Élayne s’évertua à soulever le loqueteau bloquant les bras de son siège, puis s’élança à la suite des deux Atha’ans Mierre et faillit entrer en collision avec Nynaeve au pied de l’échelle. Le bateau se balançait toujours, bien qu’avec moins de violence. Pas sûre qu’ils n’étaient pas en train de couler, elle fit passer Nynaeve devant elle et lui imprima de légères poussées pour l’inciter à monter plus vite.
Sur le pont, les membres de l’équipage se précipitaient de-ci de-là, vérifiant le gréement ou se penchant par-dessus la lisse afin d’inspecter la coque, criant au tremblement de terre. Les mêmes cris provenaient aussi des dockers, par contre Élayne avait compris ce qu’il en était, malgré ce qui était renversé sur les quais et les navires qui tanguaient encore en tirant sur leurs amarres.
Elle porta son attention vers la Pierre. L’énorme forteresse était immobile, mais aux alentours tourbillonnaient des foules d’oiseaux effrayés et cette bannière blanche ondulait, presque paresseusement, dans un courant de brise isolé. Aucun signe que cette masse pareille à une montagne avait été ébranlée par quoi que ce soit. Pourtant, c’était le fait de Rand. Elle en était certaine.
Quand elle se détourna, elle trouva Nynaeve qui la regardait et, pendant un long moment, leurs yeux se croisèrent. « Nous serons dans de beaux draps s’il a endommagé le bateau, finit par dire Élayne. Comment sommes-nous censées arriver à Tanchico s’il se met à chahuter tous les navires ? » Ô Lumière, pourvu qu’il aille bien. Je n’y peux rien, sinon. Il va bien. Sûrement.
Nynaeve lui effleura le bras dans un geste rassurant. « Nul doute que votre seconde lettre a touché un nerf. Les hommes exagèrent toujours quand ils lâchent la bride à leurs émotions ; c’est le prix à payer pour les maintenir sur la bonne voie. Tout Dragon Réincarné qu’il est, il doit apprendre que, entre homme et femme… Qu’est-ce que ceux-là fabriquent ici ? »
« Ceux-là » étaient deux hommes immobiles au milieu des gens du Peuple de la Mer qui s’affairaient sur le pont. L’un était Thom Merrilin, drapé dans sa cape de ménestrel, avec les étuis de sa harpe et de sa flûte sur son dos et un baluchon à ses pieds à côté d’un coffret en bois à serrure qui avait vu des jours meilleurs. L’autre était un beau natif du Tear, mince, d’âge mûr, un homme brun en bonne condition physique coiffé d’un chapeau de paille conique et portant une de ces casaques de roturier qui étaient ajustées jusqu’à la taille puis s’épanouissaient comme une jupe courte. Un brise-épée à encoches était suspendu à une ceinture ceignant sa casaque et il s’appuyait sur un bâton de bois clair à nœuds proéminents comme des jointures, exactement de sa taille et pas plus épais que son pouce. Un paquet carré pendillait par une boucle passée autour de son épaule. Élayne le connaissait : son nom était Juilin Sandar.
À l’évidence, les deux hommes étaient des inconnus l’un pour l’autre bien que se tenant presque côte à côte ; il y avait de la raideur et de la réticence dans leur attitude. Pourtant, leur attention se portait dans les mêmes directions, partagée entre la Maîtresse-des-Voiles se rendant vers le gaillard d’arrière qu’ils suivaient des yeux et Élayne et Nynaeve qu’ils regardaient, visiblement peu sûrs d’eux et le masquant derrière une affectation de confiance désinvolte. Thom souriait, caressait ses longues moustaches blanches et inclinait la tête chaque fois qu’il levait les yeux vers elles deux ; Sandar exécutait avec aplomb des saluts solennels.
« Il n’est pas endommagé, annonça Coine en escaladant l’échelle. Je peux appareiller dans l’heure, si cela vous convient. C’est-à-dire dans l’heure si l’on peut trouver un pilote de Tear. Je partirai sans lui, dans le cas contraire, bien que cela implique de ne jamais revenir à Tear. » Elle suivit leur regard jusqu’aux deux hommes. « Ils ont demandé un passage, le ménestrel pour Tanchico et le preneur-de-larrons pour n’importe où vous allez. Je ne peux pas le leur refuser, et cependant… » Ses yeux noirs revinrent se poser sur Élayne et Nynaeve. « … je le ferai si vous l’exigez. » La répugnance à enfreindre la coutume luttait dans sa voix avec… Le désir de les aider ? De servir le Coramoor ? « Le preneur-de-larrons est un homme estimable, même en tenant compte que c’est un continental. Sans vouloir vous offenser, la Lumière en est témoin. Le ménestrel, je ne sais pas, cependant un ménestrel peut égayer une traversée et rendre moins pesantes des heures lassantes.
— Vous connaissez Maître Sandar ? dit Nynaeve.
— À deux reprises il a trouvé ceux qui avaient commis des larcins à notre détriment et ce, rapidement. Un autre continental aurait mis plus longtemps afin de pouvoir demander davantage pour son travail. C’est manifeste que vous le connaissez, vous aussi. Désirez-vous que je lui refuse le passage ? » Sa répugnance persistait.
« Voyons d’abord ce qui motive leur présence ici, répliqua Nynaeve d’un ton neutre qui n’augurait rien de bon pour l’un et l’autre homme.
— Peut-être devrais-je me charger de leur parler, suggéra Élayne avec douceur mais fermeté. De cette façon, vous aurez tout loisir de voir s’ils dissimulent quelque chose. » Ce qu’elle ne dit pas c’est qu’ainsi le tempérament coléreux de Nynaeve ne prendrait pas le dessus, mais le sourire mi-figue mi-raisin que lui adressa sa compagne signifiait qu’elle l’avait néanmoins compris.
« Très bien, Élayne, je les observerai. Peut-être pourriez-vous étudier comment je conserve mon calme. Vous savez comme vous êtes quand vous vous énervez. »
Élayne ne put se retenir de rire.
Les deux hommes se redressèrent quand elle et Nynaeve s’approchèrent. Autour d’eux, l’équipage s’activait, se pressant dans le gréement, hissant des cordages, nouant des garcettes ici et en dénouant d’autres, selon les ordres de la Maîtresse-des-Voiles qui leur étaient retransmis. Ils contournaient les quatre terriens en les regardant à peine.
Élayne dévisagea Thom Merrilin en fronçant pensivement les sourcils. Elle était convaincue de n’avoir jamais rencontré le ménestrel avant qu’il arrive dans la Pierre, pourtant même alors elle avait été frappée par quelque chose de familier dans sa personne. Non pas que ce fût vraisemblable. Les ménestrels étaient généralement des artistes de village ; sa mère n’en avait assurément jamais eu un au palais de Caemlyn. Les seuls baladins qu’Élayne se rappelait avoir vus se trouvaient dans les villages proches des domaines de campagne de sa mère, et cet homme à l’aspect de faucon chenu ne s’y était certainement pas trouvé.
Elle décida de s’adresser d’abord au preneur-de-larrons. Il insistait là-dessus, elle s’en souvenait ; ce qui était ailleurs un traqueur-de-larrons était un preneur-de-larrons dans le Tear et la distinction semblait importante pour lui.
« Maître Sandar, commença-t-elle gravement, vous ne vous souvenez peut-être pas de nous. Je suis Élayne Trakand et voici mon amie, Nynaeve al’Meara. Si j’ai bien compris, vous désirez voyager jusqu’à la même destination que nous. Puis-je demander pourquoi ? La dernière fois que nous avons été en contact avec vous, vous ne nous avez pas très bien servies. »
Il ne tiqua pas à la suggestion qu’il puisse les avoir oubliées. Ses yeux se portèrent d’un mouvement vif sur leurs mains, notant l’absence d’anneaux. Ces yeux noirs remarquaient tout et l’enregistraient de façon ineffaçable. « Je me rappelle effectivement, Maîtresse Trakand, et je me rappelle bien. Toutefois, excusez-moi, la dernière fois que je vous ai servies c’était en compagnie de Mat Cauthon, quand nous vous avons sorties toutes les deux de l’eau avant que les brochets argentés puissent s’attaquer à vous. »
Nynaeve s’éclaircit la gorge mais discrètement. Ç’avait été d’un cachot, pas de l’eau, et l’Ajah Noire, pas des brochets. Nynaeve en particulier n’aimait pas s’entendre remettre en mémoire qu’elles avaient eu besoin d’aide cette fois-là. Certes, elles ne se seraient pas trouvées enfermées dans cette cellule de prison sans Juilin Sandar. Non, ce n’était pas entièrement juste. Vrai, mais pas complètement juste.
« Tout cela est bel et bon, rétorqua Élayne avec autorité, mais vous n’avez toujours pas expliqué pourquoi vous voulez aller à Tanchico. »
Il prit une profonde aspiration et regarda Nynaeve avec défiance. Élayne n’était pas sûre d’apprécier qu’il redoute Nynaeve plus qu’elle-même. « J’ai été tiré de ma maison il n’y a pas plus d’une demi-heure, déclara-t-il prudemment, par un homme que vous connaissez, je pense. Un homme de haute taille, au visage impassible qui s’appelle Lan. » Les sourcils de Nynaeve se haussèrent légèrement. « Il venait de la part d’un autre homme que vous connaissez. Un… berger, m’a-t-on dit. J’ai reçu une grande quantité d’or et instruction de vous accompagner. L’une et l’autre. On m’a dit que si vous ne reveniez pas saines et sauves de ce voyage…
Nous contenterons-nous de préciser que mieux vaudrait me noyer que de revenir ? Lan a été catégorique et le… berger ne l’a pas été moins dans son message. La Maîtresse-des-Voiles m’oppose que je ne peux pas embarquer sans votre accord. Je ne suis pas sans certains talents qui peuvent se révéler utiles. » Le bâton tournoya dans ses mains, un tournoiement flou sifflant, et s’immobilisa. Ses doigts tâtèrent le brise-épée sur sa hanche, pareil à une courte épée mais non coupant, ses encoches prévues pour bloquer une lame.
« Les hommes trouvent moyen de passer outre à ce que l’on leur ordonne de faire », murmura Nynaeve, d’un ton qui n’était pas de déplaisir.
Élayne se contenta de froncer les sourcils avec dépit. Rand l’avait envoyé ? Il n’avait pas dû lire la deuxième lettre avant. Que la Lumière le brûle ! Pourquoi réagit-il si vite ? Pas le temps d’envoyer une autre lettre et elle n’aboutirait probablement qu’à lui brouiller davantage les idées. Et me donnerait l’air encore plus idiote. Qu’il se réduise en braises !
« Et vous, Maître Merrilin ? dit Nynaeve. Le berger a-t-il envoyé aussi à notre suite un ménestrel ? Ou l’autre compagnon ? Pour nous distraire avec vos tours de jongleur et de mangeur de feu, peut-être ? »
Thom était en train de scruter Sandar d’un regard pénétrant, mais il détourna son attention avec aisance et exécuta un salut élégant, gâché seulement par un envol par trop appliqué de cette cape couverte de pièces multicolores. « Pas le berger, Maîtresse al’Meara. Une dame qui nous est une connaissance commune m’a demandé – demandé – de vous accompagner. La dame qui vous a découverts, vous et le berger, au Champ d’Emond.
— Pourquoi ? questionna Nynaeve d’une voix soupçonneuse.
— Moi aussi, j’ai des talents utiles, lui répondit Thom avec un coup d’œil au preneur-de-larrons. Autres que la jonglerie, j’entends. Et je me suis rendu à plusieurs reprises à Tanchico. Je connais bien la ville. Je peux vous indiquer où trouver une bonne auberge, et quels quartiers sont dangereux de jour autant qu’après la tombée de la nuit, et à qui il faut graisser la patte pour que la Garde Civile ne s’intéresse pas de trop près à ce que vous faites. Elle surveille avec zèle les étrangers. Je suis en mesure de vous prêter assistance dans bon nombre de circonstances. »
De nouveau, Élayne éprouva cette sensation de familiarité. Avant de se rendre compte de son geste, elle allongea la main et tira sur une de ses longues moustaches blanches. Il sursauta, et elle plaqua ses deux paumes sur sa bouche, rougissant comme un coquelicot. « Pardonnez-moi. Je… j’ai eu l’impression de me rappeler avoir fait cela déjà. Je veux dire… Je suis réellement désolée. » Par la Lumière, qu’est-ce qui m’a prise ? Il doit me croire simple d’esprit.
« Je… m’en serais souvenu », répondit-il, très guindé.
Elle espéra qu’il n’était pas offensé. C’était difficile à discerner d’après son expression. Les hommes s’offensaient alors qu’ils auraient dû être amusés et étaient amusés alors qu’ils devraient s’offusquer. S’ils allaient voyager ensemble… Alors seulement elle se rendit compte qu’elle avait décidé qu’ils les accompagneraient. « Nynaeve ? » dit-elle.
Sa compagne, naturellement, comprit la question non formulée. Elle examina les deux hommes minutieusement, puis hocha la tête. « Ils peuvent venir. Pour autant qu’ils acceptent d’agir comme on le leur indiquera. Je ne veux pas d’un abruti qui se conduise à sa fantaisie et nous mette en danger.
— Qu’il en soit selon votre volonté, Maîtresse al’Meara », répliqua aussitôt Sandar en s’inclinant ; par contre, Thom déclara : « Un ménestrel est une âme libre, Nynaeve, mais je puis vous promettre que je ne vous exposerai à aucun danger. Loin de là.
— Comme on vous l’indiquera, répéta Nynaeve d’un ton catégorique. Donnez votre parole, sinon c’est depuis le quai que vous regarderez appareiller ce navire.
— Les Atha’ans Mierre ne refusent le passage à personne, Nynaeve.
— Vous ne le croyez pas ? Est-ce que le traqueur-de-larrons » – Sandar tiqua – « est le seul à qui l’on a précisé qu’il fallait notre permission ? Comme on vous l’indiquera, Maître Merrilin. »
Thom Merrilin secoua sa tête blanche comme un cheval rétif et respira fort, mais finalement il acquiesça. « Ma parole, Maîtresse al’Meara.
— Très bien, donc, répliqua Nynaeve d’une voix revigorante. La question est réglée. Vous deux, allez maintenant trouver la Maîtresse-des-Voiles et informez-la que j’ai dit de vous trouver un cagibi quelque part si elle peut, hors de notre chemin. Filez, à présent. Vite. »
Sandar s’inclina de nouveau et partit ; Thom frémit visiblement avant de le rejoindre, le dos raide.
« N’êtes-vous pas trop dure avec eux ? » dit Élayne dès qu’ils furent hors de portée de voix. Ce qui n’était pas loin, avec tout le tumulte qui régnait sur le pont. « Nous avons à voyager ensemble, en somme. “Les mots aimables font d’aimables compagnons.”
— Mieux vaut commencer comme nous avons l’intention de continuer, Élayne. Thom Merrilin sait parfaitement que nous ne sommes pas des Aes Sedai confirmées. » Elle avait baissé la voix et jeté un coup d’œil alentour en le disant. Pas un membre de l’équipage ne regardait même dans leur direction, à l’exception de la Maîtresse-des-Voiles, là-bas près du gaillard d’arrière où elle écoutait le grand ménestrel et le traqueur-de-larrons. « Les hommes bavardent – ils n’y manquent jamais – alors Sandar sera bientôt aussi au courant. Ils ne présenteraient pas de difficultés à des Aes Sedai mais à deux Acceptées… ? À la moindre petite chance, ils feraient tous les deux ce qu’ils estiment le mieux, quoi que nous disions. Je n’ai pas l’intention de leur donner même cette petite chance.
— Peut-être avez-vous raison. Pensez-vous qu’ils savent pourquoi nous allons à Tanchico ? »
Nynaeve eut un reniflement dédaigneux. « Non, sinon ils ne seraient pas si optimistes, je gage. Et je préférerais ne pas le leur expliquer à moins d’y être obligée. » Elle adressa à Élayne un regard éloquent ; inutile pour elle de souligner qu’elle n’en aurait pas informé non plus la Maîtresse-des-Voiles, si l’initiative lui en avait été laissée. « Voilà une maxime pour vous : “Allez au-devant des ennuis et vous en aurez pour dix fois plus que vous ne l’escomptez.”
— Vous parlez comme si vous n’aviez pas confiance en eux, Nynaeve. » Elle aurait plutôt dit que sa compagne se conduisait comme Moiraine, mais Nynaeve n’aurait pas apprécié la comparaison.
« Le pouvons-nous ? Juilin Sandar nous a déjà trahies une fois. Oui, oui, je sais que personne n’aurait pu s’en empêcher, mais cela revient toutefois au même. Et Liandrin et les autres connaissent son visage. Nous aurons à le vêtir différemment. Peut-être à lui ordonner de laisser pousser ses cheveux plus longs. Peut-être une moustache, comme celle qui infeste la figure du ménestrel. Cela ferait l’affaire.
— Et Thom Merrilin ? demanda Élayne. J’estime que nous pouvons nous fier à lui. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai confiance en lui.
— Il a admis être envoyé par Moiraine, répliqua Nynaeve d’un ton las. Que n’a-t-il pas admis, par contre ? Que lui a-t-elle confié qu’il ne nous a pas communiqué ? Est-il censé nous aider, ou accomplir autre chose ? Moiraine joue si souvent son propre jeu que je lui accorde cela de confiance en plus qu’à Liandrin. » Elle tint son pouce et son index à peine écartés. « Elle nous utilisera – vous et moi à la fois – nous utilisera jusqu’au bout, si cela sert Rand. Ou plutôt si cela sert ce qu’elle a prévu pour Rand. Elle lui passerait au cou une laisse pour en faire un chien de manchon si elle le pouvait.
— Moiraine sait ce qu’il y a à faire, Nynaeve. » Pour une fois, elle répugnait à en convenir. Que Moiraine sache ce qu’il y avait à faire risquait fort d’expédier Rand vers la Tarmon Gai’don d’autant plus vite. Vers la mort peut-être. Rand, contrepoids du monde. C’était saugrenu – absurde et puéril – que les plateaux de la balance oscillent pour elle si bien à la même hauteur. Pourtant, elle n’osait pas leur donner une chiquenaude pour qu’ils bougent, même en pensée, parce qu’elle n’était pas sûre de quel côté elle les pousserait à pencher. « Elle le sait mieux que lui, reprit-elle en affermissant sa voix. Mieux que nous.
— Peut-être. » Nynaeve soupira. « Par contre, je ne suis pas obligée de trouver cela plaisant. » Des amarres furent larguées à la proue, où soudain se déployèrent des voiles triangulaires, et Danseur-sur-les-vagues s’inclina en s’éloignant du quai. D’autres voiles surgirent, de grands carrés et triangles blancs, les amarres arrière furent larguées aussi et le vaisseau se dirigea vers le fleuve en décrivant un grand arc au milieu des bâtiments à l’ancre qui attendaient leur tour pour aborder aux docks, une impeccable courbe qui s’acheva cap au sud vers l’aval. Les gens du Peuple de la Mer dirigeaient leur navire comme un cavalier hors pair un beau destrier. Cette curieuse roue rayon-née manœuvrait le gouvernail, d’une manière ou d’une autre, selon que l’un des marins au torse nu la tournait. Un homme, Élayne fut soulagée de le constater. La Maîtresse-des-Voiles et la Pourvoyeuse-de-Vent se tenaient d’un côté de la roue, Coine donnant de temps en temps un ordre, parfois après un conciliabule à voix basse avec sa sœur. Toram observa un moment, avec un visage qui aurait pu être sculpté dans une planche du pont, puis descendit au pont inférieur d’un pas digne.
Il y avait un natif de Tear sur le gaillard d’arrière, un personnage bouffi à la mine déconfite, en tunique d’un jaune sourd aux manches bouffantes grises, qui se frottait les mains d’un geste nerveux. Il avait été poussé en hâte à bord juste avant que la passerelle soit retirée, c’était un pilote censé guider Danseur-sur-les-vagues vers l’aval ; selon les lois de Tear, aucun navire n’avait le droit de traverser les Doigts du Dragon sans avoir embarqué un pilote du pays. Son abattement provenait à coup sûr de ce qu’il ne faisait rien car, s’il énonçait des instructions, les marins du Peuple de la Mer ne leur prêtaient pas attention.
Murmurant qu’elle voulait voir à quoi ressemblait leur cabine, Nynaeve descendit dans l’entrepont mais Élayne prenait plaisir à la brise qui soufflait et à la sensation de partir. Voyager, visiter des endroits qu’elle ne connaissait pas était une joie en soi. Elle ne s’y était jamais attendue, pas de cette façon. La Fille-Héritière d’Andor pouvait effectuer quelques visites officielles, et davantage quand elle aurait accédé au trône, mais elles seraient restreintes par le cérémonial et les convenances. Pas du tout comme ici. Des marins pieds nus et un bateau en route pour la haute mer.
La berge défilait très rapidement à mesure que le soleil montait ; de temps en temps un groupe de maisons et d’écuries en pierre blotties les unes contre les autres, balayé par le vent et isolé, apparaissait et disparaissait à l’arrière. Pas de villages, cependant. Le Tear n’autorisait pas le plus petit village au bord du fleuve car même le plus minuscule risquait de devenir un jour le rival de la capitale. Les Puissants Seigneurs maîtrisaient la dimension des villages et des villes dans le pays au moyen d’un impôt sur les constructions dont le taux s’alourdissait dans la proportion où les bâtiments se multipliaient. Élayne était sûre qu’ils n’auraient jamais permis à Godan, sur la Baie de Remara, de se développer sans la nécessité supposée d’une présence forte face à la cité-état de Mayene. En un sens, c’était un soulagement de laisser derrière soi des gens aussi stupides. Si seulement elle n’avait pas été obligée de laisser également un homme stupide.
Le nombre de bateaux, la plupart petits et tous environnés de nuages de mouettes et d’oiseaux-pêcheurs pleins d’espoir, s’accroissait à mesure que Danseur-sur-les-vagues avançait vers le sud, surtout une fois que le navire entra dans le labyrinthe de chenaux appelés les Doigts du Dragon. Souvent les oiseaux en l’air et les hautes perches auxquelles étaient accrochés les filets étaient ce qu’il y avait de seul visible en dehors de plaines de roseaux et d’herbes-coutelas ondulant sous la brise, parsemées d’îles basses où poussaient de curieux arbres tordus aux entrelacements de racines évoquant des pattes d’araignée exposées à l’air. Beaucoup de bateaux travaillaient en plein milieu des roseaux, mais pas avec des filets. Une fois, Élayne en vit quelques-uns proches de l’eau libre, leurs occupants hommes et femmes jetant des lignes avec hameçon dans cette végétation aquatique et en retirant des poissons aux raies sombres qui se tortillaient, longs comme un bras d’homme.
Le pilote de Tear commença à marcher avec anxiété comme un lion en cage quand ils atteignirent le delta, avec le soleil au-dessus de leurs têtes, refusant avec dédain l’offre de pain et d’un bol d’un épais ragoût de poissons épicé. Élayne mangea avec grand appétit sa portion, essuyant son bol de faïence avec sa dernière bouchée de pain, bien qu’elle partageât le malaise du pilote. Des passages larges et étroits partaient dans toutes les directions. Certains s’interrompaient brusquement, en pleine vue, contre une muraille de roseaux. Il n’y avait pas moyen de dire lequel parmi les autres ne se terminerait pas aussi soudainement après la prochaine courbe. Néanmoins, Coine ne ralentit pas le Danseur-sur-les-vagues, pas plus qu’elle n’hésita sur le choix de la direction. Manifestement, elle connaissait quel chenal prendre, ou la Pour-voyeuse-de-Vent le connaissait, ce qui n’empêchait pas le pilote de marmonner entre ses dents comme s’il s’attendait à ce que le bateau s’échoue d’une minute à l’autre.
C’est vers la fin de l’après-midi qu’apparut soudain sur l’avant l’embouchure du fleuve et, derrière, l’étendue sans bornes de la mer des Tempêtes. Les marins firent quelque chose avec les voiles et le vaisseau s’immobilisa en frémissant. Alors seulement Élayne remarqua un gros bateau à rames courant sur l’eau comme un insecte aquatique aux multiples pattes en provenance d’une île où quelques bâtiments de pierre désolés se dressaient autour de la base d’une haute tour étroite au sommet de laquelle se tenaient des hommes paraissant tout petits sous la bannière de Tear, trois croissants blancs sur champ rouge et or. Le pilote empocha sans dire un mot la bourse que lui tendit Coine et descendit par une échelle de corde jusqu’au canot. Dès qu’il fut à son bord, les voiles furent de nouveau hissées et le Danseur-sur-les-vagues affronta les premières lames de houle de la pleine mer, s’élevant légèrement, fendant l’eau. Les marins se répandirent vivement dans le gréement pour établir d’autres voiles, tandis que le vaisseau s’éloignait du continent en direction du sud-ouest.
Quand la dernière mince langue de terre disparut au-dessous de l’horizon, les femmes du Peuple de la Mer ôtèrent leur corsage. Toutes, même la Maîtresse-des-Voiles et la Pourvoyeuse-de-Vent. Élayne ne savait plus où poser les yeux. Toutes ces femmes allant à demi vêtues et parfaitement indifférentes aux hommes qui les entouraient. Juilin Sandar semblait aussi gêné qu’elle, tour à tour regardant les femmes avec des yeux écarquillés et fixant ses pieds, pour finir par descendre presque au pas de course à sa cabine. Élayne ne voulut pas se laisser mettre en déroute de cette façon. Elle opta pour contempler la mer par-dessus la lisse.
Des coutumes différentes, se rappela-t-elle. Pour autant que l’on ne s’attend pas à ce que je fasse de même. Cette seule idée faillit provoquer une crise de fou rire. Elle ne savait pas pourquoi, mais l’Ajah Noire était plus facile à envisager que cela. Des coutumes différentes. Ô Lumière !
Le ciel devint pourpre, avec un soleil d’or terne à l’horizon. Une foule de dauphins escortaient le navire, roulant et se cambrant à côté de lui, tandis que plus loin des espèces de poissons d’un bleu argenté s’élevaient par bancs au-dessus de la surface et grâce à leurs nageoires pectorales déployées, longues d’une paume, planaient sur une distance de cinquante pas ou plus avant de replonger dans la houle gris-vert. Élayne observa avec stupeur une douzaine de ces vols avant qu’ils ne reparaissent plus.
Toutefois, les dauphins, grandes formes élégantes, étaient en eux-mêmes assez merveilleux, garde d’honneur escortant le retour du Danseur-sur-les-vagues dans le milieu auquel il appartenait. Eux, Élayne les reconnut d’après des descriptions lues dans des livres ; on racontait que, s’ils vous trouvaient en train de vous noyer, ils vous poussaient jusqu’au rivage. Elle n’était pas sûre d’y ajouter entièrement foi, mais c’était une belle histoire. Elle les suivit le long du navire jusqu’à la proue avant de se rendre compte que Thom Merrilin s’y trouvait déjà, souriant aux dauphins un peu tristement, sa cape gonflée par le vent comme le nuage de voiles au-dessus d’eux. Il s’était débarrassé de ses bagages. Il lui donnait l’impression d’être quelqu’un qu’elle connaissait ; oui, vraiment. « N’êtes-vous pas heureux, Maître Merrilin ? »
Il lui jeta un coup d’œil de côté. « Je vous en prie, appelez-moi Thom, ma dame.
— Thom, donc. Mais pas ma dame. Je ne suis que Maîtresse Trakand ici.
— Entendu, Maîtresse Trakand, dit-il avec une esquisse de sourire.
— Comment pouvez-vous regarder ces dauphins et être triste, Thom ?
— Ils sont libres, murmura-t-il sur un tel ton qu’elle hésita à penser qu’il lui répondait. Ils n’ont pas de décisions à prendre, pas de prix à payer. Pas un souci au monde, excepté trouver des poissons à manger. Et les requins, je suppose. Et les scorpènes. Et probablement cent autres choses que je ne connais pas. Peut-être n’est-ce finalement pas une existence tellement désirable.
— Est-ce que vous les enviez ? » Il ne répondit pas, mais de toute façon ce n’était pas la bonne question. Elle avait besoin de le faire sourire de nouveau. Non, rire. Elle ne savait trop pourquoi, elle était certaine de se rappeler où elle l’avait déjà rencontré si elle réussissait à ce qu’il rie. Elle choisit un autre sujet, un qui devait être plus cher à son cœur. « Avez-vous l’intention de composer l’épopée de Rand, Thom ? » Les épopées étaient l’affaire des bardes, pas des ménestrels, mais un peu de flatterie ne gâtait rien. « L’épopée du Dragon Réincarné. Loial veut écrire un livre, vous savez.
— Peut-être en composerai-je, Maîtresse Trakand. Peut-être. Mais que je compose mon poème ou que l’Ogier écrive son livre ne changera pas grand-chose au bout du compte. Nos histoires ne survivront pas à la longue. Quand viendra la nouvelle Ère… » – il eut une grimace et tirailla une de ses moustaches. « À la réflexion, cela se produira peut-être dans pas plus d’un an ou deux. Comment se marque la fin d’une Ère ? Cela ne peut pas toujours être un cataclysme de Tordre de la Destruction du Monde. Pourtant, s’il faut en croire les Prophéties, c’est ce qui se passera pour celle-ci. Voilà le hic avec les prophéties. L’original est toujours dans l’Ancienne Langue, et peut-être aussi en Grand Chant : si l’on ne connaît pas au préalable ce que signifie une chose, il n’y a pas moyen de la déchiffrer. Signifie-t-elle ce qu’elle dit ou est-ce une manière fleurie d’exprimer quelque chose d’entièrement différent ?
— Vous parliez de votre épopée », dit-elle, pour essayer de le ramener à ce sujet ; mais il secoua sa tête à la longue chevelure blanche.
« Je parlais de changement. Mon épopée, si je la compose – et le livre de Loial – ne seront pas plus que des graines de semence, si la chance nous favorise l’un et l’autre. Ceux qui sont au courant de la vérité mourront et les petits-enfants de leurs petits-enfants se rappelleront quelque chose de différent. Et les petits-enfants des petits-enfants de ceux-là autre chose encore. D’ici deux douzaines de générations, vous en serez peut-être l’héroïne et non Rand.
— Moi ? dit-elle en riant.
— Ou encore Mat, ou Lan. Ou même moi. » Il lui adressa un sourire qui illumina son visage buriné. « Thom Merrilin. Pas un ménestrel… mais quoi ? Qui peut le dire ? Pas mangeur de feu, mais le crachant. Le projetant autour de lui comme une Aes Sedai. » Il fit voleter sa cape. « Thom Merrilin, le héros mystérieux qui renverse des montagnes et met des rois sur le trône. » Le sourire devint un énorme rire sonore. « Rand al’Thor aura de la chance si la nouvelle Ère se rappelle correctement son nom. »
Elle avait raison ; ce n’était pas seulement une impression. Ce visage, ce rire bouillonnant de gaieté ; elle s’en souvenait. Mais d’où ? Il fallait qu’elle l’incite à continuer à parler. « Cela se passe-t-il toujours ainsi ? Je ne crois pas que personne mette en doute, par exemple, qu’Artur Aile-de-Faucon a conquis un empire. Le monde entier, ou presque.
— Aile-de-Faucon, jeune Maîtresse ? Il a fondé un empire, d’accord, mais pensez-vous qu’il a accompli tout ce que racontent les livres, les contes et les épopées ? De la façon dont ils le racontent ? Qu’il a tué les cent meilleurs hommes de l’armée adverse, un par un ? Que les deux armées sont restées plantées là pendant que l’un des généraux – un roi – a livré cent duels ?
— Les livres l’affirment.
— Entre le lever et le coucher du soleil, le temps manque pour qu’un seul homme se batte cent fois en duel, ma petite. » Elle faillit l’interrompre tout net – petite ? Elle était Fille-Héritière d’Andor, pas sa petite – mais il avait pris le mors aux dents. « Et cela ne se passait qu’il y a mille ans. Remontez plus loin encore, jusqu’aux plus anciens récits que je connais, jusqu’à l’Ère qui a précédé l’Ère des Légendes. Mosk et Merk ont-ils réellement combattu avec des lances de feu et étaient-ils même des géants ? Est-ce qu’Elsbet était vraiment reine du monde entier et Anla sa sœur ? Est-ce qu’Anla était véritablement la Sage Conseillère ou s’agissait-il de quelqu’un d’autre ? Autant demander de quel animal provient l’ivoire ou quelle sorte de plante produit la soie. À moins que la soie ne provienne aussi d’un animal.
— J’ignore ce qu’il en est de ces premières questions », dit Élayne avec une certaine sécheresse ; s’entendre appeler « petite » lui restait encore sur l’estomac. « Mais vous pourriez interroger les gens du Peuple de la Mer en ce qui concerne l’ivoire et la soie. »
Il rit de nouveau – comme elle l’avait espéré, sans que cela donne plus de résultat que de l’ancrer dans la certitude qu’elle le connaissait – par contre, au lieu de la traiter de sotte, ce à quoi elle s’attendait à demi et était préparée, il déclara : « Pratique d’esprit et allant droit au but, exactement pareille à votre mère. Les deux pieds sur terre et peu de latitude laissée aux chimères de l’imagination. »
Elle releva légèrement le menton, se força à prendre une expression plus froide. Qu’elle veuille passer pour la simple Maîtresse Trakand, d’accord, mais voilà qui était une autre histoire. Elle éprouvait de la sympathie pour ce vieil homme et tenait à déchiffrer l’énigme qu’il représentait, par contre il n’était qu’un ménestrel et il ne devrait pas parler d’une reine en termes aussi familiers. Chose curieuse, chose irritante, il paraissait amusé. Amusé !
« Les Atha’ans Mierre ne le savent pas non plus, continua-t-il. Ils ne voient des terres au-delà du Désert des Aiels que quelques lieues autour de la poignée de ports où il leur est permis d’accoster. Ces endroits sont entourés de hauts remparts et ces remparts sont gardés de sorte qu’ils ne peuvent même pas grimper dessus pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Si un de leurs navires atterrit n’importe où ailleurs – ou un bateau qui n’est pas à eux ; seuls les gens du Peuple de la Mer sont autorisés à aller là-bas – on ne revoit plus jamais ce navire et son équipage. Et c’est pratiquement tout ce que je peux vous dire après plus d’années passées à poser des questions que je n’aime à m’en souvenir. Les Atha’ans Mierre gardent leurs secrets, mais je ne crois pas qu’ils en détiennent beaucoup sur ce point-là. D’après ce que j’ai réussi à glaner, les Cairhienins étaient traités de la même façon, quand ils avaient encore le droit d’emprunter le Chemin de la Soie à travers le Désert. Les négociants cairhienins ne voyaient jamais qu’une ville fortifiée, et ceux qui s’en écartaient disparaissaient. »
Élayne se surprit à l’étudier comme elle avait étudié les dauphins. Quel genre d’homme était-ce ? Par deux fois maintenant il avait semblé sur le point de se moquer d’elle – il était visiblement amusé, il y a une minute, si peu désireuse qu’elle fût de l’admettre, mais au contraire il lui avait parlé aussi sérieusement que… Eh bien, qu’un père à sa fille. « Il se pourrait que vous trouviez quelques réponses sur ce bateau, Thom. Ils étaient en partance pour l’est jusqu’à ce que nous ayons convaincu la Maîtresse-des-Voiles de nous emmener à Tanchico. Pour Shara, d’après le Maître-du-Fret, à l’est de Mayene ; cela doit se situer au-delà du Désert. »
Il la dévisagea pendant un instant. « Shara, vous dites ? Je n’ai encore jamais entendu ce nom-là. Shara, est-ce une cité, une nation, ou les deux ? Peut-être vais-je en apprendre un peu plus. »
Qu’est-ce que j’ai dit ? s’étonna-t-elle. J’ai dit quelque chose qui l’incite à réfléchir. Ô Lumière ! Je lui ai raconté que nous avions poussé Coine à changer ses plans. Cela ne pouvait avoir aucune conséquence, mais elle se tança vertement. Un mot proféré à l’étourdie devant ce charmant vieillard ne provoquerait pas de catastrophe, mais le même pouvait la tuer dans Tanchico, et Nynaeve aussi, pour ne pas parler du preneur-de-larrons et de Thom lui-même. S’il était bien un charmant vieil homme. « Thom, pourquoi êtes-vous venu avec nous ? Simplement parce que Moiraine l’a demandé ? »
Les épaules de Thom tressautaient ; elle se rendit compte qu’il riait de lui-même. « Quant à cela, qui peut le dire ? Ce n’est pas facile de résister à des Aes Sedai qui sollicitent une faveur. Peut-être était-ce la perspective de votre agréable compagnie pendant la traversée. Ou peut-être ai-je décidé que Rand était d’âge suffisant pour se tirer d’affaire seul pendant un certain temps. »
Il s’esclaffa ouvertement et elle ne put s’empêcher de rire avec lui. L’idée de ce vieux bonhomme chenu prenant soin de Rand. Le sentiment qu’elle pouvait se fier à lui revint, plus fort que jamais, tandis qu’il la regardait. Non pas parce qu’il était capable de se moquer de lui-même, ou pas seulement à cause de cela. Elle n’aurait pas su donner une raison à part le fait qu’en plongeant les siens dans ses yeux bleus elle ne pouvait croire que cet homme chercherait jamais à lui nuire en quoi que ce soit.
Elle éprouva de nouveau une envie presque irrésistible de tirer sur une de ses moustaches, mais elle astreignit ses mains à l’immobilité. Elle n’était plus une enfant, au bout du compte. Une enfant. Elle ouvrit la bouche – et soudain tout lui sortit de l’esprit.
« Je vous prie de m’excuser, Thom, dit-elle précipitamment. Il faut que je… Excusez-moi. » Elle se dirigea vivement vers la dunette, sans attendre de réponse. Il pensa probablement que le mouvement du vaisseau lui avait bouleversé l’estomac. Le tangage s’était accentué, tandis que le Danseur fonçait plus vite dans la forte houle soulevée par le vent qui avait fraîchi.
Deux hommes se tenaient à la barre sur le gaillard d’arrière, la force musculaire des deux nécessaire pour maintenir le cap du vaisseau. La Maîtresse-des-Voiles n’était pas sur le pont, mais la Pourvoyeuse-de-Vent s’y trouvait, debout contre la lisse derrière les timoniers, le torse nu comme les hommes, scrutant le ciel où de grosses vagues de nuages déferlaient plus sauvagement que l’océan. Pour une fois, ce n’était pas l’habillement de Jorine – ou son absence de vêtement – qui troublait Élayne. L’aura d’une femme embrassant la Saidar l’entourait, nettement visible malgré la clarté rougeoyante du jour. Voilà ce qu’elle avait ressenti, ce qui l’avait attirée. Une femme qui canalisait.
Élayne s’arrêta juste à côté du gaillard d’arrière pour observer ce qu’elle faisait. Les flux d’Air et d’Eau que maniait la Pourvoyeuse-de-Vent avaient l’épaisseur d’un câble, pourtant son tissage était complexe, presque raffiné, et il s’étendait sur les eaux aussi loin que portait la vue, toile tendue en travers du ciel. Le vent acquit de plus en plus de force ; les timoniers peinaient et Danseur volait au travers des vagues. Le tissage s’interrompit, l’aura de la Saidar se dissipa et Jorine s’affaissa contre la lisse, appuyée sur ses mains.
Élayne gravit l’échelle sans bruit, pourtant la femme du Peuple de la Mer parla à voix basse sans tourner la tête dès qu’elle fut assez près pour l’entendre. « Pendant que j’œuvrais, au beau milieu, j’ai pensé que vous me regardiez. À ce moment-là, je ne pouvais pas m’arrêter ; il y avait un risque de tempête que même Danseur n’aurait pas étalé. La Mer des Tempêtes est bien nommée ; elle soufflera bien assez de vents mauvais sans moi. Je n’avais pas eu du tout l’intention de faire cela, mais Coine a dit que nous devions aller vite. Pour vous et pour le Coramoor. » Elle leva les yeux et examina le ciel. « Ce vent tiendra jusqu’au matin, s’il plaît à la Lumière.
— C’est pour cette raison que le Peuple de la Mer n’accepte pas d’Aes Sedai à son bord ? dit Élayne en prenant place à côté d’elle à la lisse. Pour que la Tour n’apprenne pas que les Pourvoyeuses-de-Vent peuvent canaliser. Voilà pourquoi c’était vous qui aviez décidé de nous embarquer, et non votre sœur. Jorine, la Tour n’essaiera pas de vous en empêcher. Il n’y a pas de loi dans la Tour pour empêcher une femme de canaliser, même si elle n’est pas Aes Sedai.
— Votre Tour Blanche s’en mêlera. Elle essaiera de pénétrer dans nos navires, où nous sommes libres de la terre et des terriens. Elle tentera de nous lier à elle, de nous lier pour nous arracher à la mer. » Elle poussa un profond soupir. « On ne peut obliger à revenir la vague qui a passé. »
Élayne aurait aimé pouvoir la contredire, mais c’était vrai que la Tour recherchait les femmes et les jeunes filles qui pouvaient apprendre à canaliser, à la fois pour accroître le nombre d’Aes Sedai, s’amenuisant maintenant en comparaison de ce qu’il avait jadis été et à cause du danger de s’exercer à canaliser sans être guidée. En vérité, une femme à qui l’on pouvait enseigner d’atteindre la Vraie Source se retrouvait généralement dans la Tour qu’elle le veuille ou non, au moins jusqu’à ce qu’elle soit assez habile pour ne pas se tuer elle-même ou tuer d’autres personnes par accident.
Au bout d’un moment, Jorine reprit la parole. « Ce n’est pas le cas de nous toutes. Seulement de quelques-unes. Nous envoyons un petit groupe de jeunes filles à Tar Valon pour que les Aes Sedai ne viennent pas voir s’il y en a chez nous. Aucun navire dont la Pourvoyeuse-de-Vent peut tisser les courants de l’air ne transporte d’Aes Sedai. Quand vous vous êtes présentées, j’ai cru que vous deviez me connaître, mais vous n’avez rien dit, vous avez demandé à être embarquées et j’ai espéré que vous n’étiez peut-être pas des Aes Sedai malgré vos anneaux. Un espoir absurde. Je sentais la force qui émanait de vous deux. Et maintenant la Tour Blanche va être au courant.
— Je ne peux pas promettre de garder votre secret, mais je m’y attacherai au maximum. » Cette femme méritait davantage. « Jorine, je jure par l’honneur de la Maison Trakand d’Andor que je m’appliquerai de mon mieux à taire votre secret devant quiconque risquerait de nuire à vous et à votre peuple et, si je suis obligée de le révéler, je mettrai en œuvre tout ce qui est en mon pouvoir pour protéger les vôtres d’une ingérence quelconque. La Maison de Trakand n’est pas sans influence, même dans la Tour. » Et j’obligerai maman à en jouer si besoin est, d’une manière ou d’une autre.
« S’il plaît à la Lumière, tout se passera bien, dit Jorine d’un ton fataliste. Tout ira bien, et tout ira bien, et toutes sortes de choses seront bien s’il plaît à la Lumière.
— Il y avait une damane sur ce bateau seanchan, n’est-ce pas ? » La Pourvoyeuse-de-Vent lui adressa un coup d’œil interrogateur. « Une des captives qui savent canaliser.
— Vous avez une grande compréhension pour quelqu’un d’aussi jeune. Voilà pourquoi j’ai pensé au premier abord que vous n’étiez peut-être pas une Aes Sedai, parce que vous êtes tellement jeune ; j’ai des filles plus âgées que vous, je pense. J’ignorais qu’elle était prisonnière ; cela me fait désirer que nous ayons pu la sauver. Danseur a distancé aisément d’abord le vaisseau seanchan – nous avions entendu parler des Seanchans et de leurs navires aux voiles nervurées, nous étions au courant qu’ils exigeaient d’étranges serments et châtiaient ceux qui ne voulaient pas les prononcer – mais alors la… damane ?… a brisé deux de ses mâts et ils l’ont abordé l’épée à la main. J’ai réussi à allumer des feux sur le vaisseau seanchan – tisser le Feu m’est difficile pour davantage qu’allumer une lampe, mais il a plu à la Lumière que cela suffise – et Toram a pris la tête de l’équipage pour refouler les Seanchans sur leurs propres ponts. Nous avons tranché les grappins d’abordage et leur vaisseau s’est écarté en feu à la dérive. Ils étaient trop occupés à tenter de le sauver pour nous inquiéter quand nous nous sommes éloignés tant bien que mal. À ce moment-là, j’ai regretté de le voir brûler et sombrer ; c’était un beau bateau, je pense, construit pour résister aux coups de mer. À présent, je le regrette parce que nous aurions pu sauver la femme, la damane. Elle a endommagé Danseur, mais peut-être ne l’aurait-elle pas fait si elle avait été libre. Que la Lumière illumine son âme et que les flots l’accueillent en paix. »
Relater cet épisode l’avait attristée. Elle avait besoin d’être distraite. « Jorine, pourquoi les Atha’ans Mierre parlent-ils des bateaux au masculin ? Toutes les autres personnes que j’ai rencontrées en parlent au féminin. Je suppose que cela revient au même, mais pourquoi ?
— Les hommes vous donneraient une réponse différente, répliqua la Pourvoyeuse-de-Vent en souriant, ils parleraient de force, de grandeur et autres vertus du même genre, pourtant c’est la vérité. Un bateau est vivant et il est comme un homme, avec le cœur d’un homme digne de ce nom. » Elle passa affectueusement la main sur la lisse, comme si elle caressait quelque chose de vivant, quelque chose qui pouvait sentir sa caresse. « Traitez-le bien et entretenez-le convenablement et il se battra pour vous contre la mer la plus déchaînée. Il luttera pour vous maintenir en vie même après que la mer lui aura asséné depuis longtemps le coup fatal dont il mourra. Par contre, négligez-le, ne tenez pas compte des petits avertissements de danger qu’il donne, et il vous noiera dans une mer plate sous un ciel sans nuage. »
Élayne espéra que Rand n’avait pas autant d’inconstance. Alors pourquoi saute-t-il à droite et à gauche, ravi de me voir partir une minute et, la minute suivante, envoyant Juilin Sandar m’escorter ? Elle s’ordonna de cesser de penser à lui. Il se trouvait bien loin. Impossible maintenant d’agir dans un sens ou dans l’autre à son sujet.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de la proue. Thom était parti. Elle était sûre d’avoir découvert la clef de son énigme juste avant de sentir la Pourvoyeuse canaliser. Quelque chose en rapport avec son sourire. Quoi que ce fût, cela avait disparu. Bah, elle comptait bien s’en souvenir de nouveau avant leur arrivée à Tanchico, devrait-elle secouer Thom comme un prunier. De toute façon, Thom serait encore là demain matin. « Jorine, combien de temps d’ici que nous débarquions à Tanchico ? On m’a dit que les rakeurs sont les bateaux les plus rapides du monde, mais rapides à quel point ?
— Jusqu’à Tanchico ? Pour servir le Coramoor, nous ne nous arrêterons à aucun port en cours de route. Peut-être dix jours, si je réussis à tisser assez bien les vents, s’il plaît à la Lumière que je capte les courants qui conviennent. Peut-être seulement sept ou huit, par la grâce de la Lumière.
— Dix jours ? s’exclama Élayne d’une voix étranglée. Ce n’est pas possible. » Elle avait vu des cartes, après tout.
Le sourire de l’autre jeune femme traduisait à demi de la fierté à demi de l’indulgence. « Comme vous l’avez dit vous-même, les bateaux les plus rapides du monde. Les plus rapides après eux ensuite prendront moitié plus de temps sur n’importe quelle distance, et la plupart encore deux fois plus. Les caboteurs qui ne s’écartent pas des côtes et jettent l’ancre tous les soirs dans les hauts-fonds… » elle eut un reniflement de dédain « … mettent dix fois plus de temps.
— Jorine, voudriez-vous m’enseigner à faire ce que vous venez de faire ? »
La Pourvoyeuse-de-Vent la dévisagea, ses yeux noirs dilatés brillant dans la clarté faiblissante du jour. « Vous enseigner ? Mais vous êtes Aes Sedai.
— Jorine, je n’ai jamais tissé un flot moitié aussi épais que ceux que vous manipuliez. Et sur quelle étendue ! Je suis ébahie, Jorine. »
La Pourvoyeuse-de-Vent la dévisagea encore un moment, non plus par étonnement mais comme pour tenter de fixer les traits d’Élayne dans son esprit. Finalement elle déposa un baiser sur les doigts de sa main droite qu’elle appuya sur les lèvres d’Élayne. « S’il plaît à la Lumière, nous apprendrons l’une et l’autre. »