3 Réflexion

En dépit de l’heure, bon nombre de gens se hâtaient dans les larges couloirs de la Pierre, un défilé continu d’hommes et de femmes vêtus du noir et or des serviteurs de la Pierre ou portant la livrée de l’un ou l’autre des Puissants Seigneurs. De temps en temps, un Défenseur ou deux apparaissaient, tête nue et sans armes, certains avec leur tunique défaite. Les serviteurs adressaient à Perrin et à Faile un salut ou une révérence s’ils passaient à proximité, puis continuaient leur chemin vivement pour ainsi dire presque sans s’être arrêtés. La plupart des soldats sursautaient en les voyant. Certains s’inclinaient avec raideur une main sur le cœur, mais tous tant qu’ils étaient précipitaient l’allure comme s’ils étaient pressés d’être ailleurs.

Une lampe sur trois ou quatre seulement était allumée. Dans les sections obscures entre leurs hauts socles, des ombres brouillaient le dessin des tapisseries pendues aux murs et masquaient les coffres placés çà et là contre les parois. Pour les yeux autres que ceux de Perrin, en tout cas. Les siens luisaient comme de l’or poli dans ces portions de couloir ténébreuses. Il marchait vivement d’une lampe à l’autre et maintenait son regard baissé jusqu’à ce qu’il arrive en pleine lumière. La plupart des gens de la Pierre étaient au courant de l’étrange couleur de ses yeux, d’une façon ou de l’autre. Personne n’en parlait, évidemment. Même Faile paraissait croire que cette couleur faisait partie de ce qui le reliait à une Aes Sedai, quelque chose qui existait simplement, qui devait être accepté mais jamais expliqué. Même ainsi, un picotement lui parcourait le dos chaque fois qu’il se rendait compte que quelqu’un qu’il ne connaissait pas avait vu ses yeux briller dans le noir. Quand ces étrangers se gardaient d’émettre un commentaire, leur silence accentuait sa sensation d’isolement.

« J’aimerais que l’on ne me considère pas comme cela, marmotta-t-il alors qu’un Défenseur grisonnant qui avait le double de son âge se mettait pratiquement à courir aussitôt qu’il l’avait dépassé. Comme si on avait peur de moi. On ne réagissait pas ainsi, avant ; pas de cette façon. Pourquoi tous ces gens ne sont-ils pas dans leur lit ? » Une femme portant un balai à franges et un seau esquissa une petite révérence et s’en fut vivement, la tête baissée.

Son bras passé sous le sien, Faile lui lança un bref regard. « Je dirais que les soldats ne sont pas censés se trouver dans cette partie de la Pierre à moins qu’ils ne soient de service. Le bon moment pour peloter une domestique sur le siège d’un seigneur et peut-être jouer à être le seigneur et sa dame tandis que dame et seigneur dorment. Ils s’inquiètent probablement à l’idée que tu pourrais les signaler à leurs chefs. Et les serviteurs accomplissent la majeure partie de leur tâche la nuit. Qui voudrait les avoir dans leurs jambes, à balayer, essuyer la poussière et astiquer, pendant la journée ? »

Perrin acquiesça d’un signe de tête, un peu dubitatif. Il supposait qu’elle avait acquis la connaissance de ces choses-là dans la maison de son père. Un marchand prospère a vraisemblablement des domestiques et des gardes pour ses chariots. Du moins les gens d’ici n’étaient-ils pas hors de leur lit parce que ce qui lui était arrivé leur était arrivé à eux aussi. Si ç’avait été le cas, ils seraient sortis de la Pierre et probablement courraient encore. Mais pourquoi avait-il été une cible, avait-il été choisi, à ce que cela semblait ? Affronter Rand ne le réjouissait pas, mais il avait besoin de savoir. Faile dut allonger le pas pour rester à sa hauteur.

Quelle que fût sa splendeur, tout son or, ses belles sculptures et ses incrustations, l’intérieur de la Pierre avait été conçu pour la guerre autant que son extérieur. Le plafond était percé de meurtrières à chaque croisement de couloirs. Des archières jamais utilisées s’ouvraient sur les couloirs à des endroits où elles commandaient toute leur longueur. Perrin et Faile gravirent d’étroits escaliers en colimaçon qui se succédaient, tous aménagés dans les murs ou bien renfermés derrière une cloison, avec d’autres archières plongeant dans le couloir au-dessous. Aucun de ces dispositifs protecteurs n’avait arrêté les Aiels, bien sûr, les premiers ennemis qui aient jamais pénétré en deçà des murailles extérieures.

Alors qu’ils montaient d’un pas vif un des escaliers en colimaçon – Perrin ne se rendait pas compte qu’ils marchaient à une allure accélérée, encore qu’il aurait adopté une allure plus rapide s’il n’avait pas donné le bras à Faile – il perçut une bouffée de vieille sueur et un léger relent de parfum douceâtre, mais ils ne s’enregistrèrent qu’à l’arrière-plan de son esprit. Il était préoccupé par ce qu’il dirait à Rand. Pourquoi as-tu tenté de me tuer ? Deviens-tu déjà fou ? Il n’y avait pas de moyen simple de poser la question, et il n’escomptait pas de réponses simples.

Débouchant dans un couloir sombre presque au sommet de la Pierre, il se retrouva les yeux posés sur le dos d’un Puissant Seigneur et de deux des gardes personnels du noble personnage. Seuls les Défenseurs étaient autorisés à porter une armure à l’intérieur de la forteresse, mais ces trois avaient une épée au côté. Ce n’était pas inhabituel, certes, par contre leur présence ici, à cet étage, dans l’obscurité, observant intensément la clarté éclatante à l’autre extrémité du couloir, ce n’était pas courant du tout. Cette clarté provenait du vestibule précédant l’appartement attribué à Rand. Ou que Rand avait choisi. Ou peut-être été poussé à occuper par Moiraine.

Perrin et Faile n’avaient pas pris de précaution pour monter sans bruit l’escalier, mais les trois hommes étaient tellement absorbés par leur surveillance que pas un d’entre eux ne remarqua immédiatement leur arrivée. Puis l’un des gardes du corps en uniforme bleu remua la tête comme pour soulager une crampe de son cou ; sa bouche béa quand il les aperçut. Étouffant un juron, le gaillard virevolta face à Perrin, tirant au clair une longueur de lame haute comme la main. L’autre ne fut plus lent que d’une seconde. Les deux étaient tendus, sur leurs gardes, mais leurs yeux se déplaçaient avec malaise, évitant ceux de Perrin. D’eux émanait une aigre odeur de crainte. Du Puissant Seigneur aussi, encore qu’il tînt la bride haute à sa peur.

Le Puissant Seigneur Torean, du blanc striant sa barbe noire en pointe, se déplaçait languissamment, comme au bal. Sortant de sa manche un mouchoir imprégné d’une senteur trop entêtante, il en tapota un nez bossué qui ne paraissait nullement grand en comparaison de ses oreilles. Un beau bliaud de soie aux revers de satin rouge ne faisait qu’accentuer l’aspect quelconque de son visage. Il contempla fixement les manches de chemise de Perrin et se tamponna de nouveau le nez avant d’incliner légèrement la tête. « Que la Lumière vous illumine », dit-il poliment. Son regard croisa le regard doré de Perrin et se déroba, bien que son expression ne changeât pas. « Vous allez bien, j’espère ? » Presque trop poliment.

Le ton de cet homme laissait Perrin indifférent, à la vérité, mais la façon dont Torean toisa Faile, avec une sorte d’intérêt désinvolte, lui fit serrer les poings. Il réussit néanmoins à parler d’une voix égale. « La Lumière vous illumine, Puissant Seigneur Torean. Je suis heureux de vous voir aider à veiller sur le Seigneur Dragon. Il y a des hommes qui, à votre place, s’irriteraient de sa présence ici. »

Les minces sourcils de Torean remuèrent brièvement. « La Prophétie a été accomplie et le Tear a tenu la place qui était la sienne dans cette prophétie. Peut-être le Dragon Réincarné conduira-t-il le Tear vers une destinée encore plus glorieuse. Quel homme s’en offusquerait ? Mais il est tard. Bonne nuit à vous. » Il toisa de nouveau Faile, en pinçant la bouche, et s’éloigna dans le couloir d’une démarche un peu trop énergique, dans la direction opposée aux lumières du vestibule. Ses gardes du corps lui marchaient sur les talons comme des chiens bien dressés.

« Tu n’avais nul besoin d’être discourtois, s’exclama Faile d’un ton crispé dès que le Puissant Seigneur fut hors de portée de voix. On aurait cru que ta langue était du fer gelé. Si tu as l’intention de rester ici, mieux vaudrait que tu apprennes à t’entendre avec les Seigneurs.

— Il te regardait comme s’il avait envie de te faire danser sur ses genoux. Et je ne veux pas dire comme un père. »

Elle écarta cette notion d’un reniflement de dédain. « Il n’est pas le premier à m’avoir détaillée. S’il avait trouvé l’audace d’essayer davantage, je l’aurais remis à sa place d’un froncement de sourcils et d’un coup d’œil. Ce n’est pas nécessaire que tu prennes ma défense, Perrin Aybara. » Cependant, elle ne paraissait pas tout à fait mécontente.

Se grattant la barbe, il suivit des yeux Torean, regardant le Puissant Seigneur et ses gardes disparaître derrière un lointain tournant. Il se demanda comment les seigneurs du Tear se débrouillaient pour ne pas transpirer à mort. « As-tu remarqué, Faile ? Ses chiens couchants n’ont pas ôté la main de leur épée avant qu’il soit à dix pas de nous. »

En fronçant les sourcils, elle regarda Perrin, puis les trois dans le couloir, et hocha lentement la tête. « Tu as raison, mais je ne comprends pas. Ils ne se confondent pas en révérences comme pour lui, par contre tout un chacun se tient à carreau en ta présence et celle de Mat comme en présence de l’Aes Sedai.

— Peut-être qu’être ami du Dragon Réincarné n’offre plus autant de protection que naguère. »

Elle ne suggéra pas encore une fois de partir, pas en paroles, mais son regard était éloquent. Perrin éluda avec plus de succès cette suggestion muette que lorsqu’elle était formulée à haute voix.

Avant qu’ils atteignent le bout du couloir, Berelain surgit soudain du brillant halo de clarté du vestibule, plaquant de ses deux bras autour d’elle une mince robe blanche. Si la Première de Mayene était allée plus vite, elle aurait couru.

Pour démontrer à Faile qu’il savait être aussi courtois qu’elle pouvait le souhaiter, Perrin s’inclina dans un salut que même Mat, il le pariait, n’aurait pas mieux réussi. Un contraste avec la révérence de Faile qui fut le plus léger hochement de tête, le plus faible ploiement de genou. Perrin le remarqua à peine. Alors que Berelain passait en coup de vent près d’eux sans leur prêter attention, une odeur de peur, forte et âpre comme d’une blessure putrescente, lui fit pincer les narines. En comparaison, la peur de Torean n’était rien. Celle-ci était une peur panique tenue en bride par une corde effilochée. Il se redressa lentement, la suivant du regard.

« Tu te rinces l’œil ? » susurra Faile.

Absorbé par Berelain, se demandant ce qui l’avait frappée de terreur à ce point-là, il parla sans réfléchir. « Elle sentait… »

Là-bas dans le couloir, Torean sortit soudain d’un couloir transversal et saisit le bras de Berelain. Il l’abreuvait d’un flot de discours, mais Perrin n’en discernait que des bribes par-ci par-là – dans son orgueil elle avait outrepassé les bornes et aussi quelque chose d’autre qui semblait vouloir dire que Torean lui offrait sa protection. Sa réponse fut brève, sèche et encore moins audible, proférée le menton haut. Se dégageant avec brusquerie, la Première de Mayene s’éloigna, le dos droit, apparemment davantage maîtresse d’elle-même. Sur le point de s’élancer derrière elle, Torean s’aperçut que Perrin l’observait. Se tapotant le nez avec son mouchoir, le Puissant Seigneur disparut dans le couloir transversal.

« Peu m’importe qu’elle sente l’Essence de l’Aube, commenta Faile, sarcastique. Celle-là, chasser l’ours ne l’intéresse pas, si décorative que serait sa peau étalée sur un mur. Elle chasse le soleil. »

Il la regarda en fronçant les sourcils. « Le soleil ? Un ours ? De quoi parles-tu ?

— Continue tout seul. Finalement, je pense que je vais aller me coucher.

— Si c’est ce que tu veux, dit-il lentement, mais je croyais que tu étais aussi désireuse que moi de découvrir ce qui s’est passé.

— Ma foi non. Je ne prétendrais pas souhaiter rencontrer le… Rand… pas après avoir évité cette éventualité jusqu’à maintenant. Et à présent surtout je ne le désire pas. Nul doute que vous aurez tous deux une bonne conversation sans moi. Particulièrement s’il y a du vin.

— Ce que tu racontes n’a pas de sens, marmonna-t-il en fourrageant dans ses cheveux. Si tu as envie d’aller te coucher, eh bien d’accord, mais j’aimerais que tu dises quelque chose que je comprenne. »

Pendant un long moment, elle étudia son visage, puis se mordit soudain la lèvre. Il eut l’impression qu’elle se retenait de rire. « Oh, Perrin, parfois je crois que c’est ta candeur qui me réjouit l’âme plus que le reste. » À coup sûr, des vibrations de rire donnaient à sa voix des sonorités argentines. « Pars rejoindre ton… ton ami et tu m’en parleras demain. Autant que le cœur t’en dit. » Elle lui abaissa la tête pour effleurer ses lèvres d’un baiser et, aussi rapide que le baiser, elle repartit en courant dans l’autre sens le long du couloir.

Il la suivit des yeux en secouant la tête jusqu’à ce qu’elle parvienne à l’escalier sans que Torean se soit montré. Parfois, c’était comme si elle parlait une autre langue. Il prit la direction de l’endroit éclairé.

Le vestibule était une pièce ronde de cinquante pas ou plus de diamètre. Cent lampes dorées étaient suspendues à son haut plafond par des chaînes d’or. Des colonnes de grès rouge poli formaient un cercle intérieur, et le sol se révéla une seule et immense dalle de marbre noir strié d’or. Ce vestibule avait été l’antichambre du roi, à l’époque où le Tear avait des rois, avant qu’Artur Aile-de-Faucon réunisse tout sous une seule autorité depuis l’Échine du Monde jusqu’à l’océan d’Aryth. Les rois n’étaient pas revenus quand l’empire d’Aile-de-Faucon s’était écroulé et, pendant mille ans, les seuls habitants de cet appartement avaient été des souris trottinant dans la poussière. Aucun Puissant Seigneur n’avait jamais eu assez de prestige pour oser revendiquer de s’y installer.

Cinquante Défenseurs postés en cercle montaient la garde dans une attitude rigide, hauberts et casques à bord luisants, lances inclinées chacune exactement selon le même angle que les autres. Faisant face à toutes les directions, ils étaient censés tenir les intrus à l’écart du Seigneur de la Pierre qui en était maître pour l’heure. Leur chef, un capitaine reconnaissable aux deux courtes plumes blanches de son casque, avait un maintien à peine moins raide. Il était campé une main sur la poignée de son épée, l’autre sur sa hanche, pénétré de son devoir. De tous émanait une odeur de peur et d’incertitude, comme des hommes vivant sous une falaise qui s’effrite et qui ont presque réussi à se convaincre qu’elle ne s’effondrerait jamais. Ou du moins pas ce soir. Pas dans l’heure qui venait.

Perrin passa à côté d’eux, le martèlement des talons de ses bottes éveillant des échos. L’officier eut un mouvement pour s’avancer vers lui, puis hésita comme Perrin ne s’arrêtait pas pour être interrogé. Il savait qui était Perrin, évidemment ; du moins en connaissait-il autant que le commun des gens de Tear. Compagnon de route d’une Aes Sedai, ami du Seigneur Dragon. Pas un homme qu’un simple officier des Défenseurs de la Pierre pouvait se permettre d’interpeller. Certes, c’était son devoir manifeste de protéger le repos du Seigneur Dragon, mais bien qu’il ne l’admettrait probablement pas même en son for intérieur, l’officier devait savoir que lui et sa vaillante parade d’armures étincelantes n’étaient que cela, une parade. Les vrais gardes étaient ceux que Perrin rencontra quand il dépassa les colonnes et approcha de la porte ouvrant sur l’appartement de Rand.

Ces gardes étaient restés assis dans une telle immobilité derrière les colonnes qu’ils semblaient se fondre dans la pierre, encore que leurs tuniques et leurs chausses – dans des tons de gris et de brun pour dissimuler leur présence dans le Désert – tranchaient ici sur le décor dès qu’ils esquissaient un geste. Six Vierges de la Lance, des Aielles qui avaient choisi une existence de guerrier de préférence à la vie au foyer, s’interposèrent entre lui et la porte dans un mouvement fluide de leurs bottes souples lacées jusqu’au genou. Elles étaient grandes pour des femmes, la plus grande à peine d’une main plus petite que lui, bronzées par le soleil, avec des cheveux coupés court, couleur d’or ou de feu ou d’une teinte intermédiaire. Deux tenaient des arcs en corne courbée avec une flèche encochée, même si l’arc n’était pas bandé. Les autres avaient chacune de petits boucliers en peau et trois ou quatre lances courtes – courtes mais avec un fer assez long pour transpercer le corps d’un homme et dépasser de quelques pouces.

« Je ne crois pas que je peux vous laisser entrer », dit une femme à la chevelure d’un roux de flamme, souriant légèrement pour atténuer ce que les mots avaient de désagréable. Les Aiels ne souriaient pas à belles dents autant que d’autres gens, ni d’ailleurs n’extériorisaient beaucoup leurs sentiments. « Je pense qu’il ne veut voir personne, ce soir. »

« J’entre, Baine. » Sans s’arrêter à ses lances, il la saisit par le haut des bras. C’est là que feindre de ne pas voir les lances devint impossible, puisqu’elle réussit à appuyer une pointe de lance contre le côté de sa gorge. Aussi bien, une jeune femme un peu plus blonde nommée Khiad plaça soudain une de ses lances de l’autre côté, comme si les deux fers de lance devaient se rejoindre quelque part au milieu de son cou. Les autres femmes se contentaient de regarder, sûres que Baine et Khiad étaient en mesure de faire ce qu’il y avait à faire. Toutefois, Perrin s’efforça de tirer le meilleur parti de la situation. « Je n’ai pas le temps de discuter avec vous. Non pas que vous écoutiez les gens qui discutent, à ce que je me rappelle. J’entre. » Avec toute la douceur possible, il souleva Baine et la déposa hors de son chemin.

Il aurait suffi que Khiad souffle sur sa lance pour que le sang jaillisse mais, une fois surmontée la surprise qui avait écarquillé les yeux bleu sombre de Baine, celle-ci retira brusquement sa lance et eut un grand sourire. « Aimeriez-vous apprendre un jeu appelé le Baiser des Vierges, Perrin ? Vous le joueriez bien, je présume. À tout le moins, vous apprendriez quelque chose. » Une de ses compagnes éclata de rire. La pointe de la lance de Khiad s’écarta de son cou.

Il reprit profondément haleine, espérant qu’elles n’avaient pas remarqué que c’était la première fois depuis que les lances s’étaient posées sur lui. Elles n’avaient pas voilé leurs visages – leurs shoufas étaient enroulées autour de leurs cous comme des écharpes noires – mais il ignorait si les Aiels y étaient obligés avant de tuer, il savait seulement que se voiler signifiait qu’ils y étaient prêts.

« Une autre fois, peut-être », répliqua-t-il poliment. Elles arborèrent toutes de grands sourires comme si Baine avait dit quelque chose d’amusant, et qu’il ne l’ait pas compris ajoutait au comique. Thom avait raison. Un homme risquait de devenir fou s’il essayait de comprendre les femmes, de n’importe quelle nation ou position sociale ; c’est ce que Thom affirmait.

Alors qu’il tendait la main vers une poignée en forme de lion d’or cabré, Baine ajouta :

« Que cela retombe sur votre tête. Il a déjà mis à la porte ce que la plupart des hommes considéreraient de beaucoup comme une meilleure compagnie que vous. »

Evidemment, pensa-t-il en tirant le battant pour l’ouvrir, Berelain. Elle venait d’ici. Ce soir, tout tourne autour…

La Première de Mayene disparut de ses pensées dès qu’il jeta un coup d’œil dans la pièce. Des miroirs brisés étaient pendus aux murs et du verre cassé jonchait le sol, ainsi que des tessons de porcelaine réduite en morceaux et des plumes provenant du matelas éventré. Des livres ouverts gisaient en désordre parmi des chaises et des bancs renversés. Et Rand était assis au pied de son lit, affaissé contre un des montants les yeux fermés et les mains posées mollement sur Callandor, qui était placée en travers de ses genoux. Il avait l’air d’avoir pris un bain de sang.

« Faites venir Moiraine ! » ordonna Perrin avec brusquerie aux Aielles. Rand était-il encore vivant ? Dans ce cas, il avait besoin de la Guérison des Aes Sedai pour le rester. « Dites-lui de se dépêcher ! » Il entendit un « ah » de surprise derrière lui, puis des bottes souples qui couraient.

Rand leva la tête. Son visage était un masque maculé. « Ferme la porte.

— Moiraine sera là bientôt, Rand. Ne t’inquiète pas. Elle…

— Ferme la porte, Perrin. »

Murmurant entre elles, les Aielles se rembrunirent mais reculèrent. Perrin tira la porte à lui, interrompant la question que criait l’officier aux plumes blanches.

Du verre s’écrasa sous ses bottes quand il traversa le tapis en direction de Rand. Déchirant une bande de toile dans un drap réduit en lambeaux, il la roula en un tampon qu’il pressa contre la blessure dans le côté de Rand. Les mains de ce dernier se crispèrent sur l’épée transparente quand Perrin appuya, puis elles se détendirent. Du sang inonda le tampon presque aussitôt. Rand était couvert de la tête à la plante de ses pieds de coupures et d’estafilades ; dans bon nombre d’entre elles scintillaient des éclats de verre. Perrin haussa les épaules dans un geste d’impuissance. Il ne savait que faire d’autre, sinon attendre Moiraine.

« Par la Lumière, qu’est-ce que tu avais comme intention ? Tu as l’air d’avoir voulu t’écorcher vif. Et tu as été bien près de me tuer, par-dessus le marché. » Il crut pendant un instant que Rand n’allait pas répondre.

« Pas moi, dit finalement Rand dans ce qui était presque un murmure. Un des Réprouvés. »

Perrin s’efforça de décrisper des muscles qu’il ne se rappelait pas avoir tendus. La tentative ne fut que partiellement couronnée de succès. Il avait parlé des Réprouvés à Faile, pas exactement de façon détachée mais dans l’ensemble il avait essayé de ne pas penser à ce que pourraient manigancer les Réprouvés quand ils découvriraient où se trouvait Rand. Si l’un d’eux parvenait à abattre le Dragon Réincarné, lui ou elle serait dans une situation nettement privilégiée par rapport aux autres lorsque le Ténébreux se serait échappé. Le Ténébreux libre et la Dernière Bataille perdue avant d’avoir été livrée.

« En es-tu sûr ? demanda-t-il aussi bas que Rand.

— Il ne peut en être autrement, Perrin. Pas autrement.

— Si l’un d’eux s’est acharné sur moi comme sur toi… Où est Mat, Rand ? En admettant qu’il soit vivant et ait passé par où je suis passé, il a vraisemblablement eu la même idée que moi. Que tu en étais responsable. Il devrait être ici à présent en train de t’agonir de sottises.

— Ou à cheval et à mi-chemin des portes de la ville. » Rand redressa péniblement le buste. Des plaques de sang séchées craquèrent et des filets de sang coulèrent sur sa poitrine et ses épaules. « S’il est mort, Perrin, le mieux serait que tu partes le plus loin possible de moi. Je crois que Loial et toi vous avez raison sur ce point. » Il marqua un temps, examinant Perrin. « Mat et toi, vous devez souhaiter que je ne sois jamais né. Ou du moins ne m’avoir jamais vu. »

Aller vérifier n’aurait servi à rien ; si quoi que ce soit était arrivé à Mat, c’était terminé maintenant. Et il avait le sentiment que son pansement de fortune pressé contre le côté de Rand pourrait bien être ce qui le maintiendrait en vie assez longtemps pour que Moiraine vienne. « Qu’il soit vraiment parti n’a pas l’air de te préoccuper. Que la Lumière me brûle, il est important, lui aussi. Qu’est-ce que tu vas faire s’il s’en est allé ? Ou s’il est mort, que la Lumière veuille que non.

— Ce à quoi ils s’attendent le moins. » Les yeux de Rand ressemblaient à la brume matinale qui voile l’aube, d’un bleu gris où transparaissait une flamme fiévreuse. Sa voix était tranchante comme un couteau. « C’est ce que j’ai à faire dans n’importe quel cas. Ce à quoi tout le monde s’attend le moins. »

Perrin inspira lentement. Rand avait bien le droit d’être à bout de nerfs. Ce n’était pas un signe de folie naissante. Il devait cesser de guetter des signes de folie. Ces signes se manifesteraient toujours assez tôt et les guetter n’aboutirait qu’à avoir l’estomac continuellement serré. « Ce sera quoi ? » questionna-t-il à mi-voix.

Rand ferma les yeux. « Je sais seulement que je dois les prendre par surprise. Prendre tout le monde par surprise », murmura-t-il d’un ton farouche.

Un des battants s’ouvrit pour laisser entrer un grand Aiel, la chevelure roux foncé aux reflets gris. Derrière lui, les plumes de l’officier de Tear oscillaient au rythme de sa discussion avec les Vierges ; il argumentait encore quand Baine poussa le battant et referma la porte.

Rhuarc examina la pièce de ses yeux bleus au regard perçant, comme s’il soupçonnait que des ennemis se cachaient derrière une tenture ou un fauteuil renversé. Le chef de clan de l’Aiel Taardad n’avait pas d’autre arme visible que le poignard à forte lame à sa ceinture, mais il manifestait une autorité et une assurance qui avaient valeur d’armes, discrètement mais aussi nettement que si elles avaient été dans un fourreau auprès du poignard. Et sa shoufa pendait sur ses épaules ; nul connaissant tant soit peu les Aiels n’en considérait un comme moins dangereux quand il portait de quoi se voiler le visage.

« Cet imbécile d’officier de Tear, là-dehors, a envoyé prévenir son supérieur que quelque chose était arrivé ici, déclara Rhuarc, et des rumeurs prolifèrent comme de la mousse de mort au fin fond d’une caverne. Que la Tour Blanche a tenté de vous tuer, jusqu’à la Dernière Bataille livrée dans cette pièce. » Perrin ouvrit la bouche ; Rhuarc leva la main pour l’empêcher de parler. « J’ai croisé par hasard Berelain qui avait l’air de s’être entendu dire quel jour elle mourrait et elle m’a raconté ce qui s’était passé. Et cela paraît bien être vrai, encore que je ne l’aie pas crue.

— J’ai fait chercher Moiraine », dit Perrin. Rhuarc hocha la tête. Les Vierges l’avaient évidemment mis au courant de tout ce qu’elles savaient.

Rand eut un éclat de rire douloureux qui ressemblait à un aboiement. « Je lui avais recommandé de garder le silence. Apparemment, le Seigneur Dragon n’a pas de pouvoir sur Mayene. » Il en ressentait plus d’amusement ironique qu’autre chose.

« J’ai des filles plus âgées que cette jeune femme, répliqua Rhuarc. Je ne crois pas qu’elle en parlera à quelqu’un d’autre. Je pense qu’elle aimerait oublier tout ce qui s’est produit ce soir.

— Et, moi, j’aimerais savoir ce qu’il en est », dit Moiraine qui entrait d’une démarche souple. Svelte et menue comme elle l’était, Rhuarc la dominait de sa haute taille autant que l’homme qui la suivait – Lan, son Lige – pourtant c’est l’Aes Sedai dont la présence s’imposait dans la pièce. Elle avait dû courir pour être arrivée si vite, mais à présent elle avait le calme d’un lac gelé. Il en fallait beaucoup pour ébranler la sérénité de Moiraine. Sa robe de soie bleue avait une haute encolure en dentelle et des manches à crevés par où apparaissait du velours plus foncé, mais la chaleur et l’humidité ne paraissaient pas l’affecter. Une petite pierre bleue, suspendue sur son front par une belle chaîne d’or passant dans ses cheveux noirs, scintillait à la lumière, soulignant l’absence du plus léger miroitement de transpiration.

Comme toujours quand ils se croisaient, les regards d’un bleu glacier de Lan et de Rhuarc jetèrent presque des étincelles. Une tresse de cuir maintenait en place les cheveux noirs de Lan, striés de gris aux tempes.

Son visage donnait l’impression d’avoir été sculpté dans le roc, tout en plans et angles durs, et l’épée se posait contre sa hanche comme si elle faisait partie de son corps. Perrin n’aurait pas su dire lequel des deux hommes était le plus redoutable, mais il songea qu’une souris périrait d’inanition si elle n’avait pour se nourrir que la différence. Les yeux du Lige se tournèrent vers Rand. « Je te croyais assez âgé pour te raser sans que quelqu’un te guide la main. »

Rhuarc sourit, d’un petit sourire mais le premier que Perrin lui voyait en présence de Lan. « Il est jeune encore. Il apprendra. »

Lan jeta un coup d’œil à l’Aiel, puis répondit à son sourire par un sourire du même calibre.

Moiraine adressa aux deux hommes un bref regard écrasant. Elle n’avait pas l’air de choisir son chemin quand elle s’avança sur le tapis, mais elle marchait d’un pas si léger, en relevant sa jupe, que pas un éclat de verre ne crissa sous ses escarpins. Elle parcourut la chambre des yeux ; relevant le moindre détail, Perrin en était sûr. Pendant un instant, elle l’examina – il ne soutint pas son regard ; elle en connaissait trop sur lui pour qu’il se sente à l’aise – mais elle fondit sur Rand comme une silencieuse avalanche soyeuse, glaciale et inexorable.

Perrin laissa retomber sa main et s’écarta. Le tampon de toile resta en place sur le côté de Rand, collé par le sang qui se coagulait. De la tête aux pieds, le sang commençait à sécher en plaques et en filets noirs. Les éclats de verre dans sa peau scintillaient à la clarté des lampes. Moiraine effleura du bout des doigts la toile raide de sang, puis retira sa main comme si elle avait changé d’avis et ne voulait plus voir ce qu’il y avait dessous. Perrin se demanda comment l’Aes Sedai pouvait regarder Rand sans sourciller, mais son visage lisse ne changea pas d’expression. D’elle émanait une fragrance de savon parfumé à la rose.

« Du moins es-tu en vie. » Elle avait une voix musicale, présentement d’une harmonie froide, irritée. « Ce qui s’est passé peut attendre. Essaie d’atteindre la Vraie Source.

— Pourquoi ? demanda Rand d’une voix lasse. Je ne peux pas me Guérir moi-même, saurais-je comment on Guérit. Personne ne le peut. Je sais au moins cela. » Le temps d’un souffle, Moiraine parut sur le point de laisser exploser sa colère, si étrange que cela aurait été, mais le temps d’un autre souffle elle était de nouveau enveloppée d’un calme trop profond pour que quoi que ce soit l’entame. « Une part seulement de la force nécessaire pour Guérir vient du Guérisseur. Le Pouvoir a la faculté de remplacer ce qui provient du Guéri. Sans lui, tu passeras demain couché sur le dos et peut-être aussi le jour suivant. Bon, attire à toi le Pouvoir, si tu peux, mais ne l’utilise pas. Contente-toi de le capter. Sers-toi de ceci, au besoin. » Elle n’eut pas à se courber beaucoup pour toucher Callandor.

Rand écarta l’épée de la main de Moiraine. « Me borner à le capter, dites-vous. » Il semblait sur le point d’éclater de rire. « Très bien. »

Rien ne se produisit que Perrin put voir, encore qu’il ne s’y soit pas attendu. Rand restait assis là comme le survivant d’une bataille perdue, les yeux fixés sur Moiraine. Celle-ci clignait à peine des paupières. Par deux fois, elle s’essuya les doigts sur ses paumes dans un geste apparemment machinal.

Au bout d’un moment, Rand soupira. « Je ne peux même pas atteindre le Vide. Je ne parviens pas à me concentrer. » Un bref sourire fit craquer le sang qui se coagulait en croûtes sur sa figure. « Je ne comprends pas pourquoi. » Un épais filet rouge descendit en serpentant le long de son œil gauche.

« Alors, je vais procéder comme j’en ai l’habitude », dit Moiraine, qui prit la tête de Rand dans ses mains, sans se préoccuper du sang qui coulait sur ses doigts.

Rand se dressa en vacillant, avec un râle qui résonna à la façon d’un rugissement comme si tout l’air était pressé hors de ses poumons, le dos arqué au point que sa tête faillit s’arracher aux mains de Moiraine. Un bras se jeta de côté, les doigts de sa main en éventail et recourbés en arrière à croire qu’ils allaient se briser ; l’autre main se crispa sur la poignée de Callandor, les muscles de ce bras-là visiblement noués par des crampes. Son corps était secoué telle une étoffe prise dans une tempête. Des écailles noires de sang séché tombèrent et les débris de verre tintèrent sur le coffre et le sol, refoulés hors des entailles qui se refermaient et se ressoudaient.

Perrin frissonna comme si ce vent de tempête grondait autour de lui. Il avait déjà vu pratiquer la Guérison, sur cela et davantage, sur des cas plus étendus et plus graves, mais il ne pouvait jamais voir utiliser le Pouvoir en toute quiétude d’esprit, savoir qu’il était utilisé, même pour cet usage. Les récits concernant les Aes Sedai, relatés par les gardes et les conducteurs de chariots des marchands, s’étaient imprimés dans son esprit longtemps avant qu’il ait rencontré Moiraine. De Rhuarc émanait une odeur très vive de malaise. Seul Lan prenait cela comme allant de soi. Lan et Moiraine.

Ce fut fini presque aussitôt que commencé. Moiraine ôta ses mains et Rand s’affaissa, agrippant le montant du lit pour rester debout. Difficile de dire ce qu’il serrait avec le plus de ténacité, du montant ou de Callandor. Quand Moiraine voulut prendre l’épée pour la replacer sur l’élégant présentoir près du mur, il l’éloigna de l’Aes Sedai avec fermeté, et même avec rudesse.

Sa bouche se pinça un bref instant, mais elle se contenta de retirer de son flanc le tampon de toile, s’en servant pour nettoyer quelques-unes des macules qui l’entouraient. La vieille blessure était redevenue une cicatrice douloureuse. Les autres entailles avaient simplement disparu. La plupart du sang séché qui le couvrait encore aurait pu provenir de quelqu’un d’autre.

Moiraine fronça les sourcils. « Elle ne réagit toujours pas, murmura-t-elle à demi pour elle-même. Elle ne guérira pas complètement.

— C’est celle qui me tuera, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il à mi-voix, puis il cita : “Son sang sur les rochers du Shayol Ghul, faisant disparaître l’Ombre dans son flot, sacrifice pour le salut des hommes”.

— Tu lis trop, rétorqua sèchement Moiraine, et n’en comprends pas assez.

— Comprenez-vous davantage ? Dans ce cas, instruisez-moi.

— Il essaie seulement de trouver son chemin, dit soudain Lan. Nul n’aime s’élancer à l’aveuglette en courant quand on sait qu’il y a un à-pic quelque part devant soi. »

Perrin eut un léger sursaut de surprise. Lan était rarement en désaccord avec Moiraine, ou du moins pas lorsqu’on pouvait les entendre. Toutefois, lui et Rand avaient passé beaucoup de temps ensemble à s’exercer à l’épée.

Les yeux noirs de Moiraine étincelèrent, mais ce qu’elle dit fut : « Il lui faut se coucher. Veux-tu demander que de l’eau chaude soit apportée et une autre chambre préparée ? Celle-ci a besoin d’un nettoyage à fond et d’un matelas neuf. » Lan acquiesça d’un signe et passa la tête dans le vestibule pendant un instant, parlant à voix basse.

« Je dormirai ici, Moiraine. » Lâchant le montant du lit, Rand se redressa avec difficulté, enfonçant la pointe de Callandor dans le tapis jonché de débris et posant les deux mains sur la poignée. Il s’appuya peut-être un peu sur l’épée, mais cela ne se voyait pas beaucoup. « Je ne me laisserai plus être pourchassé. Même pas chassé d’un lit.

Tai’shar Manetheren », murmura Lan.

Cette fois, même Rhuarc parut surpris et pourtant, si Moiraine avait entendu le Lige complimenter Rand, elle n’en témoigna rien. Elle dévisageait Rand, les traits paisibles mais des nuées d’orage dans les yeux.

Rand souriait d’un petit sourire interrogateur, l’air de se demander ce qu’elle allait tenter ensuite.

Perrin se dirigea discrètement vers la porte. Si Rand et l’Aes Sedai avaient l’intention de se livrer à un duel de volontés, il préférait être ailleurs. Lan ne paraissait pas s’émouvoir, c’était difficile à dire avec cette manière de se tenir qu’il avait, à la fois rigide et décontractée. Il pouvait aussi bien s’ennuyer au point de dormir debout qu’être prêt à dégainer son épée ; son attitude suggérait l’une ou l’autre hypothèse, ou les deux. Rhuarc donnait une impression à peu près similaire, mais il regardait également la porte.

« Ne bougez pas ! » Moiraine ne détournait pas les yeux de Rand, et son doigt tendu était pointé à mi-chemin entre Perrin et Rhuarc, néanmoins les pieds de Perrin s’immobilisèrent. Rhuarc haussa les épaules et croisa les bras.

« Entêté », marmotta Moiraine. Cette fois, le mot était à l’adresse de Rand. « Très bien. Si tu as l’intention de demeurer comme ça jusqu’à ce que tu tombes par terre, tu peux utiliser le temps qui reste à me raconter ce qui s’est passé avant que tu t’affales sur le nez. Je ne peux rien t’apprendre mais, si tu me mets au courant, peut-être verrai-je quelles erreurs tu as commises. La chance est mince, cependant il est possible que je le puisse. » Sa voix devint coupante. « Il faut que tu apprennes à le contrôler et je ne l’entends pas à cause d’incidents de ce genre. Si tu n’apprends pas à contrôler le Pouvoir, il te tuera. Tu le sais. Je te l’ai répété assez souvent. Tu dois te former tout seul. Tu dois trouver la méthode en toi-même.

— Je n’ai rien fait sinon survivre », dit-il sèchement. Elle ouvrit la bouche, mais il poursuivit. « Croyez-vous que je puisse canaliser sans le savoir ? Je n’ai pas fait cela dans mon sommeil. Ceci s’est produit quand j’étais éveillé. » Il chancela et se rattrapa en se cramponnant à l’épée.

« Même toi, tu ne pourrais canaliser que l’Esprit dans ton sommeil, répliqua Moiraine avec calme, et ceci n’a évidemment pas été réalisé avec l’Esprit. J’allais demander ce qui est arrivé. »

Pendant que Rand le racontait, Perrin sentit ses cheveux se hérisser. La hache avait été assez terrifiante, mais elle était quelque chose de tangible, de réel. Voir son propre reflet jaillir de miroirs pour vous assaillir… Inconsciemment, il déplaça ses pieds, s’efforçant de ne pas les poser sur des morceaux de verre.

Peu après avoir commencé à parler, Rand jeta un coup d’œil derrière lui au coffre, bref comme s’il ne voulait pas que ce coup d’œil soit remarqué. Un instant après, les fragments de verre argenté dispersés sur le couvercle du coffre s’ébranlèrent et glissèrent sur le tapis, donnant l’impression d’être poussés par un balai invisible. Rand échangea un regard avec Moiraine, puis s’assit avec lenteur et continua à parler. Perrin n’aurait pas su dire lequel des deux avait nettoyé le dessus du coffre. Berelain ne fut pas mentionnée dans le récit de Rand.

« Ce devait être un des Réprouvés, conclut-il finalement. Peut-être Sammael. Vous avez dit qu’il était à Illian. À moins que l’un d’eux ne soit ici à Tear. Sammael pourrait-il atteindre la Pierre depuis Illian ?

— Pas même si c’était lui qui tenait Callandor, répondit Moiraine. Il y a des limites. Sammael n’est qu’un homme, il n’est pas le Ténébreux. »

Seulement un homme ? Pas une très bonne description, songea Perrin. Un homme qui pouvait canaliser mais qui pourtant n’était pas devenu fou ; du moins pas encore, pas à la connaissance générale. Un homme peut-être aussi fort que Rand mais, alors que Rand essayait d’apprendre, Sammael connaissait déjà toutes les ressources de ses talents. Un homme qui avait vécu trois mille ans bloqué dans la prison du Ténébreux, un homme qui s’était tourné de son propre gré vers l’Ombre. Non, “seulement un homme” n’était pas un point de départ pour décrire Sammael, ni aucun des Réprouvés, homme ou femme.

« Alors l’un d’eux est ici. Dans la ville. » Rand appuya son front sur ses poignets, puis se redressa aussitôt d’une secousse, dardant un regard étincelant sur les personnes présentes dans la pièce. « Je ne serai plus celui à qui on donne la chasse. Je serai le limier, d’abord. Je le trouverai – ou je la trouverai et je…

— Ce n’est pas un des Réprouvés, l’interrompit Moiraine. Je ne le pense pas. Ceci était trop simple. Et trop complexe. »

Rand reprit la parole avec calme. « Pas d’énigmes, Moiraine. S’il ne s’agit pas des Réprouvés, alors de qui ? Ou de quoi ? »

Le visage de l’Aes Sedai était aussi neutre d’expression qu’une enclume, pourtant elle hésitait, circonspecte. Impossible de déterminer si elle n’était pas sûre de la réponse ou évaluait ce qu’elle devait en révéler.

« Étant donné que les sceaux maintenant close la prison du Ténébreux faiblissent, dit-elle au bout d’un instant, il est peut-être inévitable qu’un… un miasme… s’échappe alors que lui-même est encore prisonnier. Comme des bulles montant de ce qui pourrit au fond d’une mare. Seulement ces bulles flottent à travers le Dessin jusqu’à ce qu’elles se collent à un fil et explosent.

— O Lumière ! » L’exclamation échappa à Perrin avant qu’il puisse la retenir. Les yeux de Moiraine se tournèrent vers lui. « Vous voulez dire que ce qui est arrivé à… à Rand va commencer à arriver à tout le monde ?

— Pas à tout le monde. Du moins, pas encore. Au début, je pense qu’il y aura seulement quelques bulles, se faufilant par les fissures grâce auxquelles le Ténébreux peut communiquer avec le monde extérieur. Par la suite, qui sait ? Et de même que les Ta’veren courbent vers eux-mêmes d’autres fils du Dessin, je crois que peut-être les Ta’veren attireront à eux ces bulles plus puissamment que d’autres. » Dans ses yeux se lisait qu’elle savait que Rand n’était pas le seul à avoir vécu un cauchemar. Une fugitive esquisse de sourire, apparu et disparu presque avant qu’il l’ait remarqué, signifiait qu’il pouvait garder le silence s’il désirait garder le secret vis-à-vis d’autres personnes. Par contre, elle était au courant. « Cependant, dans les mois à venir – ou les années, aurions-nous la chance d’avoir ce délai de grâce devant nous – je crains que bon nombre de gens ne voient des choses qui leur donneront des cheveux blancs, s’ils survivent.

— Mat, demanda Rand. Est-ce que vous savez s’il… ? Est-il… ?

— Je le saurai bien assez tôt, répliqua Moiraine avec calme. Ce qui est fait ne peut être défait, mais nous pouvons espérer. » Toutefois, en dépit du ton qu’elle avait adopté, d’elle émanait une senteur de malaise jusqu’à ce que Rhuarc prenne la parole.

« Il va bien. Ou allait bien. Je l’ai croisé en venant ici.

— Se rendant où ? questionna Moiraine d’une voix légèrement coupante.

— Apparemment vers le logement des domestiques », lui répondit l’Aiel. Il était au courant que les trois étaient Ta’veren, encore que moins renseigné sur leur compte qu’il le croyait, et il connaissait assez bien Mat pour ajouter : « Pas en direction des écuries, Aes Sedai. De l’autre côté, celui du fleuve. Et il n’y a pas de bateaux ancrés aux quais de la Pierre. » Il ne broncha pas sur les mots « bateau » et « quai » comme la plupart des Aiels, même si au Désert ces choses-là n’existaient que dans les contes.

Elle acquiesça d’un signe de tête comme si elle ne s’était attendue à rien d’autre. Perrin secoua la sienne ; Moiraine avait tellement l’habitude de dissimuler le fond de sa pensée qu’elle semblait le masquer machinalement.

Soudain, un des battants de la porte s’ouvrit et Baine et Khiad se glissèrent dans la pièce, sans leurs lances. Baine portait une grande cuvette blanche et un gros pichet d’où jaillissait de la vapeur. Khiad avait des serviettes pliées sur le bras.

« Pourquoi est-ce vous qui apportez ceci ? » s’étonna Moiraine sèchement.

Khiad haussa les épaules. « Elle n’a pas voulu entrer. »

Rand eut un éclat de rire rauque. « Même les serviteurs en savent assez pour se tenir à l’écart de moi. Mettez cela n’importe où.

— Ton temps est compté, Rand, dit Moiraine. Les gens de Tear s’habituent à toi, jusqu’à un certain point, et personne ne redoute ce qui est familier autant que ce qui est inconnu. Combien de semaines, ou de jours, avant que quelqu’un essaie de te décocher une flèche dans le dos ou de verser du poison dans tes aliments ? Combien avant qu’un des Réprouvés frappe ou qu’une autre bulle dérive le long du Dessin ?

— N’essayez pas de me harceler, Moiraine. » Il était maculé de sang, à demi nu, plus qu’à moitié appuyé à Callandor pour réussir à se maintenir droit en position assise, mais il parvint à insuffler dans ces mots une calme autorité. « Je ne courrai pas pour vous non plus.

— Choisis vite ta voie, reprit-elle. Et, cette fois, informe-moi de tes intentions. Mes connaissances ne peuvent t’être d’aucune utilité si tu refuses d’accepter mon aide.

— Votre aide ? répliqua Rand avec lassitude. Je recevrai votre aide. Par contre, c’est moi qui déciderai, pas vous. » Il regarda Perrin comme s’il tentait de lui dire quelque chose à la muette, quelque chose qu’il ne voulait pas que les autres entendent. Perrin n’avait aucune idée de quoi il s’agissait. Au bout d’un instant, Rand soupira ; sa tête s’affaissa légèrement. « Je veux dormir. Vous tous, allez-vous-en. Je vous en prie. Nous parlerons demain. » Ses paupières clignèrent encore à l’adresse de Perrin, soulignant ces mots pour lui.

Moiraine alla retrouver de l’autre côté de la chambre Baine et Khiad et les deux Aielles se rapprochèrent en se penchant pour qu’elle parle à leurs seules oreilles. Perrin n’entendit qu’un bourdonnement et se demanda si elle utilisait le Pouvoir afin de l’empêcher de surprendre leurs propos. Elle connaissait la finesse de son ouïe. Il en eut la certitude quand Baine lui répondit dans un murmure dont il ne put rien comprendre non plus. L’Aes Sedai, toutefois, n’avait rien fait contre son odorat. Les Aielles regardaient Rand pendant qu’elles écoutaient, et d’elles émanait une odeur de méfiance. Pas craintive, mais comme si Rand était un gros animal qui risquait d’être dangereux en cas de faux pas.

L’Aes Sedai se retourna vers Rand. « Nous parlerons demain. Tu ne peux pas rester à attendre comme une perdrix le filet du chasseur. » Elle se dirigea vers la porte avant que Rand ait eu le temps de répondre. Lan regarda Rand comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, mais la suivit sans proférer un mot.

« Rand ? demanda Perrin.

— Nous faisons ce que nous avons à faire. » Rand ne leva pas les yeux de la poignée transparente entre ses mains. « Nous tous faisons ce que nous avons à faire. » De lui émanait une odeur de crainte.

Perrin acquiesça d’un hochement de tête et sortit de la chambre derrière Rhuarc. Moiraine et Lan n’étaient visibles nulle part. L’officier de Tear regardait la porte à dix pas de distance, s’efforçant de laisser croire que cette distance était de son choix et n’avait aucun rapport avec les quatre Aielles qui le surveillaient. Les deux autres Vierges de la Lance se trouvaient toujours dans la chambre, Perrin s’en rendit compte. Il entendait des voix provenant de cette pièce.

« Allez-vous-en, disait Rand d’une voix lasse. Posez simplement ça là et partez.

— Si vous êtes capable de tenir debout, répliquait Khiad allègrement, nous partirons. Seulement levez-vous. »

Il y eut le bruit d’eau se déversant dans une cuvette. « Nous avons déjà soigné des blessés, reprenait Baine d’un ton apaisant. Et j’avais l’habitude de faire la toilette de mes frères quand ils étaient petits. »

Rhuarc ferma la porte, ce qui empêcha d’entendre la suite.

« Vous ne le traitez pas de la même façon que les gens de Tear, dit tout bas Perrin. Pas de salamalecs. Je ne crois pas avoir entendu un seul d’entre vous l’appeler Seigneur Dragon.

— Le Dragon Réincarné est une prophétie des Terres Humides, répliqua Rhuarc. La nôtre est Celui-qui-Vient-avec-l’Aube.

— Je les croyais les mêmes. Sinon, pourquoi êtes-vous venu à la Pierre ? Que je brûle, Rhuarc, vous les Aiels, vous êtes le Peuple du Dragon, exactement comme le disent les Prophéties. Vous l’avez pratiquement reconnu, même si vous ne voulez pas l’avouer explicitement. »

Rhuarc ne releva pas cette dernière phrase. « Dans vos Prophéties du Dragon, la chute de la Pierre et la prise de Callandor proclament que le Dragon est Réincarné. Notre prophétie se contente d’annoncer que la Pierre doit capituler avant qu’apparaisse Celui-qui-Vient-avec-l’Aube pour nous ramener vers ce qui était nôtre. Ils sont peut-être un seul et même homme mais je doute que même les Sages l’affirment sans équivoque. Si Rand est celui-là, il y a encore des choses qu’il doit faire pour le prouver.

— Quoi ? demanda Perrin d’un ton pressant.

— Si c’est lui, il le saura et les fera. Sinon, notre quête continue. »

Une nuance indéchiffrable dans la voix de l’Aiel éveilla l’attention de Perrin. « Et s’il n’est pas celui que vous cherchez ? Que se passera-t-il, alors, Rhuarc ?

— Dormez bien et dormez tranquille, Perrin. » Les bottes souples de Rhuarc foulaient sans bruit le marbre noir comme il s’éloignait.

L’officier de Tear regardait toujours fixement au-delà des Vierges de la Lance, émettant une odeur de peur, ne réussissant pas à masquer la colère et la haine qui marquaient son visage. Si les Aiels décidaient que Rand n’était pas Celui-qui-Vient-avec-l’Aube… Perrin observa les traits de l’officier de Tear et évoqua en pensée l’absence ici des Vierges de la Lance, la Pierre vide d’Aiels, et il frémit. Il devait s’assurer que Faile décide de partir. Il n’y avait pas d’autre solution. Il fallait qu’elle décide de partir – et sans lui.

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