intercepter à présent, pas sans la chance du Ténébreux.

Le seuil de l’écurie qui était ouverte formait une arche de deux toises et demie de large. Perrin avança d’un pas à l’intérieur et s’immobilisa.

L’air était chargé de l’odeur de la paille et du foin, que renforçait celle sous-jacente du blé et de l’avoine, du cuir et du fumier de cheval. Des stalles remplies de beaux chevaux de Tear, universellement renommés, s’alignaient le long des murs, avec d’autres encore en rangées sur l’immense surface du sol. Des douzaines de palefreniers étaient à l’œuvre, étrillant et peignant, nettoyant l’écurie, réparant selles et harnais. Sans s’arrêter, l’un ou l’autre jetait de temps en temps un coup d’œil vers l’endroit où se tenaient Faile et Loial, bottés et prêts à partir en voyage. Et à côté d’eux Baine et Khiad, équipées comme Gaul d’armes et de couvertures, d’outres à eau et d’une marmite.

« Ce sont elles à cause de qui vous avez dit seulement que vous essaieriez ? » demanda Perrin à voix basse.

Gaul haussa les épaules. « Je ferai ce que je peux, mais elles prendront son parti. Khiad est une Goshien.

— Son clan fait-il une différence ?

— Il y a une inimitié mortelle entre son clan et le mien, Perrin, et je ne suis pas une sœur-de-lance pour elle. Toutefois, peut-être que les serments de l’eau la retiendront. Je ne danserai pas avec elle la danse des lances à moins qu’elle ne l’offre. »

Perrin secoua la tête. Des gens bizarres. Qu’étaient les serments de l’eau ? Néanmoins, ce qu’il dit fut : « Pourquoi sont-elles avec elle ?

— Baine prétend qu’elle désire connaître davantage de vos terres, mais je crois que c’est la dispute entre vous et Faile qui les fascine. Elles ont de la sympathie pour elle et, quand elles ont entendu parler de ce voyage, elles ont décidé de partir avec elle plutôt qu’avec vous.

— Bah, pour autant qu’elles lui évitent d’avoir des ennuis. » Il fut surpris de voir Gaul rejeter la tête en arrière et éclater de rire. Il se gratta la barbe d’un air soucieux.

Loial vint à leur rencontre, ses longs sourcils affaissés par l’anxiété. Les poches de sa tunique étaient bourrées comme d’ordinaire quand il voyageait, principalement par les formes anguleuses de livres. Du moins sa boiterie paraissait-elle s’être améliorée. « Faile s’impatiente, Perrin. Je crois qu’elle va insister pour partir d’une minute à l’autre. Dépêchez-vous, je vous en prie. Vous ne trouveriez même pas la Porte des Voies sans moi. Non pas que vous n’essayeriez pas, certainement. Vous autres humains, vous me poussez à sauter dans tous les sens si bien que j’arrive à peine à retrouver ma propre tête. Hâtez-vous, s’il vous plaît.

— Je ne le laisserai pas en arrière, cria Faile. Pas même s’il est encore trop entêté et trop bête pour solliciter une simple faveur. Si c’était le cas, il pourra toujours me suivre comme un chiot perdu. Je promets de le gratter derrière les oreilles et de prendre soin de lui. » Les Aielles se plièrent en deux de rire.

Gaul bondit soudain à la verticale, se haussant d’une détente à six pieds au-dessus du sol, tout en faisant tournoyer une de ses lances. « Nous suivrons comme des lions de montagne sur la piste d’un gibier, cria-t-il, comme des loups qui chassent. » Il retomba sur le sol avec aisance, avec légèreté. Loial le regardait avec stupeur.

Par contre, Baine peignit paresseusement ses courts cheveux couleur de flamme avec ses doigts. « J’ai une belle peau de loup avec mes affaires de couchage dans notre place forte, dit-elle à Khiad d’un ton lassé. Les loups sont faciles à prendre. »

Un grondement s’enfla dans la gorge de Perrin, attirant sur lui les yeux des deux jeunes femmes. Pendant un instant, Baine parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais elle fronça les sourcils devant le regard doré qu’il fixait sur elle et se tut, non pas effrayée mais soudain sur ses gardes.

« Ce chiot n’est pas encore bien dressé à être propre », confia Faile aux Aielles.

Perrin refusa de lui prêter attention. Il se dirigea au contraire vers la stalle qui hébergeait son étalon louvet, aussi haut que les animaux du Tear, mais plus massif de l’avant-main et de l’arrière-main. D’un geste, il refusa l’aide d’un palefrenier, passa la bride à Steppeur et le conduisit lui-même au-dehors. Les palefreniers avaient promené le cheval pour qu’il ait de l’exercice, naturellement, mais il avait été assez confiné pour se lancer dans le trot vif bien articulé[6] qui avait incité Perrin à l’appeler de ce nom. Perrin le calma avec la ferme assurance d’un homme qui a ferré de nombreux chevaux. Lui placer sur le dos sa selle au grand trous-sequin et attacher derrière ses sacoches et son rouleau de couchage se firent sans la moindre anicroche.

Gaul l’observait d’un air impassible. Il ne montait pas à cheval à moins d’y être obligé et, alors, n’effectuait pas un pas de plus qu’absolument nécessaire. Aucun des Aiels n’agissait autrement. Perrin ne comprenait pas pourquoi. Fierté peut-être de leur aptitude à courir sur de longues distances. Les Aiels donnaient l’impression qu’il s’agissait de davantage que cela, mais il se doutait qu’aucun d’eux n’aurait pu l’expliquer.

Le cheval de bât devait être chargé aussi, naturellement, mais ce fut vite achevé, puisque tout ce que Gaul avait commandé attendait bien empilé. Provisions de bouche et outres d’eau. Avoine et blé pour les chevaux – on ne pouvait se procurer rien de semblable dans les Voies – ainsi que divers objets comme des entraves, des remèdes pour les chevaux juste en cas, des briquets à silex de rechange, etc.

La majeure partie de la place dans les paniers d’osier fut réservée à des récipients de cuir comme ceux que les Aiels utilisaient pour l’eau, seulement plus gros et remplis d’huile. Une fois les lanternes, au bout de longues perches, fixées avec des courroies pardessus le reste, tout fut prêt.

Insérant son arc détendu sous la sangle de la selle, il enfourcha Steppeur, la longe du cheval de bât en main. Puis il dut attendre, bouillant d’irritation.

Loial était déjà en selle sur un énorme cheval aux boulets couverts de poils, plus haut de plusieurs mains qu’aucun autre dans l’écurie et cependant presque réduit à la taille d’un poney par les longues jambes de l’Ogier pendant de chaque côté. Il y avait eu une période où l’Ogier était un cavalier presque aussi récalcitrant que les Aiels, mais il était maintenant à l’aise sur un cheval. C’est Faile qui prit son temps, examinant sa monture presque comme si elle n’avait jamais vu avant la jument à la robe noire luisante, alors que Perrin savait qu’elle avait essayé la jument avant de l’acheter, peu après leur arrivée à la Pierre. La jument, Hirondelle de son nom, était un bel animal de la race de Tear, avec des canons fins et une encolure rouée[7], une bête fringante qui avait l’air à la fois rapide et endurante, encore que ferrée trop légèrement pour le goût de Perrin. Ces fers ne dureraient pas. C’était encore une tentative pour le remettre à sa place, quelle que fût celle que Faile pensait lui assigner.

Quand finalement Faile sauta en selle, dans sa jupe divisée en deux tubes étroits, elle guida sa jument et l’arrêta près de Perrin. Elle était bonne cavalière, la jeune femme et la jument ne faisant qu’un. « Pourquoi ne peux-tu demander, Perrin ? questionna-t-elle à voix basse. Tu as tenté de me maintenir éloignée de ce qui est mon rôle, alors à présent il faut que tu demandes. Une chose aussi simple peut-elle être si difficile ? »

La Pierre résonna comme une cloche colossale, le sol de l’écurie bondit en l’air, le plafond trembla au point d’être prêt de s’effondrer. Steppeur bondit aussi, hurlant, agitant la tête comme un fléau ; Perrin fut tout juste capable de conserver son assiette. Les palefreniers qui étaient tombés sur le sol se relevèrent tant bien que mal et coururent en hâte calmer les chevaux qui se cabraient, poussaient des cris perçants, tentaient d’escalader les parois de leurs stalles. Loial se cramponnait au cou de son énorme monture, mais Faile restait fermement en selle tandis que la jument dansait et criait frénétiquement.

Rand. Perrin comprit que c’était lui. L’attirance des Ta’veren exerçait son emprise sur lui, deux tourbillons dans un cours d’eau agissant l’un sur l’autre. Toussant dans la poussière qui se rabattait, il secoua la tête aussi fort qu’il pouvait, luttant pour ne pas sauter à terre et rentrer en courant dans la Pierre. « En route ! » ordonna-t-il d’une voix forte alors que des trépidations secouaient encore la forteresse. « Nous partons maintenant, Loial ! Immédiatement ! »

Faile parut ne plus voir de raison de s’attarder ; elle lança d’un coup de talon sa jument hors de l’écurie à côté du plus grand cheval de Loial, leurs deux sommiers entraînés à côté d’eux, tous filant au galop avant d’avoir atteint la Porte du Rempart du Dragon. Les Défenseurs leur jetèrent un coup d’œil et s’écartèrent, certains encore à quatre pattes ; empêcher les gens d’entrer dans la Pierre était leur devoir et ils n’avaient pas eu l’instruction de retenir ceux-ci à l’intérieur. Non pas qu’ils auraient nécessairement été en mesure de réfléchir suffisamment pour ce faire s’ils en avaient reçu l’ordre, pas avec les frémissements qui subsistaient encore et la Pierre toujours grondant au-dessus d’eux.

Perrin suivait sur leurs talons avec sa propre bête de somme, souhaitant que le cheval de l’Ogier puisse courir plus vite, souhaitant pouvoir dépasser la lourde monture de Loial et échapper à la succion qui tentait de le ramener en arrière, cette force d’attraction de Ta’veren à Ta’veren. Ils traversèrent au galop les rues de Tear, en direction du soleil levant, ralentissant à peine pour éviter charrettes et voitures. Des hommes en tunique ajustée et des femmes aux multiples tabliers disposés les uns par-dessus les autres, encore bouleversés par la commotion, les regardaient, hébétés, parfois s’effaçant d’un bond au dernier moment pour dégager le chemin.

Aux remparts de la cité intérieure, les pavés furent remplacés par de la terre battue, les souliers et tuniques par des pieds nus et des poitrines également nues au-dessus d’amples chausses retenues par de larges ceintures-écharpes. Ici, les gens se jetaient de côté avec autant de diligence, cependant, car Perrin ne laissa pas Steppeur ralentir avant d’avoir dépassé au galop les remparts extérieurs de la ville, les simples boutiques et maisons de pierre qui se groupaient à l’extérieur de la cité proprement dite et avant d’avoir atteint une campagne où s’éparpillaient des fermes et des petits bois, au-delà de l’attirance des Ta’veren. Alors seulement, haletant presque autant que son cheval couvert de sueur, il tira sur les rênes pour le ramener au pas.

Les oreilles de Loial étaient raides d’émotion. Faile s’humecta les lèvres et promena son regard de l’Ogier à Perrin, le visage blême. « Qu’est-ce qui est arrivé ? Était-ce… lui ?

— Je ne sais pas », mentit Perrin. Il fallait que je parte, Rand. Tu le comprends bien. Tu m’as regardé droit dans les yeux quand je t’ai prévenu et tu as dit que je devais faire ce que j’estimais être mon devoir.

« Où sont Baine et Khiad ? reprit Faile. Il leur faudra maintenant une heure pour nous rattraper. J’aurais bien aimé qu’elles aillent à cheval. J’avais offert de leur acheter des montures et elles ont eu l’air offensées. Bah, de toute façon, nous avons besoin de laisser les chevaux marcher au pas, pour qu’ils se rafraîchissent. »

Perrin se retint de lui dire qu’elle en connaissait moins sur les Aiels qu’elle ne le croyait. Il voyait les remparts de la ville derrière eux et la Pierre se dressant au-dessus comme une montagne. Il distinguait même la silhouette sinueuse sur la bannière flottant au sommet de la forteresse et les oiseaux effarouchés tournoyant alentour ; aucun des autres n’en était capable. Il n’avait aucune difficulté à voir trois personnes accourir vers eux à longues foulées qui dévoraient le terrain, leur aisance naturelle donnant le démenti à leur allure. Il ne pensait pas qu’il aurait couru avec cette vélocité, pas longtemps, mais les Aiels avaient dû soutenir ce train rapide depuis la Pierre pour être aussi proches.

« Nous n’aurons pas tellement à attendre », commenta-t-il.

Faile se retourna vers la ville en fronçant les sourcils. « Ce sont eux ? En es-tu sûr ? » Brusquement, le froncement de sourcils se reporta un instant sur lui, le défiant de répondre. L’avoir interrogé ressemblait évidemment trop à admettre qu’il faisait partie de leur groupe. « Il se vante énormément de son acuité visuelle, dit-elle à Loial, mais sa mémoire n’est pas aussi bonne. Parfois, je me dis qu’il oublierait d’allumer une chandelle le soir si je ne le lui rappelais pas. Je pense qu’il a aperçu quelques pauvres familles fuyant ce qu’elles supposent être un tremblement de terre, pas vous ? »

Loial changea d’assiette sur sa selle d’un air gêné, avec un profond soupir, et murmura quelque chose concernant les humains dont Perrin douta que c’était flatteur. Bien sûr, Faile n’en tint pas compte.

Au bout d’un nombre de minutes fort restreint, Faile dévisagea Perrin avec de grands yeux quand les trois Aiels se rapprochèrent suffisamment pour qu’elle les reconnaisse, mais elle ne dit rien. Dans l’humeur où elle était, elle n’avait nullement envie d’admettre qu’il avait raison concernant quoi que ce soit, pas même s’il disait que le ciel était bleu. Les Aiels n’étaient même pas essoufflés quand ils s’immobilisèrent à côté des chevaux.

« Dommage que la course n’ait pas été plus longue. » Baine partagea un sourire avec Khiad, et les deux adressèrent à Gaul un sourire espiègle.

« Sinon nous aurions épuisé ce Chien de Pierre, dit Khiad comme si elle achevait la phrase de sa compagne. Voilà pourquoi les Chiens de Pierre prêtent serment de ne jamais battre en retraite. Des os de pierre et des têtes de pierre les rendent trop lourds pour courir. »

Gaul ne s’en offusqua pas, néanmoins Perrin remarqua qu’il se tenait à un endroit d’où il pouvait surveiller Khiad. « Savez-vous pourquoi les Vierges de la Lance sont si souvent utilisées comme éclaireurs, Perrin ? Parce qu’elles courent si loin. Et cela vient qu’elles ont peur qu’un homme veuille les épouser.

Une Vierge de la Lance parcourra vingt-cinq lieues pour éviter ça.

— Très sage de leur part », commenta Faile d’un ton mordant. Elle demanda aux Aielles : « Avez-vous besoin de repos ? » et eut l’air surprise quand elles répondirent par la négative. En tout cas, elle se tourna vers Loial. « Êtes-vous prêt à continuer ? Bien. Trouvez-moi cette Porte des Voies, Loial. Nous avons stationné ici trop longtemps. Si on laisse un chiot égaré rester près de soi, il commence à s’imaginer que l’on prendra soin de lui, et ce n’est pas ce qui convient.

— Faile, protesta Loial, est-ce que vous ne poussez pas cette plaisanterie un peu trop loin ?

— Je la pousserai aussi loin que je le dois, Loial. La Porte des Voies ? »

Les oreilles pendantes, Loial poussa un gros soupir et tourna de nouveau son cheval en direction de l’est. Perrin les laissa, lui et Faile, le distancer de cinq ou six toises avant de les suivre avec Gaul. Il était obligé de jouer selon les règles qu’elle avait établies, mais il les appliquerait au moins aussi bien qu’elle.

Les fermes, des petits domaines étriqués avec des maisons en pierre brute dont Perrin n’aurait pas voulu pour abriter des animaux, devinrent plus éparses à mesure qu’ils avançaient vers l’est, et les bouqueteaux plus réduits jusqu’à ce qu’il n’y eût plus ni fermes ni halliers, seulement un paysage de prairie onduleux, accidenté. De l’herbe aussi loin que portait le regard, sans interruption sauf çà et là de rares buissons sur une colline.

Des chevaux aussi étaient disséminés sur les pentes vertes, par groupes d’une douzaine ou des troupeaux de cent, de la célèbre race du Tear. Grand ou modeste, chaque rassemblement de chevaux se trouvait sous les yeux d’un ou deux jeunes garçons pieds nus, montant à cru. Ces garçons avaient des fouets à long manche dont ils se servaient pour garder les chevaux réunis ou les détourner, claquant habilement du fouet pour ramener une bête qui s’écartait sans même que la mèche touche la peau de l’animal. Ils maintenaient leurs troupeaux à l’écart des étrangers, les obligeant à reculer si nécessaire mais ils observaient le passage de cette association bizarre – deux humains et un Ogier montés, plus trois de ces Aiels féroces qui, selon les on-dit, avaient conquis la Pierre – avec la curiosité hardie de la jeunesse.

Le tout était un plaisant spectacle pour Perrin. Il aimait les chevaux. Une partie de la raison qui l’avait incité à demander de devenir l’apprenti de Maître Luhhan était l’occasion de travailler avec des chevaux, non pas qu’il y en avait au Champ d’Emond autant qu’ici ni d’aussi beaux.

Loial ne réagissait pas de même. L’Ogier commença par parler entre ses dents, puis de plus en plus haut à mesure qu’ils s’enfonçaient parmi les collines herbues, tant et si bien qu’à la fin il éclata de sa grondante basse profonde. « Disparu ! Entièrement disparu, et pour quoi ? De l’herbe. Jadis, ceci était un bosquet ogier. Nous n’avons pas exécuté de grands travaux ici, rien de comparable à Manetheren ou à la ville que vous appelez Caemlyn, mais assez pour qu’un bosquet y soit planté. Des arbres de toutes les espèces, de tous les pays et de tous les endroits. Les Grands Arbres montant à plus de quatre-vingt-dix toises dans le ciel. Tous soignés avec dévouement pour rappeler aux gens de chez moi le Stedding qu’ils avaient quitté afin d’exécuter des constructions pour les hommes. Les humains croient que c’est l’œuvre de pierre que nous estimons, mais c’est une chose de peu d’importance, apprise durant le Long Exil, après la Destruction du Monde. Ce sont les arbres que nous vénérons. Les hommes s’imaginent que Manetheren est le chef-d’œuvre suprême de mon peuple, mais nous savons que c’est le bosquet qui était là-bas. Disparu, à présent. Comme celui-ci. Disparu et il ne renaîtra pas. »

Loial contemplait les collines, nues à part les herbages et les chevaux, avec un visage durci, les oreilles rabattues en arrière et collées contre son crâne. De lui émanait une odeur de… fureur. Paisibles, c’est le terme employé par la plupart des récits parlant des Ogiers, presque aussi pacifiques que le Peuple Nomade, mais certains, un petit nombre, les qualifiaient d’ennemis implacables. Perrin n’avait vu qu’une fois Loial en colère. Peut-être était-il en colère la nuit dernière, quand il défendait ces enfants. Tandis qu’il observait les traits de Loial, un vieux dicton lui revint en mémoire. « Irriter les Ogiers, c’est se faire tomber les montagnes sur la tête. » Tout le monde lui attribuait le sens de tenter quelque chose d’impossible. Perrin se dit que le sens avait peut-être changé au fil des années. Peut-être au commencement la phrase était-elle : « Mettez un Ogier en colère et vous verrez les montagnes vous tomber sur la tête. » Difficile à réaliser, mais mortel si réussi. Lui-même ne voudrait jamais que Loial – le doux, le timide Loial avec son gros nez toujours plongé dans un livre – se fâche contre lui.

C’est Loial qui mena la marche une fois qu’ils eurent atteint remplacement du bosquet ogier disparu, inclinant leur route légèrement vers le sud. Il n’y avait aucun repère, mais il était certain de sa direction, de plus en plus certain à chaque nouveau pas des chevaux. Les Ogiers pouvaient sentir une Porte des Voies, la percevoir en quelque sorte, la trouver aussi sûrement qu’une abeille sa ruche. Quand Loial mit finalement pied à terre, l’herbe lui montait à peine au-dessus du genou. N’était visible qu’un épais massif de broussailles, plus haut que la plupart, composé d’arbustes feuillus aussi grands que l’Ogier. Il l’arracha en totalité presque avec regret, l’entassant sur un côté. « Peut-être les jeunes garçons qui gardent les chevaux pourront-ils s’en servir comme bois à brûler quand ce sera sec. »

Et la Porte des Voies était là.

Se dressant contre le flanc de la colline, elle ressemblait davantage à une longueur de mur gris qu’à une porte, et encore au mur d’un palais, couvert de sculptures de feuilles et de plantes grimpantes si artistement exécutées qu’elles paraissaient presque aussi vivantes que l’avaient été les arbustes. Depuis trois mille ans au moins, elle était là, mais pas une trace de désagrégation ne déparait sa surface. On aurait cru ces feuilles prêtes à frémir au prochain souffle de brise.

Pendant un instant, tous les contemplèrent en silence, jusqu’à ce que Loial prenne une profonde aspiration et pose la main sur l’unique feuille différente des autres ornant la Porte des Voies. La feuille trilobée d’Avendesora, le légendaire Arbre de Vie. Avant l’instant où son énorme main la toucha, elle avait eu l’air de faire comme tout le reste corps avec la sculpture, mais elle se détacha facilement.

Faile eut un hoquet de surprise audible et même les Aiels murmurèrent. L’air était plein de l’odeur de malaise ; impossible de savoir d’où elle émanait. De tous, peut-être.

À présent, les feuilles de pierre donnèrent l’impression de se soulever au gré d’une brise dont personne ne se rendait compte ; elles prirent une teinte verte, une teinte de vie. Lentement une fente se dessina au milieu et les deux moitiés de la Porte s’ouvrirent, révélant non la colline derrière mais un chatoiement sombre qui reflétait faiblement leurs images.

« Jadis, à ce qu’on dit, murmura Loial, les Portes des Voies brillaient comme des miroirs et ceux qui empruntaient les Voies marchaient au soleil sous le ciel. Ce temps n’est plus, maintenant. Comme ce bosquet. »

Perrin dégagea vivement une des lanternes pleines fixées au bout d’une perche qui étaient arrimées sur son cheval de bât et l’alluma. « On a trop chaud ici dehors, déclara-t-il. Un peu d’ombre ne sera pas de refus. » De ses pieds bottés il incita Steppeur à avancer vers la Porte. Il crut entendre de nouveau Faile émettre un « ah » étranglé.

L’étalon louvet refusa en approchant de son propre reflet indistinct, mais Perrin le pressa du talon pour qu’il reprenne sa marche. Lentement, il s’en souvenait. Ce devait être pratiqué avec lenteur. Le nez du cheval toucha avec hésitation son image, puis se fondit en elle comme s’il entrait dans un miroir. Perrin se rapprocha de lui-même, toucha… Un froid glacial coula sur sa peau, l’enveloppant cheveu par cheveu, poil par poil ; le temps s’étira.

Le froid disparut comme une bulle que l’on pique et Perrin se retrouva en pleine obscurité infinie, la clarté de sa lanterne une flaque restreinte autour de lui. Steppeur et le cheval de bât hennirent nerveusement.

Gaul passa tranquillement et se mit à préparer une deuxième lanterne. Derrière lui, il y avait ce qui ressemblait à un panneau de verre fumé. Les autres étaient visibles au-delà, Loial remontant sur son cheval, Faile rassemblant ses rênes, tous se mouvant insensiblement, bougeant à peine. Le temps s’écoulait différemment dans les Voies.

« Faile est fâchée contre vous », déclara Gaul une fois qu’il eut allumé sa lanterne. Elle ne fournit guère plus d’éclairage. L’obscurité buvait la lumière, l’avalait. « Elle a l’air de penser que vous avez manqué à un accord quelconque. Baine et Khiad… Ne les laissez pas approcher quand vous êtes seul. Elles ont l’intention de vous donner une leçon, dans l’intérêt de Faile, et vous ne resterez pas assis sur cet animal avec autant d’aisance si elles réussissent ce qu’elles projettent.

— Je n’ai conclu aucun accord, Gaul. Je fais ce qu’elle m’a contraint à faire par tricherie. Nous aurons bien assez tôt à suivre Loial comme elle le veut, mais je tiens à garder l’initiative aussi longtemps que possible. » Il désigna une épaisse ligne blanche sous les sabots de Steppeur. Interrompue par endroits et très abîmée, elle se poursuivait devant eux, disparaissant dans le noir à quelques pas seulement. « Cette ligne conduit au premier poteau indicateur. Nous aurons besoin d’attendre là-bas que Loial le déchiffre et décide quel pont emprunter, mais Faile peut nous suivre jusque-là.

— Un pont, murmura Gaul d’un ton pensif. Je connais ce mot. Il y a de l’eau, ici ?

— Non. Ce n’est pas exactement ce genre de pont. Ils se ressemblent, en quelque sorte, mais… Peut-être que Loial peut l’expliquer. »

L’Aiel se gratta la tête. « Savez-vous ce que vous faites, Perrin ?

— Non, admit Perrin, mais il n’y a aucune raison que Faile en soit informée. »

Gaul rit. « C’est amusant d’être si jeune, n’est-ce pas, Perrin ? »

Rembruni, se demandant si Gaul ne se moquait pas de lui, Perrin incita du talon Steppeur à repartir, tirant derrière lui le cheval de bât. La lumière de la lanterne ne serait absolument pas visible ici à vingt ou trente pas du cercle qu’elle éclairait. Il entendait être complètement hors de vue avant que Faile passe la Porte de la Voie. Qu’elle imagine qu’il avait décidé de continuer sans elle. Si elle s’inquiétait pendant quelques minutes, jusqu’à ce qu’elle le trouve près de l’indicateur, c’était le moins qu’elle méritait.

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