Passèrent trois jours d’une chaleur et d’une humidité qui minèrent même les forces des natifs de Tear. La cité réduisit sa marche à un train léthargique, la Pierre à une lenteur de reptation ; la majhere s’en arracha de frustration l’enroulement de ses tresses, mais même elle ne put trouver l’énergie de taper sur des jointures ou de décocher sur une oreille une chiquenaude d’un doigt dur. Les Défenseurs de la Pierre s’affaissaient à leur poste comme des chandelles à demi fondues et les officiers témoignaient plus d’intérêt pour du vin rafraîchi que pour les rondes qu’ils avaient à faire. Les Puissants Seigneurs demeuraient une bonne partie du temps dans leurs appartements, dormant pendant les moments les plus torrides de la journée, et quelques-uns abandonnèrent complètement la Pierre pour la fraîcheur relative de domaines loin à l’est, sur les pentes de l’Échine du Monde. Curieusement, seuls les étrangers, qui souffraient le plus de la température, continuaient à mener leur vie aussi activement, sinon même davantage. Pour eux, la chaleur lourde ne pesait guère autant que les heures qui fuyaient si vite.
Mat ne tarda pas à découvrir qu’il avait vu juste à propos des petits seigneurs qui avaient assisté à la tentative de meurtre des cartes à jouer sur sa personne. Non seulement ils l’évitaient mais encore ils propageaient la nouvelle parmi leurs amis, souvent déformée ; personne dans la Pierre en possession de deux pièces d’argent ne répliquait plus que des excuses précipitées tout en partant à reculons. Les rumeurs s’étaient répandues au-delà des petits seigneurs. Plus d’une servante qui avait pris plaisir à un flirt refusait maintenant aussi et deux expliquèrent avec gêne avoir entendu dire qu’être seule avec lui était dangereux. Perrin était apparemment absorbé par ses propres soucis et Thom avait l’air de disparaître par un tour de prestidigitation ; Mat n’avait aucune idée de ce qui occupait le ménestrel, mais il était rarement là, le jour ou la nuit. Par contre, Moiraine, la seule personne que Mat souhaitait voir se désintéresser de lui, semblait être présente chaque fois qu’il se retournait ; elle passait par là, ou traversait plus loin le couloir, mais chaque fois son regard croisait le sien avec une expression laissant entendre qu’elle savait ce qu’il pensait et ce qu’il voulait, savait comment elle allait lui imposer de faire à la place exactement ce qu’elle voulait, elle. Rien de tout cela ne changeait la situation dans un de ses aspects ; il réussissait toujours à trouver des prétextes pour repousser son départ encore d’un autre jour. Selon sa façon d’envisager les choses, il n’avait pas promis à Egwene qu’il resterait. Néanmoins, il restait.
Une fois, il était descendu avec une lampe dans les entrailles de la Pierre, à ce qu’on appelait la Grande Réserve, jusqu’au seuil de la porte rongée de pourriture sèche à l’extrémité de l’étroit couloir. Quelques minutes passées à scruter dans l’intérieur ténébreux des formes indistinctes couvertes de toiles poussiéreuses, des caisses et des tonneaux entassés sans soin, leurs côtés plats utilisés comme étagères pour un méli-mélo de figurines, de sculptures et de bizarres objets en cristal, verre et métal – quelques minutes de ça et il s’était dépêché de repartir, murmurant entre ses dents : « Il faudrait que je sois le plus bête des maudits imbéciles de ce maudit monde entier ! »
Cependant, rien ne l’empêchait de se rendre dans la ville et il n’y avait aucun risque de rencontrer Moiraine dans les tavernes des docks du Maule, le quartier du port, ou dans les auberges du Chalm, où étaient situés les entrepôts, lieux mal éclairés, souvent crasseux, exigus, fournisseurs de vin équivalant à de la piquette, de bière de mauvaise qualité, de bagarres de temps en temps et de parties de dés qui n’en finissaient pas. Les paris dans les jeux de dés étaient minimes, comparés à ceux auxquels il s’était habitué, mais ce n’est pas pour cette raison qu’il se retrouvait toujours de retour dans la Pierre au bout de quelques heures. Il s’efforçait de ne pas penser à ce qui le ramenait perpétuellement là, à proximité de Rand.
Perrin aperçut quelquefois Mat dans les tavernes des quais, buvant trop de piquette, pariant comme s’il ne se souciait pas de gagner ou de perdre, une fois brandissant subitement un poignard quand un matelot bâti en armoire à glace le china sur la fréquence avec laquelle il gagnait. Cela ne ressemblait pas à Mat d’être si irritable, mais Perrin l’évita au lieu d’essayer de découvrir ce qui le tracassait. Perrin n’était là ni pour le vin ni pour les dés, et les hommes qui songeaient à la bagarre changeaient d’avis après un coup d’œil évaluateur à sa carrure… et à ses yeux. Il paya toutefois de l’aie à des marins en large pantalon de cuir et à des commis de négociant avec de fines chaînes d’argent en travers de leurs tuniques, à n’importe quel homme qui paraissait venir d’un pays lointain. C’étaient des rumeurs qu’il recherchait, des nouvelles qui puissent attirer Faile loin de Tear. Loin de lui.
Il était sûr que s’il trouvait une aventure pour elle, quelque chose qui laisse entrevoir une chance que son nom figure dans les contes, elle partirait. Elle prétendait comprendre pourquoi il était obligé de rester mais, de temps en temps, elle suggérait encore à mots couverts qu’elle voulait partir et espérait qu’il l’accompagnerait. Il était certain que le bon appât l’attirerait, sans lui.
En la plupart des rumeurs, elle reconnaîtrait des déformations périmées de la vérité, tout comme lui. La guerre qui enflammait la côte de l’océan d’Aryth était dite l’œuvre d’un peuple dont personne n’avait encore jamais entendu parler, les Sawchins – ou quelque chose d’approchant – il avait entendu une foule de variations dans la bouche de nombreux narrateurs – des gens bizarres qui pouvaient être les armées d’Artur Aile-de-Faucon de retour après un millier d’années. Un bonhomme, un natif du Tarabon avec un chapeau rond rouge et une moustache aussi épaisse que des cornes de taureau, l’informa solennellement qu’Aile-de-Faucon lui-même conduisait ces gens, sa légendaire Épée Justice à la main. Il existait des rumeurs que le fabuleux Cor de Valère, censé rappeler de la tombe les héros morts pour combattre lors de l’Ultime Bataille, avait été découvert. Dans le Ghealdan, des émeutes avaient éclaté dans l’ensemble du pays ; l’Illian souffrait d’explosions de folie collective ; dans le Cairhien, la famine ralentissait les tueries ; quelque part dans les Marches, les raids trollocs augmentaient. Perrin ne pouvait envoyer Faile nulle part par là, pas même pour qu’elle quitte Tear.
Les bruits de troubles dans la Saldaea semblaient prometteurs – son propre pays devait avoir de l’attrait pour elle, et il avait entendu dire que Mazrim Taim, le faux Dragon, était en lieu sûr aux mains des Aes Sedai – mais nul ne connaissait quelle sorte de troubles. Inventer quelque chose ne servirait à rien ; quoi qu’il invente, elle ne manquerait pas de poser ses propres questions avant de courir là-bas. D’ailleurs, n’importe quels désordres dans la Saldaea pouvaient aisément être aussi périlleux que les autres choses qu’il avait apprises.
Il était également dans l’impossibilité de lui dire où il passait son temps, parce qu’elle demanderait inévitablement pourquoi. Elle savait qu’il n’était pas Mat pour se plaire à traîner dans des tavernes. Il n’avait jamais été bon menteur, aussi lui donna-t-il le change de son mieux et elle commença à lui adresser en silence de longs regards en coin. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de redoubler d’efforts pour trouver une fable qui l’entraîne à s’en aller. Il devait l’envoyer loin de lui avant qu’il soit cause de sa mort. Il le devait absolument.
Egwene et Nynaeve passèrent d’autres heures avec Joiya et Amico, sans résultat. Leurs récits ne varièrent jamais. Malgré les protestations de Nynaeve, Egwene essaya même de dire à l’une ce qu’avait raconté la seconde, pour voir si quelque chose s’en dégagerait. Amico les regarda avec de grands yeux, déclarant d’une voix plaintive qu’elle n’avait jamais eu vent d’un plan pareil. Mais cela pourrait être vrai, ajouta-t-elle. C’était possible. Elle transpirait d’ardeur de leur complaire. Joiya leur répliqua froidement d’aller à Tanchico si elles en avaient envie. « C’est une ville désagréable, à présent, à ce que j’ai appris, continua-t-elle avec aisance, ses yeux de corbeau scintillant. L’autorité du Roi ne s’étend guère au-delà de la cité même, et j’ai cru comprendre que la Panarch a cessé de maintenir l’ordre parmi les citoyens. Des bras musclés et des poignards vite dégainés font la loi à Tanchico. Mais allez-y, si cela vous plaît. »
Aucune nouvelle n’était parvenue de Tar Valon, rien pour dire si l’Amyrlin prenait des mesures contre la menace éventuelle d’une libération de Mazrim Taim. Il y avait largement eu le temps pour qu’un message arrive, par bateau rapide ou un cavalier ayant des relais de chevaux, depuis que Moiraine avait envoyé les pigeons voyageurs – en admettant qu’elle en ait envoyé. Egwene et Nynaeve en avaient discuté ; Nynaeve admettait que les Aes Sedai ne pouvaient pas mentir, mais elle essayait de découvrir une ambiguïté dans les propos de Moiraine. Cette dernière ne paraissait pas s’inquiéter de l’absence de réponse de l’Amyrlin, mais en juger n’était pas facile étant donné son calme limpide.
Egwene s’en inquiétait, elle, et s’inquiétait aussi que Tanchico puisse être une fausse piste ou une réelle ou encore un piège. La bibliothèque de la Pierre contenait des livres sur le Tarabon et Tanchico, mais elle eut beau lire à en avoir mal aux yeux elle ne trouva aucun indice de quoi que ce soit de dangereux pour Rand. La chaleur et l’anxiété ne faisaient rien pour apaiser son humeur ; elle était quelquefois aussi irritable que Nynaeve.
Il y avait quelques points positifs, bien sûr. Mat était encore dans la Pierre ; de toute évidence, il mûrissait pour de bon et assimilait le sens de la responsabilité. Elle regrettait d’avoir été incapable de l’aider, mais doutait qu’aucune femme de la Tour aurait pu faire davantage. Elle comprenait sa soif de savoir, parce qu’elle-même soupirait aussi, encore qu’après un autre genre de savoir, après les choses qu’elle pouvait seulement apprendre à la Tour, les choses qu’elle trouverait peut-être et que personne d’autre n’avait su exécuter avant, les sciences perdues qu’elle aurait une chance de réapprendre.
Aviendha commença à rendre visite à Egwene, apparemment de son propre gré. Qu’elle se soit montrée circonspecte au début, ma foi, c’était une Aielle, en somme, et elle croyait Egwene une véritable Aes Sedai. Toutefois, sa compagnie était agréable, bien que parfois Egwene pensât voir des interrogations muettes dans ses yeux. Si Aviendha se tenait sur la réserve, il devint vite apparent qu’elle avait l’esprit vif et un sens de l’humour rejoignant celui d’Egwene ; elles finissaient de temps en temps par glousser de rire comme des gamines. Les façons d’être des Aiels ne ressemblaient cependant pas à ce à quoi Egwene était habituée, tel le malaise qu’éprouvait Aviendha quand elle s’asseyait dans un fauteuil ou son saisissement en trouvant Egwene au bain, dans une cuve plaquée d’argent qu’avait fait apporter la majhere. Pas le choc d’entrer et de la trouver nue – en vérité, quand elle s’aperçut qu’Egwene était gênée, elle se débarrassa de ses propres vêtements et s’assit sur le sol pour bavarder – mais le choc de Voir Egwene assise dans l’eau jusqu’à la poitrine. Cela gâchait une telle quantité d’eau que ses yeux s’en exorbitaient. Autre exemple, Aviendha refusait de comprendre pourquoi Élayne et elle ne prenaient pas des mesures radicales à l’égard de Berelain, puisqu’elles souhaitaient s’en débarrasser. Il était quasiment interdit à un guerrier de tuer une femme qui n’avait pas épousé la lance mais, puisque ni Élayne ni Berelain n’étaient des Vierges de la Lance, du point de vue d’Aviendha c’était parfaitement permis à Élayne de défier la Première de Mayene dans un duel au poignard ou, à défaut, avec les pieds et les poings. Mieux valait les poignards, à son avis. Berelain avait l’air d’être le genre de femme qui pouvait essuyer des volées de coups à plusieurs reprises sans abandonner pour autant. Mieux valait simplement lui lancer un défi et la tuer. Ou Egwene pouvait s’en charger à sa place, en tant qu’amie et presque-sœur.
Même ainsi, c’était un plaisir d’avoir quelqu’un avec qui bavarder et rire. Élayne était occupée la plupart du temps, bien sûr, et Nynaeve, donnant l’impression de ressentir aussi vivement qu’Egwene la fuite des heures, consacrait ses moments de liberté à se promener au clair de lune sur les remparts avec Lan ou à confectionner de ses propres mains les plats préférés du Lige, pour ne rien dire des jurons ponctuant cette occupation et qui parfois poussaient les cuisinières hors de la pièce ; Nynaeve ne connaissait pas grand-chose à l’art culinaire. S’il n’y avait pas eu Aviendha, Egwene ne savait pas trop comment elle aurait occupé les heures étouffantes entre les interrogatoires des Amies du Ténébreux : à transpirer, sans doute, et à redouter d’avoir à faire quelque chose qui lui donnerait des cauchemars rien que d’y penser.
D’un commun accord, Élayne n’était jamais présente lors de ces interrogatoires ; une paire d’oreilles de plus à l’écoute n’apporterait rien. À la place, chaque fois que Rand avait une minute à lui, la Fille-Héritière était justement là par hasard à proximité, pour parler ou simplement marcher avec lui bras dessus dessous, ne serait-ce que pour aller d’un rendez-vous avec quelques Puissants Seigneurs jusqu’à une salle où d’autres attendaient, ou à une inspection éclair des logements des Défenseurs. Elle devint très habile à dénicher des coins retirés où eux deux pouvaient s’arrêter, seuls. Évidemment, il avait toujours des Aiels à sa suite, mais elle en vint vite à se soucier aussi peu de ce qu’ils pensaient que de ce que penserait sa mère. Elle s’embarqua même dans une sorte de conspiration avec les Vierges de la Lance ; elles semblaient connaître le moindre recoin discret dans la Pierre et elles l’avertissaient chaque fois que Rand était seul. Elles avaient l’air de trouver le jeu très divertissant.
La surprise fut qu’il l’interroge sur la manière de gouverner les nations et écoute ce qu’elle expliquait. Cela, elle aurait aimé que sa mère le voie. Plus d’une fois, Morgase avait ri, à demi de consternation, et lui avait dit qu’elle devait apprendre à se concentrer. Quels métiers protéger et comment, lesquels non et pourquoi, étaient des décisions arides mais aussi importantes que la manière de prendre soin des malades. C’était amusant d’amener un seigneur ou un marchand obtus à faire ce qu’il n’avait pas envie de faire en s’imaginant que l’idée venait de lui-même, ce pouvait être gratifiant de nourrir les affamés mais, si les affamés devaient être nourris, il était nécessaire de calculer combien il fallait pour cela de commis, de conducteurs de chariots et de chariots. D’autres étaient capables de prendre ces dispositions, mais alors on ne constatait que trop tard s’ils avaient fait des erreurs. Il l’écouta et suivit souvent son conseil. Elle songeait qu’elle l’aurait aimé rien que pour ces deux choses-là. Berelain ne mettait pas les pieds hors de ses appartements ; Rand avait commencé à sourire dès qu’il la voyait ; rien au monde n’aurait été aussi merveilleux. Sauf que les jours s’arrêtent de s’écouler.
Trois courtes journées glissant entre ses doigts comme de l’eau. Joiya et Amico seraient envoyées au nord et la raison pour rester dans Tear disparaîtrait ; il serait temps également qu’elle, Egwene et Nynaeve partent aussi. Elle s’en irait, quand ce moment viendrait ; elle n’avait jamais envisagé le contraire. Le savoir la rendait fière de se conduire en adulte, pas en gamine ; le savoir lui donnait envie de pleurer.
Et Rand ? Il recevait des Puissants Seigneurs dans ses appartements et donnait des ordres. Il les surprenait en survenant dans des réunions secrètes qu’avait détectées Thom, juste pour répéter un point précis de ses derniers ordres. Ils souriaient, s’inclinaient, transpiraient et se demandaient de quoi exactement il était au courant. Un exutoire pour leur énergie devait être trouvé avant que l’un d’eux décide que si Rand était impossible à manipuler il devait être tué. Quoi qu’il faille pour les en détourner, il ne déclencherait pas une guerre. S’il devait affronter Sammael, eh bien, soit ; mais il ne déclarerait pas de guerre.
La préparation de son plan d’action occupait la majeure partie des heures qu’il ne consacrait pas à harceler les Puissants Seigneurs. Les éléments en provenaient des brassées de livres qu’il disait aux bibliothécaires d’apporter dans son appartement, ainsi que de ses conversations avec Élayne. Les conseils d’Élayne lui étaient certes d’un grand secours en ce qui concernait les Puissants Seigneurs ; il les voyait réévaluer précipitamment leur opinion à son sujet quand il se révélait connaître des choses dont eux-mêmes ne soupçonnaient qu’à demi l’existence. Elle l’en empêcha quand il voulut lui en attribuer le mérite.
« Un dirigeant avisé prend conseil, lui expliqua-t-elle en souriant, mais ne devrait jamais être vu en train de le faire. Laissez-les croire que vous en savez davantage que dans la réalité. Cela ne leur nuira pas et cela vous aidera. » Toutefois, elle semblait contente qu’il l’ait suggéré.
Il n’était pas totalement sûr d’ajourner certaine décision, au moins, à cause d’elle. Trois jours de mise au point de ses projets, trois jours de recherches pour essayer de trouver ce qui manquait encore. Quelque chose manquait, effectivement. Il ne pouvait pas réagir aux Réprouvés ; il devait les inciter à réagir à lui. Trois jours et, le quatrième, elle partirait – de nouveau pour Tar Valon, il l’espérait – mais, une fois qu’il serait entré en action, il se doutait que même leurs brèves rencontres seraient finies. Trois jours de baisers volés, où il pouvait oublier qu’il était autre chose qu’un homme enlaçant une jeune femme. Il savait bien que c’était une raison ridicule, même si elle était vraie. Il était soulagé qu’Élayne n’ait pas l’air de souhaiter davantage que sa compagnie mais c’était dans ces seuls moments qu’il pouvait oublier les décisions, oublier le sort qui attendait le Dragon Réincarné. Puis d’une fois, il envisagea de lui demander de rester, mais ce ne serait pas juste de susciter des espérances chez elle quand il n’avait aucune idée de ce qu’il voulait d’elle en dehors de sa présence. Si elle nourrissait des espérances, évidemment. Bien mieux valait simplement penser à eux comme à un jeune homme et une jeune fille se promenant ensemble un soir de fête. Cela rendait les choses plus faciles ; quelquefois, il oubliait qu’elle était la Fille-Héritière et lui un berger. Pourtant il souhaitait qu’elle ne s’en aille pas. Trois jours. Il devait se décider. Il devait agir. Dans une direction que nul n’attendait.
Le soleil glissait lentement vers l’horizon au soir du troisième jour. Les rideaux à demi tirés de la chambre de Rand atténuaient l’éblouissante clarté d’or rougeâtre. Callandor scintillait comme le plus pur cristal sur son présentoir à l’ornementation ostentatoire.
Rand dévisagea Meilan et Sunamon, puis leur jeta l’épaisse liasse de feuillets en vélin. Un traité, soigneusement calligraphié, auquel ne manquaient que les signatures et les sceaux. Elle frappa Meilan en pleine poitrine et il l’attrapa par réflexe ; il s’inclina comme honoré, mais son sourire crispé laissa voir des dents serrées.
Sunamon oscillait d’un pied sur l’autre en se frottant machinalement les mains. « Tout est comme vous l’avez dit, mon Seigneur Dragon, déclara-t-il d’un ton anxieux. Des céréales en échange de navires…
— Et une levée de deux milles hommes, interjeta Rand. Pour veiller à la juste distribution du blé et protéger les intérêts du Tear. » Sa voix était comme de la glace, mais son estomac lui donnait l’impression de bouillir ; il tremblait presque du désir de marteler ces imbéciles à coups de poing. « Deux mille hommes. Sous le commandement de Torean !
— Le Puissant Seigneur Torean s’intéresse aux négociations avec Mayene, mon Seigneur Dragon, répliqua avec aisance Meilan.
— Son intérêt est d’imposer ses assiduités à une femme qui ne veut pas le regarder ! reprit Rand d’une voix tonnante. Du blé en échange de navires, j’ai dit ! Pas de soldats. Et certainement pas ce bougre de Torean ! Avez-vous même parlé à Berelain ? »
Ils le regardaient en clignant des paupières comme s’ils ne comprenaient pas les mots. C’en était trop. Il attira à lui le Saidin ; le vélin dans les bras de Meilan s’enflamma brusquement. Avec un cri aigu, Meilan projeta la liasse ardente dans l’âtre vide et brossa précipitamment les étincelles et les marques de roussi sur son bliaud de soie rouge. Sunamon contemplait bouche bée les feuillets en feu qui crépitaient et noircissaient.
« Vous irez trouver Berelain, leur ordonna-t-il, surpris du ton calme qu’il avait. Avant demain matin, vous lui aurez offert le traité que je veux ou demain au coucher du soleil je vous ferai pendre l’un et l’autre. Si je dois faire pendre des Puissants Seigneurs deux par deux chaque jour, je le ferai. Je vous enverrai jusqu’au dernier à la potence si vous ne m’obéissez pas. Maintenant, ôtez-vous de ma vue. »
Le ton mesuré eut apparemment plus d’effet que n’en avait eu son emportement. Même Meilan avait l’air mal à l’aise lorsqu’ils s’éloignèrent à reculons, s’inclinant tous les deux pas, murmurant des protestations d’indéfectible loyauté et de perpétuelle obéissance. Ils l’écœuraient.
« Sortez ! » cria-t-il avec colère et, abandonnant leur dignité, ils se battirent presque à qui ouvrirait la porte le premier. Ils s’enfuirent au pas accéléré. Un des gardes aiels passa la tête à l’intérieur pendant un instant, pour vérifier que Rand était sain et sauf, avant de refermer la porte.
Rand tremblait pour de bon. Ils le dégoûtaient presque autant qu’il se dégoûtait lui-même. Menacer de pendre des gens parce qu’ils ne lui obéissaient pas. Pire, en avoir réellement l’intention. Il se souvenait du temps où il ne se mettait pas en colère et, en tout cas, s’y mettait rarement et réussissait à se maîtriser.
Il traversa la pièce jusqu’à Callandor qui scintillait dans la lumière entrant à flots entre les rideaux. La lame avait l’air d’être en verre le plus beau, absolument transparent ; elle était comme de l’acier sous ses doigts, tranchante comme un rasoir. Il avait été bien près de l’empoigner, pour en finir avec Meilan et Sunamon. En l’utilisant comme une épée ou selon sa véritable destination, il l’ignorait. L’une ou l’autre possibilité l’horrifiait. Je ne suis pas encore fou. Seulement irrité. O Lumière, irrité à quel point !
Demain. Les Amies du Ténébreux seraient embarquées sur un vaisseau, demain. Élayne s’en irait. Et Egwene et Nynaeve, bien sûr. Pour retourner à Tar Valon, il en formait la prière ; Ajah Noire ou pas, la Tour Blanche devait être l’endroit le plus sûr actuellement.
Demain. Plus d’excuses pour repousser ce qu’il avait à faire. Plus, passé demain.
Il tourna ses mains, regardant le héron imprimé au feu dans chaque paume. Il les avait examinés si souvent qu’il en aurait dessiné de mémoire parfaitement chaque trait. Les Prophéties l’annonçaient.
Par deux fois et deux fois encore il sera marqué,
deux fois pour vivre et deux fois pour mourir.
Une fois du héron, pour préparer sa voie,
Deux fois du héron pour le bien désigner.
Une fois du Dragon, pour les souvenirs perdus,
Deux fois du Dragon, pour le prix qu’il doit payer.
Mais si les hérons « le bien désignaient », quel besoin des Dragons ? Quant à cela, qu’est-ce que c’était qu’un Dragon ? Le seul dont il avait jamais entendu parler était Lews Therin Telamon. Lews Therin Meurtrier-des-Siens avait été le Dragon ; le Dragon était le Meurtrier-des-Siens. À part qu’il y avait lui-même maintenant. Seulement il ne pouvait pas porter sa propre marque. Peut-être la forme sur la bannière était-elle un Dragon ; même les Aes Sedai ne connaissaient apparemment pas ce qu’était cette créature.
« Vous avez changé depuis la dernière fois que je vous ai vu. Plus fort. Plus dur. »
Il pivota sur ses talons, regardant avec stupeur la jeune femme debout près de la porte, claire de teint et sombre quant aux yeux et à la chevelure. Grande, vêtue tout en blanc et argent, elle examinait en haussant le sourcil les masses d’or et d’argent à moitié fondues sur le dessus de la cheminée. Il les avait laissées là pour se rappeler ce qui pouvait se produire quand il agissait sans réfléchir, quand il perdait sa maîtrise. Grand bien n’en était pas résulté.
« Séléné, s’exclama-t-il d’une voix étranglée en la rejoignant d’un pas vif. D’où venez-vous ? Comment êtes-vous arrivée ici ? Je vous croyais encore au Cairhien ou… » Les yeux baissés sur elle qui était plus petite que lui, il ne voulait pas dire qu’il avait craint qu’elle ne soit morte ou une réfugiée affamée.
Une ceinture en fils d’argent tissés scintillait autour de sa taille fine ; des peignes d’argent ornés d’étoiles et de croissants de lune brillaient dans ses cheveux qui tombaient sur ses épaules comme des cascades de nuit. Elle était toujours la plus belle femme jamais vue dans sa vie. Auprès d’elle, Élayne et Egwene n’étaient que jolies.
N’empêche, pour une raison quelconque, elle n’avait pas sur lui le même effet que naguère ; peut-être était-ce les longs mois depuis qu’il l’avait rencontrée pour la dernière fois, dans un Cairhien pas encore ravagé par la guerre civile.
« Je vais où je désire être. » Elle fronça les sourcils en examinant sa figure. « Vous avez été marqué, mais peu importe. Vous étiez mien et vous êtes mien. N’importe qui d’autre n’est pas plus qu’un intérimaire dont le temps est écoulé. Je vais revendiquer ouvertement maintenant ce qui est à moi. »
Il la regarda avec stupeur. Marqué ? Voulait-elle parler de ses mains ? Et qu’est-ce qu’elle sous-entendait en disant qu’il était sien ? « Séléné, déclara-t-il avec ménagement, nous avons vécu ensemble des jours plaisants – et des jours pénibles ; je n’oublierai jamais votre courage ou votre aide – mais il n’y a jamais rien eu entre nous de plus que de la camaraderie. Nous avons voyagé ensemble, mais cela s’est arrêté là. Vous resterez ici dans la Pierre, dans les plus beaux appartements, et quand la paix reviendra au Cairhien je veillerai à ce que vos biens vous soient restitués, si c’est en mon pouvoir.
— Vous avez effectivement été marqué. » Elle eut un sourire sardónique. « Des propriétés au Cairhien ? C’est possible que j’ai eu jadis des domaines dans ce pays. Cette terre a tellement changé que rien n’est ce qu’il était. Séléné n’est qu’un nom dont je me sers quelquefois, Lews Therin. Le nom que j’ai adopté pour mien est Lanfear. »
Rand eut un rire sec sans gaieté. « Une mauvaise plaisanterie, Séléné. J’aimerais autant imaginer des facéties sur le compte du Ténébreux que sur celui de l’une des Réprouvés. Et mon nom est Rand.
— Nous nous appelons les Élus, déclara-t-elle avec calme. Élus pour diriger le monde à jamais. Nous vivrons à jamais. Vous le pouvez aussi. »
Il la regarda d’un air sombre et soucieux. Elle pensait réellement qu’elle était… Ce qu’elle avait enduré pour arriver à Tear devait lui avoir dérangé l’esprit. Pourtant elle n’avait pas l’air folle. Elle était calme, maîtresse d’elle-même, assurée. Sans réfléchir, il s’aperçut qu’il recherchait le Saidin. Il le chercha – et heurta une paroi qu’il ne voyait ni ne sentait, mais qui l’empêchait d’atteindre la Source. « Impossible que vous le soyez. » Elle sourit. « Ô Lumière, dit-il dans un souffle. Vous êtes bien l’une d’entre eux. »
Avec lenteur, il s’éloigna d’elle à reculons. S’il parvenait jusqu’à Callandor, du moins aurait-il une arme.
Peut-être qu’elle ne jouerait pas le rôle d’angreal, mais elle ferait office d’épée. Pouvait-il employer une épée contre une femme, contre Séléné ? Non, contre Lanfear, contre une des Réprouvés.
Son dos heurta brutalement quelque chose et il se retourna pour voir ce que c’était. Il n’y avait rien là. Un mur de néant, et son dos pressé contre lui. Callandor scintillait à moins de trois pas – de l’autre côté. Il frappa du poing cette barrière dans sa frustration ; elle était aussi inébranlable que du roc.
« Je ne peux pas vous faire entièrement confiance, Lews Therin. Pas encore. » Elle se rapprocha, et il envisagea de la saisir simplement à bras-le-corps. Il était de loin plus grand et plus fort – et bloqué comme il l’était elle pouvait l’envelopper avec le Pouvoir comme un chaton entortillé dans un peloton de ficelle. « Pas avec cela, c’est certain, ajouta-t-elle avec une grimace vers Callandor. Il y en a encore deux plus puissants qu’un homme peut utiliser. Un du moins, je le sais, existe toujours. Non, Lews Therin. Je ne me fierai pas encore à vous avec ça en main.
— Cessez de m’appeler de cette façon. Mon nom est Rand. Rand al’Thor.
— Vous êtes Lews Therin Telamon. Oh, physiquement, rien n’est pareil à part votre taille, mais je reconnaîtrais qui est derrière ces yeux même si je vous avais trouvé dans votre berceau. » Elle éclata soudain de rire. « Comme tout aurait été plus facile si je vous avais découvert à cette époque-là. Si j’avais été libre de… » Le rire laissa la place à un regard fixe et coléreux. « Désirez-vous voir mon apparence véritable ?
Vous n’êtes pas capable de vous rappeler cela non plus, n’est-ce pas ? »
Il essaya de dire non, mais sa langue refusa de remuer. Un jour, il avait vu ensemble deux des Réprouvés, Aginor et Balthamel, les deux premiers évadés, après trois mille ans de réclusion bloqués juste au-dessous du sceau apposé sur la prison du Ténébreux. L’un était plus desséché que rien ne pouvait l’être davantage et rester en vie ; l’autre dissimulait sa face derrière un masque qui cachait chaque parcelle de sa chair comme s’il ne pouvait pas supporter de la voir ou de la laisser voir.
L’air ondula autour de Lanfear, et elle changea. Elle était plus vieille que lui, évidemment, mais plus vieille n’était pas le mot juste. Plus mûre. Plus affinée. Encore plus belle si c’était possible. Une corolle luxuriante en plein épanouissement comparée à une fleur en bouton. Même sachant ce qu’elle était, il en avait la bouche sèche, la gorge serrée.
Ses yeux noirs scrutaient son visage, pleins d’assurance et pourtant très légèrement interrogateurs, comme se demandant ce que lui voyait. Quoi qu’elle ait perçu parut la satisfaire. Elle sourit de nouveau. « J’étais ensevelie profondément, dans un sommeil sans rêves où le temps ne s’écoulait pas. La Roue a tourné sans effet sur moi. À présent vous me voyez telle que je suis, et vous êtes entre mes mains. » Elle suivit de l’ongle le contour de sa mâchoire en appuyant assez fort pour qu’il tressaille. « L’heure des jeux et des subterfuges est passée, Lews Therin. Passée depuis longtemps. »
Il eut l’impression que son estomac se convulsait. « Vous avez donc l’intention de me tuer ? Que la Lumière vous brûle, je…
— Vous tuer ? – elle le répéta brusquement d’un ton incrédule. Vous tuer ! J’ai l’intention de vous avoir à moi pour toujours. Vous étiez mien longtemps avant que cette blonde à la mie de pain vous mette le grappin dessus. Avant même qu’elle vous voie. Vous m’aimiez !
— Et vous aimiez dominer ! » Pendant un instant, il se sentit tout étourdi. Les mots sonnaient juste – il les savait vrais – mais d’où étaient-ils venus ?
Séléné
– Lanfear – sembla aussi stupéfaite que lui, mais elle se ressaisit vite. « Vous avez beaucoup appris – vous avez fait beaucoup de choses dont je ne vous aurais pas cru capable sans assistance – mais vous tâtonnez encore dans le noir pour trouver votre chemin dans un labyrinthe, et vous risquez que votre ignorance vous tue. Certains parmi les autres vous craignent trop pour attendre. Sammael, Rahvin, Moghedien. D’autres, peut-être, mais ceux-là sûrement. Ils s’en prendront à vous. Ils ne chercheront pas à vous inciter à changer d’avis. Ils s’attaqueront à vous furtivement, vous abattront pendant votre sommeil. À cause de leur peur. Par contre, il y en a qui peuvent vous instruire, vous rappeler ce que vous avez su jadis. Alors nul n’osera s’attaquer à vous.
— M’instruire ? Vous voulez que je laisse un des Réprouvés m’instruire ? » Un des Réprouvés. Un Réprouvé. Un homme qui avait été Aes Sedai dans l’Ère des Légendes, qui connaissait les façons de canaliser, qui savait comment éviter les pièges, savait…
— on lui en avait déjà offert autant. « Non ! Même si cela m’était offert, je refuserais, et pourquoi cela me serait-il offert ? Je m’oppose à eux… et à vous ! Je déteste tout ce que vous avez fait, tout ce que vous représentez. » Quelle bêtise ! songea-t-il. Piégé ici et je lance des provocations comme quelque idiot des contes qui ne se doute jamais qu’il risque d’irriter celui qui le tient prisonnier au point de l’amener à réagir. Mais il était incapable de se forcer à ravaler ses mots. Avec obstination, il continua laborieusement et aggrava encore son défi. « Je vous anéantirai si je le peux. Vous et le Ténébreux et jusqu’au dernier Réprouvé ! »
Un éclair gros de menace brilla dans les yeux de Lanfear et s’éteignit. « Savez-vous pourquoi certains d’entre nous vous craignent ? En avez-vous une idée ? Parce qu’ils redoutent que le Grand Seigneur des Ténèbres vous donne une place au-dessus d’eux. »
Rand se surprit lui-même en réussissant à émettre un éclat de rire. « Le Grand Seigneur des Ténèbres ? Ne pouvez-vous prononcer son vrai nom, vous non plus ? Voyons, vous n’avez pas peur d’attirer son attention, à l’instar des honnêtes gens. Ou bien si ?
— Ce serait blasphémer, répliqua-t-elle simplement. Ils ont raison d’être anxieux, Sammael et les autres. Le Grand Seigneur vous veut. Il veut vous élever au-dessus de tous les autres hommes. Il me l’a dit.
— C’est ridicule ! Le Ténébreux est toujours cloîtré dans le Shayol Ghul, sinon je serais en train de livrer la Tarmon Gai’don à l’heure qu’il est, et s’il sait que j’existe il me voudrait mort. J’ai la ferme intention de lutter contre lui.
— Oh, il le sait. Le Grand Seigneur connaît bien davantage que vous ne vous en doutez. Lui parler est possible. Venez au Shayol Ghul, dans le Gouffre du Destin, et vous pourrez… l’entendre. Vous serez… imprégné de sa présence. » Son visage rayonnait maintenant d’un éclat différent. Celui de l’extase. Elle respirait par ses lèvres entrouvertes et, pendant un instant, sembla contempler quelque chose de lointain et de merveilleux. « C’est même impossible à décrire par des mots. On doit l’expérimenter pour le comprendre. Vous le devez. » Elle voyait de nouveau son visage, avec de grands yeux sombres au regard insistant. « Pliez le genou devant le Grand Seigneur et il vous placera au-dessus de tous les autres. Il vous laissera libre de régner à votre gré, pour autant que vous vous serez agenouillé rien qu’une fois devant lui. En hommage. Pas davantage. Il me l’a dit. Asmodean vous enseignera à manier le Pouvoir sans qu’il vous tue, vous enseignera ce que vous pouvez accomplir avec le Pouvoir. Laissez-moi vous aider. Nous pouvons abattre les autres. Le Grand Seigneur n’en aura cure. Nous pouvons les détruire tous, même Asmodean, une fois qu’il vous aura appris tout ce que vous avez besoin de savoir. Vous et moi pouvons gouverner ensemble le monde, à jamais, sous l’égide du Grand Seigneur. » Sa voix baissa jusqu’au murmure, partagée également entre crainte et ardeur. « Deux puissants sa’angreals ont été créés juste avant la fin, un que vous pouvez utiliser, un dont moi je peux me servir.
Bien plus puissants que cette épée. Leur pouvoir dépasse l’imagination. Avec eux nous pourrions même défier… le Grand Seigneur lui-même. Même le Créateur !
— Vous êtes folle, répliqua-t-il d’une voix hachée. Le Père des Mensonges dit qu’il me laissera libre ? Je suis né pour le combattre. Voilà pourquoi je suis ici, pour accomplir les Prophéties. Je lutterai contre lui, et contre vous tous, jusqu’à la Dernière Bataille ! Jusqu’à mon dernier souffle !
— Vous n’y êtes pas obligé. Une prophétie n’est rien d’autre que l’indication de ce que les gens espèrent. Accomplir les Prophéties n’aboutira qu’à vous lier à une voie conduisant à la Tarmon Gai’don et à votre mort. Moghedien ou Sammael peuvent détruire votre corps. Le Grand Seigneur de l’Ombre peut détruire votre âme. Une fin définitive et complète. Vous ne renaîtrez plus jamais quel que soit le nombre de révolutions accomplies par la Roue du Temps !
— Non ! »
Pendant ce qui lui parut durer un long moment, elle l’examina ; il pouvait presque voir la balance peser les diverses solutions. « Je pourrais vous prendre avec moi, finit-elle par dire. Je pourrais vous amener au Grand Seigneur quoi que vous pensez ou croyez. Il existe des moyens. »
Elle s’arrêta, peut-être pour vérifier si ses paroles avaient eu un effet. De la sueur lui ruisselait dans le dos, mais il garda un visage impassible. Il devait tenter quelque chose, qu’il ait une chance ou pas. Une deuxième tentative pour atteindre le Saidin se heurta en vain à cette barrière invisible. Il laissa ses yeux errer comme s’il réfléchissait. Callandor se trouvait derrière lui, aussi hors de portée que sur l’autre rivage de l’océan d’Aryth. Son poignard gisait sur une table près du lit, avec un renard à demi terminé qu’il était en train de sculpter. Les masses de métal informes se moquant de lui au-dessus de la cheminée, un homme aux vêtements ternes se glissant entre les battants de la porte avec un couteau dans les mains, les livres éparpillés partout. Il revint à Lanfear, se raidissant.
« Vous avez toujours été entêté, murmura-t-elle entre ses dents. Je ne vous emmènerai pas, cette fois-ci. Je veux que vous veniez à moi de votre plein gré. Et je l’obtiendrai. Que se passe-t-il ? Vous vous êtes assombri. »
Un homme se glissant entre les battants de la porte avec un couteau ; ses yeux avaient effleuré le personnage pratiquement sans le voir. D’un geste instinctif, il écarta Lanfear pour atteindre la Vraie Source ; le bouclier qui s’interposait disparut quand il atteignit la Source et son épée fut dans ses mains comme une flamme d’or rouge. L’homme fonça sur lui, le couteau tenu bas la pointe levée pour un coup mortel. Même ainsi, c’était difficile de garder les yeux sur lui, mais Rand pivota d’un mouvement souple et Le Vent-souffle-par-dessus-le-Rempart trancha la main tenant le couteau et finit sa course en pénétrant dans le cœur de son assaillant. Pendant un instant, Rand plongea le regard dans des yeux ternes – sans vie alors que ce cœur battait encore – puis dégagea sa lame.
« Un Homme Gris. » Rand aspira ce qui sembla être son premier souffle depuis des heures. Le cadavre à ses pieds était une masse souillée, saignant sur le tapis tissé de volutes, mais fixer le regard sur lui ne présentait plus de difficulté à présent. Il en était toujours ainsi avec les assassins de l’Ombre ; quand on les remarquait, c’était généralement trop tard. « Cela n’a pas de sens. Vous auriez pu facilement me tuer. Pourquoi détourner mon attention pour qu’un Homme Gris me surprenne ? »
Lanfear l’observait avec méfiance. « Je n’utilise pas les Sans Âme. Je vous ai dit qu’il y avait… des différences parmi les Élus. Apparemment, j’ai eu un jour de retard dans mes conclusions, mais il est encore temps que vous veniez avec moi. Pour apprendre. Pour vivre. Cette épée », continua-t-elle sur un ton très proche du mépris. « Vous ne faites pas la dixième partie de ce que vous pourriez faire. Venez avec moi et apprenez. Ou avez-vous l’intention d’essayer de me tuer, maintenant ? Je vous ai libéré pour que vous vous défendiez. »
Sa voix, sa pose disaient qu’elle s. ‘attendait à une attaque, ou tout au moins qu’elle était préparée à se défendre, pourtant ce n’était pas ce qui arrêtait Rand, pas plus que le geste de le libérer de ses liens. Elle était une des Réprouvés ; elle avait servi le mal si longtemps qu’auprès d’elle une Sœur Noire semblait aussi innocente qu’un nouveau-né. Néanmoins, il voyait en elle une femme. Il se traita de triple imbécile, sans pour autant se décider à agir. Peut-être si elle tentait de le tuer. Peut-être. Mais elle se contenta de demeurer là, à l’observer, à rester sur la défensive.
Prête sans nul doute, s’il essayait de la maîtriser, à faire avec le Pouvoir des choses dont il ignorait même qu’elles étaient réalisables. Il avait réussi à bloquer Élayne et Egwene, mais c’était un de ces résultats qu’il obtenait sans réfléchir, la manière d’y parvenir enfouie quelque part dans sa tête. Il pouvait seulement se rappeler qu’il l’avait fait, pas comment. En tout cas, il avait une prise ferme sur le Saidin ; elle ne le surprendrait pas de nouveau sur ce plan-là. La souillure nauséeuse n’était rien ; le Saidin était la vie, peut-être dans plus d’un sens.
Une pensée jaillit soudain dans son cerveau comme un geyser. Les Aiels. Même un Homme Gris aurait dû trouver impossible de se faufiler par des portes que surveillaient une demi-douzaine d’Aiels.
« Que leur avez-vous fait ? » Sa voix grinçait tandis qu’il reculait vers la porte, sans la quitter des yeux. Si elle se servait du Pouvoir, il avait une petite chance d’en être averti. « Qu’avez-vous fait aux Aiels là, dehors ?
— Rien, répliqua-t-elle froidement. Ne sortez pas. Il se peut que ce ne soit qu’un test pour voir jusqu’à quel point vous êtes vulnérable, mais même une épreuve risque de vous tuer si vous êtes stupide. »
Il ouvrit d’un seul coup le battant gauche de la porte sur une scène de folie.