Le voyant suivre Egwene des yeux, puis fixer la porte, l’air hagard, Elayne se demanda si Rand avait conscience qu’elle était encore dans la pièce. De temps en temps, le jeune homme secouait la tête, comme s’il menait un débat intérieur ou tentait de s’éclaircir les idées.
Elayne ne se formalisa pas de cette « absence ». Tout ce qui prolongeait ce moment était bon à prendre. À toutes fins utiles, elle s’efforça de garder la tête et le dos bien droits et d’afficher une sérénité qui aurait pu rivaliser avec celle de Moiraine. Mais son cœur battait la chamade et elle avait l’impression d’étouffer.
Rien à voir avec l’angoisse suscitée à l’idée que Rand canalise… Dès le départ de son amie, Elayne s’était coupée du saidar. Elle voulait faire confiance à Rand, et il fallait qu’elle se fie à lui. En revanche, l’idée de ce qu’elle désirait voir arriver la mettait dans tous ses états. Au prix d’un effort surhumain, elle parvenait à ne pas jouer avec son collier ni avec le diadème qui tenait ses cheveux. Mais sa nervosité augmentait à chaque seconde. Son parfum était-il trop fort ? Non, selon Egwene, Rand aimait l’odeur des roses. La robe ? Elle l’aurait bien remontée sur ses épaules, mais…
Rand se retourna – il vacillait toujours un peu, ce qui inquiéta aussitôt sa compagne –, vit qu’il n’était pas seul et sursauta, les yeux écarquillés à cause de ce qui semblait bien être une irrépressible panique.
Elayne fut ravie qu’il réagisse ainsi, parce que sa fameuse impassibilité avait fondu dès que les yeux du jeune homme – en cet instant, des yeux aux reflets bleus, tel un ciel ourlé de brume matinale – s’étaient posés sur elle.
Se reprenant, Rand esquissa une courbette incongrue, puis il s’essuya nerveusement les mains sur le devant de sa veste.
— Je ne m’étais pas aperçu que tu étais…
Il s’interrompit, les joues roses, car avoir oublié la présence d’une femme pouvait aisément passer pour une insulte.
— Je veux dire… eh bien… en quelque sorte… (Il respira à fond et reprit tout du début.) Je ne suis pas aussi idiot que j’en ai l’air, ma dame. Mais ce n’est pas tous les jours qu’on se fait dire « je ne t’aime plus » par sa promise.
— Si tu m’appelles encore « ma dame », menaça Elayne, je te donnerai du « seigneur Dragon » et je me traînerai à tes pieds. La reine d’Andor elle-même devrait s’incliner devant toi, et je ne suis que la Fille-Héritière.
— Par la Lumière ! Ne te prosterne pas surtout !
Une réaction un peu disproportionnée par rapport à la menace, estima Elayne.
— Je te ferai grâce, Rand, si tu m’appelles par mon prénom. Elayne. Allons, répète-le !
— Elayne…
Un mot qui parut avoir du mal à sortir des lèvres du jeune homme. En même temps, il semblait le savourer comme un bon vin.
— Très bien…
Elayne se sentit un peu ridicule d’être si contente. Après tout, il avait dit son prénom, rien de plus. Et avant d’aller plus loin, elle avait besoin de savoir quelque chose.
— Ça t’a brisé le cœur ? demanda-t-elle.
Prenant conscience que sa question pouvait être mal comprise, elle précisa :
— La déclaration d’Egwene, pas d’avoir prononcé mon prénom…
— Non. Oui. Un peu. Je n’en sais rien… C’était de bonne guerre, non ?
Rand eut un petit sourire qui le fit paraître un peu moins sur ses gardes.
— Voilà que je me comporte encore comme un idiot !
— Pas à mes yeux…
— Je lui ai dit la stricte vérité, mais je pense qu’elle ne m’a pas cru. Comme j’ai en un sens refusé de croire ce qu’elle venait de me révéler. Enfin, de le croire tout au fond de moi. Si ce n’est pas une réaction de bouffon, je me demande bien ce qui peut l’être.
— Si tu me redis que tu es idiot, je vais finir par le croire…
Il ne tentera pas de la reconquérir… Cette épreuve-là me sera épargnée.
— J’ai vu le bouffon d’un seigneur du Cairhien, dit-elle d’un ton assez léger pour qu’il comprenne qu’elle plaisantait, avec son étrange habit rayé et ses clochettes. Franchement, tu serais ridicule avec des clochettes !
— J’imagine, oui… Je me souviendrai de ton avis.
Le sourire s’élargit, devenant pour de bon chaleureux.
Le cœur d’Elayne bondit dans sa poitrine, mais elle tira sur sa robe pour penser à autre chose. Elle ne devait surtout pas se précipiter.
Sinon, il me prendra pour une gourde, et il aura raison !
— Tu voudrais une fleur ? demanda soudain Rand.
— Une fleur ? répéta Elayne, cillant de confusion.
— Oui.
Approchant du lit, Rand prit une double poignée de plumes dans le matelas éventré et les tendit à Elayne.
— Cette nuit, j’en ai fait une pour la majhere… On aurait juré que je venais de lui offrir la Pierre. Mais la tienne sera plus jolie. Beaucoup plus, c’est juré !
— Rand, je…
— Je serai prudent… Il suffit d’utiliser un filament de Pouvoir. Un tout petit flux…
Elayne se souvint qu’elle devait faire confiance à Rand. Eh bien, si surprenant que ce fût, c’était le cas.
— J’aimerais beaucoup que tu m’offres une fleur, Rand…
Un long moment, le front plissé, le jeune homme regarda le bouquet de plumes qu’il tenait toujours. Sans crier gare, il le lâcha et se frotta les mains.
— Des fleurs ? Ce n’est pas un cadeau digne de toi.
Elayne en eut le cœur serré pour lui. De toute évidence, il avait tenté en vain de s’ouvrir au saidin. Histoire de cacher sa déception, il boitilla jusqu’au morceau de tissu métallique et entreprit de le ramasser.
— Voilà un présent à la hauteur de la Fille-Héritière d’Andor ! Une couturière pourrait…
Rand s’interrompit, incapable d’imaginer ce qu’une couturière pourrait bien faire d’une longueur d’or et d’argent à peine large de deux pieds.
— Une couturière aurait sûrement une inspiration géniale, avança très diplomatiquement Elayne.
Puis elle tira un mouchoir de sa manche, s’accroupit, ramassa les plumes et les enveloppa du carré de soie bleu pâle.
— Les femmes de chambre s’occuperont du ménage, dit Rand tandis que la jeune femme glissait son trésor dans la bourse qu’elle portait à la ceinture.
— Eh bien, cette partie-là sera faite…
Comment Rand aurait-il pu comprendre qu’elle garderait ces plumes parce qu’il avait voulu en faire une fleur ? Pour l’heure, il sautait d’un pied sur l’autre, tenant son « cadeau » comme s’il ne savait plus du tout quoi en faire.
— La majhere a certainement des couturières sous ses ordres… Je donnerai cet… objet… à l’une d’entre elles.
Le sourire de Rand s’élargit. Bien sûr, Elayne entendait offrir l’étrange chose à la couturière, mais rien ne l’obligeait à le dire.
Son cœur menaçant d’exploser tant il battait vite, elle décida qu’il était temps de passer à la suite.
— Rand… tu m’apprécies ?
— Si je t’apprécie ? Bien entendu, Elayne. Je t’apprécie même beaucoup.
Pourquoi avait-il l’air d’un type qui n’a rien compris du tout ?
— Moi, je t’aime bien, Rand. Plus que ça, même.
Comment avait-elle pu dire ça si calmement, se demanda Elayne, alors que ses mains étaient glacées et son front plus chaud qu’un torrent de lave ?
— Bien plus que ça, en fait…
Voilà, elle n’irait pas plus loin. Inutile de se ridiculiser s’il ne saisissait toujours pas.
Attendons qu’il passe à un autre verbe qu’« apprécier »…
Elayne faillit éclater d’un rire hystérique.
Il faut que je me contrôle… Je ne veux pas qu’il me voie me comporter comme une gamine sans cervelle.
— Je t’aime bien aussi…, souffla Rand.
— D’habitude, je ne suis pas si directe…
Non ! Cette approche-là allait le faire penser à Berelain. D’ailleurs, il s’empourprait, parce que c’était en train d’arriver ! Que la Lumière le brûle !
— Je vais bientôt devoir partir, Rand… De Tear, je veux dire. Et je ne te reverrai plus avant des mois.
Si tu le revois ! cria dans la tête d’Elayne une petite voix qu’elle refusa d’écouter.
— Je ne peux pas partir sans te dire ce que j’éprouve. Je t’aime bien, Rand, et même mille fois plus que ça !
— Elayne, c’est pareil pour moi, et je… Je veux… (Sur les joues de Rand, le rose vira à l’écarlate.) Elayne, je ne sais que dire, comment…
Soudain, Elayne sentit qu’elle s’empourprait à son tour. Il pensait sûrement qu’elle le forçait à en dire plus.
Et ce n’est pas le cas ? railla la petite voix, augmentant le trouble de la jeune femme.
— Rand, je ne demande pas… (Comment exprimer ça ?) Je veux juste savoir ce que tu ressens. C’est tout.
Berelain ne s’en serait pas tenue là. Sans nul doute, elle se serait déjà jetée dans les bras de Rand. Résolue à ne pas être moins bonne que cette chasseuse d’hommes à moitié nue, Elayne approcha de Rand, lui prit des mains le morceau de tissu métallique et le laissa tomber sur le tapis.
Pour une raison qui la dépassait, Rand lui sembla soudain bien plus grand que jamais.
— Rand, je voudrais que tu m’embrasses.
Voilà, c’était dit.
— T’embrasser ? répéta le jeune homme comme s’il entendait ce verbe pour la première fois. Elayne, je ne peux pas te garantir plus que… Je veux dire, nous ne sommes pas promis l’un à l’autre. Et je ne propose pas non plus que nous le soyons. Mais c’est que… Je t’aime bien, moi aussi, et même plus que ça. Je ne voudrais quand même pas que tu penses que…
Devant tant de franchise brouillonne, Elayne ne put s’empêcher de rire.
— Je ne sais rien des coutumes de Deux-Rivières, mais à Caemlyn, on n’attend pas d’être fiancé avant d’embrasser une fille. Et ça n’implique pas qu’on soit obligé de l’épouser. Mais tu ne sais peut-être pas comment faire…
Presque brusquement, Rand enlaça sa compagne et posa les lèvres sur les siennes. Prise de vertiges, dressée sur des pointes de pieds qui semblaient vouloir se replier dans ses escarpins, Elayne oublia tout. Un long moment plus tard, en reprenant son souffle, elle s’avisa qu’elle était blottie contre la poitrine de Rand.
— Désolé de t’avoir interrompu au milieu d’une phrase, dit-il, un peu essoufflé lui-même. Je ne suis qu’un berger attardé du territoire de Deux-Rivières.
— Tu es un rustre qui ne t’es pas rasé ce matin, murmura Elayne contre la chemise de son compagnon, mais je ne te qualifierai pas d’attardé…
— Elayne, je…
La jeune femme posa une main sur la bouche de Rand.
— Je ne veux rien entendre sortir de tes lèvres que tu ne penses pas de toute ton âme ! Ni maintenant ni jamais !
Rand acquiesça. Pas parce qu’il comprenait ses motivations profondes, devina Elayne, mais parce qu’il sentait bien qu’elle pensait ce qu’elle disait. S’écartant du jeune homme, non sans regret, elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux – tellement emmêlés au diadème qu’elle ne pourrait rien faire de définitif avant d’être assise devant un miroir. Rester plus longtemps avec Rand était un pas qu’elle ne voulait pas franchir, surtout après s’être montrée tellement plus directe qu’elle avait prévu. Parler si franchement, et aller jusqu’à lui demander un baiser ! Lui demander ! Bon sang ! elle n’était pas Berelain !
Berelain… Min avait-elle vu quelque chose ? Quand c’était le cas, sa vision se réalisait toujours. Mais quoi qu’il arrive, elle ne partagerait pas Rand avec Berelain. Tout bien pesé, elle allait peut-être se montrer encore un peu plus directe. Par la bande, bien entendu, même si ça semblait quelque peu paradoxal.
— J’espère que tu ne manqueras pas de compagnie après mon départ… Mais n’oublie pas que certaines femmes voient un homme avec leur cœur alors que d’autres le considèrent comme un trophée – un bijou qu’elles ont envie d’arborer, pas différent d’un bracelet ou d’un collier. Rappelle-toi que je reviendrai vers toi, et que je suis celle qui te voit avec son cœur.
D’abord décontenancé, Rand parut ensuite un peu inquiet. Consciente d’en avoir trop dit d’un seul coup, Elayne entreprit de détourner son attention.
— As-tu remarqué que tu as omis de me dire quelque chose ? Ta tirade sur le danger que tu représentes pour une éventuelle épouse. Surtout, ne t’y mets pas maintenant. C’est trop tard.
— Je n’y ai pas pensé, avoua Rand.
Une autre idée lui traversa l’esprit, cependant, et il fronça les sourcils.
— Vous avez monté ce petit coup ensemble, Egwene et toi ?
Elayne parvint à combiner harmonieusement l’étonnement d’une innocente accusée à tort et l’indignation d’une princesse touchée dans son honneur.
— Comment peux-tu seulement penser à une chose pareille ? Tu crois que nous allons rôder autour de toi comme une meute de louves ? Tu te tiens en trop haute estime, jeune homme. L’orgueil excessif, ça existe, sais-tu ?
Rand eut un air penaud qui combla sa compagne de satisfaction.
— As-tu au moins des remords pour ce que tu nous as fait ? demanda Elayne, enfonçant le clou.
— Je ne voulais pas vous effrayer… Egwene m’a mis en colère, c’est tout. En général, elle n’a même pas besoin d’essayer pour réussir ! Ce n’est pas une excuse, je sais. Je suis désolé, je l’ai dit et je le pensais. Regarde où ça m’a mené. Des guéridons brûlés, un autre matelas éventré…
— Et le pince-fesse ?
Rand rougit de nouveau, mais il soutint le regard de la Fille-Héritière.
— Non. Je ne regrette pas ça… Vous étiez en train de parler de moi comme si je n’existais pas – une vulgaire souche, sans oreilles ni yeux. Vous aviez bien mérité une petite leçon, toutes les deux, et je ne reviendrai pas là-dessus.
Elayne étudia un moment Rand. Alors qu’elle s’ouvrait brièvement au saidar, il se massa les bras sous les manches de sa veste. La Fille-Héritière n’était pas formée pour guérir, loin de là, mais elle avait pourtant glané quelques rudiments au fil du temps. Canalisant le Pouvoir, elle apaisa la douleur consécutive au coup qu’elle lui avait flanqué pour se venger de sa privauté. Les yeux ronds de surprise, Rand sauta d’un pied sur l’autre, ébahi de ne plus avoir mal du tout.
— Une récompense pour ton honnêteté, dit simplement Elayne.
Quelqu’un gratta à la porte, puis Gaul l’entrebâilla et passa la tête dans la pièce. Au début, il garda la tête baissée, mais il jeta une série de coups d’œil aux jeunes gens et finit par la relever. Soudain blême, Elayne comprit que l’Aiel s’attendait à surprendre une scène qui n’était pas pour ses yeux. Brûlant de lui donner une leçon, elle faillit s’unir au saidar.
— Les Hauts Seigneurs sont là, annonça Gaul.
— Je vais te laisser, Rand, dit Elayne. Tu dois leur parler des impôts, si j’ai bien compris ? Pense à ce que je t’ai dit.
C’était plus modeste que « pense à moi », et l’effet serait le même.
Rand fit mine de la retenir, mais elle lui échappa vivement. Devant l’Aiel, il n’était pas question qu’elle se donne en spectacle. Guerrier du désert ou pas, que devait-il penser de la voir ainsi parée et parfumée à une heure si matinale ? Résister à l’envie de remonter la fichue robe sur ses épaules lui coûtait un effort surhumain…
Les Hauts Seigneurs, un groupe d’hommes d’âge mûr à la barbe pointue, se présentèrent au moment où elle sortait. Plutôt voyants avec leur veste surchargée de broderies, les manches bouffantes n’arrangeant rien, ils s’écartèrent pour laisser passer la jeune femme. Malgré leurs courbettes, elle lut sur leur visage à quel point la voir sortir les soulageait.
Une fois dehors, Elayne jeta un coup d’œil derrière elle. Grand et large d’épaules, Rand, portant une sobre veste verte, en imposait au milieu des Hauts Seigneurs vêtus comme pour un jour de fête. On eût dit une cigogne parmi des paons. Certes, mais quelque chose en lui indiquait qu’il était investi ici d’une autorité incontestable. Conscients d’être dominés, les Hauts Seigneurs inclinaient à contrecœur la tête.
Rand pensait sans doute qu’ils faisaient allégeance au Dragon Réincarné, pas à lui, et ses visiteurs croyaient peut-être la même chose. Mais Elayne connaissait des hommes – par exemple Gareth Bryne, le chef de la Garde Royale d’Andor – qui auraient dominé une assemblée en étant vêtus de haillons, sans porter de titre et sans que nul connaisse leur nom. Même s’il n’en avait pas conscience, Rand était de cette trempe. Pas au moment de leur rencontre, non, mais depuis, il avait beaucoup changé.
La Fille-Héritière referma la porte derrière elle.
Les Aiels qui gardaient l’entrée la regardèrent, tout comme le capitaine des Défenseurs postés au milieu de l’antichambre, mais elle ne s’en soucia pas. Ce qu’elle avait à faire était fait. Au moins, les jalons étaient posés. À présent, il restait quatre jours avant que Joiya et Amico quittent Tear sur un bateau. Quatre jours durant lesquels son empreinte se graverait dans l’esprit de Rand, ne laissant plus aucune place pour Berelain. Ou au minimum, préparant le terrain pour leur prochaine rencontre, où elle parachèverait son œuvre.
Elayne ne s’était jamais imaginée sous les traits d’une femme capable de traquer un homme comme une chasseuse lancée sur la piste d’un sanglier. Son cœur ne s’était toujours pas calmé, peut-être, mais elle n’avait à aucun moment trahi sa nervosité. Ni pensé à ce que dirait sa mère, s’avisa-t-elle soudain. Cette révélation lui rendit d’un coup sa sérénité. Elle ne se souciait plus du jugement de sa mère ! Morgase allait devoir l’accepter comme une adulte, et ça, c’était un grand pas en avant.
Les Aiels la saluèrent et elle les honora d’un signe de tête gracieux qui aurait fait la fierté de Morgase. Le capitaine lui-même semblait s’apercevoir qu’il avait sous les yeux une nouvelle femme. Désormais, les palpitations cardiaques ne lui empoisonneraient plus la vie. Quand il était question de Rand, en tout cas. Pour l’Ajah Noir, ça restait à voir.
Sans s’intéresser aux Hauts Seigneurs qui formaient un demi-cercle autour de lui, leur nervosité palpable, Rand regarda la porte se refermer sur Elayne. Il n’en revenait toujours pas. Les rêves qui se réalisaient, voire qui étaient dépassés par la réalité, le mettaient mal à l’aise. Un bain dans le bois de l’Eau, pourquoi pas ? Mais il n’aurait jamais cru à un songe où la jeune femme venait le voir ainsi. Elle était restée tellement maîtresse d’elle-même, alors qu’il s’emmêlait la langue comme un idiot.
Et Egwene… Elle lui avait rendu sa liberté, s’inquiétant seulement de lui faire du mal. Décidément, les femmes le surprendraient toujours. Capables d’exploser pour une peccadille, elles ne fronçaient même pas les sourcils face à ce qui coupait la chique à un homme.
— Seigneur Dragon ? susurra Sunamon d’un ton plus mielleux encore que d’habitude.
Le récit du très récent incident avait dû se répandre dans la Pierre comme une traînée de poudre. Les premiers visiteurs étaient partis quasiment au pas de course, et Torean, vexé à mort, ne s’était sûrement pas privé d’user en expert de sa langue de vipère.
Sunamon hasarda un sourire suintant de soumission, puis il se frotta les mains, sans doute pour les sécher, et sembla se ratatiner sous le regard de Rand. Ses compagnons préférèrent ne pas voir les guéridons brûlés, le matelas dévasté, les livres éparpillés et les silhouettes méconnaissables, sur le manteau de la cheminée, qui étaient naguère un cerf et deux loups. À ce jeu – ne pas voir ce qui les gênait – les Hauts Seigneurs étaient imbattables. Carleon et Tedosian, incarnations ô combien trompeuses de l’humilité, n’avaient sûrement pas conscience que ne jamais se regarder, ainsi qu’ils s’y efforçaient, avait quelque chose de suspect. Un détail que Rand n’aurait cependant pas remarqué sans le petit mot de Thom glissé dans la poche d’une veste récemment revenue d’une séance de brossage.
— Le seigneur Dragon voulait nous voir ? trouva le courage de demander Sunamon.
Egwene et Elayne avaient-elles monté ensemble toute cette affaire ? Bien sûr que non ! Comme les hommes, les femmes ne faisaient pas de pareilles choses. Vraiment ? Oui, vraiment. C’était une coïncidence, rien de plus. Découvrant qu’il était libre, Elayne avait décidé de se déclarer. Il n’y avait rien de plus.
— Les impôts ! s’écria Rand.
Les Hauts Seigneurs ne bougèrent pas, pourtant Rand eut l’impression qu’ils reculaient. Il détestait devoir traiter avec ces hommes. Ses lectures étaient tellement plus importantes.
— Baisser les impôts, seigneur Dragon, ce serait un précédent, et pas un bon.
Mince et grisonnant, Meilan était grand pour un Tearien – à peine une demi-tête de moins que Rand – et aussi imposant et dur qu’un Défenseur. Devant le Dragon, il se tenait légèrement voûté et ses yeux noirs exprimaient à quel point il détestait ça. Cela dit, il n’avait pas aimé non plus que Rand leur demande à tous de ne plus se faire plus petits que nature. Aucun des nobles ne s’était redressé, mais Meilan s’était senti bien plus humilié que les autres d’avoir été percé à jour.
— Les paysans ont toujours payé sans difficulté, continua Meilan. Si nous baissons les impôts, ces crétins se plaindront le jour où nous les remettrons à leur niveau actuel. Comme s’il s’agissait d’une augmentation ! Et nous risquons d’avoir des émeutes sur les bras, seigneur Dragon.
Rand vint se placer à côté de Callandor, la fabuleuse épée qui parvenait à briller plus fort que les dorures et les pierreries du détestable présentoir. Une façon de rappeler à ces gens qui il était et de quel pouvoir il disposait.
Egwene… Avoir de la peine parce qu’elle ne l’aimait plus était d’un crétinisme achevé. Pourquoi aurait-elle dû conserver pour lui des sentiments qu’il n’éprouvait plus pour elle ? Pourtant, il souffrait. En même temps, il était soulagé, mais pas d’une manière agréable…
— Si vous chassez des hommes de leur ferme, c’est là que vous aurez des émeutes.
Trois livres étaient empilés quasiment aux pieds de Meilan. Les Trésors de la Pierre de Tear, Les Voyages dans le désert et Transactions avec le territoire de Mayene. Toutes les clés se trouvaient dans ces ouvrages et dans les diverses traductions du Cycle de Karaethon. Restait à les découvrir et à les introduire dans les bonnes serrures…
Rand se força à se concentrer sur les Hauts Seigneurs.
— Vous pensez qu’ils regarderont mourir leur famille sans rien faire ?
— Les Défenseurs de la Pierre ont déjà réprimé des émeutes, seigneur Dragon, dit Sunamon. Et dans les campagnes, nos gardes peuvent s’en charger. Les paysans ne vous dérangeront pas, je vous le garantis.
— Il y en a trop, de toute façon, intervint Carleon, sursautant quand Rand le foudroya du regard.
Il s’expliqua à la hâte :
— C’est à cause de la guerre civile au Cairhien, seigneur Dragon. Les Cairhieniens ne nous achètent plus de grain, et nos silos débordent. À ce rythme, la récolte de cette année risque de pourrir. Et celle de l’année prochaine, qu’en ferons-nous ? Que la Lumière me brûle, seigneur Dragon, mais il faudrait qu’une partie de ces paysans cesse de labourer et de planter.
L’homme sembla s’apercevoir qu’il en avait trop dit, même s’il aurait été incapable de préciser pourquoi. Rand se demanda si ce type avait la moindre idée de la façon dont la nourriture arrivait sur sa table. L’or et le pouvoir, voilà tout ce qui l’intéressait.
— Que ferez-vous quand le Cairhien recommencera à acheter du grain ? demanda Rand. De plus, est-ce le seul pays qui en ait besoin ?
Mais pourquoi Elayne s’était-elle déclarée ? Qu’attendait-elle de lui ? « Apprécier », « bien aimer »… Comme les Aes Sedai, les femmes savaient jouer avec les mots. Voulait-elle dire qu’elle l’aimait ? Non, c’était du délire. Un cas typique d’orgueil excessif.
— Seigneur Dragon, fit Meilan, à la fois agressif et faussement patient, comme s’il s’adressait à un enfant, si la guerre civile s’arrêtait aujourd’hui, le Cairhien pourrait seulement nous acheter une infime partie de la récolte. Et il en irait de même pendant deux ou trois ans. Et pour répondre à votre autre question, ce royaume est depuis toujours notre unique client.
Toujours ?
Depuis la guerre des Aiels, soit une vingtaine d’années. Aveuglés par ce qu’ils faisaient depuis « toujours », ces gens ne voyaient pas ce qui leur crevait les yeux. Ou ils refusaient de le voir, peut-être. Quand les choux poussaient comme le chiendent à Champ d’Emond, on pouvait parier que la pluie ou les piérides du chou avaient fait des ravages à Promenade de Deven ou Colline de la Garde. Et quand Colline de la Garde ployait sous les navets, il y en avait pénurie à Champ d’Emond ou à Promenade de Deven.
— Proposez-le à l’Illian, dit Rand.
Qu’attendait donc Elayne de lui ?
— Ou à l’Altara…
Il aimait vraiment beaucoup la Fille-Héritière, mais Min avait aussi une place dans son cœur. Enfin, il le pensait. Avec ces deux femmes, il ne parvenait pas à faire le tri dans ses sentiments.
— En plus des barges et des bateaux fluviaux, vous avez une flotte de bâtiments adaptés à la mer. Et s’il vous en faut plus, louez-les à Mayene.
Oui, il aimait bien ces deux femmes… Mais aller plus loin… Presque toute sa vie, il avait soupiré après Egwene. Pas question de recommencer avant d’être sûr et certain de ses sentiments.
Si on en croit Transactions avec le territoire de Mayene, le… Non, arrête ça et concentre-toi sur ces fouines ! Sinon, elles t’échapperont et te mordront au passage.
— Payez ces navires avec du grain. La Première Dame se laissera convaincre, si la transaction est intéressante. Surtout si vous y ajoutez un traité…
La façon de parler qu’aimaient ces gens, et qu’ils employaient eux-mêmes. « Traité », par exemple, était un de leurs mots fétiches.
— L’engagement de ne pas agresser Mayene en échange des navires, je dirais…
Au fond, il devait bien ça à Berelain !
— Nous commerçons peu avec l’Illian, seigneur Dragon. Ce sont des menteurs et des vautours !
Tedosian semblait scandalisé et Meilan renchérit :
— Avec Mayene, nous avons toujours eu recours à la force, seigneur Dragon. Pas question de courber l’échine.
Rand prit une grande inspiration et les Hauts Seigneurs retinrent leur souffle. Ça finissait toujours ainsi. Il essayait de raisonner avec eux et ne réussissait jamais. Selon Thom, les Hauts Seigneurs avaient la tête aussi dure que la Pierre, et c’était très bien vu.
Quels sont mes sentiments pour elle ? Elle est jolie et je rêve souvent d’elle…
Qui, elle ? Elayne ou Min ?
Assez ! Un baiser n’est jamais qu’un baiser.
Oubliant Elayne – et les femmes en général –, Rand entreprit d’expliquer à ces têtes de mule ce qu’il convenait de faire.
— Pour commencer, vous allez diminuer des trois quarts les impôts des fermiers, et de moitié ceux de tous vos autres sujets. Pas d’objections ! Faites-le, c’est tout. Ensuite, vous irez voir Berelain pour lui demander – lui demander, j’insiste – un prix pour les navires…
Les dents serrées, des sourires hypocrites sur le visage, les Hauts Seigneurs écoutèrent. C’était déjà pas mal…
Egwene réfléchissait aux deux prisonnières lorsqu’elle sentit à côté d’elle la présence de Mat, soudain matérialisé comme s’il remontait tout simplement le couloir dans la même direction qu’elle. L’air pensif, il aurait eu bien besoin d’une brosse, comme s’il venait de se passer et de se repasser les doigts dans les cheveux. Une ou deux fois, il regarda la jeune femme, mais ne lui adressa pas la parole. Les serviteurs qui croisaient les deux jeunes gens s’inclinaient respectueusement. Les Hauts Seigneurs et les Hautes Dames aussi, mais avec beaucoup moins de conviction. Qu’il fût un ami du Dragon ou non, le rictus que Mat adressait aux nobles aurait pu lui valoir des ennuis s’il n’avait pas été en compagnie d’une « Aes Sedai ».
Ce silence ne ressemblait pas au garçon que connaissait Egwene. Si on faisait abstraction de sa superbe veste rouge – froissée comme s’il avait dormi avec – il ressemblait au bon vieux Mat, mais c’était trompeur. Ils avaient tous changé, depuis le départ de Champ d’Emond. Cela dit, le mutisme de Mat restait inquiétant.
— Les événements de la nuit te travaillent ? demanda Egwene.
Mat faillit s’emmêler les pinceaux.
— Tu es au courant ? Bien sûr, bien sûr… Non, je m’en fiche. Ce n’était pas si terrible. Et c’est déjà de l’histoire ancienne.
Egwene fit mine de gober ce gros mensonge.
— Nynaeve et moi ne te voyons plus beaucoup…
Un sacré euphémisme !
— J’ai été occupé…
Mal à l’aise, Mat se tortilla pour ne surtout pas regarder son amie.
— Les dés ?
— Non, les cartes…
Une servante rondelette, les bras chargés de serviettes, fit une révérence à Egwene. Pensant que l’Aes Sedai ne la regardait pas, elle adressa ensuite un clin d’œil à Mat.
— J’ai été occupé à jouer aux cartes, oui, fit le jeune homme en souriant à la servante.
Egwene se rembrunit. Cette femme devait avoir dix ans de plus que Nynaeve…
— Je vois… Ce doit être prenant. Trop pour qu’on ait le temps d’aller voir de vieilles amies.
— La dernière fois que je vous ai accordé un moment, Nynaeve et toi m’avez ficelé avec le Pouvoir, comme un cochon sur la place du marché, histoire de pouvoir farfouiller dans ma chambre. En plus, vous êtes toujours fourrées avec Elayne, qui me regarde tout le temps de haut. Ou avec Moiraine. Je n’aime pas… (Mat s’éclaircit la voix et jeta enfin un coup d’œil à Egwene.) Je déteste vous faire perdre du temps. Vous êtes très prises, d’après ce qu’on dit. Interroger des Suppôts des Ténèbres… Des tas de trucs importants comme ça… Tu sais que les gens, ici, vous prennent pour des Aes Sedai ?
Egwene hocha mélancoliquement la tête. C’étaient les Aes Sedai que Mat n’aimait pas. Même s’il arpentait le monde, il ne changerait jamais.
— Reprendre ce qui était un prêt n’est pas du vol, dit Egwene.
— Je ne t’ai jamais entendue parler de « prêt » ? Pourquoi aurais-je eu besoin d’une lettre de la Chaire d’Amyrlin ? Tout juste bon à m’attirer des ennuis, ça. Mais vous auriez pu demander.
Egwene se retint de rappeler qu’elles avaient demandé. Elle ne voulait ni se disputer ni briser là avec Mat. Et pour ça, elle ne devait pas le contredire. Qu’il soit donc tout content avec sa version !
— Eh bien, je suis ravie de voir que tu acceptes encore de me parler. Tu as quelque chose de particulier à me dire ?
Mat se passa les doigts dans les cheveux en marmonnant.
Il aurait eu sacrément besoin que sa mère le tire par l’oreille dans un coin tranquille pour lui passer un savon ! Mais Egwene estima qu’il valait mieux être patiente. Elle en était capable, quand elle voulait. En conséquence, quitte à exploser, elle ne dirait plus un mot avant qu’il lui ait répondu.
Le couloir déboucha sur une promenade aux colonnes de marbre blanc qui dominait un des rares jardins de la Pierre. Quelques arbustes aux petites feuilles lisses, leurs branches lestées de fleurs blanches, diffusaient un parfum plus doux encore que celui des parterres de roses rouges et jaunes. Trop faible pour agiter les tentures du mur intérieur, une brise agréablement fraîche atténuait un peu la moiteur matinale. Mat s’assit sur la très large balustrade, le dos contre une colonne et une jambe repliée, puis il contempla un moment le jardin.
— J’ai besoin d’un conseil, dit-il.
Egwene n’en crut pas ses oreilles.
— Eh bien, si je peux t’aider…
Sous le regard de son ami, la jeune femme fit de son mieux pour imiter le calme d’une Aes Sedai.
— Un conseil à quel sujet ?
— Je ne sais pas.
Dans le jardin, trente pieds plus bas, des hommes travaillaient parmi les massifs de fleurs. Si elle le poussait, il risquait d’atterrir sur un jardinier, pas sur des épines.
— Comment puis-je te conseiller, dans ce cas ?
— Je dois… décider que faire.
Mat semblait embarrassé. Et il y avait de quoi, aux yeux d’Egwene.
— J’espère que tu ne songes pas à filer. Tu sais à quel point tu es important. Mat, tu ne peux pas te défiler.
— Tu crois que je l’ignore ? Je ne pourrais pas filer même si Moiraine m’en donnait l’autorisation. Crois-moi, Egwene, je ne fuirai pas. Mais je veux savoir ce qui m’attend.
Il secoua la tête et prit un ton moins amical :
— Quelle est la suite des événements ? Pourquoi ma mémoire est-elle pleine de trous ? Des morceaux de ma vie manquent à l’appel, comme s’ils n’avaient jamais existé. Pourquoi est-ce que je lance des phrases incompréhensibles ? En ancienne langue, paraît-il. Mais pour moi, c’est du charabia. Egwene, je veux savoir, avant d’être devenu aussi cinglé que Rand.
— Rand n’est pas fou, répliqua d’instinct Egwene.
Ainsi, Mat n’envisageait pas de s’enfuir. Une agréable surprise, car jusque-là, il ne semblait pas très concerné par les responsabilités. Mais il était inquiet et il souffrait, ça s’entendait dans sa voix. Ce n’était pas son genre – et quand ça lui arrivait, il le cachait très bien, en principe.
— Je ne connais pas les réponses à tes questions, Mat. Moiraine, peut-être…
— Non ! (Mat se leva d’un bond.) Pas d’Aes Sedai ! Enfin… Tu es différente. Je te connais, et tu n’es pas… On ne vous apprend rien, à la tour, qui pourrait m’aider ?
— Mat, je suis désolée, vraiment…
Le rire du jeune homme rappela leur enfance à Egwene. Quand ses rêves s’écroulaient, il réagissait toujours ainsi…
— Eh bien, ce n’est pas grave… Ce sera quand même la tour, même de seconde main… Surtout, ne te vexe pas.
Le bon vieux Mat, toujours. Capable de pleurnicher pour une écharde dans un doigt et de traiter par le mépris une jambe cassée.
— Il doit y avoir un moyen… Si Moiraine est d’accord… Et c’est très possible…
— Moiraine ! Tu ne m’as pas écouté ! Je refuse qu’elle s’en mêle. Quel moyen ?
Mat était depuis toujours un risque-tout. Cela dit, il cherchait la connaissance, exactement comme Egwene. Si au moins, pour une fois, il faisait montre d’un peu de bon sens et de prudence.
Une noble aux nattes noires enroulées autour de sa tête, les épaules dénudées bien au-delà du raisonnable, s’immobilisa, esquissa une révérence, regarda les deux jeunes gens d’un œil morne et reprit son chemin d’un pas vif, le dos bien droit.
Egwene la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle soit hors de portée d’oreille. Si on oubliait les jardiniers, trente pieds plus bas, les deux amis étaient seuls.
Mat interrogea du regard la jeune femme.
Egwene se décida à lui parler du portique distordu, ce ter’angreal qui délivrait des réponses quand on le traversait. Elle insista cependant sur les conséquences des questions idiotes et des demandes concernant les Ténèbres, sans parler des dangers que même les Aes Sedai ne connaissaient pas. Très flattée que Mat se soit tourné vers elle, la jeune femme devait néanmoins lui mettre un peu de plomb dans la tête.
— Tu dois t’en souvenir, Mat ! Les questions frivoles risquent de te coûter la vie. Alors, si tu utilises ce portique, tu devras être sérieux, pour une fois. Et surtout, pas l’ombre d’une question liée aux Ténèbres !
Mat écouta avec une incrédulité croissante. Quand la jeune femme eut terminé, il s’exclama :
— Trois questions ? C’est comme le conte de Bili, non ? Tu entres, tu y passes une nuit et tu ressors dix ans plus tard avec une bourse éternellement pleine d’or et…
— Matrim Cauthon, si tu ne racontais pas n’importe quoi, pour une fois dans ta vie ? Tu sais très bien que les ter’angreal ne sont pas des accessoires de contes pour enfants. Tu dois être conscient des risques ! Les réponses que tu cherches sont peut-être là, mais tu ne dois surtout pas essayer sans l’accord de Moiraine. Promets-le-moi ! Si tu me déçois, je te conduirai à elle au bout d’un hameçon, comme une vulgaire truite. Tu sais que j’en suis capable.
Mat ricana.
— Quoi que dise Moiraine, tu me crois assez fou pour tenter le coup ? Entrer dans un de ces ter’angreal de malheur ? Mon plan est d’avoir le moins de rapports possible avec le Pouvoir, pas le contraire. Tu peux oublier ça !
— Mat, c’est la seule chance que tu as.
— Selon toi, peut-être, mais pas pour moi ! Mieux vaut n’en avoir aucune que tenter celle-là.
Malgré l’agressivité du jeune homme, Egwene eut envie de lui passer un bras autour des épaules. Mais elle s’en abstint, certaine qu’il en profiterait pour lui jouer un mauvais tour à sa façon – par exemple lui pincer les fesses. Depuis le jour de sa naissance, Mat était un incorrigible farceur. Mais il avait besoin d’aide, et elle n’avait pas grand-chose à lui proposer.
— Je suis désolée… Que vas-tu faire ?
— Continuer à jouer aux cartes, je suppose. Si je me trouve des adversaires… Défier Thom aux pierres, et écumer les tavernes en quête de parties de dés juteuses. Je ne suis pas consigné à la forteresse, que je sache… (Mat suivit du regard une mince servante aux yeux noirs qui devait avoir environ son âge.) Je trouverai bien de quoi passer le temps…
Maîtrisant son envie de le gifler, Egwene posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Mat, quand tu affirmes ne pas envisager de partir, c’est la vérité, n’est-ce pas ?
— Pourquoi ? Tu me dénoncerais à Moiraine, dans le cas contraire ? (Mat leva les mains pour apaiser par avance le courroux de son amie.) Ne t’emballe pas ! De toute façon, ce n’est pas d’actualité. Je ne prétends pas que filer me déplairait, mais je ne le ferai pas. Ça ne te suffit pas ? (Il se rembrunit.) Egwene, tu n’as jamais le mal du pays ? Il ne t’arrive pas de souhaiter que rien de tout ça ne se soit produit ?
Une question surprenante, venant de Mat. Mais qui ne décontenança pas la jeune femme.
— Non. Malgré tout, ma réponse est « non ». Et toi ?
— Moi ? Ce serait idiot, non ? J’adore les villes, après tout, et celle-là devra faire l’affaire pour le moment. Egwene, tu veux bien ne pas parler de notre conversation à Moiraine ?
— Pourquoi ça ?
Venant de Mat, une telle demande ne pouvait qu’être suspecte.
Gêné, le jeune homme haussa les épaules.
— Eh bien, je me suis tenu encore plus loin d’elle que de… Passons. Bref, je l’ai évitée, surtout quand elle prétendait farfouiller dans ma tête. Elle pense peut-être que je faiblis… Ne lui dis surtout rien, d’accord ?
— C’est promis, si tu me jures de ne pas approcher du ter’angreal sans sa permission. Je n’aurais d’ailleurs pas dû t’en parler…
— C’est juré ! (Mat sourit.) Je resterai loin de ce… truc, sauf si ma vie en dépend. J’en fais le serment solennel.
Une parfaite imitation de sérieux ponctuée d’un clin d’œil.
Décidément, tout changeait en ce monde, sauf ce bon vieux Mat !