56 Les-Yeux-d’Or

La salle commune de L’Auberge de la Source du Vin était silencieuse, à part le grincement de la plume de Perrin. Silencieuse et déserte à part lui et Aram. La lumière de fin de matinée formait des petites nappes de clarté sous les fenêtres. Aucune odeur de cuisson ne provenait de la cuisine ; aucun feu n’était allumé nulle part dans le village et même les braises couvant sous les cendres avaient été noyées. Inutile de mettre à portée de la main le cadeau du feu. Le Rétameur – il se demandait parfois si c’était juste de penser encore à Aram de cette façon, mais un homme ne pouvait cesser d’être ce qu’il était, avec ou sans épée – était appuyé au mur près de la porte d’entrée, observant Perrin. Qu’attendait-il ? Que voulait-il ? Plongeant sa plume dans le petit encrier de pierre, Perrin mit de côté le troisième feuillet et en commença un quatrième.

Franchissant la porte, arc en main, Ban al’Seen frotta d’un doigt du haut en bas son gros nez avec malaise. « Les Aiels sont de retour », dit-il d’un ton calme, mais ses pieds remuaient comme s’il ne réussissait pas à ce qu’ils se tiennent tranquilles. « Des Trollocs arrivent du nord et du sud. Par milliers, Seigneur Perrin.

— Ne m’appelle pas comme ça », répliqua machinalement ce dernier en regardant la page, les sourcils froncés. Il n’était pas habile à manier les mots. Il ne savait certes pas dire les choses de la manière élégante qu’aiment les femmes. Tout ce dont il était capable, c’est d’écrire ce qu’il ressentait. Trempant de nouveau sa plume, il ajouta quelques lignes.

Je ne demanderai pas ton pardon pour ce que j’ai fait. Je ne sais pas si tu pourrais me l’accorder, mais je ne veux pas le demander. Tu es plus précieuse pour moi que la vie. Ne pense jamais que je t’ai abandonnée. Quand le soleil brille sur toi, c’est mon sourire. Quand tu entends la brise souffler à travers les fleurs de pommier, c’est moi qui murmure que je t’aime. Mon amour est à jamais à toi.

Perrin

Pendant un instant, il étudia ce qu’il avait écrit. Cela ne disait pas assez, mais devrait suffire. Il n’avait pas les mots justes pas plus qu’il n’avait de temps.

Séchant soigneusement l’encre humide avec du sable, il plia les pages ensemble. Il faillit écrire dessus « Faile Bashere » avant de le transformer en « Faile Aybara ». Il s’avisa qu’il ne savait même pas si une épouse prenait le nom de son mari dans la Saldaea ; il y avait des endroits où elle ne le prenait pas. Bah, elle s’était mariée avec lui dans les Deux Rivières ; elle aurait à se conformer aux usages des Deux Rivières.

Il plaça la lettre au milieu de la tablette de la cheminée au-dessus de l’âtre – peut-être qu’elle finirait par la recevoir – et rajusta le large ruban rouge de mariage derrière son col pour que les pans tombent correctement sur les revers de sa tunique. Il était censé le porter pendant sept jours, une indication à tous ceux qui le verraient qu’il était nouvellement marié. « J’essaierai », dit-il très bas à la lettre. Faile avait voulu lui nouer un ruban dans la barbe ; il regrettait de l’en avoir empêchée.

« Pardon, Seigneur Perrin ? demanda Ban qui remuait toujours ses pieds avec anxiété. Je n’ai pas entendu. » Aram se mordait la lèvre, les pupilles dilatées et le regard effrayé.

« Temps de se mettre à l’ouvrage », dit Perrin. Peut-être la lettre lui arriverait. D’une manière ou d’une autre. Il prit son arc sur la table et l’accrocha dans son dos. La hache et le carquois étaient déjà suspendus à sa ceinture. « Et ne m’appelle pas comme ça ! »

Devant l’auberge, les Compagnons s’étaient rassemblés à cheval, Wil al’Seen avec cette ridicule bannière à la tête de loup, la longue hampe reposant sur la ferrure de son étrier. Combien de jours depuis que Wil avait refusé de porter ce machin ? Les survivants de ceux qui s’étaient joints à lui dès le premier moment en gardaient jalousement le droit à présent. Wil, avec son arc sur le dos et une épée au côté, avait l’air fier comme un imbécile.

Tandis que Ban se hissait sur sa selle, Perrin l’entendit qui disait : « Le gars est aussi calme qu’une mare en hiver. Comme de la glace. Peut-être que cela ne se passera pas trop mal aujourd’hui. » Il y prêta à peine attention. Les femmes étaient rassemblées sur le Pré Communal.

Elles formaient un cercle sur cinq ou six rangs autour du grand mât où la plus grande bannière à tête de loup rouge voltigeait dans une brise. Sur cinq ou six rangs de profondeur, épaule contre épaule, avec des armes d’hast fabriquées à partir de faux et de fourches, de haches à couper le bois et même de solides couteaux de cuisine et des couperets.

La gorge serrée, il enfourcha Steppeur et se dirigea vers elles. Les enfants étaient groupés en masse compacte à l’intérieur du cercle des femmes. Tous les enfants du Champ d’Emond.

Chevauchant lentement le long des rangs, il sentait que les yeux des femmes le suivaient, et aussi ceux des enfants. Une odeur de peur, et d’anxiété ; les enfants le laissaient voir sur leurs visages trop blêmes, mais tous émettaient cette odeur. Il tira sur ses rênes à l’endroit où Marine al’Vere, Daise Congar et le reste du Cercle des Femmes se tenaient ensemble. Alsbet Luhhan avait un des marteaux de son mari sur l’épaule, et son casque de Blanc Manteau acquis la nuit de son sauvetage était enfoncé légèrement de travers à cause de sa natte épaisse. Neysa Ayellin serrait fermement dans sa main un tranchoir à longue lame et en avait deux autres passés dans sa ceinture.

« Nous avons projeté cela », déclara Daise, la tête levée vers lui comme si elle s’attendait à une discussion et n’avait pas l’intention de s’y laisser entraîner. Elle avait en main une fourche, attachée à une perche plantée bien droite devant elle et qui la dépassait d’au moins une demi-toise. « Si les Trollocs opèrent une trouée n’importe où, vous les hommes allez être occupés, alors nous emmènerons les enfants hors du village. Les plus âgés savent ce qu’ils doivent faire et ils ont tous joué à cache-cache dans les bois. Juste pour qu’ils soient en sécurité jusqu’à ce qu’ils puissent revenir. »

Les plus âgés. Des garçons et des filles de treize et quatorze ans avaient des tout-petits attachés sur le dos et tenaient des plus jeunes par la main. Les filles ayant plus de quatorze ans étaient dans les rangs avec les femmes ; Bode Cauthon agrippait à deux mains une hache à couper le bois, sa sœur Eldrin un épieu pour la chasse au sanglier, à large pointe. Les garçons plus âgés étaient avec les hommes ou sur les toits de chaume avec leurs arcs. Les Rétameurs étaient là avec les enfants. Perrin jeta un coup d’œil à Aram, debout à côté de son étrier. Ils ne se battraient pas, mais chaque adulte, homme ou femme, avait deux bébés attachés sur le dos et un autre niché dans le creux de son bras. Raen et lia, chacun avec un bras passé autour de son compagnon, refusèrent de le regarder. Leur conserver simplement la vie sauve jusqu’à ce qu’ils puissent s’en aller.

« Je suis désolé. » Il dut s’interrompre pour s’éclaircir la gorge. Il n’avait pas compté en venir à cela. Il avait beau y réfléchir, il n’imaginait pas ce qu’il aurait pu faire d’autre. Même s’offrir aux Trollocs ne les aurait pas empêchés de tuer et de brûler. Cela se serait terminé de la même façon. « Ce n’était pas très loyal, ce que j’ai fait avec Faile, mais j’y étais obligé. Je vous en prie, comprenez-le. J’y étais obligé.

— Ne sois pas stupide, Perrin, dit Alsbet, sa voix énergique mais son visage rond illuminé d’un chaud sourire. Je ne peux pas le supporter quand tu dis des bêtises. Croyais-tu que nous nous attendions à ce que tu agisses différemment ? »

Un lourd couperet dans une main, Marine lui tapota le genou de l’autre. « Tout homme digne qu’on lui prépare un repas aurait agi de même.

— Merci. » ô Lumière, il était enroué. Dans une minute, il reniflerait comme une gamine. Pourtant, il ne savait trop pourquoi il ne parvenait pas à raffermir sa voix. Elles devaient le prendre pour un idiot. « Merci, je n’aurais pas dû vous tromper, mais elle ne serait pas partie si elle avait eu des doutes.

— Oh, Perrin. » Marine éclata de rire. Oui, elle rit, en dépit de tout ce qui les attendait et de la peur qui émanait d’elle ; il aurait aimé avoir la moitié de son courage. « Nous avions compris ce que tu manigançais avant même que tu l’aies hissée sur son cheval, et je ne suis pas sûre qu’elle ne l’avait pas compris aussi. Les femmes se retrouvent faire ce qu’elles ne veulent pas simplement pour vous plaire, à vous les hommes. Maintenant, va-t’en et occupe-toi de ce qui te concerne. Ceci est l’affaire du Cercle des Femmes », ajouta-t-elle d’un ton ferme.

Il se débrouilla pour lui rendre son sourire. « Oui, Maîtresse, dit-il en portant sa main repliée à son front. Je vous demande pardon. J’en sais assez pour ne pas fourrer mon nez là-dedans. » Les femmes qui l’entouraient eurent un doux rire d’amusement quand il s’éloigna sur Steppeur.

Ban et Tell suivaient juste derrière lui, il s’en avisa, le reste des compagnons en file derrière Wil et la bannière. Il appela du geste les deux à s’approcher de lui. « Si les choses tournent mal aujourd’hui, dit-il quand ils l’encadrèrent, les Compagnons devront revenir ici aider les femmes.

— Mais… »

Il interrompit net la protestation de Tell. « Faites ce que je dis ! Si la situation devient grave, vous sortez de là les femmes et les enfants ! Vous m’entendez ? » Ils inclinèrent la tête en signe d’assentiment ; à regret, mais ils acquiescèrent.

« Et toi ? » demanda Ban à mi-voix.

Perrin n’en tint pas compte. « Aram, vous restez avec les Compagnons. »

Le Rétameur, qui avançait à grands pas entre Steppeur et la monture aux poils rudes de Tell, ne leva même pas la tête. « Je vais où vous allez. » Il le dit simplement, mais d’un ton qui ne permettait pas la discussion ; il agirait comme bon lui semblait quoi que dise Perrin. Perrin se demanda si les vrais seigneurs rencontraient de ces problèmes-là.

A l’extrémité ouest du Pré Communal, les Blancs Manteaux étaient tous en selle, les capes au soleil rayonnant impeccables, les casques et armures luisants, le fer des lances brillant, une longue colonne par quatre qui s’étirait jusqu’aux plus proches maisons. Ils avaient dû passer la moitié de la nuit à astiquer. Dain Bornhald et Jaret Byar firent pivoter leurs chevaux pour être face à Perrin. Bornhald était droit sur sa selle, mais il sentait l’eau-de-vie de cidre. La face décharnée de Byar était crispée par une rage encore plus ardente que d’ordinaire quand il regarda Perrin.

« Je pensais que vous auriez pris vos postes à cette heure », dit Perrin.

Bornhald fixa d’un air sombre la crinière de son cheval, sans répondre. Au bout d’un instant, Byar rétorqua comme s’il lui crachait au visage : « Nous partons d’ici, Engeance de l’Ombre. » Un murmure de colère s’éleva du groupe des Compagnons, mais l’homme aux yeux caves ne s’en préoccupa pas plus que du geste d’Aram passant la main par-dessus son épaule pour saisir la poignée de son épée. « Nous allons nous frayer un chemin au milieu de vos amis jusqu’à la Colline-au-Guet pour rejoindre le reste de nos hommes. »

Ils partaient. Plus de quatre cents soldats s’en allaient. Des Blancs Manteaux, mais des soldats à cheval, pas des fermiers, des soldats qui avaient été d’accord – Bornhald avait accepté ! – de soutenir les hommes des Deux Rivières partout où la bataille serait la plus rude. Si le Champ d’Emond devait avoir la moindre chance, il lui fallait retenir ces hommes. Steppeur secoua la tête et renâcla comme s’il était gagné par l’humeur de son cavalier. « Croyez-vous encore que je suis un Ami du Ténébreux, Bornhald ? À combien d’attaques avez-vous assisté jusqu’ici ? Ces Trollocs ont essayé de me tuer tout autant que n’importe qui d’autre. »

Bornhald releva lentement la tête, le regard comme obsédé et en même temps à demi vitreux. Ses mains dans les gantelets à dos renforcé d’acier se replièrent inconsciemment sur ses rênes. « Croyez-vous que je n’ai pas appris maintenant que ces défenses ont été préparées sans vous ? Elles n’ont rien à voir avec vous, oui ? Je ne veux pas maintenir mes hommes ici pour vous regarder donner vos propres villageois en pâture aux Trollocs. Danserez-vous sur un tas de leurs cadavres quand ce sera terminé, Engeance de l’Ombre ? Pas sur les nôtres ! J’entends rester en vie assez longtemps pour vous traduire en justice ! »

Perrin caressa le cou de Steppeur pour calmer l’étalon. Il lui fallait garder ces hommes. « Vous me voulez ? Très bien. Quand ce sera fini, quand les Trollocs seront vaincus, je n’opposerai pas de résistance si vous essayez de m’arrêter.

— Non ! » crièrent ensemble Ban et Tell, et derrière eux montèrent des protestations indistinctes parmi les autres. Aram leva les yeux vers lui, saisi.

« Promesse sans valeur, ricana Bornhald. Vous voulez que tout le monde meure ici sauf vous !

— Vous ne le saurez jamais si vous vous enfuyez, n’est-ce pas ? » Perrin adopta un ton dur et méprisant. « Je serai fidèle à ma promesse mais, si vous filez, vous risquez de ne jamais me retrouver. Sauvez-vous si vous voulez ! Sauvez-vous et tâchez d’oublier ce qui arrive ici ! Tous vos discours que vous protégez les gens des Trollocs. Combien sont morts de la main des Trollocs depuis votre arrivée ? Ma famille n’a pas été la première, et certainement pas la dernière. Filez ! Ou restez si vous êtes capables de vous souvenir que vous êtes des hommes. Si vous avez besoin de trouver du courage, regardez les femmes, Bornhald. Chacune d’elles est plus brave que toute votre bande, vous autres Blancs Manteaux ! »

Bornhald tressautait comme si chaque mot était un coup ; Perrin crut qu’il allait tomber de sa selle. Se redressant dans un sursaut, Bornhald le regarda fixement. « Nous resterons, dit-il d’une voix rauque.

— Mais, mon Seigneur Bornhald, protesta Byar.

— L’honneur sauf ! lui répliqua Bornhald dans un rugissement. Si nous devons mourir ici, nous mourrons l’honneur sauf ! » Il ramena avec effort sa tête vers Perrin, de la salive aux lèvres. « Nous resterons. Mais à la fin je vous verrai mort, Engeance de l’Ombre ! Pour ma famille, pour mon père, je vous… verrai… mort ! » Sciant avec rudesse la bouche de son cheval pour qu’il tourne, il repartit au petit galop vers sa colonne à cape blanche. Byar découvrit ses dents dans un défi muet à Perrin avant de le suivre.

« Vous n’avez pas l’intention de tenir cette promesse ? dit Aram avec anxiété. Vous ne pouvez pas.

— Il faut que j’inspecte tout le monde », répliqua Perrin. Peu de chances qu’il vive assez longtemps pour la tenir. « Il n’y a pas beaucoup de temps. » Il talonna les flancs de Steppeur et le cheval bondit en avant, en direction de l’extrémité ouest du village.

Derrière les pieux aiguisés plantés face au Bois de l’Ouest, des hommes étaient accroupis avec leurs lances, hallebardes et armes d’hast façonnées par Haral Luhhan, qui était là en gilet de forgeron avec une lame de faux emmanchée au bout d’une hampe de près d’une toise et demie. Derrière eux étaient postés les hommes armés d’arcs en rangs interrompus par quatre catapultes, Abell Cauthon marchant lentement le long de ces rangs pour parler à chacun.

Perrin arrêta sa monture à côté d’Abell. « On annonce qu’ils arrivent du nord et du sud, dit-il à mi-voix, mais ayez l’œil.

— Nous y veillerons. Et je suis prêt à envoyer la moitié de mes hommes là où l’on en aura besoin. Ils s’apercevront que l’on peut se casser les dents sur les gens des Deux Rivières. » Le sourire d’Abell rappelait celui de son fils.

À la grande confusion de Perrin, les hommes poussèrent des acclamations en ordre dispersé quand il passa à cheval près d’eux, les Compagnons et la bannière sur ses talons : « Les-Yeux-d’Or ! Les-Yeux-d’Or ! » et de temps en temps un « Seigneur Perrin ». Il savait bien qu’il aurait dû refréner cela plus énergiquement dès le début.

Au sud, c’est Tam qui était en charge, plus grave qu’Abell et marchant presque comme un Lige, la main posée sur la poignée de son épée. Cette grâce farouche, redoutable, avait quelque chose d’étrange chez ce paysan trapu aux cheveux gris. Toutefois ses propos à Perrin ne différèrent guère de ceux d’Abell. « Nous autres des Deux Rivières, nous sommes plus coriaces que la plupart des gens ne l’imaginent, dit-il paisiblement. N’ayez crainte que nous ne nous montrions pas à la hauteur aujourd’hui. »

Alanna était auprès d’une des six catapultes installées là, s’occupant d’une grosse pierre qui était soulevée dans le cuilleron au bout du style – une poutre épaisse. Ihvon était en selle sur son cheval à côté d’elle dans sa cape de Lige aux couleurs changeantes, svelte comme une lame d’épée et alerte comme un faucon ; nul doute qu’il avait choisi son terrain – n’importe où se trouvait Alanna – et son combat – l’en sortir vivante à n’importe quel prix. Il regarda à peine Perrin, mais l’Aes Sedai s’immobilisa, les mains planant au-dessus de la pierre, le suivant des yeux quand il passa. Il la sentait pratiquement peser, mesurer et juger. Ces vivats le suivaient aussi.

À l’endroit où la herse de pieux courait derrière les quelques maisons à l’est de L’Auberge de la Source du Vin, c’est Jon Thane et Samel Crawe qui se partageaient le commandement. Perrin leur dit la même chose qu’à Abell et une fois encore reçut à peu près la même réponse. Jon, en cotte de mailles avec des trous rouillés à plusieurs endroits, avait vu la fumée de son moulin en train de brûler et Samel, avec sa face chevaline et son long nez, était sûr d’avoir vu la fumée de sa ferme. Ni l’un ni l’autre ne s’attendaient à ce que la journée soit facile, mais les deux se drapaient dans une froide détermination comme dans une cape.

C’est vers le nord que Perrin avait décidé de se battre. Tripotant le ruban pendant sur un de ses revers, il regarda dans la direction de la Colline-au-Guet, la direction qu’avait prise Faile, et il se demanda pourquoi il avait choisi le côté du nord. Vole librement, Faile. Vole libre, mon cœur. Il se dit que c’était un endroit aussi bon qu’un autre pour mourir.

C’est Bran qui était censé diriger ici les opérations, coiffé de son casque d’acier et vêtu de son justaucorps sur lequel étaient cousus des disques de métal, mais il interrompit son inspection des hommes postés le long de la herse de pieux pour adresser à Perrin un salut aussi profond que le permettait sa corpulence. Gaul et Khiad étaient prêts, la tête drapée dans la shoufa et le visage caché jusqu’aux yeux derrière un voile noir. Côte à côte, remarqua Perrin ; quel que fût ce qui s’était passé entre eux l’avait apparemment emporté sur la haine que se vouaient leurs clans. Loial avait une paire de haches de bûcheron qui paraissaient minuscules dans ses mains énormes ; ses oreilles huppées pointaient farouchement en avant et son grand visage était sévère.

Est-ce que vous croyez que je vais m’enfuir ? avait-il dit quand Perrin avait suggéré qu’il pourrait se faufiler dans la nuit à la suite de Faile. Ses oreilles s’étaient affaissées sous le coup de la fatigue et de l’amour-propre blessé. Je suis venu avec vous, Perrin, et je resterai jusqu’à ce que vous partiez. Puis il avait subitement éclaté de rire, un rire grave claironnant qui avait presque fait trembler les assiettes. Peut-être que quelqu’un racontera une histoire sur moi, un jour. Nous ne sommes pas amateurs de ce genre de chose, mais il pourrait y avoir un héros ogier, je suppose. Une plaisanterie, Perrin. J’ai dit une plaisanterie. Riez. Allons, nous nous raconterons des plaisanteries, nous rirons et nous penserons à Faile qui vole librement.

« Ce n’est pas une plaisanterie, Loial », murmura Perrin en longeant à cheval les files d’hommes, s’efforçant de ne pas écouter leurs acclamations. « Vous êtes un héros, que vous le vouliez ou non. » L’Ogier étira sa grande bouche dans un sourire tendu à son adresse avant de reporter son regard vers le terrain dégagé au-delà de la haie de pieux. Des bâtons à bandes blanches étaient plantés à cent pas d’intervalle jusqu’à une distance de cinq cents pas ; au-delà étaient des champs bigarrés, tabac et orge, la plupart piétinés lors d’attaques précédentes, des haies et des murs de pierre bas, ainsi que des bosquets de lauréoles, de sapins et de chênes.

Que de visages Perrin connaissait dans ces rangs d’hommes qui attendaient ! Le gros Eward Candwin et Paet al’Caar avec son menton en galoche qui étaient armés de lances. Buel Dowtry aux cheveux blancs, le fabricant de flèches, se trouvait parmi les archers, naturellement. Il y avait Jac al’Seen trapu et grisonnant avec son cousin chauve Wit, et le noueux Flann Lewin, un grand échalas comme tous les hommes de sa famille. Jaim Torfinn et Hu Marwin, parmi les premiers à chevaucher derrière lui ; ils s’étaient sentis trop mal à l’aise pour se joindre aux Compagnons, comme si d’avoir manqué l’embuscade dans le Bois Humide avait creusé un fossé entre eux et les autres. Elam Dowtry, Dav Ayellin, Ewin Finngar. Hari Coplin et son frère Darl, et le vieux Bili Congar. Berin Thane, le frère du meunier, le corpulent Athan Dearn et Kevrim al’Azar, dont les petits-fils avaient des fils adultes, Tuck Padwhin, le charpentier, et…

Se forçant à cesser de les compter, Perrin se dirigea vers l’endroit où Vérine se tenait à côté d’une des catapultes sous l’œil vigilant de Tomas en selle sur son cheval gris. L’Aes Sedai aux formes rebondies vêtues de brun examina un instant Aram avant de lever son regard pareil à celui d’un oiseau vers Perrin, un sourcil levé comme pour demander pourquoi il la dérangeait.

« Je suis un peu surpris de voir que vous et Alanna êtes encore là, lui dit-il. Chercher des jeunes filles capables de canaliser ne peut pas valoir la peine d’être tuées. Pas plus que garder un fil attaché à un taverem

~ Est-ce ce que nous faisons ? » Croisant les mains à hauteur de sa taille, elle pencha pensivement la tête de côté. « Non, finit-elle par dire, je ne pense pas que nous puissions partir déjà. Vous êtes un sujet d’étude très intéressant, autant que Rand, à votre manière. De même le jeune Mat. Aurais-je la possibilité de me couper en trois, j’attacherais un fragment à chacun de vous et vous suivrais à tout moment du jour et de la nuit quand bien même devrais-je me marier avec vous.

— J’ai déjà une épouse. » C’était bizarre, de dire cela. Bizarre, et plaisant. Il avait une épouse et elle était en sécurité.

Elle interrompit son moment de rêverie. « Oui, certes. Par contre, vous ignorez ce qu’implique le mariage avec Zarine Bashere, n’est-ce pas ? » Elle allongea le bras pour tourner sa hache dans le tirant de sa ceinture, l’observant attentivement. « Quand allez-vous abandonner ceci pour le marteau ? »

Instinctivement, regardant avec surprise l’Aes Sedai, il tira sur la bride de Steppeur pour qu’il recule d’un pas, lui enlevant la hache des mains. Ce qu’implique le mariage avec Faile ? Renoncer à la hache ? que voulait-elle dire ? Que savait-elle ?

« ISAM ! » Le rugissement guttural résonna comme le tonnerre, et des Trollocs surgirent, chacun une fois et demi plus grand qu’un homme et deux fois plus gros, pénétrant au pas gymnastique dans les champs et s’arrêtant hors de portée de flèche, lourde masse en cottes de mailles noires, s’étendant en profondeur et sur toute la longueur du village. Des milliers pressés les uns contre les autres, d’énormes faces déformées par des becs et des boutoirs, des têtes avec des cornes ou des crêtes de plumes, des pointes aux coudes et aux épaules, des épées courbes comme des faux et des haches d’armes à pique, des vouges à crochets et des tridents barbelés, une marée apparemment sans fin d’armes cruelles. Derrière eux, des Myrddraals galopaient de long en large sur des chevaux noirs comme la nuit, leurs capes couleur de corbeau pendant à la verticale imperturbablement quand ils faisaient tourner vivement leurs montures. « ISAM ! »

« Intéressant », murmura Vérine.

Perrin n’aurait pas pensé que le terme était approprié. C’était la première fois que les Trollocs proféraient quelque chose de compréhensible. Non pas qu’il eût la moindre idée de ce que cela signifiait.

Lissant son ruban de noces, il se força à chevaucher calmement au centre de la ligne des Deux Rivières. Les Compagnons se groupèrent derrière lui, la brise déploya la bannière à la tête de loup rouge. Aram avait dégainé son épée qu’il tenait à deux mains. « Apprêtez-vous ! » cria Perrin. Sa voix était ferme ; il n’en croyait pas ses oreilles.

« ISAM ! » Et le flot noir déferla, poussant des cris inarticulés.

Faile était en sécurité. Rien d’autre ne comptait. Il se refusa à voir les visages des hommes dont les rangs s’étiraient de chaque côté de lui. Il entendait les mêmes rugissements en provenance du sud. Sur deux flancs à la fois. Ils n’avaient jamais essayé cette manœuvre avant. Faile était en sécurité. « À quatre cents pas… ! » Tout le long des rangs, les arcs se dressèrent avec ensemble. Elle se rapprochait, la masse hurlante, les longues jambes épaisses dévorant la distance. Se rapprochait encore. « Lâchez ! »

Le claquement des cordes d’arc se perdit dans le tonnerre trolloc, mais une grêle empennée de plumes d’oie sillonna le ciel, s’éleva et plongea dans la horde en hauberts noirs. Des pierres provenant des catapultes explosèrent en boules ardentes et en éclats aigus dans ces rangs foisonnants. Des Trollocs tombèrent. Perrin les vit s’affaisser, piétinés sous les bottes et les sabots. Même quelques Myrddraals tombèrent. Pourtant le raz de marée continua à déferler, comblant les trous et les vides, apparemment pas diminué.

Il ne fut pas nécessaire de commander une autre volée. Une deuxième suivit la première dès que les hommes purent encocher des flèches, une deuxième pluie de larges pointes de fer de flèche qui s’éleva avant que s’abatte la première, la troisième survenant derrière, une quatrième, une cinquième. Du feu éclatait parmi les Trollocs aussi vite que les treuils rabaissaient les styles des catapultes, Vérine galopant d’une catapulte à l’autre et se penchant sur sa selle. Et les énormes formes rugissantes arrivaient toujours, criant dans aucune langue que comprenait Perrin, mais criant pour du sang, du sang humain et de la chair humaine. Les hommes accroupis derrière les pieux s’apprêtèrent, soupesant leurs armes.

Perrin se sentit glacé intérieurement. Il voyait le terrain derrière la charge trolloque déjà jonché de leurs morts et de leurs mourants, pourtant ils ne semblaient guère être moins nombreux. Steppeur piaffait nerveusement, mais il n’entendait pas hennir le gris louvet dans la houle des hurlements trollocs. La hache se plaça avec aisance dans sa main, longue lame en demi-lune et pique épaisse reflétant le soleil. Pas encore midi. Mon cœur t’appartient à jamais, Faile. Cette fois, il ne pensa pas que les pieux réussiraient…

Sans même ralentir, le premier rang de Trollocs fonça sur les pieux aiguisés, la face déformée par des boutoirs ou des becs tordue dans des cris de souffrance stridents, hurlant en se trouvant empalés dessus, projetés à terre par d’autres énormes masses qui leur montaient sur le dos, certaines de celles-là s’affalant au milieu des pieux, remplacées par d’autres et d’autres encore. Une dernière volée de flèches frappant la cible à bout portant, puis ce fut les lances, hallebardes et armes d’hast de fortune qui poussèrent des bottes et frappèrent d’estoc ces formes en haubert noir quasiment hautes comme des tours, parfois tombant tandis que les archers tiraient de leur mieux sur les faces inhumaines au-dessus des têtes de leurs amis, des gamins tiraient aussi du haut des toits, combat démentiel, rugissements, cris, hurlements à crever les tympans. Avec lenteur, inexorablement, la ligne des Deux Rivières se repliait dans une douzaine d’endroits. Si elle cédait, n’importe où…

« Reculez ! » ordonna Perrin de toute sa voix. Un Trolloc au boutoir de sanglier, déjà ensanglanté, se força un passage dans les rangs humains, avec des cris aigus, frappant de sa grosse épée incurvée. La hache de Perrin lui fendit la tête jusqu’au boutoir. Steppeur tentait de se cabrer, hurlant silencieusement dans le vacarme. « Reculez ! » Darl Coplin s’affaissa, les mains crispées sur une cuisse transpercée par une lance de la grosseur d’un poignet ; le vieux Bili Congar s’efforça de le traîner en arrière tout en manœuvrant maladroitement un épieu ; Hari Coplin brandit sa hallebarde pour défendre son frère, la bouche béante dans un cri qui semblait muet. « Reculez entre les maisons ! »

Il n’était pas sûr que d’autres avaient entendu et relayé l’ordre, ou simplement s’ils cédaient à la pression du poids énorme des Trollocs mais, avec lenteur, un pas fait à regret à la fois, les humains revenaient en arrière. Loial maniait ses haches sanglantes comme des maillets, sa large bouche crispée dans un rictus. À côté de l’Ogier, Bran ferraillait farouchement avec sa lance ; il avait perdu son casque d’acier et du sang coulait dans sa couronne de cheveux gris. Du haut de son étalon, Tomas creusait un espace autour de Vérine ; les cheveux en désordre, elle avait perdu son cheval ; des boules de feu filaient d’entre ses mains et chaque Trolloc frappé explosait en flammes comme s’il avait été imbibé d’huile. Pas suffisamment pour tenir. Les hommes des Deux Rivières reculaient, se bousculant autour de Steppeur. Gaul et Khiad luttaient dos contre dos ; elle n’avait plus qu’une lance et lui tailladait et frappait avec son gros poignard. À l’est et à l’ouest, des hommes s’étaient déployés en courbe au-delà des défenses qui étaient là, pour éviter que les Trollocs les prennent de flanc, et ils les arrosaient de flèches. Pas suffisant. Il fallait reculer.

Soudain, une gigantesque forme aux cornes de bélier s’efforça d’arracher Perrin de sa selle, essaya de se hisser derrière lui. Se débattant, Steppeur s’affaissa sous leurs poids combinés. La jambe coincée et douloureuse à croire qu’elle était près de se casser, Perrin se démena pour ramener sa hache à sa portée, pour écarter de sa gorge des mains plus grosses que celles d’un Ogier. Le Trolloc hurla quand l’épée d’Aram s’enfonça dans son cou. Alors même qu’il s’effondrait sur Perrin dans des éclaboussures de sang, le Rétameur pivota avec souplesse pour plonger sa lame dans le ventre d’un autre Trolloc.

Grognant de douleur, Perrin se dégagea à coups de pied, aidé par Steppeur qui se redressait, mais pas question de songer à se remettre en selle. Il roula de côté pour éviter de justesse les sabots d’un cheval couleur d’ébène qui plongeaient vers le sol à l’endroit exact où s’était trouvée sa tête. Face sans yeux, blême et ricanante, l’Évanescent se pencha sur sa selle alors que Perrin tentait de se relever et sabra de son épée noire, Perrin en sentit le vent lui effleurer les cheveux comme il se laissait retomber. Brutalement, Perrin balança sa hache et trancha une des jambes du cheval. Monture et cavalier s’affalèrent ensemble ; pendant qu’ils s’effondraient, Perrin enfonça sa hache là où auraient dû se trouver les yeux du Demi-Homme.

Il dégagea avec effort sa lame à temps pour voir les dents de la fourche de Daise Congar percer la gorge d’un Trolloc au museau de chèvre. Lequel saisit la longue hampe d’une main et frappa de l’autre avec une lance barbelée, mais Marine al’Vere lui fendit calmement le jarret d’un seul élan de son couperet, la jambe plia et Marine sectionna avec autant de sang-froid la colonne vertébrale du Trolloc à la base de sa nuque. Un autre Trolloc souleva en l’air Bode Cauthon par sa tresse ; la bouche ouverte dans un cri terrifié, elle enfonça sa hache à couper le bois dans son épaule couverte d’une cotte de mailles dans la même seconde où sa sœur, Eldrin, lui enfonçait son épieu dans la poitrine où Neysa Ayellin à la natte grise plongeait aussi un gros couteau de boucher.

D’un bout à l’autre de la ligne, aussi loin que Perrin pouvait voir, les femmes étaient là. Leurs nombres étaient l’unique raison pour laquelle la ligne tenait encore, presque acculée contre les maisons. Les femmes au milieu des hommes, épaule contre épaule ; certaines à peine plus que de toutes jeunes filles, mais aussi certains de ces « hommes » ne s’étaient pas encore rasés. Quelques-uns n’auraient jamais à le faire. Où étaient les Blancs Manteaux ? Les enfants ! Puisque les femmes étaient ici, il n’y avait personne pour emmener les enfants à l’abri. Où étaient ces sacrés Blancs Manteaux ?S’ils arrivaient maintenant, au moins pourraient-ils gagner encore quelques minutes. Quelques minutes pour mettre les enfants en lieu sûr.

Un garçonnet, le même petit coursier brun qui était venu le trouver la veille au soir, le saisit par le bras alors qu’il se tournait pour chercher les Compagnons. Il faudrait que les Compagnons fraient une voie de sortie pour les enfants. Il les enverrait, et lui se débrouillerait de son mieux ici. « Seigneur Perrin ! lui cria le gamin à travers le fracas assourdissant. Seigneur Perrin ! » Perrin essaya de se dégager, puis l’attrapa tout trépignant sous son bras ; il devrait être avec les autres enfants. Séparés, en rangs serrés s’étirant de maison en maison, Ban, Tell et les autres Compagnons tiraient à l’arc du haut de leur selle, par-dessus la tête des hommes et des femmes. Wil avait planté la hampe de la bannière en terre pour pouvoir lui aussi se servir de son arc. Vaille que vaille, Tell avait réussi à rattraper Steppeur ; les rênes du louvet étaient attachées à la selle. Le gamin pourrait aller sur le dos de Steppeur.

« Seigneur Perrin ! Écoutez, s’il vous plaît ! Maître al’Thor dit que des gens attaquent les Trollocs ! Seigneur Perrin ! »

Perrin se trouvait à mi-chemin de Tell, clopinant sur sa jambe meurtrie, quand le message pénétra dans son esprit. Il fourra le manche de sa hache dans sa ceinture pour soulever par les épaules le petit garçon jusqu’à sa figure. « Les attaquent ? Qui ?

— Je ne sais pas, Seigneur Perrin. Maître al’Thor a dit de vous prévenir qu’il avait cru entendre quelqu’un crier “La Tranchée-de-Deven”. »

Aram agrippa le bras de Perrin et pointa sans un mot son épée ensanglantée. Perrin se retourna juste à temps pour voir une volée de flèches plonger sur les Trollocs. Venant du nord. Une autre volée montait déjà vers le sommet de sa trajectoire.

« Retourne avec les autres enfants », ordonna-t-il en reposant le gamin sur le sol. Il devait être plus haut pour voir. « Va ! Tu as bien travaillé, petit ! » ajouta-t-il en courant gauchement vers Steppeur. Le petit gars s’en fut tout souriant au galop vers le village. Chaque pas imprimait un élan douloureux dans la jambe de Perrin ; peut-être était-elle cassée. Il n’avait pas le temps de s’en préoccuper.

Saisissant les rênes que lui lançait Tell, il se hissa en selle. Et se demanda s’il voyait ce qu’il désirait voir au lieu de ce qui était là réellement.

Au-dessous d’une bannière à l’Aigle Rouge, à la lisière où s’étaient trouvés les champs, se tenaient de longues rangées d’hommes en habits de paysan qui tiraient de l’arc avec méthode. Et à côté de la bannière Faile était en selle sur Hirondelle, Baine près de son étrier. Ce devait être Baine derrière ce voile noir, et il distinguait nettement le visage de Faile. Elle avait l’air animée, tremblante, terrifiée et exubérante. Elle était belle.

Des Myrddraals essayaient de faire faire demi-tour à une partie des Trollocs, d’organiser une charge contre les hommes de la Colline-au-Guet, mais c’était sans effet. Même les Trollocs qui obtempéraient étaient fauchés avant d’avoir parcouru cinquante enjambées. Un Évanescent et son cheval tombèrent, non pas sous des flèches mais sous les lances et les mains de Trollocs pris de panique. C’était les Trollocs qui reculaient maintenant, puis qui couraient frénétiquement, fuyant les traits lancés des deux côtés une fois que les gens du Champ d’Emond eurent lés coudées assez franches pour se servir aussi de leurs arcs, des Trollocs s’affalaient, des Myrddraals s’effondraient. Un vrai carnage, mais Perrin en avait à peine conscience. Faile.

Le même gamin apparut près de son étrier. « Seigneur Perrin ! » lança-t-il à pleine gorge. Pour être entendu maintenant par-dessus les acclamations, les hommes et les femmes criant de joie et de soulagement quand s’écroulèrent les derniers Trollocs qui n’avaient pas pu s’échapper hors de portée des arcs. Peu y étaient parvenus, de l’avis de Perrin, mais il était à peine capable de réfléchir. Faile. Le garçonnet tira sur la jambe de ses chausses. « Seigneur Perrin ! Maître al’Thor a dit de vous prévenir que les Trollocs se débandent ! Et ils crient bien “La Tranchée-de-Deven” ! Des hommes, je parle. Je les ai entendus ! »

Perrin se pencha pour ébouriffer les cheveux bouclés de l’enfant. « Quel est ton nom, petit ?

— Jaim Aybara, Seigneur Perrin. Je suis votre cousin, je crois. Plus ou moins, en tout cas. »

Perrin serra bien fort les yeux pendant un instant pour contenir ses larmes. Même quand il les rouvrit, sa main tremblait encore sur la tête du petit garçon. « Eh bien, Cousin Jaim, tu raconteras cette journée à tes enfants. Tu la raconteras à tes petits-enfants, aux enfants de tes petits-enfants.

— Je n’en aurai pas, affirma Jaim avec fermeté. Les filles sont horribles. Elles se moquent de vous et elles n’aiment rien faire qui en vaille la peine, et vous ne comprenez jamais ce qu’elles disent.

— Je pense qu’un jour tu les jugeras le contraire d’horribles. Une partie ne changera pas, mais cela si. » Faile.

Jaim n’eut pas l’air convaincu, puis il se rasséréna, un grand sourire se répandant sur son visage. « Attendez que je dise à Had que le Seigneur Perrin m’a appelé son cousin ! » Et il s’en fut comme une flèche avertir Had, qui aurait des enfants aussi, et tous les autres garçons qui en auraient un jour. Le soleil se trouvait juste au-dessus de leurs têtes. Une heure, peut-être. Cela n’avait pas pris au total plus d’une heure. Cela donnait l’impression d’avoir duré une vie entière.

Steppeur se mit en marche et il se rendit compte qu’il avait dû l’éperonner des talons. Les gens poussant des vivats s’écartèrent devant le cheval louvet, et il les entendit à peine. Il y avait de vastes trouées dans les rangées de pieux que les Trollocs avaient défoncées par le simple poids du nombre. Il en franchit une sur un monceau de cadavres de Trollocs et ne s’en aperçut pas. Des Trollocs criblés de flèches tapissaient le terrain qui avait été dégagé, et çà et là un Évanescent percé de traits comme une pelote à épingles se débattait par terre. Il n’en vit rien. Il n’avait d’yeux que pour une chose. Faile.

Elle se détacha des rangs des hommes de la Colline-au-Guet, s’arrêtant pour empêcher Baine de la suivre, et continua à cheval à sa rencontre. Elle chevauchait avec tant de grâce, comme si la jument noire était une part d’elle-même, droite et svelte, guidant Hirondelle plus avec les genoux qu’avec les rênes tenues si négligemment d’une main. Le ruban rouge des noces était encore tressé dans ses cheveux, les pans dansant par-dessus ses épaules. Il fallait qu’il lui trouve des fleurs.

Pendant un instant ces yeux en amande l’examinèrent, sa bouche… Voyons, elle ne pouvait pas être indécise, pourtant c’est l’odeur qui émanait d’elle. « J’ai dit que je partirais », finit-elle par déclarer, la tête haute. Hirondelle dansa de côté, le cou arqué, et Faile maîtrisa la jument sans paraître s’en apercevoir. « Je n’ai pas dit jusqu’où. Tu ne peux pas prétendre que je l’ai dit. »

Il était incapable d’émettre un son. Elle était si belle. Il voulait simplement la regarder, la voir, belle, vivante, avec lui. Son odeur était celle d’une saine transpiration avec juste une pointe à peine perceptible de savon parfumé aux herbes. Il ne savait pas trop s’il avait envie de rire ou de pleurer. Peut-être les deux. Il voulait emplir ses poumons de toute son odeur.

Fronçant les sourcils, elle poursuivit : « Ils étaient prêts, Perrin. Franchement, ils étaient prêts. Je n’ai pas eu à dire grand-chose pour les convaincre de venir. Ils n’avaient pratiquement pas eu d’ennuis avec les Trollocs, mais ils pouvaient voir la fumée. Nous avons voyagé sans relâche, Baine et moi, et nous sommes arrivées à la Colline-au-Guet bien avant l’aube, et nous sommes repartis dès le lever du soleil. » Son air rembruni s’effaça devant un large sourire vibrant et fier. Un si beau sourire. Ses yeux noirs étincelaient. « Ils m’ont suivie, Perrin. Ils m’ont suivie ! Même Tenobia n’a jamais conduit des hommes à la bataille. Elle l’a voulu une fois, quand j’avais huit ans, mais mon père a eu un entretien avec elle seul à seule dans ses appartements et, quand il s’en est allé à cheval vers la Dévastation, elle était restée à la maison. » Avec un sourire désabusé, elle ajouta : « Je pense que toi et lui utilisez parfois les mêmes méthodes. Tenobia l’a exilé, mais elle n’avait que seize ans et le Conseil des Seigneurs s’est arrangé pour qu’elle change d’avis au bout de quelques semaines. Elle va être bleue d’envie quand je lui raconterai. » Elle marqua de nouveau un temps, cette fois respirant à fond et plantant un poing sur sa hanche. « Ne vas-tu rien dire ? s’exclama-t-elle avec impatience. Vas-tu rester assis là comme une espèce d’empoté velu ? Je n’ai pas dit que je sortirais des Deux Rivières. C’est toi qui l’as dit, pas moi. Tu n’as pas le droit d’être en colère parce que je n’ai pas fait ce que je n’ai jamais promis ! Et toi qui essayais de m’expédier au loin parce que tu pensais que tu allais mourir ! Je suis revenue pour…

— Je t’aime. » C’est tout ce qu’il fut capable de répondre mais, chose curieuse, cela parut suffire. Les mots ne furent pas plus tôt sortis de sa bouche qu’elle approcha Hirondelle assez près pour jeter un bras autour de lui et presser son visage contre sa poitrine ; elle avait l’air de vouloir le serrer jusqu’à le casser en deux. Il caressa ses cheveux noirs avec douceur, juste conscient de leur toucher soyeux, juste conscient de sa présence.

« J’avais terriblement peur d’arriver trop tard, dit-elle dans sa veste. Les gens de la Colline-au-Guet ont marché aussi vite qu’ils le pouvaient mais, lorsque nous sommes arrivés et que j’ai aperçu les Trollocs qui se battaient en plein au milieu des maisons, tellement nombreux, comme si le village avait été enterré par une avalanche, et je ne te voyais pas… » Elle eut une aspiration tremblante, puis relâcha lentement son souffle. Quand elle reprit la parole, sa voix était plus calme. Tout juste. « Est-ce que les gens de la Tranchée-de-Deven sont venus ? »

Il sursauta et sa main interrompit sa caresse. « Oui, en effet. Comment l’as-tu su ? Avais-tu arrangé ça, aussi ? » Elle commença à être prise de secousses ; il fallut à Perrin un moment pour comprendre qu’elle riait.

« Non, mon cœur, quoique je l’aurais fait si j’avais pu. Quand cet homme est venu avec son message – “Nous arrivons” – j’avais pensé… espéré… que c’est ce que cela signifiait. » Écartant un peu de lui sa figure, elle le regarda, l’air sérieux. « Je ne pouvais pas t’en parler, Perrin. Je ne pouvais pas susciter ton espoir alors que je le supposais seulement. Ç’aurait été trop cruel si… Ne sois pas fâché contre moi, Perrin. »

Il la souleva de sa selle en riant et l’assit en travers devant lui ; elle rit en protestant et s’étira par-dessus le pommeau pour l’entourer de ses deux bras. « Je ne serai jamais, jamais fâché contre toi, je le j… » Elle l’interrompit en plaquant une main sur sa bouche.

« Ma mère dit que ce que mon père lui a fait de pire était de jurer de ne jamais se mettre en colère contre elle. Il lui a fallu une année pour l’obliger à renoncer à son serment et elle dit qu’il était pratiquement devenu invivable longtemps avant à force d’avoir gardé sa mauvaise humeur à l’intérieur. Tu seras fâché contre moi, Perrin, et moi contre toi. Si tu tiens à prononcer un autre vœu de mariage, jure de ne jamais le dissimuler quand tu le seras. Je ne peux pas venir à bout de ce que tu ne me laisseras pas voir, mon mari. Mon mari, répéta-t-elle d’un ton satisfait en se blottissant contre lui. « J’aime la sonorité de ce mot-là. »

Il remarqua qu’elle n’avait pas dit qu’elle le laisserait toujours savoir quand elle-même serait en colère ; d’après ses expériences passées, il aurait à le découvrir de la façon la plus pénible au moins la moitié du temps. Et elle n’avait pas promis non plus de ne pas avoir de secrets pour lui. Présentement, peu importait du moment qu’elle était avec lui. « Je te laisserai savoir quand je serai fâché, mon épouse », promit-il. Elle le regarda du coin de l’œil comme si elle ne savait pas trop comment prendre cette promesse. Tu ne parviendras jamais à les comprendre, Cousin Jaim, mais cela te sera égal.

Brusquement, il eut conscience des cadavres de Trollocs qui l’entouraient comme un champ noir plein d’herbes empennées, des Myrddraals qui se débattaient refusant encore de mourir pour de bon. Il tourna lentement Step-peur. Un abattoir et un carnage d’Engeances de l’Ombre qui s’étendaient sur des centaines de pas dans toutes les directions. Des corneilles sautillaient déjà sur le terrain et des vautours planaient dans les airs en un énorme nuage tourbillonnant. Pas de corbeaux, toutefois. Et le même spectacle au sud d’après Jaim ; comme preuve, il voyait tournoyer les vautours au-delà du village. Pas assez pour venger Deselle ou Adora ou le petit Paet ou… Pas assez ; ce ne serait jamais assez. Rien ne pourrait jamais acquitter cette dette. Il serra Faile contre lui ; suffisamment fort pour qu’elle émette un son de protestation indistinct mais quand il voulut relâcher son étreinte, elle plaqua les mains sur ses bras, les agrippant avec autant de force pour les maintenir en place. Elle, c’était assez.

Des gens sortaient à flots du Champ d’Emond, Bran qui boitait et se servait de sa lance comme bâton, Marine qui souriait, un bras passé autour de lui, Daise que Wit, son mari, tenait embrassée, Gaul et Khiad la main dans la main et leur voile abaissé. Les oreilles de Loial s’étaient affaissées sous le poids de la fatigue et Tam avait du sang sur la figure, quant à Flann Lewin, il demeurait debout uniquement grâce au soutien de sa femme, Adine ; il y avait du sang sur presque tout le monde et des pansements de fortune. N’empêche, ils arrivaient en foule grandissante, Elam et Dav, Ewin et Aram, Eward Candwin et Buel Dowtry, les palefreniers de L’Auberge de la Source du Vin Hu et Tan, Ban et Tell et les Compagnons chevauchant toujours avec cette bannière. Cette fois, il ne vit pas les visages manquants, seulement ceux qui étaient toujours là. Vérine et Alanna à cheval, avec Tomas et Ihvon chevauchant tout près à leur suite. Le vieux Bili Congar qui brandissait un pichet contenant sûrement de l’aie ou mieux encore de l’eau-de-vie, et Cenn Buie plus noueux que jamais avec en plus des contusions, et Jac al’Seen avec un bras autour de son épouse, ses fils et ses filles autour de lui avec leurs femmes et leurs maris. Raen et lia, toujours avec les bébés attachés sur le dos. D’autres encore. Des visages qu’il ne connaissait pas du tout ; des hommes qui venaient probablement de la Tranchée-de-Deven et des fermes d’alentour. Des petits garçons et des petites filles qui couraient parmi eux en riant.

Ils se déployèrent de chaque côté, formant un vaste cercle avec les gens de la Colline-au-Guet, Faile et lui au centre. Tous évitaient les Évanescents qui agonisaient, et c’était comme s’ils voyaient non pas les Engeances de l’Ombre gisant partout mais seulement les deux sur Steppeur. Ils observaient en silence jusqu’à ce que Perrin commence à se sentir nerveux. Pourquoi personne ne dit quelque chose ? Pourquoi regardent-ils avec cette fixité ?

Les Blancs Manteaux apparurent, sortant lentement à cheval du village dans leur longue colonne brillante par quatre, Dain Bornhald à leur tête avec Jaret Byar. Chaque cape était éclatante de blancheur comme fraîchement lavée ; chaque lance s’inclinait avec précision selon le même angle. Des murmures moroses se firent entendre, mais les gens s’écartèrent pour les laisser pénétrer dans le cercle.

Bornhald leva une main couverte d’un gantelet, immobilisant la colonne dans un cliquetis de brides et des grincements de selles quand il fut en face de Perrin. « C’est fini, Engeance de l’Ombre. » La bouche de Byar frémit sur le point d’esquisser une grimace hargneuse, mais le visage de Bornhald ne changea pas, sa voix ne monta pas d’un ton. « Les Trollocs sont anéantis ici. Comme nous en étions convenus, je vous arrête maintenant comme Ami du Ténébreux et assassin.

— Non ! » Faile se retourna pour regarder Perrin, le regard furieux. « Qu’est-ce qu’il raconte, comme vous en étiez convenus ? »

Ses paroles furent presque noyées par le rugissement montant de tous les côtés. « Non ! Non ! » et « Vous ne le prendrez pas ! » et « Les-Yeux-d’Or ! »

Sans quitter du regard Bornhald, Perrin allongea une main et le calme se rétablit lentement. Quand le silence fut total, il déclara : « J’ai dit que je ne résisterais pas si vous apportiez votre soutien. » Surprenant comme sa voix était tranquille ; intérieurement, il bouillonnait d’une lente colère froide. « Si vous prêtiez assistance, Blanc Manteau. Où étiez-vous ? » L’autre ne répondit pas.

Daise Congar sortit du cercle de la foule avec Wit, qui s’attachait à elle comme s’il avait l’intention de ne plus jamais la lâcher. D’ailleurs, le bras robuste de Daise entourait les épaules de Wit à peu près de la même façon. Ils formaient un tableau curieux tandis qu’elle plantait fermement sa fourche transformée en arme d’hast, elle le dominant d’une tête et tenant son considérablement plus petit mari comme si elle voulait le protéger. « Ils se trouvaient sur le Pré Communal, annonça-t-elle d’une voix forte, tous alignés et en selle sur leurs chevaux, beaux comme des jeunes filles prêtes pour le bal du dimanche. Ils n’ont pas bougé. C’est cela qui nous a décidées à venir… » Un farouche murmure d’assentiment provint des femmes. « … quand nous avons vu que vous étiez sur le point d’être débordés, et qu’ils se contentaient de rester assis là comme des loupes sur une bûche ! »

Pas une seconde Bornhald ne détourna les yeux de Perrin. « Est-ce que vous vous imaginiez que je vous ferais confiance ? dit-il railleur. Votre plan n’a échoué que parce que les autres sont arrivés – oui ? – et vous ne pouvez pas prétendre vous en glorifier. » Faile bougea ; sans cesser de fixer Bornhald, Perrin posa un doigt en travers de ses lèvres juste alors qu’elle ouvrait la bouche. Elle le mordit – fort – mais elle ne dit rien. La voix de Bornhald commença finalement à s’échauffer. « Je vous verrai pendu, Engeance de l’Ombre. Je vous verrai pendu, quoi qu’il en coûte ! Je vous verrai mort, le monde devrait-il brûler ! » La dernière phrase résonna comme un cri. L’épée de Byar dégagea du fourreau sa lame sur une longueur de main ; un Blanc Manteau massif derrière lui – Farran, Perrin pensa qu’était son nom – dégaina la sienne entièrement, avec un sourire satisfait en contraste avec le rictus qui découvrait les dents de Byar.

Ils se figèrent comme des carquois cliquetaient quand des flèches en furent sorties, et des arcs se levèrent tout autour du cercle, les empennages tirés jusqu’à l’oreille, chaque pointe à large fer plat dirigé vers un Blanc Manteau. Tout le long de l’épaisse colonne, des selles aux grands arçons grincèrent comme les hommes modifiaient leur assise avec malaise. Bornhald ne montra aucun signe de peur, et de lui n’émanait pas non plus de senteur de peur ; son odeur était toute entière de haine. Il parcourut d’un regard presque fiévreux les gens des Deux Rivières qui encerclaient ses hommes et ramena sur Perrin ce regard aussi brûlant et rempli de haine.

Perrin fit un signe vers le bas et la tension fut relâchée avec répugnance sur les cordes, les arcs abaissés lentement. « Vous ne vouliez pas aider. » Sa voix était d’un froid de fer, d’une dureté d’enclume. « Depuis votre arrivée aux Deux Rivières, l’aide que vous avez apportée a été presque fortuite. En réalité, cela vous était égal que des gens soient brûlés vifs, tués, pour autant que vous pouviez trouver quelqu’un à qualifier d’Ami du Ténébreux. » Bornhald frissonna, bien qu’ayant encore le regard brûlant. « Il est temps de vous en aller. Pas seulement du Champ d’Emond. Il est temps que vous rassembliez vos Blancs Manteaux et quittiez les Deux Rivières. Maintenant, Bornhald. Vous partez maintenant.

— Je vous verrai pendu un jour », dit Bornhald à mi-voix. Il leva la main d’un geste brusque pour que la colonne le suive et talonna en avant son cheval comme pour renverser Perrin.

Perrin écarta Steppeur de son passage ; il voulait le départ de cette troupe, pas un massacre de plus. Que cet homme ait donc son dernier geste de défi.

Bornhald ne tourna pas une fois la tête, mais Byar aux joues cadavériques dévisagea Perrin avec une haine silencieuse et Farran parut le regarder avec regret pour une raison quelconque. Les autres maintenaient leurs yeux fixés droit devant eux quand ils passèrent dans un tintement de sellerie et le clop-clop des sabots. Le cercle s’ouvrit en silence pour les laisser sortir, en direction du nord.

Un groupe de dix ou douze hommes s’approchèrent à pied de Perrin, certains avec des bribes et des morceaux mal assortis de vieille armure, tous souriant anxieusement tandis que défilaient les derniers des Blancs Manteaux. Il n’en reconnut aucun. Un bonhomme au visage tanné, au large nez, semblait être leur chef, ses cheveux blancs à découvert mais un haubert rouillé lui descendant jusqu’aux genoux, le col d’une casaque de fermier émergeant toutefois autour de son cou. Il s’inclina gauchement par-dessus son arc. « Jerinvar Barstere, mon Seigneur Perrin. Jer, on m’appelle. » Il parlait vite, comme s’il craignait d’être interrompu. « Pardon de vous déranger. Quelques-uns d’entre nous allons suivre les Blancs Manteaux, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Bon nombre désirent rentrer chez eux, même si nous ne pouvons pas y arriver avant la nuit. Il y a autant de Blancs Manteaux qu’ici à la Colline-au-Guet, mais ils ont refusé de venir. Avaient des ordres de rester sur place, qu’ils ont dit. Bande d’imbéciles si vous voulez mon avis, et nous sommes plus que fatigués de les avoir chez nous, à fourrer leur nez dans la maison des gens et à tenter de nous inciter à accuser notre voisin de quelque chose. Nous allons leur faire un bout de conduite, avec votre permission. » Il adressa à Faile un regard confus, plongeant vers le bas son menton puissant, mais le flot de paroles ne ralentit pas. « Pardon, Dame Faile. Je n’avais pas l’intention de vous ennuyer, vous et votre seigneur. Juste souhaité le mettre au courant que nous sommes avec lui. Une belle femme que vous avez là, mon Seigneur. Une belle femme. Sans vouloir vous offenser, ma Dame. Eh bien, nous avons encore du jour et bavarder n’a jamais tondu de moutons. Pardon pour vous avoir importuné, mon Seigneur Perrin. Pardon, ma Dame Faile. » Il s’inclina de nouveau, imité par les autres, et ils s’en allèrent pressés par lui qui leur marmottait : « Nous n’avons pas le temps de nous imposer au seigneur et à sa dame. Il y a encore du pain sur la planche. »

« Qui était-ce ? » questionna Perrin, un peu ahuri par ce débit torrentiel ; Daise et Cenn à la fois ne pouvaient pas parler autant. « Le connais-tu, Faile ? De la Colline-au-Guet ?

— Maître Barstere est le Maire de la Colline-au-Guet, et les autres sont les membres du Conseil du Village. Le Cercle des Femmes de la Colline-au-Guet va envoyer une délégation sous la conduite de leur Sagesse une fois que l’on sera certain qu’il n’y a plus de danger. Pour voir si “ce Seigneur Perrin” convient aux Deux Rivières, à ce qu’elles disent, mais elles demandaient toutes à ce que je leur montre comment exécuter une révérence devant toi, et la Sagesse, Edelle Gaelin, t’apporte une de ses tartes aux pommes séchées.

— Oh, que je me réduise en braises ! » soupira-t-il. Cela se répandait. Il savait bien qu’il aurait dû l’interdire avec énergie dès le début. « Ne m’appelez pas comme ça ! cria-t-il aux hommes qui s’éloignaient. Je suis un forgeron ! Vous m’entendez ? Un forgeron ! » Jer Barstere se retourna pour le saluer d’un geste de la main et hocher la tête avant de continuer à presser ses compagnons.

Avec un gloussement de rire, Faile lui tira la barbe. « Tu es un charmant idiot, mon Seigneur Forgeron. Trop tard pour revenir en arrière maintenant. » Soudain son sourire devint franchement espiègle. « Mon mari, y aurait-il une possibilité que tu puisses être bientôt un moment seul avec ton épouse ? Le mariage a l’air de m’avoir rendue aussi audacieuse qu’une effrontée de l’Arad Doman ! Je sais que tu dois être fatigué, mais… » Elle s’interrompit avec un petit cri aigu et se cramponna à sa tunique comme il lançait Steppeur d’un coup de talon au galop vers Y Auberge de la Source du Vin. Pour une fois, les acclamations qui suivirent ne le contrarièrent pas du tout.

« Les-Yeux-d’Or ! Seigneur Perrin ! Les-Yeux-d’Or ! »

Du haut de la branche épaisse d’un chêne feuillu à la lisière du Bois de l’Ouest, Ordeith contemplait le Champ d’Emond, à un quart de lieue au sud. C’était impossible. Harassez-les. Écorchez-les. Tout s’était déroulé conformément au plan. Même Isam s’était prêté au jeu. Pourquoi cet imbécile a-t-il cessé d’amener des Trollocs ? Il aurait dû en faire venir assez pour que le pays des Deux Rivières en soit noir ! De la salive dégouttait de ses lèvres, mais il ne le remarqua pas, pas plus qu’il ne s’avisa que sa main tâtonnait à sa ceinture. Harcelez-les jusqu’à ce que leurs cœurs éclatent ! Torturez-les et enfouissez-les hurlant en terre !Tout prévu pour attirer à lui Rand al’Thor, et voilà le résultat ! Le pays des Deux Rivières n’avait même pas été égratigné. Quelques fermes incendiées ne comptaient pas ; ni quelques fermiers dépecés vivants pour les marmites des Trollocs. Je veux que le pays des Deux Rivières flambe, flambe si bien que ce feu vive dans la mémoire des hommes pendant un millier d’années !

Il examina la bannière flottant au-dessus du village, et celle qui n’était pas tellement loin au-dessous de lui. Une tête de loup rouge sur fond blanc bordé de rouge, et un aigle rouge. Rouge pour le sang que le pays des Deux Rivières devait verser afin de tirer des hurlements de Rand al’Thor. Manetheren. Cela doit représenter la bannière de Manetheren. Quelqu’un leur avait parlé de Manetheren, hein ? Qu’est-ce que ces imbéciles connaissaient des jours de gloire de Manetheren ? Manetheren. Oui. Il y avait plus d’un moyen de les châtier. Il rit si fort qu’il faillit choir du chêne avant de se rendre compte qu’il ne se tenait plus des deux mains, que l’une de ses mains agrippait sa ceinture à l’endroit où un poignard aurait dû être accroché. Le rire se tourna en rictus furieux quand il regarda cette main. La Tour Blanche détenait ce qui lui avait été volé. Ce qui lui appartenait de droit, un droit qui remontait aux Guerres Trolloques.

Il se laissa tomber sur le sol et grimpa sur son cheval avant de regarder ses compagnons. Ses chiens de chasse. Les quelque trente Blancs Manteaux qui restaient ne portaient plus leurs capes blanches, naturellement. De la rouille tachait leurs cottes de mailles et armures à plates ternies et Bornhald n’aurait jamais reconnu ces faces moroses, louches, sales et pas rasées. Ces humains observaient Ordeith, méfiants mais apeurés, sans même un coup d’œil pour le Myrddraal parmi eux, sa face sans yeux blême comme un ver, aussi morne et fermée que les leurs. Le Demi-Homme redoutait qu’Isam le découvre ; Isam n’avait pas été content du tout quand ce raid sur Taren-au-Bac avait laissé s’échapper tant de gens qui rapporteraient ce qui se passait dans les Deux Rivières. Ordeith ricana à la pensée de l’anxiété d’Isam. Cet homme était un problème à résoudre une autre fois, s’il était encore vivant.

« Nous partons pour Tar Valon », dit-il sèchement. Une chevauchée ventre à terre, pour arriver au bac avant Bornhald. La bannière de Manetheren, brandie de nouveau au pays des Deux Rivières après tous ces siècles. Comme l’Aigle Rouge l’avait pourchassé, il y avait de cela si longtemps. « Mais Caemlyn d’abord ! » Châtiez-les, écorchez-les. Que le pays des Deux Rivières paie d’abord, puis Rand al’Thor, puis…

Riant, il s’enfonça au galop vers le nord à travers la forêt, sans regarder en arrière si les autres suivaient. Ils suivraient. Ils n’avaient nulle part ailleurs où aller.

Загрузка...