31 Assurances

Ihvon revint au bout de quelques minutes. « Allez-y, Maîtresse al’Vere », se contenta-t-il de dire avant que lui et Tomas disparaissent de nouveau tous les deux dans les broussailles sans même un bruissement de feuille.

« Ils sont très bons, murmura Gaul, qui regardait toujours autour de lui avec suspicion.

— Un enfant pourrait se cacher là-dedans », lui dit Khiad en donnant une tape à une branche de sureau. N’empêche qu’elle observait le sous-bois aussi attentivement que Gaul.

Aucun des Aiels ne paraissait très tenté de poursuivre le chemin. Pas réticents, à proprement parler, et certainement pas saisis de crainte, mais nettement pas empressés. Perrin espérait déterminer un jour ce que les Aiels ressentaient à l’égard des Aes Sedai. Un de ces jours. Lui-même n’était pas particulièrement enthousiaste aujourd’hui.

« Allons voir vos Aes Sedai », dit-il d’un ton bourru à Maîtresse al’Vere.

La vieille infirmerie était encore plus délabrée qu’il ne s’en souvenait, un bâtiment sans étage et sans plan architectural défini dont les murs penchaient dangereusement, la moitié des pièces ouvertes au ciel, dont par l’une d’elles se dressait un tupelo de quarante pieds. La forêt la cernait de tous les côtés. Un épais filet de plantes grimpantes et de ronces serpentaient sur les parois, couvraient de verdure ce qui subsistait du toit de chaume ; il songea que c’était peut-être tout ce qui maintenait l’ensemble debout. La porte principale, pourtant, était dégagée. Il perçut une odeur de chevaux et un faible arôme de haricots et de jambon mais, chose curieuse, pas de fumée de bois.

Ils attachèrent leurs bêtes à des branches basses et suivirent Maîtresse al’Vere à l’intérieur, où des fenêtres drapées de lianes ne laissaient entrer qu’une faible clarté. La pièce de devant était grande et dépourvue de meubles, avec de la poussière dans les coins et quelques toiles d’araignée qui avaient échappé à un nettoyage manifestement précipité. Quatre rouleaux de couchage étaient installés par terre, avec des fontes de selle et des ballots soigneusement ficelés contre le mur et, dans l’âtre de pierre, une petite marmite lâchait les odeurs de nourriture en train de cuire malgré l’absence de feu. Une marmite plus petite semblait contenir de l’eau pour le thé, presque bouillante. Deux Aes Sedai les attendaient. Marine al’Vere plongea vivement dans une révérence et se lança dans une cascade nerveuse d’introductions et d’explications.

Perrin appuya le menton sur son arc. Il reconnaissait ces Aes Sedai. Vérine Mathwin, bien en chair, le visage carré, du gris striant ses cheveux bruns en dépit des joues lisses sans âge des Aes Sedai, appartenait à l’Ajah Brune et, comme toutes les Brunes, apparemment absorbée la moitié du temps dans la quête de connaissances, vieilles et oubliées ou modernes. Cependant, parfois, ses yeux noirs démentaient cette expression rêveuse et absente, comme à présent, où ils passaient à côté de Marine jusqu’à lui avec un regard perçant comme un clou. Elle était l’une des deux Aes Sedai en dehors de Moiraine dont il était certain qu’elles étaient au courant au sujet de Rand, et il se doutait qu’elle en savait davantage sur lui-même qu’elle ne s’en donnait l’air. Son regard reprit cette légère expression distraite tandis qu’elle écoutait Marine mais, pendant un instant, ce regard l’avait pesé sur la balance, incorporé dans ses propres plans. Il aurait à se montrer très prudent en sa présence.

L’autre, une svelte femme aux cheveux noirs, vêtue d’une tenue de cheval en soie vert sombre qui contrastait nettement avec la simple robe brune de Vérine, tachée d’encre aux manchettes, il ne lui avait jamais parlé et ne l’avait vue qu’une fois. Alanna Mosvani appartenait à l’Ajah Verte, si sa mémoire était bonne, et c’était une belle femme à la longue chevelure noire et aux yeux sombres pénétrants. Ses yeux se tournèrent aussi vers lui pendant qu’elle écoutait Marine. Quelque chose qu’avait dit Egwene lui revint. Il y a des Aes Sedai qui ne devraient rien savoir à propos de Rand et qui s’intéressent beaucoup trop à lui. Élaida par exemple, et Alanna Mosvani. Elles ne m’inspirent confiance ni l’une ni l’autre. Peut-être valait-il mieux suivre l’exemple d’Egwene jusqu’à preuve du contraire.

Il dressa l’oreille quand Marine annonça, encore sur un ton d’appréhension : « Vous demandiez de ses nouvelles, Vérine Sedai. Des nouvelles de Perrin, j’entends. Des trois garçons, mais Perrin en particulier. Vous l’amener paraissait la façon la plus simple de l’empêcher de se faire tuer. Le temps manquait vraiment pour le demander d’abord. Dites que vous comprenez…

— Ne vous inquiétez pas, Maîtresse al’Vere, interrompit Vérine d’un ton apaisant. Vous avez agi exactement comme il le fallait. Perrin est maintenant entre de bonnes mains. Je vais aussi savourer la chance d’en apprendre davantage sur les Aiels, et c’est toujours un plaisir de s’entretenir avec un Ogier. Je vous mettrai à contribution, Loial. J’ai trouvé des choses fascinantes dans les livres des Ogiers. »

Loial lui adressa un sourire enchanté ; tout ce qui concernait les livres semblait le ravir. Gaul, par contre, échangea avec Baine et Khiad un regard circonspect.

« C’est parfait tant que vous ne recommencez pas, déclara Alanna avec autorité. À moins… Vous êtes seul ? » Elle questionnait Perrin d’une voix qui exigeait une réponse, et sur-le-champ. « Est-ce que les deux autres sont revenus aussi ?

— Pourquoi êtes-vous là ? rétorqua-t-il du tac au tac.

— Perrin ! s’exclama sévèrement Maîtresse al’Vere. En voilà une façon de parler ! Tu as peut-être pris de mauvaises manières en vagabondant de par le monde, mais tu n’as qu’à les perdre maintenant que tu es de retour dans ton pays.

— Ne vous tourmentez pas, lui dit Vérine. Perrin et moi sommes de vieux amis maintenant. Je le comprends. » Ses yeux noirs le fixèrent un instant en scintillant.

« Nous nous occuperons de lui. » La phrase sèche d’Alanna paraissait à double entente.

Vérine sourit et tapota l’épaule de Marine. « Mieux vaut que vous retourniez au village. Nous n’avons pas besoin qu’on se demande pourquoi vous allez dans les bois. »

Maîtresse al’Vere acquiesça d’un signe de tête. S’arrêtant près de Perrin, elle posa la main sur son bras. « Tu sais que tu as ma sympathie, dit-elle avec douceur. Rappelle-toi seulement que te faire tuer ne servira à rien. Obéis aux instructions que te donneront les Aes Sedai. » Il marmonna une réponse évasive qui parut cependant la satisfaire.

Après le départ de Maîtresse al’Vere, Vérine dit à son tour : « Vous avez aussi notre sympathie, Perrin. Si quoi que ce soit avait été en notre pouvoir, nous n’aurions pas manqué d’agir. »

Il n’avait pas envie de parler de sa famille maintenant. « Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.

— Perrin ! » Faile réussit à imiter presque à la perfection le ton de Maîtresse al’Vere, mais il n’y prêta pas attention.

« Pourquoi êtes-vous ici ? Cela paraît une drôle de coïncidence. Les Blancs Manteaux et les Trollocs, et vous deux qui êtes là comme par hasard au même moment.

— Ce n’est nullement une coïncidence, répliqua Vérine. Ah, l’eau du thé est prête. » L’eau cessa de bouillir tandis qu’elle se mettait à s’affairer de-ci delà, jetant une poignée de feuilles dans la marmite, indiquant à Faile d’aller chercher des timbales en métal dans un des ballots rangés contre le mur. Alanna, les bras croisés sous ses seins, ne quittait pas Perrin des yeux, le feu de leur regard en contradiction avec la froideur de son visage. « D’une année à l’autre, poursuivit Vérine, nous trouvons de moins en moins de jeunes filles à qui il soit possible d’enseigner à canaliser. Sheriam estime que nous avons peut-être passé les trois mille dernières années à éliminer ce talent de l’humanité en neutralisant tous les hommes en mesure de canaliser que nous découvrons. La preuve, à ce qu’elle dit, est le très petit nombre d’hommes que nous repérons. Tenez, même il y a cent ans, les archives indiquent un chiffre de deux ou trois par an, et cinq cents ans avant… »

Alanna s’éclaircit gravement la gorge. « Que pouvons-nous faire d’autre, Vérine ? Les laisser devenir fous ? Suivre le projet aberrant des Blanches ?

— Je ne crois pas, répliqua calmement Vérine. Même si nous découvrions des femmes désireuses de porter des enfants engendrés par des hommes neutralisés, rien ne garantit que ces enfants seraient capables de canaliser ou seraient des filles. J’ai bien suggéré que, si elles voulaient augmenter les effectifs, les Aes Sedai soient celles à avoir les enfants ; elles-mêmes, en fait, puisque ce sont elles qui avaient été les premières à proposer cette idée. Alviarin n’a pas été amusée.

— Ça ne m’étonne pas d’elle », commenta Alanna en riant. Ce soudain éclat de gaieté, coupant court au regard de feu de ses yeux noirs, était surprenant. « J’aurais aimé voir sa tête.

— Son expression était… intéressante, dit la Sœur Brune d’un ton rêveur. Calmez-vous, Perrin. Je vais vous donner le reste de votre réponse. Du thé ? »

S’efforçant d’effacer de son visage les marques de son irritation, il se retrouva assis sur le plancher, son arc à côté de lui et un gobelet en métal plein de thé fort à la main. Tous étaient assis en cercle au milieu de la pièce. Alanna poursuivit l’explication de leur présence, peut-être pour éviter la tendance de l’autre Aes Sedai à s’écarter du sujet.

« Ici dans les Deux Rivières, où je doute qu’aucune Aes Sedai soit venue en mille ans, Moiraine a déniché deux jeunes femmes qui non seulement pouvaient recevoir une formation les mettant à même de canaliser, mais encore en avaient la faculté native, et elle avait entendu parler d’une troisième qui était morte faute d’avoir pu apprendre par elle-même.

— Sans compter trois taveren, murmura Vérine dans sa timbale.

— Avez-vous une idée, continua Alanna, du nombre de villes et de villages que nous devons ordinairement visiter pour trouver trois jeunes filles avec ce talent inné ? L’étonnant est que cela nous ait demandé si longtemps pour venir en chercher d’autres. Le vieux sang est très fort ici dans les Deux Rivières. Nous n’étions que depuis une semaine à la Colline-au-Guet quand les Enfants de la Lumière sont arrivés, et nous avions eu grand soin de révéler qui nous étions seulement au Cercle des Femmes de là-bas, pourtant même ainsi nous avons repéré quatre jeunes filles qui peuvent être instruites et une enfant qui, je pense, a ce don de naissance.

— C’était difficile d’en être sûres, ajouta Vérine. Elle n’a que douze ans. Ni les unes ni les autres n’ont de loin le potentiel d’Egwene ou de Nynaeve, cependant ce nombre est rien de moins que remarquable. Il y a en a encore peut-être deux ou trois juste autour de la Colline-au-Guet. Nous n’avons pas eu le loisir d’examiner les jeunes filles ici ou plus au sud. Taren-au-Bac a été une déception, je dois le dire. Trop d’échanges de sang avec l’extérieur, je suppose. »

Perrin dut reconnaître que c’était une bonne explication. Néanmoins elle ne répondait pas à toutes ses questions ni n’apaisait tous ses doutes. Il changea de position, allongeant sa jambe. Le coup de lance dans sa cuisse le faisait souffrir. « Je ne comprends pas pourquoi vous vous cachez ici. Les Blancs Manteaux arrêtent des innocents et vous restez assises là. » Loial parla à voix basse, un grondement sourd. Perrin capta « mettre en colère des A es Sedai » et « nid de frelons », mais il persista à leur décocher ses critiques. « Pourquoi ne faites-vous pas quelque chose ? Vous êtes des Aes Sedai ! Que je sois réduit en cendres, pourquoi ne faites-vous rien ?

— Perrin ! s’exclama Faile d’un ton désapprobateur avant d’adresser un sourire d’excuse à Vérine et à Alanna. Pardonnez-le, je vous prie. Moiraine Sedai l’a gâté. Elle est douce de caractère, je suppose, et elle lui passe tout. Ne soyez pas fâchées contre lui, s’il vous plaît. Il se conduira mieux. » Elle lui jeta un coup d’œil sévère, indiquant que ce propos était destiné autant à ses oreilles qu’aux leurs, ou davantage. Il lui rendit un regard empreint de sa propre colère. Elle n’avait pas le droit de se mêler de cela.

« Douce ? répéta Vérine en clignant des paupières. Moiraine ? Je ne m’en étais jamais aperçue. »

Alanna intima d’un geste le silence à Faile. « Vous ne comprenez assurément pas, dit l’Aes Sedai à Perrin d’une voix tendue. Vous ne comprenez pas les restrictions qui nous sont imposées dans notre action. Les Trois Serments ne sont pas simplement des mots. J’ai amené avec moi dans cette contrée deux Liges. » Les Vertes étaient la seule Ajah à attacher plus d’un Lige à leur personne ; quelques-unes, avait-il entendu dire, en avaient même trois ou quatre. « Les Enfants de la Lumière ont surpris Owein qui traversait un champ à découvert. J’ai senti toutes les flèches qui l’ont frappé jusqu’à ce qu’il meure. Je l’ai senti mourir. Aurais-je été là-bas, j’aurais pu le défendre, et me défendre moi-même, avec le Pouvoir. Par contre, je ne peux pas l’utiliser pour me venger. Les Serments ne le permettent pas. Les Enfants de la Lumière sont pratiquement aussi exécrables que peuvent l’être les hommes, à l’exception des Amis du Ténébreux, mais ce ne sont pas des Amis du Ténébreux et pour cette raison ils n’ont rien à craindre du Pouvoir sauf en cas de légitime défense. Quels que soient nos efforts pour tirer sur la corde, elle ne s’allonge pas au-delà.

— Quant aux Trollocs, ajouta Vérine, nous en avons liquidé un certain nombre et deux Myrddraals, mais il y a des limites. Les Demi-Hommes sont capables de déceler plus ou moins le canalisage. Si nous agissons en sorte que cent Trollocs nous tombent dessus, il n’y a vraiment pas grand-chose à faire sinon prendre la fuite. »

Perrin se gratta la barbe. Il aurait dû s’y attendre, aurait dû savoir. Il avait vu Moiraine affronter des Trollocs, et il avait une idée de ce dont elle était capable ou non. Il se rendit compte qu’il avait pensé à la façon dont Rand avait tué tous les Trollocs dans la forteresse de la Pierre, seulement Rand était plus fort que l’une ou l’autre de ces Aes Sedai, probablement plus fort que les deux réunies. Bah, qu’elles l’aident ou pas, il n’en conservait pas moins l’intention de liquider tous les Trollocs dans les Deux Rivières. Après avoir libéré la famille de Mat et les Luhhan. S’il y réfléchissait avec suffisamment d’attention, il trouverait bien un moyen. Sa cuisse était horriblement douloureuse.

« Vous êtes blessé. » Posant sa timbale sur le sol, Alanna traversa la pièce pour s’agenouiller près de lui et lui prit la tête dans les mains. Un fourmillement le parcourut. « Oui. Je vois. Vous ne vous êtes pas fait cela en vous rasant, à ce qu’il paraît.

— C’étaient les Trollocs, Aes Sedai, expliqua Baine. Quand nous sommes sortis des Voies dans la montagne. » Khiad lui effleura le bras et elle s’interrompit.

« J’ai bloqué la Porte de la Voie, ajouta vivement Loial. Personne ne la franchira à moins qu’elle ne soit ouverte de ce côté.

— Je me doutais que ce devait être par là qu’ils venaient, murmura Vérine à demi pour elle-même. Moiraine avait bien dit qu’ils utilisaient les Voies. Tôt ou tard, cela nous posera un vrai problème. »

Perrin se demanda comment elle jugeait la situation à présent.

« Les Voies, répéta Alanna qui lui tenait toujours la tête. Des taveren, De jeunes héros ! » Elle prononça ces mots d’une façon qui les rendait approbateurs et proches de l’imprécation, les deux en même temps.

« Je ne suis pas un héros, lui répliqua-t-il avec flegme. Les Voies étaient le chemin le plus court pour arriver ici. Voilà tout. »

La Sœur Verte continua comme s’il n’avait pas ouvert la bouche. « Je ne comprendrai jamais pourquoi l’Amyrlin vous a laissés tous trois partir où vous vouliez. Élaida était dans tous ses états à cause de vous trois et elle n’était pas la seule, juste la plus véhémente. Avec les sceaux[9] en train de céder et la Dernière Bataille qui approche, la dernière chose dont nous ayons besoin est trois taveren égaillés dans la nature. J’aurais attaché une ficelle à chacun de vous, je vous aurais même liés par serment de Lige. » Il essaya de se dégager, mais elle resserra l’étreinte de ses doigts et sourit. « Je n’ai pas encore perdu le respect des coutumes au point de lier un homme contre sa volonté. Pas encore totalement. » Il n’était pas sûr qu’elle en était tellement loin ; le sourire n’atteignait pas ses yeux. Elle tâta l’entaille à demi guérie sur sa joue. « Trop de temps a passé depuis que ceci a été fait. Même la Guérison laissera une trace maintenant.

— Je n’ai pas besoin d’être joli garçon », marmonna-t-il – juste assez en forme pour accomplir ce qu’il devait – et Faile éclata de rire.

« Qui t’a dit ça ? » s’écria-t-elle. Chose surprenante, elle échangea un sourire avec Alanna.

Perrin fronça les sourcils, se demandant si elles se moquaient de lui mais, avant qu’il ait pu prononcer un mot, la Guérison l’assaillit, lui donnant l’impression de se transformer en glace. Tout ce dont il fut capable fut de suffoquer. Les quelques instants qui s’écoulèrent avant qu’Alanna le laisse aller parurent éternels.

Quand il retrouva son souffle, la Sœur Verte avait la tête aux cheveux couleur de flamme de Baine entre ses mains, Vérine s’occupait de Gaul et Khiad testait son bras gauche, le balançant d’avant en arrière avec une expression satisfaite.

Faile prit la place d’Alanna à côté de Perrin et lui caressa la joue du doigt, le long de la cicatrice sous son œil.

« Une marque de charme, dit-elle avec un léger sourire.

— Une quoi ?

— Oh, seulement un propos familier aux femmes d’Arad Doman. Ce n’était qu’une réflexion en l’air. »

En dépit de son sourire, ou peut-être à cause de lui, il fronça soupçonneusement les sourcils. Elle se moquait bien de lui, mais il ne comprenait pas exactement de quelle façon.

Ihvon se glissa dans la pièce, chuchota à l’oreille d’Alanna et s’esquiva de nouveau au-dehors sur ce qu’elle lui murmura. Quelques instants après, le raclement de bottes sur le perron annonça d’autres arrivées.

Perrin se dressa d’un bond quand Tam al’Thor et Abell Cauthon apparurent sur le seuil, arc en main, avec les habits froissés et la barbe de deux jours mêlée de gris d’hommes qui ont couché à la dure. Ils avaient chassé ; quatre lapins pendaient à la ceinture de Tam, trois à celle d’Abell. C’était évident qu’ils s’attendaient à voir les Aes Sedai et aussi des visiteurs, mais ils contemplèrent avec ébahissement Loial, plus de moitié plus grand qu’aucun d’eux, avec ses oreilles terminées en huppe et son large nez en forme de boutoir. Un bref changement d’expression sur le visage buriné et ouvert de Tam à la vue des Aiels montra qu’il les reconnaissait.

Toutefois, le regard de Tam ne se posa qu’un instant pensivement sur eux avant de se tourner vers Perrin, et Tam sursauta quasiment aussi brusquement que pour Loial. C’était un homme vigoureux à la large carrure bien qu’ayant une chevelure presque entièrement grise, le genre d’homme que seul un tremblement de terre peut renverser et à qui il faut plus qu’un séisme pour le bouleverser. « Perrin, mon garçon ! s’exclama-t-il. Rand est-il avec toi ?

— Que devient Mat ? » ajouta vivement Abell. Il avait l’apparence d’un Mat plus âgé et grisonnant, mais avec des yeux plus sérieux. Un homme que les années n’avaient guère épaissi et dont la démarche était agile.

« Ils vont bien, leur répondit Perrin. Ils sont à Tear. » Il aperçut du coin de la paupière le coup d’œil de Vérine ; elle était parfaitement au courant de ce que Tear représentait pour Rand. Alanna ne semblait guère prêter attention à ce qui se disait. « Ils m’auraient accompagné si ce n’est que nous ne savions pas que la situation ici était tellement grave. » C’était vrai sur ces deux points, il en était sûr. « Mat passe son temps à jouer aux dés – et à gagner – et à embrasser les dames. Rand… Ma foi, la dernière fois que j’ai vu Rand, il portait une tunique de luxe et avait à son bras une jolie jeune fille blonde.

— C’est bien de mon Mat, commenta Abell avec un petit rire.

— Peut-être vaut-il mieux qu’ils ne soient pas venus, dit Tam plus lentement, étant donné la présence des Trollocs. Et celle des Blancs Manteaux… » Il haussa les épaules. « Tu sais que les Trollocs sont de retour ? » Perrin hocha affirmativement la tête. « Cette Aes Sedai avait-elle raison ? Moiraine. En avaient-ils après vous, les trois garçons, le soir de cette Nuit de l’Hiver ? Avez-vous fini par découvrir pourquoi ? »

La Sœur Brune lui adressa un regard recommandant la prudence. Alanna était apparemment absorbée à fouiller dans ses sacs de selle, mais il pensa qu’elle écoutait maintenant. Pourtant ce n’est pas à cause d’elles deux qu’il hésita. Il ne voyait pas comment dire à Tam que son fils était capable de canaliser, que Rand était le Dragon Réincarné. Comment pouvait-il annoncer à quelqu’un une chose pareille ? À la place, il déclara : « Il vous faudra questionner Moiraine. Les Aes Sedai ne vous expliquent pas plus qu’elles n’y sont obligées.

— J’avais remarqué », répliqua Tarn d’un ton sarcastique.

L’une et l’autre Aes Sedai écoutaient sans aucun doute à présent et ne s’en cachaient pas. Alanna haussa un sourcil dans une mimique glaciale à l’adresse de Tam, et Abell changea de pied comme s’il pensait que Tarn y allait un peu fort, mais ce n’est pas un regard réprobateur qui suffisait pour déstabiliser Tam.

« Si nous allions bavarder dehors ? proposa Perrin aux deux hommes. J’ai besoin d’air. » Il voulait parler sans être écouté et observé par des Aes Sedai, mais il ne pouvait guère le dire.

Tam et Abell ne demandaient pas mieux et étaient peut-être aussi désireux que lui d’échapper à la surveillance de Vérine et d’Alanna, mais d’abord il y avait à régler la question des lapins qu’ils tendirent tous à Alanna.

« Nous avions l’intention d’en garder deux pour nous, dit Abell, mais vous avez plus de bouches à nourrir, semble-t-il.

— Ce n’est pas nécessaire. » La Sœur Verte donnait l’impression d’avoir déjà dit cela souvent.

« Nous aimons payer pour ce que nous recevons, répliqua Tam sur le même ton. Les Aes Sedai ont eu l’amabilité d’user d’un peu de Guérison pour nous, ajouta-t-il à l’adresse de Perrin, et nous voulons accumuler du crédit au cas où nous en aurions de nouveau besoin. »

Perrin hocha la tête. Il comprenait fort bien que l’on ne veuille pas accepter un cadeau d’Aes Sedai. « Le don d’une Aes Sedai cache toujours un piège », proclamait le vieux dicton. Eh bien, il savait que c’était vrai. Par contre, peu importait que l’on accepte le cadeau ou qu’on le paie ; les Aes Sedai réussissaient de toute façon à y insérer leur piège. Vérine le regardait avec un léger sourire comme si elle comprenait ce qu’il pensait.

Quand les trois hommes s’apprêtèrent à sortir, armés de leurs arcs, Faile se leva pour les suivre. Perrin secoua la tête à son adresse et, chose surprenante, elle se rassit. Il se demanda si elle n’était pas souffrante.

Après un arrêt pour que Tam et Abell admirent Steppeur et Hirondelle, ils s’engagèrent sous les arbres. Le soleil plongeait en biais vers l’ouest, allongeant les ombres. Ses aînés le plaisantèrent un peu sur sa barbe, mais ne soufflèrent mot de ses yeux. Curieusement, l’omission ne l’inquiéta pas. Il avait des sujets de tracas plus importants que de voir quelqu’un trouver ses yeux bizarres.

En réponse à Abell qui demandait si cette « chose-là » était pratique pour filtrer le bouillon, il frotta sa barbe et dit d’un ton neutre : « Faile l’aime bien.

— Oh-ho, répliqua Tam avec un petit rire. C’est la jeune femme, n’est-ce pas ? Elle a l’air pleine de feu, mon petit gars. Elle va te faire passer des nuits blanches à essayer de discerner où tu en es.

— Il n’y a qu’un moyen de s’y prendre avec cette sorte-là, commenta Abell en hochant la tête. Laisse-lui croire qu’elle mène la barque. De cette façon, quand c’est important et que ton avis diffère du sien, d’ici qu’elle se remette du choc tu auras arrangé les choses à ton goût et ce sera trop tard pour qu’elle obtienne que tu les changes à force de te harceler. »

Cela ressemblait étrangement, aux yeux de Perrin, à ce que Maîtresse al’Vere avait dit sur la manière de s’y prendre avec les hommes. Il se demanda si Abell et Marine avaient jamais confronté leurs opinions. Peu probable. Peut-être qu’essayer avec Faile en valait la peine. À ceci près qu’elle paraissait avoir gain de cause dans tous les cas.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. L’infirmerie était presque cachée par les arbres. Ils avaient besoin d’être loin des oreilles des Aes Sedai. Il écouta attentivement, respira à fond. Un pivert martelait un tronc d’arbre quelque part dans le lointain. Il y avait des écureuils dans les branches couvertes de feuilles au-dessus de leurs têtes et un renard était passé par là depuis peu avec sa proie, un lapin. En dehors d’eux trois, il n’y avait pas d’odeur humaine, rien qui révèle la présence d’un Lige qui se dissimule pour écouter. Peut-être était-il trop prudent mais, bonnes raisons ou non, il ne parvenait pas à digérer la coïncidence que ces deux Aes Sedai soient des femmes qu’il connaissait déjà, l’une en qui Egwene n’avait pas confiance et l’autre à qui lui-même n’était pas certain de se fier.

« Vous habitez ici ? demanda-t-il. Avec Vérine et Alanna ?

— Sûrement pas, répliqua Abell. Comment un homme pourrait-il dormir avec des Aes Sedai sous le même toit ? Ce qu’il en reste.

— Nous avions pensé que ce serait une bonne cachette, commenta Tam, mais ils étaient ici avant nous. J’imagine que ces Liges nous auraient tués tous les deux si Marine et quelques autres membres du Cercle des Femmes n’avaient pas été sur place à ce moment-là. »

Abell eut une grimace. « À mon avis, ce qui les en a empêchés, c’est que les Aes Sedai ont appris qui nous étions. Qui étaient nos fils, plutôt. Pour mon goût, elles témoignent de trop d’intérêt pour vous, les garçons. » Il hésita, tripotant son arc. « Cette Alanna a laissé échapper que vous étiez taveren. Tous les trois. J’ai entendu dire que les Aes Sedai ne peuvent pas mentir.

— Je n’en ai vu aucun signe chez moi, objecta Perrin en se forçant à sourire. Ni chez Mat. »

Tam lui jeta un coup d’œil comme il ne mentionnait pas Rand – il allait devoir apprendre à mieux mentir s’il voulait garder ses secrets et ceux des autres – mais ce que répliqua son aîné fut : « Peut-être est-ce simplement que tu ne sais pas quoi chercher. Comment se fait-il que tu voyages avec un Ogier et trois Aiels ?

— Le dernier colporteur que j’ai rencontré prétendait que des Aiels se trouvaient de ce côté-ci de l’Échiné du Monde, intervint Abell, mais je ne l’ai pas cru. Selon lui, il y avait des Aiels dans le Murandy, tenez-vous bien, ou peut-être dans l’Altara. Il n’était pas très sûr de l’endroit exact, mais loin du Désert des Aiels.

— Si j’ai ces compagnons de voyage, cela n’a pas de rapport avec être taveren, expliqua Perrin. Loial est un ami qui est venu pour m’aider. Gaul est aussi un ami, à mes yeux. Baine et Khiad accompagnent Faile, pas moi. C’est assez compliqué mais simplement dû au hasard. Rien à voir avec être taveren.

— Eh bien, quelle qu’en soit la raison, les Aes Sedai s’intéressent à vous, garçons, reprit Abell. Tam et moi, nous sommes allés jusqu’à Tar Valon, l’an dernier, à la Tour Blanche, pour essayer de découvrir où vous étiez. Nous avons eu du mal à en dénicher une qui admette qu’elle connaissait vos noms. La Gardienne des Chroniques nous a expédiés sur un bateau partant en aval, nos poches pleines d’or et nos têtes pleines de vagues assurances, presque avant que nous ayons eu le temps de lui tirer une révérence. L’idée que la Tour puisse utiliser Mat d’une façon ou d’une autre ne me plaît guère. »

Perrin aurait voulu pouvoir répondre au père de Mat qu’il ne se passait rien de ce genre, mais il n’était pas certain de proférer un aussi gros mensonge sans se trahir. Moiraine ne surveillait pas Mat parce qu’elle aimait son grand sourire ; Mat était impliqué dans les intrigues de la Tour aussi avant que lui-même, peut-être davantage. Eux trois avaient un fil solidement accroché à la patte et la Tour tenait ces fils.

Un silence s’installa entre eux, jusqu’à ce que Tam finisse par dire à mi-voix : « Mon garçon, au sujet de ta famille, j’ai de tristes nouvelles.

— Je sais », répliqua vivement Perrin, et ils furent de nouveau frappés de mutisme, chacun contemplait ses bottes. Le silence était ce qui était nécessaire. Quelques instants pour s’arracher aux émotions pénibles et à la gêne d’en avoir la trace visible sur le visage.

Des ailes battirent et, en levant la tête, Perrin aperçut un grand corbeau qui se posait dans un chêne à cinquante pas de là, ses yeux noirs en vrille braqués sur les trois hommes. Sa main plongea vers son carquois mais, alors même qu’il approchait l’empennage de sa joue, deux flèches firent tomber le corbeau de son perchoir. Tam et Abell étaient prêts à tirer de nouveau, fouillant du regard les arbres et le ciel à la recherche d’autres oiseaux noirs. Il n’y avait rien.

Le trait de Tam avait atteint le corbeau à la tête, ce qui n’était ni une surprise ni un accident. Perrin n’avait pas menti quand il avait dit à Faile que ces deux hommes étaient meilleurs tireurs que lui à l’arc. Personne dans les Deux Rivières n’égalait le tir de Tam.

« Immondes, ces bêtes-là », murmura Abell en posant un pied sur l’oiseau pour dégager sa flèche. Il en nettoya la pointe dans la terre et la rangea dans son carquois. « Ils sont partout, de nos jours.

— Les Aes Sedai nous avaient avertis, dit Tam, ils espionnent pour les Évanescents, et nous avions passé le mot. Le Cercle des Femmes aussi. Personne n’y a pourtant prêté grande attention jusqu’à ce qu’ils se mettent à attaquer les moutons, leur crevant les yeux, en tuant quelques-uns. La tonte sera déjà assez maigre cette saison sans ça. Non pas que ce soit bien important, je suppose. Entre les Blancs Manteaux et les Trollocs, je doute que nous voyions des négociants intéressés par notre laine cette année.

— Il y a un imbécile qui en a perdu ce qu’il avait de bon sens, ajouta Abell. Peut-être plus d’un. Nous avons trouvé toutes sortes d’animaux morts. Des lapins, des cerfs, des renards, y compris un ours. Tués et laissés à pourrir. La plupart abandonnés sans même être dépouillés de leur fourrure. C’est un homme, ou plusieurs, pas des Trollocs ; j’ai découvert des empreintes de bottes. Un homme de forte taille mais trop petit pour un Trolloc. Une honte et du gâchis. »

Le Sanguinaire. Le Sanguinaire ici et pas seulement dans le rêve de loup. Le Sanguinaire et des Trollocs. L’homme dans le rêve lui avait semblé familier. Perrin rejeta de la terre et des feuilles sur le corbeau mort avec la pointe de sa botte. Il y aurait largement le temps de s’occuper des Trollocs plus tard. Une vie entière si besoin était. « J’ai promis à Mat de veiller sur Bode et Eldrin, Maître Cauthon. Est-ce que ce sera difficile de les libérer, elles et les autres ?

— Oui, difficile », répéta Abell avec un soupir tandis que ses traits s’affaissaient. Soudain, il parut son âge et davantage. « Terriblement difficile. Je me suis approché suffisamment pour voir Natti, après qu’ils l’avaient arrêtée, elle marchait hors de la tente où on les garde tous. Je la voyais – avec quelque deux cents Blancs Manteaux entre nous. J’ai été un peu imprudent et l’un d’eux m’a atteint d’une flèche. Si Tam ne m’avait pas ramené ici chez les Aes Sedai…

— C’est un camp important, expliqua Tam, juste au-dessous de la Colline-au-Guet. Sept ou huit cents hommes. Des patrouilles nuit et jour, en majeure partie centrées entre la Colline-au-Guet et le Champ d’Emond. S’ils se déployaient davantage, cela nous faciliterait les choses mais, à part une centaine d’hommes environ à Taren-au-Bac, ils ont pratiquement abandonné le reste des Deux Rivières aux Trollocs. La situation est mauvaise autour de la Tranchée-de-Deven, à ce que j’ai appris. Une nouvelle ferme brûlée presque toutes les nuits. Sortir de là Natti et les autres sera dur et, après, il nous faudra espérer que les Aes Sedai les laisseront rester ici. Ces deux-là ne regardent pas d’un bon œil quiconque est au courant de l’endroit où elles se trouvent.

— Il y aura sûrement quelqu’un qui les hébergera, protesta Perrin. Ne me dites pas que tout le monde vous tourne le dos. On ne vous prend pas réellement pour des Amis du Ténébreux ? » Alors même qu’il prononçait cette phrase, il se rappela Cenn Buie.

« Non, pas ça, répliqua Tam, à part quelques abrutis. Bon nombre de gens nous offriront un repas ou une nuit dans la grange, quelquefois même un lit, mais il faut que tu comprennes qu’ils sont mal à l’aise à l’idée de prêter assistance à quiconque est pourchassé par les Blancs Manteaux. Ils ne sont pas à blâmer pour autant. Les conditions de vie sont terriblement dures et la plupart des hommes s’efforcent de s’occuper de leur famille du mieux qu’ils peuvent. Demander à quelqu’un de prendre chez lui Natti et ses filles, Haral et Alsbet… Eh bien, ce pourrait être trop demander.

— J’avais une meilleure opinion que ça des habitants des Deux Rivières », dit Perrin entre ses dents.

Abell réussit à esquisser un faible sourire. « La plupart ont l’impression d’être coincés entre deux meules, Perrin. Ils espèrent seulement ne pas être broyés en farine entre les Blancs Manteaux et les Trollocs.

~ Ils devraient cesser d’espérer et réagir d’une manière ou d’une autre. » Pendant un instant, Perrin se sentit penaud. Il n’avait pas vécu ici ; il n’avait aucune idée de ce que c’était. N’empêche, il avait raison. Tant que les gens se retrancheraient derrière les Enfants de la Lumière, ils seraient contraints d’accepter tout ce que voudraient les Enfants, que ce soit s’emparer de livres ou arrêter des femmes et des jeunes filles. « Demain, j’irai jeter un coup d’œil à ce camp des Blancs Manteaux. Il doit y avoir un moyen de les en sortir. Et, une fois qu’ils seront libres, nous pourrons nous occuper des Trollocs. Un jour, un Lige m’a dit que les Trollocs appelaient le Désert des Aiels “La Terre de la Mort”. J’ai l’intention de leur faire donner ce nom aux Deux Rivières.

— Perrin », commença Tam qui s’interrompit, l’air troublé.

Perrin savait que ses yeux captaient la lumière, là dans l’ombre sous le chêne. Il avait le visage comme sculpté dans le roc.

Tam soupira. « D’abord, nous allons nous charger de Natti et des autres. Ensuite, nous pourrons décider quelle action adopter à l’égard des Trollocs.

— Ne te laisse pas ronger par ça, mon petit, dit Abell à mi-voix. La haine peut grandir au point de ne rien laisser d’autre en toi.

— Rien ne me ronge, leur répondit Perrin d’un ton calme. J’ai simplement l’intention de faire ce qu’il est nécessaire de faire. » Il passa un pouce sur le tranchant de sa hache. Ce qu’il était nécessaire de faire.

Dain Bornhald se tenait très droit sur sa selle quand les cent qu’il avait emmenés en patrouille approchèrent de la Colline-au-Guet. Moins de cent à présent. Onze selles supportaient, attachés en travers, des cadavres enveloppés dans leur manteau et vingt-trois autres de ses hommes étaient blessés. Les Trollocs avaient monté une adroite embuscade ; elle aurait réussi contre des soldats moins bien entraînés, moins aguerris que les Enfants. Ce qui le troublait, c’est que c’était sa troisième patrouille attaquée en force. Pas une rencontre due au hasard – pas tomber sur des Trollocs en train de tuer et d’incendier mais se trouver affronter un assaut en règle. Et seulement des patrouilles qu’il commandait personnellement. Les Trollocs s’efforçaient d’éviter les autres. Ce fait posait des questions inquiétantes et les réponses qu’il trouvait ne fournissaient pas de solutions.

Le soleil baissait. Quelques lumières apparaissaient déjà dans le village qui couvrait du haut en bas la colline avec des toits de chaume. L’unique toit de tuiles se tenait à la crête de cette colline, coiffant le Sanglier Blanc, l’auberge. Un autre soir, il y serait monté pour un gobelet de vin, malgré le silence inquiet qui s’abattait à la vue d’une cape blanche avec un soleil d’or rayonnant. Il buvait rarement, mais il était parfois content de se trouver parmi des gens autres que les Enfants ; au bout d’un certain temps, ils oubliaient jusqu’à un certain point sa présence et recommençaient à rire et bavarder entre eux. Un autre soir. Ce soir, il voulait être seul pour réfléchir.

De l’activité régnait autour des cent chariots ou plus, aux vives couleurs, rassemblés à moins d’un quart de lieue du pied de la colline, hommes et femmes vêtus de teintes encore plus éclatantes que celles de leurs chariots examinant les chevaux et les harnais, chargeant des choses qui se trouvaient çà et là dans le camp depuis des semaines. Apparemment, le Peuple Voyageur entendait se conformer à son nom, probablement dès l’aube.

« Farran ! » Le centenier trapu éperonna sa monture pour se rapprocher et Bornhald désigna d’un signe de tête la caravane des Tuatha’ans. « Informe le Chercheur que s’il désire emmener son peuple ailleurs, ils doivent s’en aller vers le sud. » Ses cartes indiquaient que la Taren n’était franchissable qu’à Taren-au-Bac, mais il avait commencé à apprendre à quel point elles étaient anciennes dès qu’il eut traversé la rivière. Personne ne quitterait les Deux Rivières pour peut-être prendre son unité au piège tant qu’il aurait la possibilité de l’empêcher. « Et, Farran ? Inutile d’utiliser les bottes ou les poings, oui ? Les paroles suffiront. Ce Raen a des oreilles.

— À vos ordres, Seigneur Bornhald. » Le centenier avait l’air seulement un peu contrarié. Il salua en portant à sa poitrine à hauteur du cœur sa main fermée recouverte d’un gantelet, fit pivoter son cheval en direction du camp des Tuatha’ans et fonça au galop. Cela ne lui plaisait pas, mais il obéirait. Quelque mépris qu’il avait pour le Peuple Voyageur, c’était un bon soldat.

La vue de son propre camp fournit à Bornhald un moment de fierté, les longues rangées bien nettes de tentes blanches coniques, les piquets d’attache pour les chevaux alignés avec précision. Même ici dans ce coin du monde abandonné de la Lumière, les Enfants restaient fidèles à eux-mêmes, ne se permettant aucun manquement à la discipline. Ce pays était abandonné de la Lumière. Les Trollocs le démontraient. S’ils incendiaient des fermes, cela signifiait seulement que quelques individus étaient purs. Quelques-uns. Les autres s’inclinaient et disaient « Oui, mon Seigneur », « Comme vous le désirez, mon Seigneur », puis n’en faisaient qu’à leur tête dès qu’il avait le dos tourné. De plus, ils cachaient une Aes Sedai. Leur deuxième jour sur la rive sud de la Taren, les Enfants avaient tué un Lige ; son manteau aux couleurs changeantes en était une bonne preuve. Bornhald détestait les Aes Sedai qui manigancent avec le Pouvoir Unique comme si avoir causé une fois la Destruction du Monde ne suffisait pas. Elles recommenceraient si on ne les en empêchait pas. Sa bonne humeur passagère disparut comme la neige de printemps.

Son regard chercha la tente où étaient enfermés les prisonniers sauf pour une brève période d’exercice chaque jour, un à la fois. Aucun n’essaierait de s’enfuir alors que cela impliquait de laisser les autres derrière. Non pas que cette fuite compterait plus d’une douzaine d’enjambées – un garde était posté à chaque extrémité de la tente et une douzaine de pas dans n’importe quelle direction amenaient à vingt autres Enfants – mais il voulait réduire au maximum les incidents. Un incident en amène d’autres. S’il devenait nécessaire de traiter durement les prisonniers, cela risquait de provoquer du ressentiment dans le village au point que des mesures seraient obligatoires pour y remédier. Byar était stupide. Lui – et d’autres, en particulier Farran – voulait soumettre les prisonniers à la question. Bornhald n’était pas un Inquisiteur et il n’aimait pas utiliser leurs méthodes. Et il n’avait pas l’intention non plus de laisser Farran approcher de ces jeunes filles, même si elles étaient des Amies du Ténébreux, comme Ordeith le prétendait.

Amis du Ténébreux ou pas, il avait de plus en plus conscience que tout ce qu’il voulait réellement c’était un seul Ami du Ténébreux. Plus que les Trollocs, plus que les Aes Sedai, il voulait Perrin Aybara. Il n’accordait guère de crédit aux prétentions de Byar que cet homme avait partie liée avec des loups, mais Byar avait expliqué assez clairement que Aybara avait conduit le père de Bornhald dans un piège tendu par des Amis du Ténébreux, avait conduit Geofram Bornhald à sa mort sur la Pointe de Toman aux mains des séides seanchans du Ténébreux et leurs alliées, les Aes Sedai. Peut-être, si aucun des Luhhan ne parlait bientôt, peut-être laisserait-il Byar en faire à sa tête avec le forgeron. Ou celui-ci craquerait ou ce serait sa femme quand elle y assisterait. L’un d’eux lui donnerait les moyens de trouver Perrin Aybara.

Quand il mit pied à terre devant sa tente, Byar était là qui l’attendait, raide et squelettique comme un épouvantail. Bornhald jeta un coup d’œil dégoûté vers un beaucoup plus petit rassemblement de tentes à l’écart des autres. Le vent soufflait de cette direction et il sentit l’odeur de l’autre camp. Ils ne tenaient pas propres leurs piquets d’attache, ni eux-mêmes. « Ordeith est de retour, semble-t-il, hein ?

— Oui, mon Seigneur Bornhald. » Byar s’interrompit et Bornhald le regarda d’un air interrogateur. « Ils signalent une escarmouche avec des Trollocs vers le sud. Deux morts. Six blessés, à ce qu’ils prétendent.

— Et qui sont les morts ? questionna Bornhald d’une voix posée.

— L’Enfant Joelin et l’Enfant Gomanes, mon Seigneur Bornhald. » Le visage aux joues creuses de Byar ne changea pas d’expression.

Bornhald retira lentement ses gantelets renforcés d’acier sur le dessus. Les deux qu’il avait envoyés accompagner Ordeith, pour voir ce qu’il faisait dans ses incursions vers le sud. Il prit soin de ne pas élever la voix. « Mes compliments à Maître Ordeith, Byar, et… Non ! Pas de compliments. Dites-lui, en propres termes, que je veux avoir ses os décharnés devant moi maintenant. Dites-le-lui, Byar, et amenez-le quand bien même vous devriez l’arrêter, lui et aussi ces scélérats dégoûtants qui déshonorent les Enfants de la Lumière. Allez. »

Bornhald retint sa colère jusqu’à ce qu’il soit à l’intérieur de sa tente, le pan formant porte rabattu, puis il balaya d’un revers de main les cartes et l’écritoire posées sur sa table pliante, avec un grondement furieux. Ordeith devait le prendre pour un imbécile. Deux fois il avait envoyé des hommes avec ce bougre et deux fois ils avaient été les seuls morts dans « une escarmouche avec des Trollocs » qui ne laissait à présenter aucun blessé parmi les autres. Toujours au sud. Cet individu était obsédé par le Champ d’Emond. Eh bien, lui-même aurait pu installer son camp là-bas, si ce n’était que pour… Inutile, maintenant. Il avait les Luhhan ici. Ils lui donneraient Perrin Aybara d’une manière ou d’une autre. La Colline-au-Guet était un bien meilleur emplacement s’il était obligé de se rendre rapidement à Taren-au-Bac. Les considérations militaires passaient avant les considérations personnelles.

Pour la millième fois, il se demanda pourquoi le Seigneur Capitaine Commandant l’avait envoyé ici. Les gens n’étaient apparemment pas différents de ceux qu’il avait vus ailleurs dans cent endroits. À part que seuls les habitants de Taren-au-Bac se montraient enthousiastes pour se débarrasser de leurs propres Amis du Ténébreux. Les autres regardaient avec une obstination morose quand le Croc du Dragon était griffonné sur une porte. Un village connaissait toujours ses indésirables ; il était toujours prêt à se purifier, avec un peu d’encouragement, et les Amis du Ténébreux se trouvaient à coup sûr balayés en même temps que ceux dont il souhaitait le départ. Pas ici, par contre. Le dessin noir d’un croc aigu sur une porte aurait aussi bien pu être du blanc de chaux badigeonné de frais pour tout l’effet réel qu’il avait. Et les Trollocs ? Pedron Niall était-il au courant que les Trollocs arriveraient quand il avait rédigé ces ordres ? Comment l’aurait-il su ? Mais alors pourquoi avait-il envoyé assez d’Enfants de la Lumière pour mater une petite rébellion ? Et pourquoi, au nom de la Lumière, le Seigneur Capitaine Commandant lui avait-il infligé la présence d’un fou homicide ?

La porte de la tente se rabattit de côté et Ordeith entra d’un pas conquérant. Son beau surcot gris était brodé d’argent, mais couvert de taches. Son cou décharné était sale aussi ; saillant de son col, il lui donnait l’air d’une tortue. « Bonne soirée à vous, mon Seigneur Bornhald. Une agréable bonne soirée et splendide. » L’accent de Lugard était prononcé aujourd’hui.

« Qu’est-il arrivé à l’Enfant Joelin et à l’Enfant Gomanes, Ordeith ?

— Une chose vraiment terrible, mon Seigneur. Quand nous avons rencontré les Trollocs, l’Enfant Gomanes avec bravoure… » Bornhald le frappa en plein visage avec ses gantelets. L’homme osseux chancela, porta une main à sa lèvre fendue, examina le rouge sur ses doigts. Le sourire de sa face n’était plus moqueur. Il était vipérin. « Oubliez-vous qui a signé ma commission, petit seigneur ? Que je dise un mot et Pedron Niall vous pendra avec les tripes de votre mère après vous avoir tous les deux écorchés vifs.

— C’est-à-dire si vous êtes en vie pour dire ce mot, hein ? »

Ordeith gronda, se ramassant sur lui-même comme une bête sauvage, des bulles de salive aux lèvres. Il s’ébroua avec lenteur, se redressa lentement. « Nous devons oeuvrer ensemble. » L’accent de Lugard avait disparu, remplacé par un ton plus imposant, plus autoritaire. Bornhald préférait la voix sarcastique avec l’accent du Lugard au mépris légèrement mielleux, à peine voilé dans celle-ci. « L’Ombre est partout autour de nous ici. Pas seulement les Trollocs et les Myrddraals. Ce sont les moins importants. Trois ont été engendrés ici, des Amis du Ténébreux destinés à bouleverser le monde, leur naissance programmée par le Ténébreux depuis mille ans ou davantage. Rand al’Thor. Mat Cauthon. Perrin Aybara. Vous connaissez leurs noms. En cet endroit ont été déchaînées des forces qui dévasteront le monde. Des créatures de l’Ombre parcourent la nuit, corrompant le cœur des hommes, empoisonnant leurs rêves. Fouaillez ce pays. Fouaillez-le et ils viendront. Rand al’Thor. Mat Cauthon. Perrin Aybara. » Il prononça le dernier nom d’une façon presque caressante.

Bornhald reprit son souffle avec peine. Il ignorait comment Ordeith avait découvert ce qu’il voulait ici ; un jour, le personnage avait simplement révélé qu’il savait. « J’ai couvert ce que vous aviez fait à la ferme Aybara…

— Fouaillez-les. » Il y avait une note de démence dans cette voix imposante, et de la sueur sur le front d’Ordeith. « Écorchez-les et les trois viendront. »

Bornhald força sa propre voix. « Je l’ai couvert parce que j’y étais obligé. » Il n’avait pas eu le choix. Si la vérité avait été révélée, il aurait eu affaire à davantage que des regards moroses. La dernière chose dont il avait besoin était une révolte ouverte en plus des Trollocs. « Mais je n’excuserai pas le meurtre d’Enfants de la Lumière. Vous m’entendez ? Que faites-vous donc que vous avez besoin de cacher aux Enfants ?

— Doutez-vous que l’Ombre soit prête à tout ce qui est nécessaire pour me barrer la route ?

— Quoi ?

— En doutez-vous ? » Ordeith se pencha en avant, l’air concentré. « Vous avez vu les Hommes Gris. »

Bornhald hésita. Cinquante des Enfants autour de lui, au milieu de la Colline-au-Guet, et personne n’avait remarqué les deux avec leurs poignards. Il avait eu les yeux posés sur eux et ne les avait pas vus. Jusqu’à ce qu’Ordeith les tue tous les deux. Le maigre petit bonhomme s’était acquis à cause de cela une considération énorme. Plus tard, Bornhald avait enterré profondément les poignards. Ces lames avaient paru être en acier mais y toucher brûlait comme du métal fondu. La première terre jetée dessus dans la fosse avait sifflé et émis de la vapeur. « Vous croyez qu’ils en avaient après vous ?

— Oh, oui, mon Seigneur Bornhald. Après moi. N’importe quoi pour m’annihiler. L’Ombre elle-même veut m’annihiler.

— Cela n’explique toujours pas l’assassinat…

— Je dois faire ce que je fais en secret. » C’était un murmure, presque un sifflement. « L’Ombre peut entrer dans l’esprit des humains pour me trouver, entrer dans les pensées et les rêves des hommes. Aimeriez-vous mourir dans un rêve ? Cela peut arriver.

— Vous êtes… fou.

— Donnez-moi les coudées franches et je vous donnerai Perrin Aybara. Voilà ce que requièrent les ordres de Pedron Niall. Laissez-moi les mains libres et je placerai Perrin Aybara dans les vôtres. »

Bornhald resta longtemps silencieux. « Je ne veux pas vous regarder, finit-il par dire. Sortez. »

Quand Ordeith fut parti, Bornhald frissonna. Qu’est-ce que le Seigneur Capitaine Commandant mijotait avec cet homme ? Mais si cela mettait Perrin Aybara en son pouvoir… Jetant ses gantelets, il commença à fourrager dans ses affaires. Quelque part il avait une gourde d’eau-de-vie.

L’homme qui se faisait appeler Ordeith, qui pensait même parfois à lui-même comme étant Ordeith, se faufila furtivement entre les tentes des Enfants de la Lumière, observant avec défiance les hommes aux manteaux blancs. Des outils utiles, des instruments ignorants, mais à qui il ne fallait pas se fier. En particulier Bornhald ; peut-être faudrait-il se débarrasser de celui-là, s’il devenait trop gênant. Byar serait beaucoup plus facile à manipuler. Mais pas encore. D’autres choses étaient plus importantes. Quelques soldats inclinèrent respectueusement la tête quand il passa. Il leur montra les dents dans ce qu’ils prirent pour un sourire amical. Des ustensiles, et des imbéciles.

Ses yeux parcoururent d’un regard rapide et avide la tente contenant les prisonniers. Ils pouvaient attendre. Pour un moment encore. Un petit peu plus longtemps. Ils n’étaient que des hors-d’œuvre, de toute façon. Un appât. Il aurait dû se retenir à la ferme Aybara, mais Conway Aybara lui avait ri au nez et Joslyne l’avait traité de petit idiot à l’esprit mal tourné pour avoir dit que son fils était un Ami du Ténébreux. Eh bien, ils avaient appris ce qu’il en coûtait, hurlant, brûlant. Malgré lui, il ricana sous cape. Des hors-d’œuvre.

Il sentait quelque part là-bas, dans le sud, vers le Champ d’Emond, un de ceux qu’il haïssait. Lequel ? Peu importait. Rand al’Thor était le seul qui comptait vraiment. Il l’aurait su si c’était al’Thor. La rumeur ne l’avait pas encore attiré, mais elle y réussirait. Ordeith frissonna de désir. Elle devait y parvenir. Il fallait propager d’autres récits en dépit des sentinelles de Bornhald à Taren-au-Bac, d’autres nouvelles des ravages subis par les Deux Rivières, qui iraient jusqu’aux oreilles de Rand al’Thor et s’imprimeraient dans son cerveau comme au fer rouge. D’abord al’Thor, puis la Tour, pour ce dont ils l’avaient dépouillé. Il récupérerait tout ce qui lui revenait de droit. Les choses s’étaient déroulées avec la précision d’une belle horloge, même avec Bornhald se mettant en travers, jusqu’à ce qu’apparaisse cet autre avec ses Hommes Gris. Ordeith frotta ses doigts osseux à travers ses cheveux graisseux. Pourquoi ses rêves ne pouvaient-ils au moins lui appartenir ? Il n’était plus une marionnette, manipulée de-ci de-là par des Myrddraals et des Réprouvés, par le Ténébreux lui-même. C’est lui qui tirait les fils à présent. On ne pouvait pas l’arrêter, on ne pouvait pas le tuer.

« Rien ne peut me tuer, marmotta-t-il avec une mine farouche. Pas moi. J’ai survécu depuis les Guerres Trolloques. » Du moins une partie de lui-même. Il eut un rire aigu, percevant une note de folie dans ce rire saccadé, le reconnaissant, ne s’en souciant pas.

Un jeune officier des Blancs Manteaux le regarda en fronçant les sourcils. Cette fois, les dents découvertes d’Ordeith ne ressemblaient en rien à un sourire et le garçon aux joues duveteuses eut un mouvement de recul. Ordeith poursuivit sa route rapide dans un traînement furtif des pieds.

Des mouches bourdonnaient autour de ses tentes à lui et des yeux méfiants moroses fuyaient les siens. Par contre, les épées étaient tranchantes et l’obéissance instantanée et aveugle. Bornhald pensait que ces hommes étaient encore les siens. Pedron Niall le croyait aussi, croyait qu’Ordeith était sa créature docile. Les imbéciles.

Repoussant d’une saccade le rabat de sa tente, Ordeith entra pour examiner son prisonnier, écartelé entre deux piquets assez robustes pour retenir un attelage tirant un chariot. Une forte chaîne d’acier vibra quand il la vérifia, mais il avait calculé combien il en fallait, puis avait doublé le compte. Une bonne chose. Une boucle de moins et ces solides anneaux d’acier se seraient rompus.

Avec un soupir, il s’assit au bord de son lit. Les lampes étaient déjà allumées, plus d’une douzaine, ne laissant aucun coin d’ombre nulle part. L’intérieur de la tente était aussi clair qu’en plein midi. « Avez-vous réfléchi à ma proposition ? Acceptez et vous partez librement. Refusez… je sais comment faire souffrir votre espèce. Je peux vous faire hurler le temps d’une agonie qui n’en finit pas. À jamais agonisant, à jamais hurlant. »

Les chaînes tintèrent sous l’effet d’une secousse ; les pieux profondément enfoncés dans le sol craquèrent. « Très bien. » La voix du Myrddraal résonnait comme de la peau de serpent desséchée qui s’effrite. « J’accepte. Relâchez-moi. »

Ordeith sourit. L’autre le prenait pour un idiot. Il apprendrait. Eux tous apprendraient. « D’abord, régler la question de… dirons-nous, des conventions et de l’accord. » À mesure qu’il parlait, le Myrddraal commença à être baigné de sueur.

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