58 Les pièges de Rhuidean

Dès que la porte eut disparu, l’obscurité enveloppa Rand comme un linceul. Et pourtant, il y voyait… Alors qu’il était trempé, il ne frissonnait pas, comme si le froid et la chaleur n’existaient plus. À dire vrai, plus aucune sensation n’existait. À part celle d’être en vie.

Devant Rand, des marches de pierre s’élevaient à l’infini – ou jusqu’à ce qu’on les perde de vue. Bien entendu, elles lévitaient dans l’air, aucune structure visible ne les soutenant. Se souvenant qu’il avait déjà vu cet escalier, ou un autre qui lui ressemblait en tout point, Rand gravit les marches, chacune se dématérialisant derrière lui une seconde après qu’il y eut laissé l’empreinte humide d’une de ses bottes.

Sans pouvoir dire comment il le savait, il avait la certitude que cet escalier le conduisait là où il devait aller. Là encore, il aurait juré avoir déjà vécu cette expérience, mais ça n’était peut-être pas exactement la même.

Est-ce moi qui crée les marches avec le Pouvoir, ou ont-elles une existence indépendante ?

À cet instant, la marche que foulait Rand commença à se désintégrer et celles qu’il lui restait à gravir se brouillèrent comme si elles allaient disparaître. Abandonnant ses pensées parasites, il se concentra sur les degrés de pierre grise, insistant sur leur rassurante réalité. Aussitôt, l’escalier redevint net comme s’il n’y avait rien au monde de plus réel que lui. Mais les marches avaient changé. Beaucoup moins ordinaires, elles étaient polies, désormais, leur arête sculptée selon un motif décoratif que Rand avait déjà vu quelque part – enfin, peut-être, parce que rien de tout cela n’était très clair dans son esprit.

Sans se demander où il allait – et c’était peut-être mieux comme ça – il commença à monter les marches trois par trois, avançant à toute vitesse vers… l’obscurité sans fin.

Non ! Cet escalier le conduirait où il voulait aller, c’était sûr, mais il n’y avait aucune garantie sur le temps que ça prendrait.

Asmodean avait-il beaucoup d’avance sur lui ? Les Rejetés connaissaient-ils une façon de voyager plus rapide ? Tout le problème était là : les Rejetés disposaient de toutes les connaissances. Lui, il n’avait que son désespoir.

Rand leva les yeux et fit la grimace. S’adaptant à ses longues enjambées, les marches étaient beaucoup plus éloignées, l’obligeant à sauter de l’une à l’autre au-dessus d’un abîme noir plus profond que… Que quoi, au fait ? Une chute, ici, pouvait très bien n’avoir jamais de fin. Oubliant le gouffre, Rand continua à bondir de marche en marche.

Sa vieille blessure au flanc, jamais tout à fait guérie, commença à se rappeler vaguement à lui. Vaguement ? C’était son impression, alors que le saidin l’enveloppait comme un cocon. En réalité, la plaie devait être à un souffle de se rouvrir.

Ignore-la !

Dérivant à travers le Vide, cette pensée renforça sa détermination. Quitte à y laisser la vie, il n’avait pas le droit de perdre cette course-poursuite ! Si les marches consentaient un jour à cesser de se dérouler devant lui. Où en était-il de l’ascension ?

Soudain, il aperçut une silhouette, loin devant lui et un peu sur sa gauche. Un homme, apparemment, vêtu d’une veste rouge et de bottes assorties. Mais lui était debout sur une sorte de plate-forme argentée qui s’élevait régulièrement dans les ténèbres. Rand n’eut pas besoin d’y regarder à deux fois pour comprendre qu’il s’agissait d’Asmodean. Et lui, il ne courait pas comme un crétin de berger à demi mort de fatigue. Il se faisait porter par… eh bien, le nom importait peu, n’est-ce pas ?

Rand s’immobilisa sur une marche. Il n’avait aucune idée de ce qu’était cette plate-forme de métal brillant, mais… La pensée… Oui, la pensée !

Devant le jeune homme, les marches se volatilisèrent. Sous ses bottes, le rectangle de pierre commença à glisser vers l’avant et vers le haut, avalant la distance de plus en plus vite. Pas un souffle d’air, sur son visage, pour indiquer à Rand qu’il se déplaçait. Et aucun repère fixe, dans ce néant, permettant d’établir avec certitude que la marche bougeait.

Mais Rand gagnait du terrain, et ça, c’était une preuve irréfutable. Il avançait, peut-être grâce au Pouvoir et peut-être pas, et cela seul comptait.

La « marche » tremblant bizarrement, Rand préféra cesser de penser à tout ça.

Je n’en sais pas encore assez long…

Dans une posture très décontractée, l’homme aux cheveux noirs, une main sur la hanche, se massait pensivement le menton de l’autre. Un col de dentelle lui enserrait le cou, et ses manches également sophistiquées lui dissimulaient à demi les mains. Quant à sa veste à col montant, elle était bizarrement coupée, avec des sortes de queues qui lui arrivaient presque aux genoux.

De fines cordes noires – enfin, on eût dit que c’en était – jaillissaient du torse d’Asmodean pour se perdre dans l’obscurité environnante. Une image que Rand avait déjà vue, ça, il en était sûr !

Lorsque l’homme tourna la tête vers lui, il en resta pourtant bouche bée. Bien sûr, les Rejetés pouvaient changer à volonté de visage – ou générer des illusions, ce qui revenait au même – et il avait vu Lanfear le faire devant lui. Pourtant, c’étaient bien les traits de Jasin Natael, le trouvère. Depuis le début, Rand avait parié sur Kadere, le prédateur dont le regard ne changeait jamais.

Apercevant Rand, Asmodean sursauta. Alors que sa plate-forme gagnait de la vitesse, une sorte d’immense tapis de feu, comme si on avait coupé en tranches fines une flamme géante – tomba sur Rand tel un drap d’un quart de lieue de haut et de large.

Un peu avant le contact fatal, ce linceul éclata en une gerbe d’étincelles – ou d’échardes – qui s’éparpillèrent autour de Rand puis disparurent. Mais un autre se matérialisa dans l’air, forçant le jeune homme à improviser un autre tissage défensif. Le « drap » explosa, cédant la place à un troisième, qui se désintégra pour être aussitôt remplacé par un quatrième. Même si Rand ne voyait plus son ennemi, il ne doutait pas qu’Asmodean profitait de cette diversion pour reprendre de l’avance.

Une colère brûlante glissa sur le cocon de vide, et le Dragon Réincarné canalisa de nouveau le Pouvoir. Cette fois, une vague de feu enveloppa le tapis de flammes et l’entraîna au loin, le transformant peu à peu en une multitude de gouttelettes ignées, comme s’il était déchiqueté par un cyclone. Secoué par le Pouvoir qui se déchaînait en lui, Rand trembla de tous ses membres. Mais sa colère contre Asmodean s’accrocha à la surface du Vide.

Devant Rand, un trou apparut dans l’obscurité maintenant zébrée d’incroyables lucioles. Un trou ? Non, pas exactement. Le Rejeté et sa plate-forme brillante se trouvaient au milieu de cette brèche, et la déferlante de feu tissée par Rand sembla glisser dessus sans l’affecter. La plate-forme continua son ascension – à l’évidence, Asmodean venait d’ériger autour de lui un bouclier très efficace.

Rand se força à ignorer la lointaine colère qui tentait de le séduire de l’autre côté du Vide. Pour s’unir au saidin et le manier, il avait besoin d’un calme intérieur parfait. La colère, s’il l’acceptait en lui, ferait exploser le cocon de Vide.

Rand cessa provisoirement de canaliser et sa vague de flammes se volatilisa. Son but n’était pas de tuer le Rejeté, mais de le capturer.

La marche de pierre gagna encore de la vitesse, rapprochant Rand de sa proie.

Soudain, la plate-forme d’Asmodean se dématérialisa. Une issue brillante apparut devant lui, et il la franchit d’un bond. Aussitôt, la lueur vacilla et le passage commença à se refermer.

Rand focalisa le Pouvoir sur ce portail encore visible dans le noir. S’il ne parvenait pas à le maintenir ouvert, comment savoir où Asmodean avait fui ? La brèche cessa de se refermer, et la lueur réapparut, précisant les contours d’une ouverture carrée assez grande pour laisser passer un homme. Rand devait la maintenir dans cet état puis l’atteindre au plus vite, avant qu’Asmodean ait pu filer trop loin.

Quand il s’estima assez près, le jeune homme pensa à s’arrêter et la marche s’immobilisa net. Comme il l’avait prévu, Rand fut propulsé en avant et traversa le passage en vol plané. Quelque chose tirant sur une de ses bottes, il se retrouva presque à l’horizontale, se roula en boule quand il entra en contact avec le sol et prolongea son mouvement par une longue roulade.

Le souffle court, il se força à inspirer à fond, puis se releva, trop alarmé pour rester longtemps dans une position où il était vulnérable. Le Pouvoir l’emplissant encore d’une vibrante extase mêlée de répugnance – la souillure, bien sûr –, il constata sans s’émouvoir qu’il était contusionné à peu près partout. La douleur viendrait, mais pour l’instant, elle lui semblait aussi étrangère que la poussière jaune qui recouvrait ses vêtements humides et chaque pouce carré de sa peau qu’il pouvait voir.

À la fois détaché de tout et plus présent au monde que jamais, Rand sentait le moindre souffle dans l’air surchauffé, comme il captait individuellement l’existence de chaque grain de poussière et de la plus minuscule crevasse dans le sol de terre compactée dure comme de l’acier.

Le soleil faisait s’évaporer à une impensable vitesse l’humidité de ses vêtements et de ses cheveux. Regardant autour de lui, Rand constata qu’il était dans le désert des Aiels – plus précisément, au pied du mont Chaendaer, dans la vallée où se dressait Rhuidean, et à moins de cinquante pas de son dôme de brouillard. Derrière lui, le portail n’était plus en vue nulle part.

Rand fit un pas vers le mur de brume… puis il s’immobilisa et leva le pied gauche. Le talon de sa botte avait été coupé net. La sensation que quelque chose avait tiré sur son pied… C’était le passage ! En se refermant, il avait abîmé une de ses bottes. Mais à quelques pouces près…

Rand prit conscience, comme de très loin, qu’il frissonnait malgré la chaleur. Il ne s’était pas douté un instant que c’était si dangereux. Les Rejetés détenaient toute la connaissance. Asmodean ne lui échapperait pas.

Plus que morose, Rand défroissa ses vêtements, remit en place dans sa ceinture la petite figurine, ajusta la position de son épée sur sa hanche et regarda devant lui. Le brouillard l’enveloppait, désormais. Il n’y voyait plus rien, et le Pouvoir lui-même ne pouvait pas l’aider.

Il courut à l’aveuglette.

Soudain, il émergea en trombe du brouillard, se jeta par terre et finit sa course sur le ventre, cette fois sur des pavés rugueux. Restant au sol, il leva les yeux et découvrit trois rubans brillants – d’un bleu argenté, sous la lumière de Rhuidean – qui flottaient dans l’air derrière lui. Quand il se leva, il constata que ces bandes scintillantes se trouvaient respectivement à la hauteur de sa taille, de sa poitrine et de son cou – des rubans si fins qu’on les distinguait à peine quand on les regardait en « coupe ». Les étudiant, Rand comprit comment ils avaient été fabriqués et suspendus là, mais ça ne l’aida pas à deviner pourquoi. Durs comme de l’acier et si coupants qu’un rasoir serait en comparaison passé pour une douce plume, ces curieux pièges lui auraient lacéré le torse et la gorge s’il les avait percutés.

D’un filament de Pouvoir, Rand réduisit en poussière les trois rubans. À l’extérieur du Vide, la colère se déchaînait. À l’intérieur régnait un calme résolu qui cohabitait sans peine avec le Pouvoir de l’Unique.

Comme lors de sa précédente visite, la lueur bleue de la brume éclairait – sans projeter d’ombres – les palais de marbre, de cristal et de verre taillé éternellement inachevés, leurs tours et leurs minarets perçant presque toujours la voûte de brouillard. Devant Rand, dans une large avenue, Asmodean courait vers la grande esplanade sans accorder la moindre attention aux fontaines asséchées qu’il dépassait.

Rand dut lutter pour canaliser le Pouvoir, mais il parvint à s’emplir de saidin et à le contrôler dans une certaine mesure. Des éclairs jaillirent de la voûte vaporeuse, percutant le sol dans une gerbe d’étincelles. Pas à l’endroit où était Asmodean, mais juste devant lui, d’énormes lances incandescentes faisaient s’écrouler d’antiques et majestueuses colonnes qui tombaient comme des quilles sur le chemin du Rejeté.

Derrière des fenêtres en verre coloré, les spectres d’hommes et de femmes d’une indestructible sérénité semblaient poser sur Rand un regard plein de reproches.

— Je dois l’arrêter, se justifia le jeune homme, sa voix ayant un écho bizarre à ses propres oreilles.

Asmodean s’immobilisa pour regarder le champ de ruines, dans son sillage. La poussière qui tourbillonnait dans sa direction ne touchait jamais sa veste rouge brillante. Se divisant devant lui comme auraient pu le faire des eaux, elle ne pénétrait jamais dans son espace vital.

Une colonne de feu entoura Rand, transformant en flammes l’air qu’il respirait. Mais cet incendie se volatilisa avant même qu’il ait compris ce qu’il faisait pour le neutraliser.

Ses vêtements secs et chauds, ses cheveux semblant roussis, Rand s’aperçut en outre que de la terre jaune, comme cuite dans un four, tombait de son corps à chaque enjambée.

Asmodean tentait de se frayer un passage dans le champ de débris qui s’étendait devant lui. Une pluie d’éclairs martelait maintenant les édifices, en arrachant des blocs entiers et éventrant les structures en cristal les plus délicates.

Le Rejeté ne ralentit pas. Alors qu’il disparaissait à la vue de Rand, d’autres éclairs jaillirent du ciel. Ceux-ci visaient le jeune homme, et ils étaient à l’évidence prévus pour tuer. Sans ralentir non plus, Rand tissa un bouclier autour de lui. Alors qu’il zigzaguait entre les débris, sautant par-dessus les trous que les éclairs creusaient dans le sol, des gravats rebondirent sur son invisible protection.

L’air crépitait d’étincelles. Tous les poils du corps de Rand se hérissèrent, comme ceux d’un chat pendant un orage.

Il y avait un tissage dans le champ de colonnes effondrées. Un tissage étranger à Rand et à Asmodean. Pour s’en protéger, le jeune homme renforça le bouclier qui l’entourait. Alors qu’il se frayait à son tour un chemin parmi les débris, les escaladant parfois, d’énormes fragments de pierre blanc et rouge explosèrent en une pluie d’éclats mortels. En parfaite sécurité dans son tissage, Rand continua son chemin, le bruit des bâtiments qui s’effondraient atteignant à peine ses oreilles et sa conscience. Il devait arrêter Asmodean, et rien d’autre ne comptait. Au prix d’un gros effort, il fit jaillir de nouveaux éclairs et des boules de feu – tout ce qui pouvait ralentir le fuyard à la veste rouge, et tant pis pour les dégâts !

Gagnant du terrain, Rand déboula sur l’esplanade une dizaine de pas derrière le Rejeté. Sans cesser d’essayer de ralentir sa proie, il tenta de courir plus vite. En fuyant, Asmodean cherchait toujours un moyen de le tuer.

Les ter’angreal et les autres trésors que les Aiels avaient apportés ici au péril de leur vie étaient carbonisés par des éclairs, éventrés par des explosions ou disloqués par des tourbillons de vent mauvais. Des artefacts d’argent et de cristal se désintégraient tandis que d’étranges structures en métal s’écroulaient, tordues et torturées, finissant par se briser sur le sol.

Asmodean fuyait toujours. Acharné à trouver un moyen de tuer Rand, il s’arrêta pour ramasser ce qui semblait être l’objet le plus insignifiant de la gigantesque « décharge » d’artefacts. Une statuette blanche d’un pied de long, gisant sur le dos, et qui représentait un homme avec une boule de cristal dans la main. Quand ses mains se refermèrent sur l’artefact, Asmodean eut un cri de triomphe.

Une fraction de seconde plus tard, les mains de Rand saisirent également la statuette. Comme si le temps avait suspendu son cours, Rand dévisagea enfin son ennemi. Un homme d’âge moyen assez beau qui n’était en rien différent du trouvère Natael, à part peut-être le désespoir furieux qui brillait dans son regard. Mais à le voir ainsi, rien n’indiquait qu’il était un Rejeté…

Puis le temps reprit son cours et les deux adversaires, à travers la statuette – un ter’angreal, bien entendu –, tentèrent de se connecter à un des deux plus puissants sa’angreal qui aient jamais existé.

Rand eut vaguement conscience de l’existence d’une grande statue à demi enfouie dans le lointain Cairhien, la sphère de cristal qu’elle tenait brillant comme un soleil – et vibrant du Pouvoir de l’Unique. Alors, le Pouvoir qui coulait en lui déferla comme si toutes les mers et tous les océans du monde se déchaînaient en un seul raz-de-marée. Investi d’une telle puissance, plus rien n’était hors de sa portée – il aurait même pu sauver la fillette morte, dans la Pierre de Tear.

Aussi violente et dévastatrice, la souillure se répandit en lui, s’infiltrant dans chaque pore de sa peau et au plus profond de son âme. Il aurait voulu hurler, puis exploser. Pourtant, il avait seulement absorbé la moitié de l’énergie du sa’angreal.

L’autre emplissait Asmodean.

Trébuchant sur des ter’angreal brisés, les deux hommes continuèrent à lutter quand ils furent au sol. De peur que l’autre la lui arrache, aucun n’osait lâcher la statuette ne serait-ce que d’un doigt. Mais alors qu’ils se roulaient dans la poussière, heurtant ici un portique de pierre rouge encore debout, là une statue de pierre miraculeusement intacte – une femme nue qui serrait un enfant dans ses bras –, prêts l’un comme l’autre à mourir pour la possession de la statuette, le duel se déroulait également à un autre niveau et presque dans un autre plan.

Des massues de Pouvoir assez énormes pour aplatir une montagne s’abattaient sur Rand en même temps que des lames si longues qu’elles auraient pu transpercer le cœur de la terre. Des tenailles invisibles tentaient d’arracher son esprit de son corps, fouaillant au cœur même de son âme. Le moindre filament de Pouvoir qu’il canalisait avait pour mission de détourner ces attaques. Des assauts, il en était sûr, dont chacun aurait pu le réduire à néant, le rayant de la surface du monde comme s’il ne l’avait jamais foulée. Mais où se perdaient ces coups déviés ? Rand n’en savait trop rien. Encore que… Le sol tremblait sous les deux combattants, comme s’il encaissait des coups répétés. Aux oreilles de Rand, des milliers de gémissements composaient une bien étrange symphonie. Et les colonnes de verre vibraient comme si elles étaient sur le point d’exploser.

Mais Rand ne pouvait pas s’inquiéter de tout ça. Après tant de nuits sans sommeil et cette course-poursuite, la fatigue le rattrapait. Et s’il la sentait alors qu’il s’était retranché dans le vide, ça signifiait que l’épuisement le guettait.

Alors que les secousses telluriques le malmenaient, il s’avisa qu’il ne tentait plus d’arracher le ter’angreal à Asmodean, se limitant à ne pas le lâcher. Bientôt, il serait à bout de forces. Même s’il parvenait à tenir la statuette, il devrait se couper du saidin – ou être détruit par sa violence aussi sûrement que s’il cessait de résister au Rejeté.

Incapable de canaliser ne serait-ce qu’un filament de Pouvoir supplémentaire par l’intermédiaire du ter’angreal, Rand était pour le moment sur un pied d’égalité avec Asmodean, chacun d’eux détenant la moitié du Pouvoir que le sa’angreal du Cairhien était en mesure de puiser. Le Rejeté haletait et de la sueur ruisselait sur son front. La fatigue, lui aussi ? Certes, mais était-il aussi près du point de rupture que son adversaire ?

Selon les secousses, Rand prenait le dessus, ou c’était Asmodean, mais jamais bien longtemps dans les deux cas. À un moment, Rand sentit un petit objet presser contre sa chair. La figurine glissée dans sa ceinture – celle qui représentait un petit homme rondouillard avec une épée. Un artefact insignifiant, comparé aux forces en présence. Oui, une simple tasse d’eau en regard d’un fleuve, voire d’un océan. À dire vrai, Rand ignorait s’il pourrait l’utiliser tout en étant lié au formidable sa’angreal. Et même si la réponse était positive, ça changerait quoi ?

Asmodean eut soudain un rictus – non, rien de grimaçant, plutôt un sourire quelque peu distordu par les efforts qu’il produisait. Le Rejeté se pensait en train de gagner. Et il avait peut-être raison. De plus en plus faibles, les doigts de Rand tremblaient sur le ter’angreal. Malgré son lien avec le sa’angreal, il avait de plus en plus de mal à maintenir le contact avec la Source Authentique.

Depuis qu’Asmodean et lui étaient sortis du puits de ténèbres, Rand ne voyait plus les étranges cordons noirs qui jaillissaient du corps de son adversaire. Mais même dans son cocon de Vide, il parvenait à les visualiser – à les situer mentalement sur le torse du Rejeté, par exemple. Le protocole de la Flamme et du Vide, une méthode de concentration que lui avait enseignée Tam, aidait un archer à ne faire qu’un avec son arme, son projectile et sa cible. Rand recourut à cette méthode pour s’unir étroitement avec les cordes noires qu’il imaginait.

Du coin de l’œil, il vit qu’Asmodean plissait le front, sans doute parce qu’il cherchait à comprendre pourquoi le visage de son adversaire exprimait un tel calme. Juste avant de décocher une flèche, c’était toujours le cas, quand on appliquait la technique de Tam…

Rand saisit le petit angreal glissé à sa ceinture. Aussitôt, il sentit un nouveau flot de Pouvoir – modéré mais réel – déferler en lui. Sans perdre une seconde, même pour exulter, il utilisa ce minuscule apport pour renforcer la puissance du dernier coup qu’il allait porter dans ce duel. Après, il serait vidé de ses forces. Vainqueur ou vaincu, tout serait joué…

Il tissa une épée de Pouvoir et de Lumière et frappa, ne faisant qu’un avec la lame et les cordons imaginaires qu’il entendait trancher.

Les yeux écarquillés, Asmodean cria d’horreur et de désespoir. Puis il trembla comme un gong qu’un lourd marteau vient de percuter. Un instant, sa silhouette devint si floue qu’elle sembla se dédoubler, comme si un spectre essayait de s’en séparer. Enfin, le Rejeté reprit son apparence normale. Gisant sur le dos, les bras en croix, sa belle veste rouge sale et froissée comme un vieux chiffon, il tenta de reprendre son souffle tandis que ses yeux noirs comme vidés de leur âme fixaient stupidement le vide.

Rand se coupa du saidin. Lorsque le Pouvoir l’eut abandonné, il lui resta juste assez de force pour serrer le ter’angreal contre lui et rouler loin d’Asmodean. Le simple fait de se hisser à genoux lui parut un exploit surhumain. Comme pour la protéger, il se recroquevilla autour de la statuette à la sphère de cristal.

La terre ne tremblait plus et les colonnes de verre ne s’étaient pas écroulées. Rand en fut soulagé, car les détruire serait revenu à anéantir à tout jamais l’histoire des Aiels.

Sous Avendesora, des feuilles arrachées formaient un tapis verdoyant. Par bonheur, l’arbre n’avait perdu qu’une branche.

En revanche, le reste de Rhuidean…

L’esplanade et tous les trésors qu’elle abritait semblaient avoir été piétinés par un géant fou furieux. La moitié des palais et des tours n’étaient plus que des ruines, toutes les fenêtres des bâtiments épargnés avaient explosé et une grande crevasse de près de cinquante pieds de large courait sur toute la largeur de la place – et probablement d’une extrémité à l’autre de la ville. Mais les dégâts ne s’arrêtaient pas là. Le dôme de brume qui protégeait Rhuidean depuis des lustres était en train de se dissiper. La lueur bleue avait disparu, et les rayons du soleil passaient par les brèches de plus en plus nombreuses de l’ancien cocon de brouillard. À travers ces ouvertures, Rand vit que le mont Chaendaer avait changé, paraissant plus petit. De l’autre côté de la vallée, plusieurs montagnes étaient… tronquées. À la place d’un pic dont Rand se souvenait très bien, il ne restait plus qu’un immense tas de débris et de poussière.

La destruction… Pourquoi faut-il que je détruise tout ? Lumière, est-ce que ça finira un jour ?

Asmodean roula sur le ventre et tenta de ramper vers Rand – ou vers le ter’angreal qu’il tenait toujours.

Incapable de canaliser un demi-filament de Pouvoir, le jeune homme se souvint qu’il avait appris à se battre longtemps avant de cauchemarder qu’il s’unissait au saidin.

— N’essaie même pas ! dit-il en levant le poing.

Le Rejeté s’immobilisa. Sur son visage défait, le désespoir et l’envie de vivre encore se livraient un combat sans merci. Et dans ses yeux, la haine et la peur se disputaient la primauté.

— J’adore voir des hommes se battre, mais vous êtes hors d’état de m’épater, tous les deux !

Balayant du regard les ruines éparses, Lanfear entra dans le champ de vision de Rand.

— Du travail impressionnant, cette destruction… Tu sens les traces ? Cet endroit était protégé par une variante de bouclier… Mais tu n’en as pas laissé assez pour que je l’identifie. (Ses yeux noirs brillants de convoitise, Lanfear s’agenouilla devant Rand, fascinée par la statuette qu’il tenait.) Ainsi, c’était ça qu’il cherchait… Je croyais que toutes ces statuettes avaient été détruites. De la seule que j’ai vue, il ne restait plus que la moitié. Un bien beau piège pour une Aes Sedai ignorante et trop confiante…

Lanfear tendit la main, mais Rand serra plus fort son trésor.

— Oui, oui, tu peux la garder… Pour moi, ce n’est rien qu’une statuette…

Lanfear se leva, épousseta sa robe blanche qui n’en avait pas besoin, et recommença à scruter l’esplanade dévastée. Prenant conscience que Rand la regardait, elle cessa et eut un grand sourire qui ne se refléta pas dans ses yeux.

— Pendant le duel, tu as utilisé un des deux sa’angreal dont je t’ai parlé. Tu te souviens ? As-tu senti cette extraordinaire puissance ? Je me suis souvent demandé ce qu’on éprouve, lors de cette expérience… (Lanfear ne parvint pas à travestir la voracité qui faisait trembler sa voix.) Avec ces deux sa’angreal, toi et moi, nous pouvons renverser le Grand Seigneur des Ténèbres en personne ! Lews Therin, ce serait à notre portée ! Ensemble !

— Au secours ! cria Asmodean. (Rampant en direction de Lanfear, il leva vers elle son visage défait.) Tu ne sais pas ce qu’il a fait. Il faut que tu m’aides. Si ce n’était pas pour toi, je ne serais jamais venu ici.

— Ce qu’il a fait ? Il t’a flanqué une correction, et encore, en étant gentil… Tu n’as jamais été destiné à la grandeur, Asmodean, mais à être le larbin de ceux qui la détiennent.

Sans lâcher la statuette, Rand réussit à se lever, car il ne supportait plus d’être à genoux en présence de cette femme.

— Les Élus, dit-il, conscient que défier Lanfear était dangereux, mais incapable de s’en empêcher, donnent leur âme au Ténébreux. Toi, tu as laissé cet homme s’attacher à ta personne.

Des dizaines de fois, Rand avait revécu en pensée son duel contre Ba’alzamon. Un jour, enfin, il avait commencé à deviner ce qu’étaient les cordes noires.

— Je l’ai coupé du Ténébreux, Lanfear ! Voilà ce que j’ai fait !

Stupéfaite, Lanfear regarda alternativement Rand et le Rejeté, dont les yeux s’étaient emplis de larmes.

— Je n’aurais pas cru que c’était possible… Pourquoi ? Tu envisages de le ramener à la Lumière ? Mais tu n’as rien changé en lui…

— Il n’est pas différent de l’homme qui s’est vendu aux Ténèbres, concéda Rand. Un jour, tu m’as parlé de la défiance de mise entre les Élus. Combien de temps Asmodean pourrait-il vous cacher son… malheur ? Et combien d’entre vous croiraient qu’il n’a pas fait ça tout seul, d’une manière ou d’une autre ? Je suis ravi que tu aies cru cette… ablation… impossible. Les autres penseront peut-être comme toi. C’est toi qui m’as donné l’idée, Lanfear : un homme capable de m’enseigner comment contrôler le Pouvoir. Mais mon professeur ne sera pas lié au Ténébreux. C’est exactement ce que je voulais. Il n’a pas changé, c’est vrai, mais a-t-il le choix ? En un sens, oui… Il peut rester avec moi, me former, prier pour que je gagne voire m’y aider… Ou retourner vers vous en espérant que vous ne preniez pas la fameuse ablation comme un prétexte pour vous retourner contre lui. Le connaissant, que va-t-il faire, selon toi ?

Asmodean posa sur Rand un regard incrédule, puis il tendit des mains implorantes vers Lanfear.

— Si tu leur parles, les autres te croiront ! Je suis venu ici pour toi, ne l’oublie pas ! Dis aux autres que je suis fidèle au Grand Seigneur des Ténèbres.

Lanfear dévisagea Rand. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, la Rejetée semblait hésiter.

— De quoi te souviens-tu, Lews Therin ? En toi, quelle est la part du berger et la tienne propre ? C’est exactement le genre de plan que tu aurais conçu à l’époque où nous…

S’interrompant soudain, Lanfear se tourna vers Asmodean :

— Oui, ils me croiront quand je dirai que tu es passé dans le camp de Lews Therin. Tout le monde sait que tu retournes ta veste sans le moindre scrupule. Très bien, ma décision est prise ! (Elle hocha la tête, très satisfaite d’elle-même.) Je viens de te faire un petit cadeau, Lews Therin… Un bouclier qui laissera passer assez de Pouvoir pour qu’il te forme et pas davantage. Avec le temps, il se dissipera, mais ça l’empêchera de te défier pendant plusieurs mois. Et d’ici là, il sera bien obligé de rester à tes côtés. Surtout, ne t’inquiète pas, il n’a jamais été très doué pour traverser un bouclier. Pour réussir, il faut accepter la douleur, et il déteste ça.

— Non ! s’écria Asmodean. Tu ne peux pas me faire ça. Mierin, je t’en prie !

— Je me nomme Lanfear !

Le visage tordu par la rage, la Fille de la Nuit fit léviter Asmodean. Les vêtements du Rejeté l’enserrèrent comme une toile d’araignée, l’étouffant, et ses yeux sortirent de leurs orbites.

Rand ne pouvait pas laisser mourir son professeur. Hélas, il était trop épuisé pour s’unir sans aide extérieure à la Source Authentique. Un instant, ses mains serrèrent plus fort la statuette à la sphère de cristal. Mais s’il se liait au sa’angreal du Cairhien, le flux de Pouvoir risquait de le tuer.

Il passa par la petite figurine à l’épée. Puisant une quantité de Pouvoir dérisoire, il la projeta entre les deux Rejetés avec l’espoir de détourner l’attention de Lanfear.

Nimbée d’une aura bleue et d’étincelles, une colonne de feu blanc de dix pieds de haut passa en trombe entre les deux Élus en creusant dans le sol une tranchée d’un pas de large. Elle continua son chemin à travers la place, y laissant une plaie dans laquelle bouillonnaient la pierre en fusion et la terre, puis percuta le mur veiné de vert d’un palais et explosa, détruisant un bâtiment de plus.

D’un côté de la tranchée, Asmodean tomba à genoux, du sang coulant de son nez et de ses oreilles. De l’autre côté, Lanfear tituba en arrière comme si on venait de la gifler, puis elle se tourna vers Rand.

Vidé par ce dernier effort, le jeune homme ne put maintenir son contact avec la Source.

Dans le regard de Lanfear, il vit une haine au moins égale à celle qui avait visé Asmodean. Conscient que l’heure de sa fin avait sonné, Rand attendit, résigné. Mais la colère disparut, remplacée par un sourire séducteur.

— Non, je ne dois pas le tuer…, souffla la Fille de la Nuit. Pas après tant d’efforts consentis…

Approchant de Rand, elle caressa le côté de son cou où la morsure qu’elle lui avait infligée en rêve continuait à cicatriser lentement.

— Tu portes toujours ma marque. Veux-tu que je la rende permanente ?

— As-tu fait du mal à quelqu’un dans la Coupe d’Or ou dans les camps ?

Lanfear continua à sourire mais ses doigts se raidirent comme si elle envisageait de déchiqueter la gorge de Rand.

— Pour qui t’inquiètes-tu ? N’as-tu pas enfin compris que tu n’aimes pas cette petite paysanne ? Ou cette catin d’Aielle ?

Une vipère… Une vipère amoureuse de Rand.

Que la Lumière me vienne en aide !

Et si elle décidait de mordre, lui ou une autre proie, il ne savait pas comment l’en empêcher.

— Je ne veux pas que tu nuises à ces gens. J’ai encore besoin d’eux. Ils peuvent me servir.

Un mensonge difficile à dire à cause du volume de vérité qu’il contenait. Mais garder Egwene, Moiraine, Aviendha et tous ses fidèles loin des griffes de Lanfear valait bien un mensonge.

Renversant la tête, Lanfear eut un rire cristallin.

— Je me souviens du temps où tu étais trop gentil pour utiliser qui que ce soit. Retors au combat, dur comme le fer et plus arrogant que les montagnes, mais tendre et doux comme une fille. Non, je n’ai pas fait de mal à ta précieuse Aes Sedai ni à ton Aielle adorée. Je ne tue jamais sans une bonne raison, Lews Therin. Même pour torturer, il me faut des motifs valables.

Rand prit garde à ne pas poser les yeux sur Asmodean. Blanc comme un linge, le souffle court, le Rejeté se tenait sur une main pour ne pas tomber, et l’autre essuyait le sang sur sa bouche et son menton.

Lanfear pivota sur elle-même pour scruter les ruines.

— Une armée n’aurait pas fait mieux !

Mais les bâtiments dévastés n’intéressaient pas la Fille de la Nuit, malgré l’impression qu’elle tentait de donner. Non, elle cherchait quelque chose sur l’esplanade jonchée de débris de ter’angreal et d’autres artefacts mystérieux.

— Profite de son enseignement, Lews Therin, dit-elle en regardant de nouveau Rand, les lèvres pincées. Les autres ne sont pas très loin… Sammael meurt de jalousie dès qu’il pense à toi, Demandred brûle de haine et Rahvin est assoiffé de Pouvoir. Quand ils sauront que tu détiens la statuette, ils seront plus déterminés que jamais à t’abattre.

Lanfear baissa les yeux sur le trésor que Rand serrait contre lui. Un instant, il redouta qu’elle essaie de le lui prendre. Pas pour que les « autres » renoncent à le poursuivre, mais parce qu’il risquait de devenir trop puissant pour qu’elle le contrôle. Et si elle tentait le coup, même sans recourir au Pouvoir, Rand n’était pas sûr de résister plus de quelques secondes.

Lanfear évalua d’abord l’état de fatigue du jeune homme, puis elle parut peser le pour et le contre. Même si elle multipliait les déclarations d’amour à l’intention de Rand, elle aurait sûrement envie d’être très loin de lui dès qu’il aurait recouvré assez de force pour se servir du ter’angreal.

Lanfear sonda de nouveau l’esplanade. Puis une porte apparut à côté d’elle. Pas un passage donnant sur l’obscurité, mais la porte d’une belle chambre de palais, avec du marbre partout et des rideaux de soie aux fenêtres.

— Laquelle étais-tu ? demanda-t-il tandis que la Fille de la Nuit se dirigeait vers cette issue.

Elle s’immobilisa et jeta à Rand un regard presque… timide.

— Qu’en dis-tu, suis-je assez humble pour avoir pris l’apparence de la grosse et laide Keille ? (Elle suivit les courbes de son corps du plat de ses mains, pour ponctuer son propos.) Isendre, à présent… La belle et svelte Isendre. J’ai parié, si tu avais des soupçons, qu’ils se porteraient sur elle. Eh oui, je suis assez humble pour m’envelopper de graisse, quand il le faut. (Elle eut un rictus mauvais.) Isendre croyait avoir affaire à de simples Suppôts des Ténèbres. Il ne m’étonnerait pas beaucoup qu’elle soit en train d’essayer d’expliquer à des Aielles furieuses pourquoi tant de leurs bijoux se sont retrouvés au fond de son coffre personnel. En réalité, elle en a volé quelques-uns elle-même…

— N’as-tu pas dit que tu n’avais fait de mal à personne ?

— Quel doux agneau tu es ! Quand j’en ai envie, je peux être adorable, sais-tu ? Tu ne pourras pas empêcher qu’elle reçoive le fouet – une bonne punition pour la façon dont elle me regardait – mais si tu te dépêches, tu arriveras à temps pour lui épargner d’être abandonnée seule dans le désert avec une outre d’eau. Les Aiels ne sont pas tendres avec les voleurs. (Lanfear eut un rire de gorge.) Ils ont tellement changé ! Quand on giflait un Da’shain, il demandait ce qu’il avait bien pu faire de mal. Une autre gifle, et il s’excusait d’avoir été impoli. Et ça pouvait continuer toute une journée…

Avec un dernier regard méprisant pour Asmodean, Lanfear conclut :

— Apprends vite et bien, Lews Therin. Je veux régner avec toi, pas te voir tuer par Sammael ni savoir que Graendal t’a ajouté à sa collection d’éphèbes. Oui, apprends vite et bien !

Lanfear entra dans la chambre et la porte se dématérialisa après être devenue une fente presque invisible.

Rand prit sa première véritable inspiration depuis qu’il était en face de la Fille de la Nuit. Mierin… Un nom qu’il avait entendu au milieu des colonnes de verre. La femme qui avait trouvé la prison du Ténébreux, durant l’Âge des Légendes, et qui y avait ménagé une brèche. Savait-elle de quoi il s’agissait ? Comment s’était-elle évadée du dôme de feu qu’il avait vu ? S’était-elle unie au Ténébreux à cet instant ?

Asmodean tenta de se redresser et manqua s’étaler. Il ne saignait plus, mais du sang lui maculait le visage, et sa veste rouge comme son col de dentelle n’étaient plus que des haillons.

— Mon lien avec le Grand Seigneur me permettait de manier le saidin sans perdre la raison. Désormais, je suis aussi vulnérable que toi. Tu aurais aussi vite fait de me laisser partir, parce que je suis un très mauvais professeur. Elle m’a choisi parce que…

Trop tard, Asmodean tenta de ravaler ses paroles.

— Parce qu’il n’y a personne d’autre, acheva Rand avant de se détourner du Rejeté.

Les jambes encore mal assurées, il traversa l’esplanade, se frayant un chemin parmi les débris. Durant leur duel, Asmodean et lui s’étaient approchés de la forêt de colonnes, s’éloignant du même coup d’Avendesora. Sur cette partie de l’esplanade, des socles de cristal renversés gisaient à côté de statues d’hommes et de femmes couchées sur le sol, certaines brisées et d’autres même pas écaillées. Un grand anneau plat en argent avait été propulsé sur des sièges de métal et de pierre, composant une étrange scène de désolation vaguement poétique. Sur cette œuvre d’art naturelle qui reposait elle-même au sommet d’un tas de gravats, ce qui semblait être la hampe noire d’une lance tenait miraculeusement en équilibre.

L’esplanade entière offrait ce spectacle de désolation.

Autour du grand arbre, Rand n’eut pas besoin de retourner longtemps les débris pour trouver ce qu’il cherchait. Écartant du pied ce qui semblait être des fragments de tubes de verre – peut-être les restes d’un alambic –, il poussa sur le côté un fauteuil en cristal rouge somme toute assez banal, puis ramassa une statuette d’environ un pied de haut. Une femme en robe longue, le visage serein, qui tenait une sphère transparente dans une main. Intacte ! Et parfaitement inutile pour Rand ou n’importe quel autre homme, comme son double masculin l’était pour Lanfear.

Un instant, Rand envisagea de fracasser la statuette sur les pavés.

— C’était ça qu’elle cherchait, dit Asmodean, qui avait suivi le jeune homme. (Toujours sonné, il essuya sa bouche ensanglantée d’un revers de la main.) Pour l’avoir, elle t’arracherait le cœur.

— Ou elle arracherait le tien, parce que tu ne lui as rien dit… Moi, elle m’aime.

Que la Lumière me vienne en aide ! Autant être aimé par une louve enragée !

Rand posa la statuette au creux de son bras, à côté de l’autre. Un jour, ces artefacts pourraient lui servir.

Et je ne veux plus rien détruire.

Pourtant, en regardant autour de lui, il ne vit pas qu’un paysage dévasté. Le brouillard presque dissipé, quelques volutes seulement s’accrochaient aux bâtiments encore debout. Alors que le soleil sombrait à l’horizon, Rand remarqua quelque chose d’étrange : le sol de la vallée n’était plus droit mais très incliné, vers le sud, et de l’eau jaillissait désormais de la tranchée qui ne s’était pas arrêtée aux limites de la cité, contrairement à ce qu’il avait cru. Un lac était en train de se former. Bientôt, il viendrait lécher les « pieds » de la ville – un immense lac, dans un désert où la moindre mare attirait des centaines de gens. Très vite, cette vallée serait habitée. Des cultures en terrasses couvriraient le flanc des montagnes – en plissant les yeux, il avait l’impression de déjà les voir – et la population prendrait soin d’Avendesora, le dernier arbre chora. Avec un peu de chance, Rhuidean serait reconstruite et le désert des Aiels aurait enfin une capitale.

Rand espéra qu’il vivrait assez longtemps pour voir ça.

Avec l’aide de son angreal – la figurine à l’épée – il réussit à ouvrir une porte sur l’obscurité. Asmodean la franchit à contrecœur avec Rand, et il fit la grimace lorsqu’une unique marche de pierre apparut, juste assez large pour deux hommes.

Asmodean était toujours un séide du Ténébreux. Son regard calculateur le clamait haut et fort.

En descendant l’escalier, les deux ennemis s’adressèrent seulement deux fois la parole.

— Je ne peux pas t’appeler Asmodean, dit Rand.

— Je m’appelais Joar Addam Nesossin, marmonna le Rejeté.

On eût dit qu’il était tout nu ou qu’il avait perdu quelque chose d’indispensable à ses yeux.

— Ça n’ira pas non plus… Qui sait quel déshonneur peut entacher ce nom ? L’idée est d’empêcher qu’on te tue parce que tu es un Rejeté.

Du même coup, personne ne saura que j’ai un ancien sbire du Ténébreux en guise de professeur.

— Tu vas devoir continuer à t’appeler Jasin Natael, trouvère attitré du Dragon Réincarné. Un prétexte qui expliquera pourquoi tu ne me quittes jamais.

Natael fit la moue et n’émit pas de commentaire.

Un peu plus tard, Rand ajouta :

— Pour commencer, je veux que tu m’apprennes à protéger mes rêves.

Le faux trouvère acquiesça à contrecœur.

Rand devina que cet homme lui vaudrait des ennuis. Mais tout valait mieux que l’ignorance.

La marche ralentit puis s’immobilisa. Une nouvelle fois, Rand plia la réalité, et le portail qui se matérialisa le conduisit avec son mentor sur la corniche d’Alcair Dal.

S’il ne pleuvait plus, le sol du canyon, où le crépuscule tombait déjà, était désormais un bourbier retourné par des milliers de pieds d’Aiels. Balayant les lieux du regard, Rand vit qu’il y avait beaucoup moins de guerriers. Un bon quart était parti, semblait-il… Mais personne ne se battait.

Moiraine, Egwene, Aviendha et les Matriarches avaient rejoint sur la corniche les chefs de tribu qui conversaient avec Lan. Accroupi à bonne distance de là, son chapeau bien enfoncé sur la tête, sa lance noire sur l’épaule, Mat attendait en compagnie d’Adelin et de ses Promises.

Tous les yeux s’écarquillèrent lorsque Rand « entra » sur la corniche suivit par le trouvère que personne n’avait vu partir et qui ressemblait à un épouvantail dans sa veste rouge en lambeaux.

Souriant, Mat bondit sur ses pieds et Aviendha faillit tendre une main vers Rand.

Dans le canyon, tous les Aiels se turent.

— Adelin, dit Rand, tu veux bien envoyer quelqu’un dire aux gens de la kermesse d’arrêter de rosser Isendre ? Elle n’est pas la terrible voleuse qu’ils croient…

La Promise blonde sembla surprise, mais elle désigna une de ses collègues, qui fila comme le vent.

— Comment sais-tu qu’on la maltraite ? s’étonna Egwene.

— Où étais-tu ? demanda en même temps Moiraine. Et comment y es-tu allé ?

Son calme d’Aes Sedai manquant à l’appel, elle regarda Natael avec des yeux ronds.

Et les Matriarches, comment réagissaient-elles ? À son expression, Melaine semblait prête à arracher des réponses à Rand en le battant comme plâtre. Bair semblait avoir des intentions au moins aussi sombres. Amys, en revanche, tirait sur son châle pour se donner une contenance tandis qu’elle tentait de décider si elle était soulagée ou furieuse.

Adelin tendit à Rand sa veste encore trempée, et il s’en servit pour envelopper les deux statuettes. Moiraine les avait remarquées, bien entendu. Savait-elle de quoi il s’agissait ? Rand l’ignorait, mais il avait la ferme intention de les cacher du mieux possible. S’il ne contrôlait pas vraiment le pouvoir de Callandor, quel désastre risquait-il de provoquer avec le fabuleux sa’angreal ?

Il devait encore apprendre, et on verrait ensuite.

— Qu’est-il arrivé ici ? demanda-t-il.

Moiraine parut mécontente qu’il ignore sa question, et Egwene n’eut pas l’air ravie non plus.

— Les Shaido sont partis avec Sevanna et Couladin, répondit Rhuarc. Tous les Aiels qui sont restés t’ont accepté comme Car’a’carn.

— Mais les Shaido n’ont pas été les seuls à partir, maugréa Han, toujours aussi morose. Une partie de mes Tomanelle les ont imités. Ainsi qu’une fraction des Goshien, des Shaarad et des Chareen.

Presque aussi sinistres que Han, Jheran et Erim acquiescèrent.

— Ils ne sont pas partis avec les Shaido, précisa Beal, mais ils nous ont quittés quand même. Ce que tu as dit ici sera répété dans toute la Tierce Terre. C’était une erreur… J’ai vu des hommes jeter leurs lances et s’enfuir.

Il vous liera les uns aux autres puis vous détruira…

— Aucun Taardad n’est parti, annonça Rhuarc, sans se rengorger outre mesure. Nous sommes prêts à aller là où tu nous conduiras.

Là où je vous conduirai, oui…

Rand n’en avait pas fini avec les Shaido, Sevanna et Couladin. Balayant du regard les Aiels qui n’avaient pas déserté, il fut frappé par leur visage défait. À quoi avaient dû ressembler les hommes et les femmes qui s’étaient enfuis ? Mais ce peuple était seulement un outil pour lui. Il ne devait jamais l’oublier.

Et il faut que je sois encore plus dur que ces gens.

Jeade’en attendait toujours près de la corniche, à côté du hongre de Mat. Faisant signe à Natael de le suivre, Rand sauta en selle, son précieux paquet sous le bras. L’air renfrogné, l’ancien Rejeté vint se placer sur le flanc gauche de Jeade’en. Adelin et les huit Promises restantes formèrent l’escorte habituelle, et Aviendha – une surprise ! – se plaça du côté droit de l’étalon.

Mat sauta lui aussi en selle.

Rand tourna la tête vers les hommes et les femmes toujours debout sur la corniche.

— Il faudra faire un long chemin pour revenir en arrière, dit-il. (Bael détourna la tête.) Long et sanglant…

Les Aiels ne bronchèrent pas. Les yeux tristes, Egwene tendit à moitié les mains vers Rand, mais il fit semblant de n’avoir rien vu.

— Lorsque les chefs de tribu manquants arriveront, ce chemin commencera, conclut Rand.

— Il a commencé depuis très longtemps, dit Rhuarc, très calme. Le tout est de savoir où et quand il finira.

N’ayant pas de réponse à cette question, Rand fit tourner bride à son étalon tacheté, puis il traversa lentement le canyon, accompagné par son étrange suite.

Sombres et graves, les Aiels s’écartèrent pour lui céder le passage alors que le froid mordant de la nuit tombait déjà sur la Tierce Terre.

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