Ménageant sa jambe droite ankylosée, Thom s’inclina dans un envol de sa cape de ménestrel qui fit palpiter les pièces multicolores cousues dessus. Il avait comme du sable dans les yeux, mais il se força à parler d’un ton allègre. « Bonne matinée à vous. » En se redressant, il lissa dans un geste majestueux du poing ses longues moustaches blanches.
Les serviteurs en livrée noir et or furent surpris. Les deux jeunes gens musclés abandonnèrent le coffre de laque rouge clouté d’or au couvercle fracassé qu’ils s’apprêtaient à soulever et les trois femmes immobilisèrent devant elles balais et serpillières. Par ici, le couloir était désert en dehors d’eux et le moindre prétexte pour interrompre leur labeur était bon, surtout à pareille heure. Ils semblaient aussi épuisés que Thom, les épaules affaissées et des cernes sous les yeux.
« Bonne matinée à vous, ménestrel », répondit la plus âgée. Un peu boulotte et plutôt quelconque de visage peut-être, elle eut un sourire affable, malgré sa lassitude. « En quoi pouvons-nous vous rendre service ? »
Thom extirpa d’une ample manche de tunique quatre balles de couleur et commença à jongler.
« Je vais juste de-ci de-là pour tenter d’égayer les esprits. Un ménestrel doit accomplir ce qu’il peut. » Il aurait pu utiliser plus de quatre balles, mais il était assez fatigué pour que même ainsi ce soit un effort de concentration. Depuis combien de temps avait-il failli ne pas rattraper une cinquième balle ? Deux heures ? Il étouffa un bâillement, le transforma en un sourire rassurant. « Une nuit terrible et les esprits ont besoin d’être réconfortés.
— Le Seigneur Dragon nous a sauvés », dit une des plus jeunes femmes. Elle était svelte et jolie, mais avec une lueur prédatrice dans ses yeux noirs ombragés qui l’avertit de modérer son sourire. Certes, elle pouvait être utile si elle était à la fois avide et honnête, autrement dit si elle restait achetée une fois qu’il l’aurait payée. C’est toujours bon d’avoir une autre paire de mains pour glisser en bonne place un billet, une langue qui lui rapporte ce qui a été entendu et qui dise ce qu’il veut là où il le veut. Vieux fou ! Tu as assez de mains et d’oreilles, alors cesse de penser à une belle poitrine et rappelle-toi l’expression de ses yeux ! Ce qu’il y avait d’intéressant, c’est qu’elle semblait penser ce qu’elle disait et l’un des jeunes gens avait corroboré ses paroles d’un hochement de tête.
« Oui, reprit Thom. Je me demande quel Puissant Seigneur avait en charge les docks hier ? » Il manqua de peu embrouiller la course des balles dans son irritation contre lui-même. Amener ça tout de go de cette façon. Il était trop fatigué ; il aurait dû être dans son lit. Il aurait dû y être depuis des heures.
« Les docks sont la responsabilité des Défenseurs, lui rappela la plus âgée des servantes. Vous n’êtes pas au courant de ça, bien sûr. Les Puissants Seigneurs ne s’y intéressent pas. »
Thom le savait parfaitement. « Vraiment ? Ah bah, c’est que je ne suis pas de Tear. » Il changea la ronde des balles d’un simple cercle en une double boucle ; cela paraissait plus difficile qu’en réalité, et la jeune femme à l’œil de prédateur applaudit. Maintenant qu’il s’était lancé là-dedans, autant qu’il continue. Après, cependant, il déclarerait la nuit terminée. La nuit ? Le soleil se levait déjà. « N’empêche, c’est dommage que personne n’ait demandé pourquoi ces barges étaient ancrées aux docks. Avec leurs panneaux d’écoutille fermés, cachant tous ces Trollocs. Non pas que je prétende que quelqu’un savait que les Trollocs s’y trouvaient. » La double boucle vacilla et il revint rapidement au cercle. Par la Lumière, il n’en pouvait plus. « On aurait pu penser qu’un des Puissants Seigneurs s’en serait inquiété, tout de même. »
Les deux jeunes gens s’entre-regardèrent en fronçant pensivement les sourcils, et Thom sourit à part soi. Une autre graine plantée, pas plus difficilement que ça, encore que maladroitement. Une autre rumeur mise en circulation, bien qu’ils sachent pertinemment qui était en charge des docks. Et les rumeurs se propageaient – une rumeur comme celle-ci ne s’arrêterait pas aux portes de la cité – alors il y aurait donc un autre petit coin de suspicion enfoncé entre les gens du commun et les nobles. Vers qui les gens du peuple se tourneraient-ils sinon vers l’homme qu’ils savaient haï par les nobles ? L’homme qui avait sauvé la Pierre de l’Engeance de l’Ombre. Rand al’Thor. Le Seigneur Dragon.
C’était temps de laisser ce qu’il avait semé. Si les racines s’étaient enfoncées ici, rien de ce qu’il dirait maintenant ne les arracherait, et il avait répandu d’autres graines cette nuit. Par contre, il ne faudrait pas que l’on découvre qu’il était celui se chargeant des semis. « Ils se sont battus bravement hier soir, ces Puissants Seigneurs. Tenez, j’ai vu… » Il laissa sa voix s’éteindre tandis que les femmes recommençaient précipitamment leur nettoyage et que les jeunes gens empoignaient le coffre et s’éloignaient en hâte.
« Je peux trouver aussi du travail pour les ménestrels, dit la voix de la majhere derrière lui. Des mains oisives sont des mains oisives. »
Il se retourna avec élégance, étant donné la raideur de sa jambe, et lui dédia un profond salut. Le haut de la tête de la majhere lui arrivait au-dessous de l’épaule, mais elle pesait probablement moitié plus que lui. Elle avait une face d’enclume – pas embellie par le bandage ceignant ses tempes – un double menton et des yeux profondément enfoncés pareils à des éclats de silex noir. « Bonne matinée à vous, gracieuse dame. Un petit témoignage de ce beau jour nouveau. »
Il gesticula en agitant les mains et planta une corolle en forme de soleil jaune d’or, juste un peu froissée en raison du temps passé dans sa manche, au milieu des cheveux gris au-dessus du pansement. Elle arracha aussitôt la fleur de ses cheveux, naturellement, et la considéra avec suspicion, mais c’était exactement ce qu’il souhaitait. Il allongea trois enjambées boitillantes dans le moment d’hésitation qu’elle eut et, quand elle cria quelque chose derrière lui, il n’écouta pas ni ne ralentit l’allure.
Quelle horrible femme, songea-t-il. Si nous l’avions lâchée sur les Trollocs, elle les aurait tous contraints à balayer et à manier la serpillière.
Il bâilla derrière sa main, à s’en faire craquer les mâchoires. Il était trop vieux pour ça. Il était fatigué et son genou était un nœud de douleur. Des nuits sans sommeil, des batailles, des manœuvres secrètes. Trop vieux. Il devrait vivre tranquillement dans une ferme quelque part. Avec des poules. Les fermes avaient toujours des poules. Et des moutons. S’en occuper ne devait pas être difficile ; les bergers semblaient tout le temps en train de flâner et de jouer de la cornemuse. Il jouerait de la harpe, bien sûr, pas de la cornemuse. Ou de la flûte ; les intempéries ne valent rien pour les harpes. Et il y aurait une ville à proximité, avec une auberge où il pourrait ébahir les clients dans la salle commune. Il agita sa cape pour qu’elle ondule en passant près de deux serviteurs. La seule raison de la porter par cette chaleur était de notifier aux gens qu’il était un ménestrel. Ils s’animèrent en le voyant, bien sûr, espérant qu’il s’arrêterait un moment pour les distraire. Très gratifiant. Oui, une ferme avait ses avantages. Un endroit tranquille. Personne pour l’ennuyer. Pour autant qu’une ville était proche.
Poussant la porte de sa chambre, il s’arrêta net. Moiraine se redressa comme si elle avait parfaitement le droit d’examiner les papiers éparpillés sur sa table et elle disposa avec calme sa jupe en s’asseyant sur le tabouret. Or ça, voilà une belle femme, avec toutes les grâces désirables pour un homme, y compris rire à ses mots d’esprit. Idiot ! Vieux fou ! C’est une Aes Sedai et tu es trop fatigué pour réfléchir sainement.
« Bonjour à vous, Moiraine Sedai », dit-il en suspendant sa cape à une patère. Il évita de regarder son écritoire, toujours posée sous la table à l’endroit où il l’avait laissée. Inutile d’indiquer par-là à Moiraine qu’elle avait de l’importance. Probablement inutile de vérifier après son départ ; elle avait pu ouvrir la serrure et la refermer en canalisant, et il serait incapable de s’en apercevoir. Las comme il l’était, il ne se rappelait même pas s’il avait abandonné dedans quelque chose qui risque de l’incriminer. Là ou ailleurs, aussi bien. Tout ce qu’il voyait dans la pièce était à sa place. Il ne pensait pas avoir été assez bête pour oublier de ranger quoi que ce soit. Les portes, dans le quartier des domestiques, n’avaient ni serrures ni loquets. « Je voudrais vous offrir une boisson rafraîchissante, mais je crains de n’avoir que de l’eau.
— Je n’ai pas soif », répliqua-t-elle d’une charmante voix mélodieuse. Elle se pencha en avant, et la pièce était assez petite pour qu’elle place une main sur son genou droit. Un fourmillement glacé le parcourut. « J’aurais souhaité qu’une bonne Guérisseuse se soit trouvée dans les parages quand ceci est arrivé. Il est trop tard maintenant, je le regrette.
— Une douzaine de Guérisseuses n’auraient pas suffi. C’est l’œuvre d’un Demi-Homme.
— Je sais. »
Que savait-elle d’autre ? se demanda-t-il. Quand il se retourna pour sortir son unique chaise de derrière la table, il réprima un juron. Il se sentait comme après une bonne nuit de sommeil, et la douleur avait disparu de son genou. Sa boiterie demeurait, mais l’articulation était plus souple qu’elle ne l’avait été depuis qu’il avait été blessé. Cette femme ne m’a même pas demandé si je le voulais. Que je sois réduit en braises, qu’est-ce qu’elle cherche ? Il se refusa à fléchir la jambe. Elle n’avait pas demandé, eh bien, il n’exprimerait pas sa reconnaissance du cadeau.
« Intéressante, la journée d’hier, dit-elle comme il s’asseyait.
— Je n’appelle pas intéressants des Trollocs et des Demi-Hommes, répliqua-t-il sèchement.
— Je ne pensais pas à eux. À une heure moins tardive. Le Puissant Seigneur Carleon mort dans un accident de chasse. Son excellent ami Tedosian l’a apparemment confondu avec un sanglier. Ou peut-être un cerf.
— Je n’en avais pas entendu parler. » Il garda un ton calme. Même si elle avait trouvé le billet, elle ne pouvait pas remonter jusqu’à lui. Carleon lui-même aurait cru que c’était sa propre écriture. Il ne pensait pas que Moiraine l’avait pu, mais il se rappela encore une fois qu’elle était une Aes Sedai. Comme s’il avait besoin de pareil rappel, avec ce joli visage lisse en face de lui, ces yeux noirs emplis de sérénité qui l’observaient, lui plein de tous ses secrets. « Les appartements des domestiques résonnent de commérages, mais j’écoute rarement.
— Vraiment ? murmura-t-elle doucement. Alors vous n’avez pas appris que Tedosian est tombé malade moins d’une heure après son retour à la Tour, juste après que sa femme lui avait donné une coupe de vin pour se débarrasser la gorge de la poussière de la chasse. On dit qu’il a pleuré quand il a appris qu’elle avait l’intention de le soigner elle-même et de le nourrir de ses propres mains. Nul doute, des larmes de joie devant l’amour qu’elle manifestait. On a rapporté qu’elle avait juré de ne pas quitter son chevet avant qu’il soit de nouveau en état de se lever. Ou jusqu’à ce qu’il meure. »
Elle savait. Comment, il était incapable de le dire, n’empêche elle savait. Mais pourquoi le lui révélait-elle ? « Une tragédie, commenta-t-il en s’alignant sur son ton détaché. Rand aura besoin de tous les Puissants Seigneurs loyaux qu’il peut trouver, je suppose.
— Carleon et Tedosian n’étaient guère loyaux. Pas même l’un envers l’autre, semble-t-il. Ils menaient la faction qui voulait tuer Rand et tenter d’oublier jusqu’à son existence.
— Vous croyez ? Je prête peu d’attention à ce genre de chose. Les actions des puissants ne sont pas pour un simple ménestrel. »
Le sourire de Moiraine était à la limite du rire, mais elle parla comme si elle lisait une page. « Thomdril Merrilin. Appelé le Renard Gris, naguère, par quelqu’un qui le connaissait, ou avait entendu parler de lui. Barde de cour au Palais Royal d’Andor à Caemlyn. Amant de Morgase pendant un temps, après le décès de Taringail. Une chance pour Morgase, la mort de Taringail. Je ne pense pas qu’elle ait jamais appris qu’il avait l’intention qu’elle meure et que lui-même devienne le premier roi d’Andor. Mais nous nous occupions de Thom Merrilin, un homme qui passait pour pouvoir jouer au Jeu des Maisons dans son sommeil. C’est une honte qu’un tel homme se qualifie de simple ménestrel. Mais quelle arrogance de conserver le même nom. »
Thom masqua avec effort le choc ressenti. De quoi était-elle au courant ? De trop, n’en saurait-elle pas plus long. Toutefois, elle n’était pas la seule à être renseignée. « À propos de noms, commenta-t-il d’une voix égale, c’est remarquable ce que l’on peut découvrir à partir d’un nom. Moiraine Damodred. La dame Moiraine de la Maison de Damodred, dans le Cairhien. La plus jeune demi-sœur de Taringail. La nièce du Roi Laman. Et une Aes Sedai, ne l’oublions pas. Une Aes Sedai qui assiste le Dragon Réincarné dès qu’elle a compris qu’il était davantage qu’un autre pauvre fol en mesure de canaliser. Une Aes Sedai avec de hautes relations dans la Tour Blanche, préciserais-je, sinon elle n’aurait pas couru les risques qu’elle a pris. Une personne appartenant à l’Assemblée de la Tour ? Plus d’une à mon avis ; impossible autrement. Voilà une nouvelle qui secouerait le monde. Mais pourquoi susciter des bouleversements ? Peut-être vaut-il mieux laisser un vieux ménestrel blotti au fond de son trou dans le quartier des serviteurs. Juste un vieux ménestrel qui joue de sa harpe et récite ses contes. Des contes qui ne causent aucun mal à quiconque. »
S’il était parvenu à l’ébranler si peu que ce soit, elle ne le montra pas. « Une conjecture sans confirmation est toujours dangereuse, répliqua-t-elle calmement. Je n’utilise pas le nom de ma Maison par choix. La Maison de Damodred avait une réputation déplaisante méritée avant que Laman abatte l’Avendoraldera et à cause de cela perde le trône et sa vie. Depuis la Guerre des Aiels, cette réputation a empiré, aussi à juste titre. »
Rien ne désarçonnerait donc cette femme ? « Que voulez-vous de moi ? » questionna-t-il avec irritation.
Elle ne battit même pas des paupières. « Élayne et Nynaeve s’embarquent aujourd’hui pour Tanchico. Une ville dangereuse, Tanchico. Vos connaissances et talents aideraient à les maintenir en vie. »
C’était donc cela. Elle voulait le séparer de Rand, laisser le garçon désarmé devant ses manipulations. « Comme vous le dites, Tanchico est dangereuse maintenant, mais aussi bien elle l’a toujours été. Je ne veux que du bien à ces jeunes femmes, cependant je n’ai aucun désir de me fourrer la tête dans un nid de vipères. Je suis trop vieux pour ce genre de chose. J’ai songé à exploiter une ferme. Une vie tranquille. Paisible.
— Une vie tranquille vous tuerait, je pense. » Sa voix était indéniablement amusée et elle s’affairait à disposer autrement les plis de sa jupe avec de petites mains fines. Il eut l’impression qu’elle dissimulait un sourire. « Par contre, Tanchico ne vous tuera pas. Je le garantis et, par le Premier Serment, vous savez que c’est la vérité. »
Il la regarda en fronçant les sourcils en dépit de tous ses efforts pour garder un air impassible. Elle l’avait dit et elle ne pouvait pas mentir, cependant comment pouvait-elle le savoir ? Il était sûr qu’elle n’avait pas le don de Prédiction ; il était certain de l’avoir entendue nier ce Talent. Mais elle l’avait dit. Que cette femme brûle en braises ! « Pourquoi irais-je à Tanchico ? » Elle pouvait se passer de titre.
« Pour protéger Élayne ? La fille de Morgase ?
— Je n’ai pas vu Morgase depuis quinze ans. Élayne était toute petite quand j’ai quitté Caemlyn. » Elle hésita mais, quand elle reprit la parole, sa voix était d’une fermeté inflexible. « Et votre raison pour quitter l’Andor ? Un neveu nommé Owyn, je crois. Un de ces pauvres fous dont vous parliez qui étaient en mesure de canaliser. Les Sœurs Rouges étaient censées l’amener à Tar Valon, comme pour ce genre d’homme mais elles l’ont neutralisé sur place et l’ont abandonné à… la merci de ses voisins. »
Thom renversa sa chaise en se levant, puis dut se cramponner à la table parce que ses genoux tremblaient. Owyn n’avait pas vécu longtemps après avoir été neutralisé, chassé de son foyer par de soi-disant amis incapables de supporter de laisser même un homme qui ne pouvait plus canaliser vivre parmi eux. Rien de ce que fit Thom n’empêcha Owyn de ne plus vouloir vivre ni n’empêcha sa jeune épouse de le suivre dans la tombe avant qu’un mois se soit écoulé.
« Pourquoi… ? » Il s’éclaircit brutalement la gorge, essaya de rendre sa voix moins rauque. « Pourquoi me dites-vous cela ? »
Il y avait de la compassion sur les traits de Moiraine. Et se pouvait-il être du regret ? Sûrement pas. Pas chez une Aes Sedai. La compassion devait être feinte aussi. « Je n’en aurais pas parlé, auriez-vous été désireux d’aller simplement aider Élayne et Nynaeve.
— Pourquoi, que vous soyez réduite en braises ! Pourquoi ?
— Si vous accompagnez Élayne et Nynaeve, je vous indiquerai les noms de ces Sœurs Rouges quand je vous reverrai ensuite, ainsi que le nom de celle qui leur a donné leurs ordres. Elles n’ont pas agi de leur propre chef. Et je vous reverrai effectivement. Vous survivrez au Tarabon. »
Il prit une longue aspiration tremblante. « Que retirerai-je de connaître leurs noms ? demanda-t-il d’une voix blanche. Le nom d’Aes Sedai, protégées par tout le pouvoir de la Tour Blanche.
— Un joueur habile et dangereux du Jeu des Maisons en trouverait un usage, répliqua-t-elle à mi-voix. Elles n’auraient pas dû agir de cette façon. Elles n’auraient pas dû en être exonérées.
— Voulez-vous me laisser, s’il vous plaît ?
— Je vous enseignerai que toutes les Aes Sedai ne sont pas comme ces Sœurs Rouges, Thom. Il faut que vous l’appreniez.
— Je vous en prie ? »
Il demeura appuyé sur la table jusqu’à ce qu’elle soit partie, ne voulant pas qu’elle le voie s’affaisser maladroitement sur les genoux, qu’elle voie les larmes couler une à une sur son visage tanné. Oh, Lumière, Owyn. Il avait tout enfoui aussi profondément qu’il en avait été capable. Je n’ai pas pu arriver là-bas à temps. J’étais trop occupé. Trop absorbé par ce maudit Jeu des Maisons. Il s’essuya le visage avec irritation. Moiraine rivalisait avec les meilleurs dans le Jeu des Maisons. Lui tordre le cœur de cette façon, tirer tous les fils qu’il avait cru avoir parfaitement cachés. Owyn. Élayne. La fille de Morgase. Seul demeurait un sentiment d’affection pour Morgase, peut-être un peu plus que de l’affection, mais c’était dur d’abandonner une enfant que l’on a fait sauter sur son genou. Cette jeune fille dans Tanchico ? Cette ville la dévorerait toute vive même sans une guerre. Elle doit être une fosse pleine de loups dévorants, à présent. Et Moiraine m’indiquera les noms. Il lui suffisait de laisser Rand entre des mains d’Aes Sedai. Exactement comme il avait laissé Owyn. Elle l’avait coincé comme un serpent dans une baguette fourchue, pris au piège irrémédiablement quelles que soient ses contorsions. Que cette femme se réduise en braises !
Passant sur son bras la poignée de sa corbeille à ouvrage, Min rassembla ses jupes dans l’autre main et sortit du réfectoire après le petit déjeuner, d’une démarche glissante, le dos très droit. Elle aurait transporté en équilibre sur sa tête un gobelet plein de vin sans en répandre une goutte. En partie parce qu’elle ne pouvait pas marcher à son allure normale avec cette robe, tout en soie bleu pâle avec un corselet ajusté et des manches de même ainsi qu’une jupe ample qui balaierait le sol de son ourlet brodé si elle ne la relevait pas. C’était aussi en partie parce qu’elle était sûre de sentir peser sur elle le regard de Laras.
Un coup d’œil en arrière le lui confirma. La Maîtresse des Cuisines, une futaille posée sur deux jambes, la suivait d’un regard approbateur, le visage épanoui. Qui aurait cru que cette femme avait été une beauté dans sa jeunesse, ou qu’elle avait une place dans son cœur pour les jolies filles coquettes ? « Pleines de vie », elle les appelait. Qui se serait douté qu’elle déciderait de prendre « Elmindreda » sous son aile robuste ? La situation n’était guère confortable. Laras gardait sur Min un œil protecteur, un œil qui semblait la trouver où qu’elle soit dans le domaine de la Tour. Min lui rendit son sourire et tapota sa chevelure, à présent un bonnet rond de boucles noires. Que brûle cette femme ! N’a-t-elle pas quelque chose à cuisiner ou un marmiton à qui s’en prendre ?
Laras lui adressa un petit signe de la main, qu’elle lui rendit. Elle ne pouvait pas se permettre d’offenser quelqu’un qui la surveillait de si près, pas quand elle n’avait aucune idée du nombre de bourdes qu’elle risquait de commettre. Laras connaissait tous les tours des femmes « coquettes » et comptait bien enseigner à Min ceux qu’elle ne connaîtrait pas déjà.
Une véritable erreur, songea Min en s’asseyant sur un banc de marbre qu’ombrageait un grand saule, avait été la broderie. Non pas du point de vue de Laras mais du sien. Sortant de sa corbeille son tambour à broder, elle examina mélancoliquement le travail de la veille, un nombre de marguerites dorées biscornues et quelque chose qui, dans ses intentions, devait être un bouton de rose jaune pâle, encore que personne ne l’aurait deviné à moins qu’elle ne le précise. Avec un soupir, elle se mit à défaire les points. Leane avait raison, pensa-t-elle ; une femme pouvait rester assise des heures avec un tambour à broder, observant tout le monde et toute chose, et personne ne trouvait cela bizarre. N’empêche, être tant soit peu douée lui aurait rendu service.
Du moins était-ce une matinée parfaite pour être dehors. Un soleil doré venait d’escalader l’horizon dans un ciel où les quelques légers nuages blancs semblaient déployés pour en souligner la perfection. Une brise légère amenait avec elle le parfum des roses et agitait les hauts buissons aux larges corolles rouges ou blanches. Les sentiers recouverts de gravier près de l’arbre ne tarderaient pas à être bondés de gens allant remplir une tâche ou une autre, depuis des Aes Sedai jusqu’à des palefreniers. Une matinée parfaite et l’endroit parfait d’où observer sans être remarquée. Peut-être aujourd’hui aurait-elle une vision utile.
« Elmindreda ? »
Min sursauta et porta à sa bouche le doigt qu’elle avait piqué. Se retournant sur le banc, elle se préparait à tancer Gawyn pour la prendre ainsi par surprise, mais les mots se figèrent dans sa gorge. Galad était avec lui. Plus grand que Gawyn, avec de longues jambes, il se déplaçait avec la grâce d’un danseur et la vigueur nerveuse d’un homme svelte. Ses mains aussi étaient longues, élégantes mais robustes. Et son visage… C’était, tout simplement, le plus beau garçon qu’elle avait jamais vu.
« Cessez de vous sucer le doigt, ordonna Gawyn en souriant. Nous savons que vous êtes une jolie petite fille ; vous n’avez pas besoin de nous le prouver. »
Elle rougit, abaissa précipitamment sa main et se retint avec peine de décocher un regard furibond qui n’aurait nullement été en harmonie avec la personnalité d’Elmindreda. Point n’avait été besoin de menaces ou d’ordres de la part de l’Amyrlin pour que Gawyn garde son secret, seulement une demande, mais il ne manquait pas une occasion de la taquiner.
« Ce n’est pas bien de te moquer, Gawyn, remontra Galad. Il ne voulait pas vous offenser, Maîtresse Elmindreda. Pardonnez-moi, mais se pourrait-il que nous nous soyons déjà rencontrés ? Quand vous avez adressé un coup d’œil si véhément à Gawyn à l’instant, j’ai presque pensé que je vous connaissais. »
Min baissa modestement les yeux. « Oh, ce me serait impossible d’oublier que je vous ai rencontré, vous, mon Seigneur Galad », dit-elle de sa meilleure imitation de jeune coquette. Cette voix mignarde et son irritation à l’idée qu’elle avait failli se trahir firent monter un flot de sang jusqu’à la racine de ses cheveux, ce qui améliora son travestissement.
Elle ne ressemblait nullement à son moi habituel, et la robe comme la coiffure n’en formaient qu’une partie. Leane s’était procuré en ville des crèmes, des poudres et un incroyable assortiment de mystérieuses choses parfumées et elle l’avait exercée à s’en servir jusqu’à la rendre capable de les utiliser même en dormant. Elle avait des pommettes, à présent, et plus de couleur sur ses lèvres que n’en avait mis la nature. Une crème foncée soulignait ses paupières et une fine poudre qui épaississait ses cils rendait ses yeux encore plus grands. Pas du tout comme son moi habituel. Une des novices lui avait dit avec admiration combien elle était belle, et même quelques Aes Sedai l’avaient qualifiée « de très gracieuse enfant ». Elle en était horrifiée. La robe était fort jolie, elle l’admettait, mais le reste lui paraissait détestable. Cependant ce n’était pas la peine d’endosser un déguisement si elle ne jouait pas le jeu jusqu’au bout.
« Je suis sûr que vous vous en souviendriez, dit Gawyn, pince-sans-rire. Je ne voulais pas vous interrompre dans votre travail de broderie – des hirondelles, n’est-ce pas ? Des hirondelles jaunes ? » Min rangea d’un geste brusque le tambour dans le panier. « Mais je voulais vous demander votre avis sur ceci. » Il lui fourra dans les mains un petit volume relié en cuir, vieux et abîmé par l’usage, et soudain sa voix devint sérieuse. « Dites à mon frère que c’est absurde. Peut-être vous écoutera-t-il. »
Elle examina le livre. La Voie de la Lumière, par Lothair Mantelar, elle l’ouvrit et lut au hasard. « Par conséquent, renoncez à tout plaisir, car la rectitude morale est une pure abstraction, un idéal parfaitement limpide qui est obscurci par l’émotion dégradante. Ne favorisez pas la chair. La chair est faible mais l’esprit est fort ; la chair n’a aucun pouvoir quand l’esprit est fort. La pensée intègre est noyée dans les sensations et l’action juste est paralysée par les passions. Tirez toute joie de la rectitude morale, et de cette rectitude seulement. » Cela semblait pure ineptie.
Min sourit à Gawyn et réussit même un rire niais.
« Que de mots. Je ne m’y connais guère en livres, je le crains, mon Seigneur Gawyn. J’ai toujours l’intention d’en lire un – vraiment. » Elle soupira. « Mais le temps me manque tellement. Tenez, rien que me coiffer convenablement prend des heures. Trouvez-vous que c’est bien comme ça ? » La surprise indignée qui se peignit sur le visage de Gawyn faillit lui arracher un éclat de rire, mais qu’elle transforma en un gloussement. C’était un plaisir de lui rendre la monnaie de sa pièce pour une fois ; elle devrait voir si elle pourrait y parvenir plus souvent. Il y avait dans ce déguisement des possibilités qu’elle n’avait pas envisagées. Ce séjour à la Tour s’était révélé tout ennui et irritation. Elle méritait bien un peu d’amusement.
« Lothair Mantelar, dit Gawyn d’une voix tendue, a fondé les Blancs Manteaux. Les Blancs Manteaux !
— C’était un grand homme, affirma Galad avec fermeté. Un philosophe aux nobles idéaux. Si les Enfants de la Lumière ont quelquefois… dépassé la mesure… depuis son époque, cela ne change rien à cela.
— Par exemple ! Des Blancs Manteaux », s’exclama-t-elle d’une voix oppressée et elle ajouta avec un léger frisson. « Ce sont des hommes si rudes, à ce que j’ai entendu dire. Je n’imagine pas un Blanc Manteau en train de danser. Croyez-vous qu’il y ait une chance qu’un bal soit organisé ici ? Les Aes Sedai n’ont pas l’air non plus de s’intéresser à la danse, et j’aime tant danser. » La frustration dans les yeux de Gawyn était enchanteresse.
« Je ne le crois pas, répliqua Galad en lui reprenant le livre. Les Aes Sedai sont trop occupées… par leurs propres affaires. Si j’entends parler d’un bal convenable dans la ville, je vous accompagnerai, si vous le désirez. Vous n’avez pas à craindre d’être importunée par ces deux lourdauds. » Il lui sourit, sans s’en rendre compte, et elle se retrouva soudain le souffle véritablement coupé. Les hommes ne devraient pas être autorisés à avoir ce genre de sourire.
Elle mit au moins une minute à se rappeler qui étaient les lourdauds dont il parlait. Les deux hommes qui étaient censés avoir demandé la main d’Elmindreda, en venant presque à se battre parce qu’elle ne parvenait pas à se décider, la pressant au point de chercher refuge à la Tour parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de les encourager l’un et l’autre. Juste la totalité du prétexte de sa présence ici. C’est cette robe, songea-t-elle. Je serais capable de réfléchir correctement si j’avais mes propres vêtements.
« J’ai remarqué que l’Amyrlin vous parle tous les jours, dit soudain Gawyn. A-t-elle mentionné notre sœur Élayne ? Ou Egwene al’Vere ? A-t-elle donné une indication quelconque sur l’endroit où elles se trouvent ? »
Min aurait aimé pouvoir lui envoyer son poing dans l’œil. Il ne savait pas pourquoi elle feignait d’être quelqu’un d’autre, naturellement, mais il avait été d’accord de l’aider à soutenir son personnage d’Elmindreda et voilà qu’il la reliait à des jeunes filles que trop de gens dans la Tour savaient être des amies de Min. « Oh, le Trône d’Amyrlin est quelqu’un de merveilleux, répliqua-t-elle aimablement, en découvrant ses dents dans un sourire. Elle demande toujours à quoi je passe le temps et me complimente sur ma robe. Je suppose qu’elle espère que je vais choisir bientôt entre Darvan et Gœmal, mais j’en suis parfaitement incapable. » Elle ouvrit grands les yeux, avec l’espoir de se donner l’air désarmée et troublée. « Ils sont si gentils, tous les deux. Qui avez-vous dit ? Votre sœur, mon Seigneur Gawyn ? La Fille-Héritière en personne ? Je ne crois pas avoir jamais entendu l’Amyrlin parler d’elle. Quel est l’autre nom ? » Elle entendait Gawyn grincer des dents.
« Nous ne devrions pas tracasser Maîtresse Elmindreda avec cela, intervint Galad. C’est notre problème, Gawyn. C’est à nous de découvrir le mensonge et de prendre les mesures nécessaires. »
Elle l’entendit à peine, car elle se retrouvait soudain les yeux fixés sur un homme de haute taille aux longs cheveux noirs bouclant autour d’épaules affaissées, avançant sans but le long d’une des allées recouvertes de gravier au milieu des arbres, sous l’œil attentif d’une Acceptée. Elle avait déjà vu Logain auparavant, un homme à l’expression naguère cordiale, à présent empreinte de tristesse, toujours avec une Acceptée comme compagne. La jeune femme était censée l’empêcher d’attenter à ses jours autant que de s’évader ; en dépit de sa stature, il ne semblait pas en état d’accomplir cette seconde éventualité. Pourtant Min n’avait jamais vu auparavant un halo éblouissant autour de sa tête, au rayonnement bleu et or. Cela ne dura qu’un instant, mais c’était suffisant.
Logain s’était proclamé le Dragon Réincarné, avait été capturé et neutralisé. Quelque gloire dont il avait joui comme faux Dragon appartenait à présent à un lointain passé. Tout ce qui demeurait pour lui était le désespoir du neutralisé, tel un homme qui a été privé de la vue, de l’ouïe et du goût, souhaitant mourir, attendant la mort qui est le lot inévitable de ces hommes au bout de quelques années. Il lui jeta un coup d’œil, ne la voyant peut-être pas ; ses regards paraissaient irrémédiablement tournés vers l’intérieur. Alors pourquoi avait-il été entouré d’un halo qui proclamait gloire et pouvoir à venir ? C’était quelque chose qu’elle devait rapporter à l’Amyrlin.
« Le pauvre, murmura Gawyn. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir pitié de lui. Par la Lumière, ce serait charité de le laisser y mettre fin. Pourquoi l’oblige-t-on à continuer à vivre ?
— Il ne mérite aucune pitié, déclara Galad avec autorité. As-tu oublié ce qu’il était, ce qu’il a fait ? Combien il y a eu de milliers de morts avant qu’il soit capturé ? Combien de villes ont été incendiées ? Qu’il vive pour servir d’avertissement à d’autres. »
Gawyn hocha la tête mais à regret. « Pourtant des hommes l’ont suivi. Quelques-unes de ces villes ont été brûlées après qu’ils s’étaient rangés sous sa bannière.
— Il faut que je m’en aille », dit Min eh se levant, et Galad fut instantanément toute sollicitude.
« Pardonnez-nous, Maîtresse Elmindreda. Nous n’avions pas l’intention de vous effrayer. Logain ne peut vous nuire. Je vous en donne l’assurance.
— Je… Oui, il m’a impressionnée. Excusez-moi. Je dois vraiment aller m’étendre. »
Gawyn avait l’air sceptique à l’extrême, mais il s’empara de son panier avant qu’elle ait eu le temps d’y toucher. « Laissez-moi vous accompagner une partie du chemin, au moins, dit-il d’une voix empreinte d’une feinte inquiétude. Ce panier doit être trop lourd pour vous, prise de malaise comme vous l’êtes. Je ne voudrais pas que vous vous évanouissiez. »
Elle avait envie de lui arracher le panier et de lui taper dessus avec, mais ce n’est pas ainsi que réagirait Elmindreda. « Oh, merci, mon seigneur Gawyn. Vous êtes bien aimable. Très aimable. Non, non, mon Seigneur Galad. Ne me laissez pas être à charge à tous les deux. Asseyez-vous donc ici et lisez votre livre. Dites-moi oui. Autrement, je ne pourrais pas le supporter. » Elle battit même des cils.
Elle se débrouilla pour installer Galad sur le banc de marbre et s’en aller, cependant avec Gawyn au coude à coude avec elle. Ses jupes l’irritaient ; elle avait envie de les relever jusqu’aux genoux et de courir, mais Elmindreda ne courrait jamais et n’exposerait pas autant de ses jambes sauf en dansant. Laras l’avait sévèrement chapitrée précisément sur ce point-là ; qu’elle coure une fois et elle détruirait presque complètement l’image d’Elmindreda. Et Gawyn… !
« Donnez-moi ce panier, espèce de crétin à la cervelle de bois », ordonna-t-elle avec humeur dès qu’ils furent hors de vue de Galad, et elle le lui arracha avant qu’il ait eu le temps d’obtempérer. « À quoi pensez-vous en me questionnant au sujet d’Élayne et d’Egwene devant lui ? Elmindreda ne les a jamais rencontrées. Elmindreda ne se préoccupe pas d’elles. Elmindreda ne veut pas être mentionnée dans la même phrase qu’elles ! Ne pouvez-vous comprendre ça ?
— Non, répliqua-t-il. Impossible puisque vous ne voulez rien expliquer. Toutefois, je suis désolé. » Il y avait à peine assez de repentir dans sa voix pour convenir à Min. « C’est simplement que je suis inquiet. Où sont-elles ? Cette nouvelle qui a remonté le fleuve à propos d’un faux Dragon dans Tear n’est pas pour me rassurer. Elles sont là-bas, quelque part, la Lumière sait où, et je ne cesse de me demander si elles ne se trouvent pas au milieu du genre de brasier en quoi Logain avait transformé le Ghealdan.
— Et s’il n’est pas un faux Dragon ? questionna-t-elle avec précaution.
— Vous voulez dire parce que les histoires qui circulent dans les rues racontent qu’il a pris la Pierre de Tear ? La rumeur a une façon d’amplifier les événements. Je croirai cela quand je le verrai et, en tout cas, il en faudra plus pour me convaincre. Même la Pierre peut tomber. Par la Lumière, je ne pense pas pour de bon qu’Élayne et Egwene sont à Tear, mais ne pas en avoir la certitude me ronge l’estomac comme de l’acide. S’il lui advient du mal… »
Min ne savait pas à laquelle il songeait et soupçonnait qu’il l’ignorait aussi. En dépit de ses taquineries, elle sentit un élan de compassion pour lui, mais elle avait les mains liées. « Si seulement vous pouviez faire ce que je dis et…
— Je sais. Me fier à l’Amyrlin. M’y fier ! » Il exhala une longue bouffée d’air. « Êtes-vous au courant que Galad est allé boire dans les tavernes avec des Blancs Manteaux ? N’importe qui peut franchir les ponts à condition d’affecter des intentions pacifiques, même les Enfants de cette sacrée Lumière.
— Galad ? dit-elle, incrédule. Dans des tavernes ? Boire ?
— Pas plus d’une coupe ou deux, j’en suis sûr. Il ne se laisserait pas aller davantage, même pas pour fêter le jour de son saint patron. » Gawyn fronça les sourcils comme s’il craignait que cela risque d’être une critique de Galad. « L’important est qu’il s’entretient avec des Blancs Manteaux. Et maintenant ce livre. D’après l’inscription, c’est Eamon Valda en personne qui le lui a donné. “Avec l’espoir que vous trouverez la Voie”. Valda, Min. L’homme qui commande les Blancs Manteaux de l’autre côté des ponts. Ne pas savoir ronge aussi Galad. Écouter des Blancs Manteaux. Si quoi que ce soit arrive à notre sœur ou à Egwene… » Il secoua la tête. « Connaissez-vous l’endroit où elles se trouvent, Min ? Me le diriez-vous dans ce cas ? Pourquoi vous cachez-vous ?
— Parce que j’ai rendu deux hommes fous par ma beauté et ne parviens pas à prendre une décision », lui répliqua-t-elle d’un ton acerbe.
Il eut un demi-rire amer, qu’il masqua avec un sourire. « Eh bien, cela du moins, je peux le croire. » Il eut un petit rire et lui caressa du doigt le dessous du menton. « Vous êtes une très jolie jeune fille, Elmindreda. Une jolie petite fille intelligente. »
Elle ferma un poing et voulut lui pocher un œil, mais il recula d’un pas léger, tandis qu’elle se prenait les pieds dans sa jupe et manquait de peu tomber. « Espèce d’imbécile à la cervelle pas plus grosse qu’un dé à coudre ! grommela-t-elle.
— Quelle grâce dans le mouvement, Elmindreda, répliqua-t-il rieur. Quelle voix suave, comme un rossignol, ou une colombe roucoulant dans le soir. Quel homme ne serait pas extasié à la vue d’Elmindreda ? » La gaieté s’éteignit et il lui opposa un visage grave. « Si vous apprenez quelque chose, je vous en prie, prévenez-moi. S’il vous plaît ? Je vous en supplierai à genoux, Min.
— Je vous préviendrai », répliqua-t-elle. Si je peux. Si cela ne comporte pas de risques pour elles. Ô Lumière, ce que je déteste cet endroit. Pourquoi ne puis-je pas retourner simplement auprès de Rand ?
Elle laissa Gawyn là et entra seule dans la Tour même, guettant de l’œil les Aes Sedai ou les Acceptées qui pourraient demander pourquoi elle avait dépassé le rez-de-chaussée et où elle se rendait. La nouvelle concernant Logain était trop importante pour attendre que l’Amyrlin la rencontre, apparemment par hasard, à un moment quelconque en fin d’après-midi comme d’habitude. Du moins c’est ce qu’elle se dit. Elle se sentait près d’éclater d’impatience.
Elle n’aperçut que quelques Aes Sedai au détour d’un couloir devant elle ou entrant dans une pièce plus loin, et c’était tant mieux. Personne ne rendait simplement visite au Trône d’Amyrlin. La poignée de servantes qu’elle croisait, s’affairant à leurs tâches, ne lui posèrent naturellement pas de questions, ni même ne la regardèrent à deux fois excepté pour esquisser une rapide révérence presque sans s’arrêter.
Poussant la porte conduisant au bureau de l’Amyrlin, elle prépara un prétexte anodin à débiter la bouche en cœur pour le cas où il y aurait quelqu’un avec Leane, mais l’antichambre était déserte. Elle gagna vivement la porte du fond et passa la tête par l’embrasure. L’Amyrlin et la Gardienne étaient assises de chaque côté de la table de Siuan, qui était jonchée de petites bandes de papier mince. Leurs têtes pivotèrent brusquement vers elle, leurs yeux la fixant comme quatre clous.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? s’exclama d’un ton sec l’Amyrlin. Vous êtes censée être une petite sotte venue demander asile, pas une amie de mon enfance. Il n’y a pas de contact entre nous excepté le plus fortuit, en passant. Si nécessaire, je désignerai Laras pour vous surveiller comme une nourrice un enfant. Elle en serait enchantée, je pense, mais je doute qu’il en serait de même pour vous. »
Min frissonna à cette idée. Soudain Logain ne parut plus tellement urgent ; qu’il acquière de la gloire dans les quelques prochains jours était bien peu probable. Toutefois, il n’était pas vraiment la raison de sa venue, seulement un prétexte, et elle ne voulait pas reculer à présent. Fermant la porte derrière elle, elle raconta en balbutiant ce qu’elle avait vu et ce que cela signifiait. Elle continuait à être mal à l’aise en donnant ses explications en présence de Leane.
Siuan secoua la tête avec lassitude. « Encore un souci de plus. La famine au Cairhien. Une Sœur disparue dans le Tarabon. Les raids des Trollocs qui se multiplient de nouveau dans les Marches. Ce fou qui se dit le Prophète et qui soulève des émeutes dans le Ghealdan. Il prêche apparemment que le Dragon s’est réincarné dans un seigneur du Shienar, énonça-t-elle d’une voix incrédule. Même les retombées minimes sont mauvaises. La guerre dans l’Arad Doman a interrompu les relations commerciales avec la Saldaea, et les restrictions entraînent de l’agitation dans le Maradon. Tenobia risque d’être détrônée à cause de cela. La seule bonne nouvelle que j’ai apprise, c’est que la Dévastation s’était retirée pour une raison quelconque. Trois quarts de lieue ou davantage de verdure au-delà des bomes-frontières, sans la moindre corruption ou rien de pestilentiel, tout du long de la Saldaea jusqu’au Shienar. La première fois dans mon souvenir que cela se produit. Toutefois, je suppose qu’une bonne nouvelle doit être compensée par une mauvaise. Quand un bateau a une voie d’eau, c’est sûr qu’il y en a d’autres. Je souhaite seulement que ce soit une compensation. Leane, augmentez la surveillance sur Logain. Je ne vois pas quels ennuis il peut susciter maintenant, mais je ne tiens pas à le découvrir. » Elle tourna vers Min ces yeux bleus au regard pénétrant qu’elle avait. « Pourquoi êtes-vous venue avec cette nouvelle en trémoussant des ailes comme une mouette affolée ? Logain aurait pu attendre. Cet homme a peu de chance de découvrir la puissance et la gloire avant le coucher du soleil. »
L’écho presque mot pour mot de ses propres réflexions incita Min à changer de posture avec malaise. « Je sais », dit-elle. Les sourcils de Leane se haussèrent dans un mouvement avertisseur et elle ajouta vivement : « Ma Mère. » La gardienne eut un hochement de tête approbateur.
« Cela ne m’explique pas pourquoi, mon enfant », dit Siuan.
Min s’arma de courage. « Ma mère, aucune des visions que j’ai eues depuis le premier jour n’a été très importante. Je n’ai assurément rien vu qui désigne l’Ajah Noire. » Ce nom lui donnait encore le frisson. « Je vous ai indiqué tout ce dont j’ai eu l’intuition concernant le désastre que vous autres Aes Sedai aurez à affronter, et le reste ne sert pas à grand-chose. » Elle dut s’arrêter pour s’éclaircir la gorge, avec ce regard perçant posé sur elle. « Ma Mère, il n’y a pas de raison pour que je ne m’en aille pas. Il y a des raisons pour que je parte. Peut-être Rand tirerait-il un réel parti de ce que je peux faire. S’il a conquis la Pierre… ma Mère, il aura peut-être besoin de moi. » Du moins ai-je besoin de lui, imbécile bonne à brûler que je suis !
La Gardienne frémit ouvertement à la mention du nom de Rand. Siuan, d’autre part, éclata d’un bruyant rire sec. « Vos visions ont été très opportunes. C’est important d’être au courant pour Logain. Vous avez découvert le palefrenier qui volait avant que les soupçons se portent sur quelqu’un d’autre. Et cette novice à la chevelure de flamme qui allait se faire mettre enceinte… ! Sheriam y a coupé court – cette jeune fille ne pensera même pas aux hommes avant d’avoir terminé son apprentissage – mais nous ne l’aurions appris que trop tard sans vous. Non, vous ne pouvez pas partir. Tôt ou tard, vos visions vont me tracer une carte jusqu’à l’Ajah Noire et, jusqu’à ce moment-là, elles paient encore davantage que le prix de leur traversée.
Min soupira et pas seulement parce que l’Amyrlin avait l’intention de la retenir. La dernière fois qu’elle avait aperçu cette novice rousse, la jeune fille se faufilait vers une partie boisée du domaine avec un garde musclé. Ils seraient mariés, peut-être avant la fin de l’été ; Min l’avait compris dès qu’elle les avait vus ensemble bien que la Tour n’ait jamais laissé une novice s’en aller tant que la Tour n’y était pas décidée, même quelqu’un d’incapable de poursuivre plus avant sa formation. Il y avait une ferme dans l’avenir de ce couple, et une ribambelle d’enfants, mais le dire à l’Amyrlin ne servirait pas à grand-chose.
« Pourriez-vous au moins faire savoir à Gawyn et à Galad qu’ils n’ont pas à s’inquiéter pour Egwene et leur sœur, ma Mère ? » Le demander l’impatientait, et son ton de voix aussi. Un enfant à qui l’on refuse une tranche de gâteau et qui mendie à la place un biscuit. « Dites-leur ne serait-ce que quelque chose en dehors de cette histoire ridicule de punition à accomplir dans une ferme.
— Je vous ai avertie que cela ne vous concernait pas. Ne m’obligez pas à vous le répéter.
— Ils ne le croient pas plus que moi », riposta Min avant que le sourire ironique de l’Amyrlin la réduise au silence. Ce n’était pas un sourire amusé.
« Ainsi vous suggérez que je change l’endroit où elles sont censées être ? Après avoir laissé tout le monde penser qu’elles sont dans une ferme ? Vous n’imaginez pas que cela provoquerait quelques haussements de sourcils ? Tout le monde sauf ces garçons l’accepte. Et sauf vous. Eh bien, Coulin Gaidin n’aura qu’à les entraîner d’autant plus vigoureusement. Des muscles endoloris et suffisamment de transpiration chassent de l’esprit de la plupart des hommes les autres préoccupations. Des femmes aussi. Posez beaucoup d’autres questions et je verrai ce que quelques jours passés à astiquer des marmites donneront comme résultat pour vous. Mieux vaut perdre vos services pendant deux ou trois jours que de vous avoir en train de fourrer votre nez où il n’a rien à faire.
— Vous ne savez même pas si elles sont en difficulté, n’est-ce pas ? Ou Moiraine ? » Ce n’était pas Moiraine qu’elle avait en tête.
« Petite », dit Leane d’un ton de mise en garde, mais cela ne suffisait plus pour arrêter Min maintenant.
« Pourquoi n’avons-nous aucune nouvelle ? Des rumeurs sont parvenues ici il y a deux jours. Deux jours ! Pourquoi un de ces billets sur votre bureau n’apporte-t-il pas un message d’elle ? N’a-t-elle pas de pigeons ? J’imaginais que vous autres Aes Sedai aviez des gens avec des pigeons voyageurs partout. S’il n’y a pas quelqu’un dans Tear, il devrait y en avoir. Un homme à cheval aurait déjà pu arriver avant aujourd’hui à Tar Valon. Pourquoi… »
Le claquement sec de la paume de Siuan sur la table l’interrompit. « Vous obéissez remarquablement bien, commenta Siuan d’un ton mi-figue mi-raisin. Petite, jusqu’à ce que nous ayons la preuve du contraire, présumez que le jeune homme se porte bien. Priez pour qu’il le soit. » Leane frissonna de nouveau. « Un dicton a cours dans le Maule, petite, poursuivit l’Amyrlin. “Attendez que les ennuis vous rattrapent avant de vous en inquiéter”. Ne l’oubliez pas, petite. »
Un coup timide fut frappé à la porte.
L’Amyrlin et la Gardienne échangèrent un regard puis deux paires d’yeux se déplacèrent vers Min. Sa présence constituait un problème. À l’évidence, il n’y avait nulle part où se cacher ; même le balcon était nettement visible en entier depuis la pièce.
« Une raison pour vous d’être ici, murmura Siuan, qui ne donne pas l’air d’être plus que la jeune évaporée que vous êtes censée être. Leane, tenez-vous prête à la porte. » Elle et la Gardienne étaient debout en même temps, Siuan contournant la table tandis que Leane se dirigeait vers la porte. « Prenez la place de Leane, petite. Remuez-vous, petite ; remuez-vous. Maintenant, prenez l’air boudeur. Pas furieux, boudeur ! Ravancez votre lèvre inférieure et contemplez le sol. Supposez que je vous force à porter des rubans dans vos cheveux, d’énormes nœuds rouges. C’est ça. Leane. » L’Amyrlin se planta les poings sur les hanches et éleva le ton. « Et si jamais vous recommencez à venir me trouver sans être annoncée, mon enfant, je vous… »
Leane tira à elle le battant de la porte, laissant voir une Novice brune qui sursauta en entendant Siuan continuer sa tirade, puis plongea dans une profonde révérence. « Des messages pour l’Amyrlin, Aes Sedai, annonça la jeune fille d’une petite voix aiguë. Deux pigeons sont arrivés au colombier. » C’était l’une de celles qui avaient dit à Min qu’elle était belle, et elle essayait en ouvrant de grands yeux de regarder au-delà de la Gardienne.
« Ceci ne vous concerne pas, petite, répliqua Leane rondement en prenant des mains de la jeune fille les minuscules cylindres en os. Retournez au colombier. » La novice n’avait pas fini de se redresser que Leane avait refermé la porte et s’y adossait avec un soupir. « Je tressaute au moindre bruit inattendu depuis que vous m’avez dit… » Se détachant de la porte, elle revint vers la table. « Encore deux messages, ma Mère. Est-ce que je…
— Oui. Ouvrez-les, répondit l’Amyrlin. Sans doute que Morgase a finalement décidé d’envahir le Cairhien. Ou que les Trollocs ont dévasté les Marches. Cela irait de pair avec le reste. »
Min demeura assise ; Siuan n’avait paru que trop réaliste avec quelques-unes de ces menaces.
Leane examina le sceau de cire rouge à l’extrémité d’un des menus cylindres, pas plus gros que la jointure de son doigt, puis le rompit d’un coup d’ongle du pouce quand elle fut convaincue que personne n’y avait touché. Le papier roulé qui se trouvait à l’intérieur, elle l’extirpa à l’aide d’une mince pique en ivoire. « Presque aussi fâcheux que les Trollocs, déclara-t-elle, à peine eut-elle commencé à lire. Mazrim Taim s’est échappé.
— Par la Lumière ! s’exclama sèchement Siuan. Comment ?
— Ceci précise seulement qu’il a été emmené subrepticement dans la nuit, ma Mère. Deux Sœurs sont mortes.
— Que la Lumière illumine leur âme, mais nous n’avons guère de temps pour pleurer les morts quand les pareils de Taim sont vivants et pas neutralisés. Où cela, Leane ?
— À Denhuir, ma Mère. Un village à l’est des Collines Noires sur la Route de Maradon, au-dessus des sources de l’Antaeo et de la Luan.
— Ce doit être l’œuvre de quelques-uns de ses partisans. Les imbéciles. Pourquoi ne reconnaissent-ils pas quand ils sont battus ? Choisissez une douzaine de Sœurs dignes de confiance, Leane… » L’Amyrlin esquissa une grimace. « Dignes de confiance, mur-mura-t-elle. Si je savais sur qui me fier davantage que sur un brochet argenté, je n’aurais pas tous ces problèmes. Faites pour le mieux, Leane. Une douzaine de Sœurs. Et cinq cents gardes ? Non, mille, pas moins.
— Mère, objecta la Gardienne d’un ton soucieux, les Blancs Manteaux…
— … n’essaieraient pas de franchir les ponts si je laissais ces ponts totalement sans surveillance. Ils craindraient un piège. On ne sait pas ce qui se passe là-bas, Leane. Je veux que ceux que j’envoie soient prêts à tout. Et, Leane… Mazrim Taim doit être neutralisé dès qu’il sera repris. »
Leane ouvrit de grands yeux choqués. « La loi.
— Je connais la loi aussi bien que vous, mais je ne veux pas risquer qu’il soit de nouveau libéré non neutralisé. Je ne veux pas courir le risque d’un autre Guaire Amalasin, pas en couronnement de tout le reste.
— Oui, ma Mère », dit Leane d’une voix faible.
L’Amyrlin ramassa le second cylindre en os et le rompit en deux avec un craquement sec pour en extraire le message. « Enfin de bonnes nouvelles, soupira-t-elle, un sourire s’épanouissant sur son visage. Bonnes nouvelles. La fronde a été utilisée. Le berger détient l’épée.
— Rand ? » questionna Min, et Siuan hocha affirmativement la tête.
« Naturellement, jeune fille. La Pierre est tombée. Rand al’Thor, le berger, a Callandor. Maintenant, je peux agir. Leane, je veux que la Chambre de la Tour soit assemblée cet après-midi. Non, ce matin.
— Je ne comprends pas, dit Min. Vous saviez que les rumeurs concernaient Rand. Pourquoi réunissez-vous la Chambre à présent ? Que pouvez-vous faire qui vous était impossible avant ? »
Siuan eut un rire éclatant de jeunesse. « Ce que je peux maintenant c’est annoncer que j’ai reçu confirmation par une Aes Sedai que la Pierre de Tear a capitulé et qu’un homme a dégainé Callandor. Prophétie accomplie. C’est suffisant pour mon dessein, du moins. Le Dragon est Réincarné. Elles vont tiquer, elles vont discuter, mais personne ne sera en mesure de s’opposer à ma proclamation que la Tour doit guider cet homme. Je suis libre de m’occuper de lui ouvertement. Ouvertement en majeure partie.
— Est-ce la bonne démarche, ma Mère ? dit tout à coup Leane. Je sais… S’il a Callandor, il doit être le Dragon Réincarné, mais il est capable de canaliser, ma Mère. Un homme qui canalise. Je ne l’ai vu qu’une fois mais, même ainsi, il avait quelque chose de bizarre. Quelque chose de plus que d’être Ta’veren. Mère, est-il tellement différent de Taim quand on y réfléchit ?
— La différence est qu’il est bien le Dragon Réincarné, ma fille, dit calmement l’Amyrlin. Taim est un loup, et peut-être féroce. Rand al’Thor est le chien-loup dont nous nous servirons pour vaincre l’Ombre. Gardez son nom pour vous, Leane. Mieux vaut ne pas en révéler trop trop tôt.
— Entendu, ma Mère », répondit la Gardienne, mais elle paraissait toujours mal à l’aise.
« Allez, allez. Je veux que la Chambre soit assemblée dans une heure. » Siuan regarda s’éloigner la grande femme d’un air pensif. « Il y aura peut-être plus de résistance que je ne le souhaiterais », reprit-elle quand la porte se fut refermée en cliquetant.
Min la regarda attentivement. « Vous ne voulez pas dire…
— Oh, rien de grave, mon enfant. Pas tant qu’elles ignorent depuis combien de temps je m’occupe du petit al’Thor. » Elle relut la bande de papier, puis la laissa choir sur la table. « J’aurais aimé que Moiraine m’en explique davantage.
— Pourquoi n’en a-t-elle pas dit plus ? Et pourquoi n’avons-nous pas eu de nouvelles d’elle plus tôt ?
— Vous voilà encore avec vos questions. Celle-ci, il faut que vous la posiez à Moiraine. Elle n’en a toujours fait qu’à sa tête. Questionnez Moiraine, mon petit. »
Sahra Covenry maniait sa binette sans entrain, regardant avec un froncement de sourcils les minuscules pousses de laîche et de pied-de-poule pointant dans les rangées de choux et de betteraves. Ce n’était pas que Maîtresse Elward appartenait au genre tyran bourru – elle n’était pas plus sévère que la mère de Sahra et certainement plus facile à vivre que Sheriam – mais Sahra n’était pas venue à la Tour Blanche pour finir par retourner dans une ferme sarcler des légumes alors que le soleil venait juste de se lever. Ses robes blanches de novice étaient emballées ; elle portait de la laine marron que sa mère aurait pu coudre, la robe relevée jusqu’aux genoux pour qu’elle ne se salisse pas au contact de la terre. C’était tellement injuste. Elle n’avait commis aucune faute.
Remuant ses orteils nus dans les mottes fraîchement retournées, elle darda un regard furieux sur un pied-de-poule récalcitrant et canalisa, avec l’intention de le détruire en le brûlant. Des étincelles jaillirent autour de la pousse feuillue, qui se fana. Du tranchant de sa binette elle l’extirpa vivement du sol et de son esprit. S’il y avait une justice dans le monde, le Seigneur Galad passerait par la ferme en allant à la chasse.
Appuyée sur sa binette, elle se perdit dans un rêve éveillé où elle Guérissait les blessures de Galad, reçues lors d’une chute de cheval – pas par sa faute, bien sûr ; c’était un merveilleux cavalier – et où lui la soulevait et la plaçait devant lui sur sa selle, déclarant qu’il serait son Lige – elle appartenait à l’Ajah Verte, évidemment – et…
« Sahra Covenry ? »
Sahra sursauta au son de cette voix cassante, mais ce n’était pas Maîtresse Elward. Elle exécuta une révérence de son mieux, avec ses jupes retroussées. « Bonjour à vous, Aes Sedai. Êtes-vous venue me chercher pour me ramener à la Tour ? »
L’Aes Sedai se rapprocha, sans se soucier que ses jupes traînaient dans la terre du potager. Malgré la chaleur estivale de la matinée, elle portait une cape, dont le capuchon rabattu en avant mettait son visage dans l’ombre. « Juste avant que vous quittiez la Tour, vous avez conduit une femme au Siège d’Amyrlin. Une femme s’appelant Elmindreda.
— Oui, Aes Sedai », répondit Sahra, une légère nuance interrogatrice dans le ton. Elle n’aimait pas la façon dont l’Aes Sedai avait dit cela, comme si elle avait quitté la Tour pour de bon.
« Racontez-moi tout ce que vous avez entendu ou vu, jeune fille, depuis le moment où vous avez pris cette femme en charge. Tout.
— Mais je n’ai rien entendu, Aes Sedai. La Gardienne des Chroniques m’a renvoyée dès que… » La douleur la mit au supplice, enfonçant ses orteils dans la terre, lui courbant le dos en arc ; le spasme ne dura que quelques instants, mais il parut étemel. Luttant pour retrouver sa respiration, elle se rendit compte que sa joue était pressée contre le sol, et que ses doigts encore tremblants s’enfonçaient dans la terre. Elle ne se rappelait pas être tombée. Elle voyait le panier à linge de Maîtresse Elward gisant sur le côté près de la maison de ferme en pierre, le linge humide répandu en tas. La tête brouillée, elle songea que c’était bizarre ; Moria Elward ne laisserait jamais sa lessive par terre de cette façon.
« Tout, jeune fille », dit froidement l’Aes Sedai. Elle dominait maintenant Sahra de son haut, sans esquisser le moindre mouvement pour l’aider. Elle lui avait fait mal ; ce n’était pas censé se passer comme ça. « Toutes les personnes à qui cette Elmindreda a parlé, chaque mot qu’elle a dit, chaque nuance et expression.
— Elle a parlé au Seigneur Gawyn, Aes Sedai, répondit Sahra dans un sanglot, face contre terre. Je n’en sais pas plus, Aes Sedai. Pas plus. » Elle commença à pleurer à cœur perdu, sûre que cela ne suffisait pas à satisfaire cette femme. Elle avait raison. Elle cria sans arrêt pendant longtemps et, quand l’Aes Sedai s’en alla, pas un bruit ne résonnait aux alentours de la maison de ferme à part les gloussements des poules, pas même le souffle d’une respiration.