20 Les vents se lèvent

Elayne lutta pour ouvrir le bras articulé de son fauteuil, puis elle se leva, bondit et faillit percuter Nynaeve au pied de l’échelle. Le navire tanguait toujours, mais beaucoup moins violemment qu’avant. Craignant qu’il soit en train de couler, la Fille-Héritière poussa Nynaeve, l’incitant à gravir plus vite l’échelle.

Sur le pont, l’équipage vérifiait le gréement et se penchait au bastingage pour inspecter la coque après le « tremblement de terre ». Sur le quai, les dockers criaient eux aussi qu’il y avait eu un séisme. Malgré les objets renversés, sur la jetée, et les bateaux qui tanguaient encore le long des quais, Elayne ne crut pas un instant qu’il s’agissait d’un phénomène naturel.

Elle tourna la tête vers la Pierre, parfaitement calme à l’exception de l’étendard blanc qui battait au vent et des oiseaux qui tournaient autour. Rien n’indiquait que la forteresse avait été touchée. Pourtant, c’était Rand, il n’y avait pas le moindre doute.

Elayne se tourna vers Nynaeve et la regarda un long moment en silence.

— S’il a endommagé le bateau, dit enfin la Fille-Héritière, tout sera à recommencer… Et s’il les saborde tous, comment irons-nous à Tanchico ?

Par la Lumière ! j’espère qu’il va bien ! Mais si ce n’est pas le cas, je ne peux rien pour lui… Allons, il va bien, c’est sûr !

Nynaeve tapota le bras de son amie.

— Ta seconde lettre l’a certainement remué… Les hommes en rajoutent toujours quand ils lâchent la bonde à leurs émotions. C’est le prix à payer, lorsqu’on passe son temps à les étouffer. Dragon Réincarné ou pas, il doit apprendre, comme tout homme face à une femme, que… (Nynaeve s’interrompit.) Que font-ils là ?

Elle parlait de deux hommes qui se tenaient au milieu des Atha’an Miere, sur le pont. Le premier était Thom Merrilin, resplendissant dans sa cape de trouvère. Les étuis en cuir de ses instruments accrochés dans le dos, il avait un ballot à ses pieds, à côté d’une boîte cabossée munie d’une serrure. L’autre individu était un jeune Tearien affublé d’un chapeau de paille conique et d’une veste longue de roturier serrée à la taille puis évasée ensuite comme de très courtes jupes. À la ceinture, il portait une dague brise-lames et il s’appuyait sur un bâton en bambou qui faisait exactement sa taille et au diamètre inférieur à celui de son pouce. Un paquetage ficelé pendait à son épaule, indiquant que lui aussi partait en voyage.

Elayne connaissait ce jeune homme élancé. Juilin Sandar…

Même s’ils se tenaient côte à côte, il semblait évident que les deux hommes ne se connaissaient pas. Visiblement sur leurs gardes, ils accordaient leur attention aux deux mêmes choses : les évolutions de la Maîtresse des Voiles sur le pont et les passagères immobiles devant l’écoutille d’accès aux cabines.

Comme tous les hommes, ces gaillards tentaient de dissimuler leur incertitude derrière un véritable feu d’artifice d’assurance. Souriant, Thom lissait sa longue moustache blanche et hochait la tête chaque fois que son regard croisait celui des deux femmes. Sandar, lui, se fendait de révérences un peu trop appuyées pour être honnêtes.

— Le bateau n’a pas subi d’avaries, annonça Coine en rejoignant ses deux passagères. Nous pouvons lever l’ancre dans une heure, si ça vous chante. Enfin, à condition de trouver un pilote de Tear. S’il le faut, je m’en passerai, même si ça implique de ne jamais revenir ici. (Elle suivit le regard des deux « Aes Sedai ».) Ils ont demandé un passage… Le Trouvère pour Tanchico, et l’autre, un pisteur de voleurs, pour le port où vous comptez aller. Je n’ai pas pu les refuser, et pourtant… Pourtant, je le ferai si vous me le demandez.

Malgré sa réticence à violer les traditions, Coine y était prête, semblait-il. Pour aider ses passagères ? Pour servir le Coramoor ?

— Même pour un « rampant », le pisteur est un homme de bien. Surtout, n’y voyez pas d’offense contre vous ! Je ne connais pas le trouvère, mais un artiste est souvent une source de divertissement, lors d’un voyage.

— Vous connaissez maître Sandar ? demanda Nynaeve.

— Par deux fois, il a trouvé – et très vite – des gens qui nous avaient dépouillés. Un autre homme, à sa place, aurait mis plus longtemps pour être payé plus cher. À l’évidence, vous le connaissez aussi. Voulez-vous que je refuse le passage à ces hommes ?

— Allons d’abord voir ce qu’ils fichent là, dit Nynaeve d’un ton qui n’augurait rien de bon pour les deux hommes.

— Je devrais peut-être parler, proposa Elayne, gentiment mais fermement. Toi, tu les observeras, pour voir s’ils cachent quelque chose.

Elayne n’ajouta pas que le tempérament de l’ancienne Sage-Dame, en procédant ainsi, ne risquait pas de la pousser à des extrémités regrettables. Mais le message fut quand même capté…

— D’accord, Elayne, je les étudierai. Profites-en pour prendre une leçon de calme et de décontraction. Tu sais comment tu deviens, quand tu te laisses emporter…

Elayne prit le parti d’en rire.

Les deux hommes se redressèrent lorsqu’ils virent approcher Nynaeve et Elayne. Partout sur le pont, l’équipage s’affairait dans le gréement, tirant sur une multitude de cordages à des fins qui semblaient bien mystérieuses aux yeux de profanes. Obéissant aux ordres de la Maîtresse des Voiles, les Atha’an Miere n’accordaient pratiquement pas un regard aux quatre passagers.

Pensive, Elayne dévisagea Thom Merrilin. Elle aurait juré ne l’avoir jamais vu avant son arrivée à la Pierre. Pourtant, il y avait en lui quelque chose qui semblait… familier. Mais pourquoi donc ? Les trouvères se produisaient dans les villages, pas dans les palais, et Morgase n’était pas du genre à outrepasser les traditions. De sa vie, Elayne avait vu un seul trouvère, dans un village situé près du domaine de sa mère. Et il ne s’agissait sûrement pas de ce type aux cheveux blancs et à l’œil perçant.

Elayne décida de parler d’abord au pisteur de voleurs. À Tear, on disait « pisteur » et pas « traqueur », et Sandar semblait très attaché à la distinction.

— Maître Sandar, vous ne vous souvenez peut-être plus de nous… Je suis Elayne Trakand, et voici mon amie, Nynaeve al’Meara. J’ai cru comprendre que vous vouliez aller… ou nous allons. Puis-je savoir pourquoi ? Lors de notre précédente rencontre, vous ne nous avez pas très bien servies.

Sandar ne réagit pas à l’hypothèse qu’il pouvait les avoir oubliées. Ses yeux se posèrent sur leurs mains et notèrent l’absence de la bague au serpent. Cet homme ne ratait aucun détail, décidément.

— Je me souviens parfaitement de vous, maîtresse Trakand. Mais lorsque je vous ai servie, comme vous dites, c’était en compagnie de Mat Cauthon et nous vous avons sorties de l’eau, toutes les deux, avant que les brochets vous attrapent…

Nynaeve grogna à mi-voix. Il s’était agi d’une cellule, pas de l’eau, et les « brochets » étaient en fait des sœurs noires. Le genre de souvenirs que l’ancienne Sage-Dame détestait qu’on évoque devant elle. D’autant plus qu’Elayne et elle ne se seraient jamais retrouvées dans cette cellule sans Juilin Sandar.

Non, ce n’était pas juste – enfin, pas complètement. Exact, certes, mais pas tout à fait… loyal.

— C’est bien beau, tout ça, fit Elayne, cassante, mais nous ignorons toujours pourquoi vous voulez aller à Tanchico.

Sandar prit une grande inspiration et jeta un coup d’œil méfiant à Nynaeve. La Fille-Héritière ne fut pas sûre d’apprécier qu’il tienne davantage compte de sa compagne que d’elle…

— Il y a une demi-heure, quelqu’un que vous connaissez m’a fait sortir de chez moi. Un grand type au visage de pierre nommé Lan…

Nynaeve fronça les sourcils.

— Il venait au nom d’une autre de vos connaissances, continua Sandar. Un berger, d’après ce qu’on m’a dit. Lan m’a donné beaucoup d’or et il m’a dit de vous accompagner. Toutes les deux… Si vous ne revenez pas de ce voyage, a-t-il ajouté, eh bien… hum… disons que j’aurai intérêt à n’en pas revenir non plus, quitte à me noyer dans quelque puits. Lan a été clair, et le message du berger n’avait rien d’ambigu non plus. Si j’en crois la Maîtresse des Vagues, je ne pourrai pas embarquer sans votre accord. Puis-je souligner que certaines de mes compétences vous seront très utiles ?

Sandar fit tourner son bâton dans ses mains – une seule rotation, à une vitesse incroyable. Puis il toucha la dague qu’il portait au côté – une arme à la lame dentelée des deux côtés, afin de coincer et de briser une épée ou un couteau.

— Les hommes trouvent toujours une façon de ne pas faire ce que tu leur as demandé…, marmonna Nynaeve.

Elayne eut une moue désabusée. Rand avait engagé cet homme ? Sans nul doute, il n’avait pas encore lu sa seconde lettre, à ce moment-là.

Que la Lumière le brûle ! Pourquoi s’est-il précipité ainsi ? Je n’ai plus le temps de lui envoyer une autre lettre, et ça le perturberait plus qu’autre chose. De plus, je passerais pour une plus grande idiote encore. Qu’il soit carbonisé !

— Et toi, maître Merrilin ? demanda Nynaeve. Le berger nous a-t-il envoyé un trouvère ? Ou est-ce une initiative de… l’autre type ? Afin que tu nous divertisses pendant le voyage, peut-être ? En jonglant et en crachant du feu…

Thom avait les yeux rivés sur Sandar. Sans hâte, il tourna la tête puis se fendit d’une révérence élégante mais gâchée par un mouvement trop ample de sa cape multicolore.

— Le berger n’y est pour rien, maîtresse al’Meara. Une dame que nous connaissons tous m’a demandé – je dis bien : demandé – de vous accompagner. Tu sais, c’est la personne qui vous a tous trouvés, à Champ d’Emond.

— Pourquoi cette démarche ?

— Parce que j’ai moi aussi des talents très utiles… (Thom jeta un regard appuyé au pisteur de voleurs.) Et je ne parle pas de la jonglerie… En outre, j’ai été plusieurs fois à Tanchico. Connaissant fort bien la ville, je vous dirai où trouver une auberge convenable et je vous indiquerai les quartiers qui ne sont pas seulement dangereux la nuit. S’il le faut, je vous dirai qui corrompre pour que la garde municipale ne s’intéresse pas trop à vos agissements. Si on ne fait rien, ces défenseurs de l’ordre ont tendance à ne pas quitter de l’œil les étrangers. Bref, je peux vous être très utile, à toi et à ton amie.

Elayne eut de nouveau cette sensation de… familiarité. Sans vraiment réfléchir, elle tendit un bras et… tira sur la longue moustache blanche du trouvère. Le voyant sursauter, elle porta les mains à son visage empourpré.

— Excusez-moi… J’ai eu comme l’impression… le souvenir… d’avoir fait ça jadis. Enfin, je veux dire… Désolée, vraiment.

Pourquoi ai-je agi ainsi ? Il va me prendre pour une idiote.

— Si c’était le cas, je m’en souviendrais, lâcha le trouvère, glacial.

Était-il vexé ? C’était difficile à dire… Souvent, les hommes s’offensaient de ce qui aurait dû les amuser, et inversement. S’ils devaient voyager ensemble…

Elayne s’avisa que sa décision était prise. Les deux hommes pourraient les suivre.

— Nynaeve ?

L’ancienne Sage-Dame comprit la question sans avoir besoin d’un dessin. Après avoir dévisagé les deux candidats, elle acquiesça.

— C’est d’accord, s’ils acceptent de nous obéir. Je refuse qu’un écervelé fasse n’importe quoi et nous mette en danger.

— Je serai à vos ordres, maîtresse al’Meara, dit Sandar avec une révérence.

— Les trouvères sont des hommes libres, Nynaeve, tint à préciser Thom. Mais je promets de ne pas vous faire courir de risques. Au contraire, je vous les épargnerai.

— Obéir, répéta Nynaeve. Il me faut ta parole, sinon, tu resteras sur le quai quand ce bateau lèvera l’ancre.

— Les Atha’an Miere ne refusent jamais un passage, Nynaeve.

— Tu en es sûr ? Le traqueur de voleurs est-il le seul à s’être fait dire qu’il aurait besoin de notre autorisation ? Obéir, maître trouvère !

Sandar avait sursauté en s’entendant traité de « traqueur » de voleurs. Thom détesta qu’on lui adresse un ultimatum, mais il finit par capituler.

— C’est promis, maîtresse al’Meara.

— Dans ce cas, marché conclu ! Allez voir la Maîtresse des Voiles et dites-lui de ma part de vous trouver un réduit où loger, loin de nos pattes… Et maintenant, du balai, et plus vite que ça !

Sandar s’inclina une dernière fois et s’en fut. Thom l’imita à contrecœur.

— N’as-tu pas été un peu dure ? demanda Elayne quand les deux hommes furent assez loin pour ne plus pouvoir l’entendre. Nous allons devoir voyager ensemble, après tout. La courtoisie est un gage de bonne entente.

— Avec eux, il vaut mieux partir d’un bon pied, mon amie… Thom sait très bien que nous ne sommes pas de vraies Aes Sedai.

Nynaeve baissa la voix et regarda autour d’elle. Personne ne s’intéressait aux deux passagères, à part Coine, debout près du mât de misaine, qui les lorgnait tout en écoutant le trouvère et le pisteur de voleurs.

— Les hommes étant bavards de nature, Sandar le saura très bientôt. Ces types ne seraient pas un danger pour deux sœurs, mais pour deux Acceptées ? Si on leur laisse la bride sur le cou, ils ne tarderont pas à prendre des initiatives sans se soucier de nos ordres. Je n’ai pas l’intention de les laisser faire, tu peux me croire !

— Tu as peut-être raison… Tu crois qu’ils savent pourquoi nous allons à Tanchico ?

— Non. Dans le cas contraire, ils seraient moins optimistes. Tant qu’à faire, je préférerais ne rien leur dire, sauf si on ne peut pas l’éviter.

Une façon de rappeler à Elayne qu’elle avait trop parlé devant la Maîtresse des Voiles.

— Tiens, voici le dicton du jour : « Emprunte des ennuis, et tu les rembourseras dix fois. »

— On croirait que tu ne fais pas confiance à ces hommes…

Elayne aurait volontiers dit que Nynaeve se comportait comme Moiraine, mais elle n’avait pas envie de déclencher une tempête.

— Tu crois qu’ils sont fiables ? Juilin Sandar nous a déjà trahies une fois. Je sais qu’aucun homme n’aurait pu faire autrement, mais ça ne change rien. De plus, Liandrin et les autres le connaissent. Il faudra le forcer à changer de vêtements et à se laisser pousser les cheveux – et peut-être une moustache, comme le tablier de sapeur du trouvère. Ça devrait suffire.

— Et Thom Merrilin ? Moi, je trouve qu’il est digne de confiance. J’ignore pourquoi, mais c’est ainsi.

— Il a reconnu que Moiraine l’a envoyé, c’est vrai. Mais qu’a-t-il omis de dire ? Que lui a-t-elle raconté ? Doit-il nous aider ou… autre chose ? Moiraine n’est jamais très franche du collier, et je me fie à elle à peine plus qu’à Liandrin. Et encore… Pour aider Rand, elle est prête à se servir de nous. Ou plutôt, pour faire de Rand ce qu’elle veut… Si c’était possible, elle lui mettrait une laisse comme à un chiot.

— Moiraine sait ce qu’il faut faire, Nynaeve…

Elayne pensait ce qu’elle disait, mais ça ne la ravissait pas. Ce que Moiraine croyait devoir faire risquait de précipiter Rand sur le chemin de Tarmon Gai’don. En d’autres termes, vers sa fin… Avec Rand, le sort du monde était dans la balance. Il était stupide, enfantin et idiot que les plateaux de cette balance restent immobiles à cause d’elle. Elle n’osait pourtant pas les faire basculer dans un sens ou un autre, même virtuellement, parce qu’elle ignorait lequel elle choisirait.

— Elle le sait mieux que Rand, et mieux que nous.

— C’est possible, concéda Nynaeve. Mais je ne suis pas obligée d’aimer ça.

Alors qu’on larguait les amarres, les voiles triangulaires se déployèrent soudain et le Voltigeur des Flots s’éloigna du quai. D’autres voiles triangulaires et carrées se gonflant au vent, le bateau décrivit un arc de cercle pour contourner les autres navires au mouillage puis se dirigea vers l’aval du fleuve, mettant le cap au sud.

Le Peuple de la Mer naviguait avec toute l’adresse qu’un maître cavalier mettait à chevaucher un étalon. L’étrange roue à rayons devait bien manœuvrer la barre – où qu’elle fût –, car le navire changeait de cap à mesure qu’un membre d’équipage (un homme, constata Elayne, soulagée) au torse nu la faisait tourner. La Maîtresse des Voiles et la Régente des Vents se tenaient côte à côte près du mât de misaine. De temps en temps, Coine consultait sa sœur avant de lancer un ordre bref.

Toram resta un moment sur le pont, le visage de marbre, puis il disparut par l’échelle.

Un Tearien se tenait sur le pont surélevé. Un type enrobé à l’air découragé qui se frottait nerveusement les mains. Vêtu d’une redingote jaune passé aux amples manches grises, il était monté à bord juste avant qu’on retire la passerelle. Selon les lois locales, ce pilote était censé guider le Voltigeur jusqu’à la mer, car aucun navire n’était autorisé à traverser les Doigts du Dragon en l’absence d’un tel timonier. Le découragement du bonhomme était sûrement dû à son inutilité flagrante. L’ignorant superbement, les marins n’accordaient pas la moindre attention à ses ordres.

Annonçant qu’elle allait découvrir la taille de leur cabine, Nynaeve disparut dans la cage d’escalier – non, dans l’écoutille de l’échelle. Heureuse de sentir la caresse de la brise et d’assister au départ, Elayne resta sur le pont. Voyager et découvrir de nouveaux lieux était pour elle une joie d’autant plus précieuse qu’elle n’aurait jamais dû la connaître. Si la Fille-Héritière faisait bien quelques visites officielles, et continuait lorsqu’elle montait sur le trône, elle ne jouissait d’aucune véritable liberté de mouvement. Rien à voir avec l’expérience qu’elle vivait. Des Atha’an Miere aux pieds nus et un navire qui filait vers la mer.

« Filer » était le bon verbe, car la rive passait plutôt vite devant les yeux d’Elayne. Elle distingua quelques fermes solitaires, mais pas de village. Entre la ville et la mer, Tear n’autorisait pas que se crée la plus petite agglomération susceptible de lui faire un jour de la concurrence. Dans tout le pays, les Hauts Seigneurs contrôlaient la taille des villages et des villes par le biais d’une taxe à la construction dont le taux augmentait avec chaque bâtiment supplémentaire. Si des impératifs stratégiques n’avaient pas justifié son existence – en d’autres termes, s’il n’avait pas fallu garder en permanence un œil sur Mayene – Elayne aurait parié que Godan n’aurait jamais eu le droit de pousser comme un champignon dans la baie de Remara.

En un sens, laisser derrière soi des gens si bizarres était un soulagement. Enfin, si elle n’avait pas été également obligée d’abandonner le plus bizarre d’entre tous…

À mesure que le Voltigeur progressait vers le sud, et surtout quand il s’engagea dans le labyrinthe de canaux appelé les Doigts du Dragon, le nombre de bateaux de pêche, souvent très petits, augmenta considérablement. Très souvent, leur présence était signalée par les mouettes et les oiseaux pêcheurs qui tournaient au-dessus d’eux et par les longues perches qui tenaient leurs filets. Tout le reste disparaissait derrière un rideau de roseaux et de scléries à larges feuilles mollement agité par la brise. Sur les nombreux îlots, d’étranges arbustes se dressaient comme des épouvantails, leurs racines entrelacées exposées à l’air libre. Les bateaux qui s’enfonçaient dans cette zone dangereuse n’utilisaient pas de filet. En voyant quelques-uns de près, Elayne constata que des hommes et des femmes y pêchaient à la ligne, sortant de l’eau des poissons aux rayures noires longs comme leur bras.

Une fois dans le delta, le pilote commença à faire les cent pas sur le pont. Pinçant le nez, il refusa une assiette de soupe de poisson épicée accompagnée d’un beau morceau de pain.

Elayne se régala et alla jusqu’à nettoyer le fond de son assiette avec le pain. Cela dit, elle partageait le malaise du Tearien. Larges ou étroits, les canaux partaient dans toutes les directions et certains se terminaient en cul-de-sac sur un mur de roseaux. Comment savoir, lorsqu’on en longeait un, s’il n’allait pas subir le même sort au lacet suivant ?

Pourtant, Coine ne fit pas ralentir le Voltigeur et elle ne parut jamais avoir l’ombre d’un doute sur la direction à suivre. À l’évidence, elle connaissait le bon itinéraire – ou c’était Jorin, qui pouvait le dire ? – mais ça ne rassurait pas le pilote, qui semblait redouter que le navire s’ensable ou s’échoue.

En fin d’après-midi, l’embouchure du fleuve apparut enfin. Au-delà, la mer des Tempêtes s’étendait à l’infini.

Les marins firent une manœuvre avec les voiles et le navire s’arrêta lentement. À cet instant, Elayne remarqua qu’un grand canot, ses rames rappelant les pattes d’un insecte aquatique, s’éloignait d’une île où quelques maisons de pierre grisâtre se dressaient autour d’un étrange bâtiment très étroit et très haut au-dessus duquel flottait l’étendard de Tear, à savoir trois croissants blancs sur un champ rouge et or.

S’emparant de la bourse que Coine lui tendit en silence, le pilote descendit l’échelle de coupée et sauta dans le canot dès qu’il fut à portée.

Laissant les Doigts du Dragon derrière lui, le Voltigeur reprit sa route et sa poupe fendit enfin les premiers brisants de la haute mer. Grimpés dans le gréement, les marins donnèrent plus de voile et le bateau prit très rapidement de la vitesse.

Quand la dernière bande de terre ne fut plus visible à l’horizon, les femmes se défirent de leur chemisier – toutes les femmes, y compris la Maîtresse des Voiles et la Régente des Vents. Elayne ne sut plus où regarder. Tant de femmes torse nu, et qui ne se souciaient pas des hommes les entourant. Aussi troublé que la Fille-Héritière, Juilin Sandar semblait hésiter entre profiter du spectacle et regarder ses pieds. Finalement, il alla se réfugier dans l’entrepont.

Refusant de se laisser dicter ainsi son comportement, Elayne décida de contempler le large.

Des coutumes différentes…, se souvint-elle. Eh bien, tant qu’on ne me demande pas de les adopter.

Cette seule idée faillit la faire éclater d’un rire hystérique. En un sens, l’Ajah Noir était moins inquiétant que cette éventualité. Des coutumes différentes… Rien que ça !

Le ciel vira au pourpre, le soleil devenu une boule d’or terni à l’horizon. Des dauphins escortaient le navire, se livrant avec ardeur à des acrobaties aquatiques. Plus loin, des poissons brillants bleu et argent nageaient en petits bancs, glissant entre deux eaux sur une bonne cinquantaine de brasses avant de replonger dans les profondeurs aux reflets gris et bleus. Elayne suivit leur manège, émerveillée, jusqu’à ce qu’ils finissent par ne plus remonter à la surface.

Mais les dauphins continuèrent à mobiliser son attention. On eût dit une escorte résolue à conduire le Voltigeur jusqu’à sa destination. Bien entendu, Elayne les reconnaissait parce qu’elle avait vu des images dans des livres. Si un homme tombait à l’eau et risquait de se noyer, disait-on, les dauphins le poussaient jusqu’à la terre ferme. Même si elle n’était pas sûre d’y croire, Elayne appréciait cette jolie histoire.

Elle suivit les dauphins le long du bastingage, jusqu’à la proue, où ils prirent un peu d’avance pour offrir à la jeune femme un nouveau spectacle d’acrobatie.

Alors qu’elle atteignait la pointe de la proue, Elayne s’avisa que Thom Merrilin occupait déjà cette position. Sa cape battant au vent, il souriait aux dauphins – un peu tristement, sembla-t-il à la Fille-Héritière.

Décidément, il lui paraissait familier !

— Quelque chose ne va pas, maître Merrilin ?

— Appelez-moi Thom, ma dame.

— Thom, si vous y tenez. Mais alors, oubliez le « ma dame ». Ici, je suis maîtresse Trakand.

— Si ça peut vous faire plaisir, maîtresse Trakand.

— Comment pouvez-vous regarder ces dauphins et être malheureux, Thom ?

— Ils sont libres, murmura le trouvère comme s’il parlait tout seul. Pas de décisions à prendre ni de prix à payer ! Et aucun souci, à part trouver de quoi manger. Et se méfier des requins et des orques… Sans parler d’une centaine de dangers que je ne connais pas. Au fond, leur vie n’est peut-être pas si formidable que ça.

— Vous les enviez quand même ?

Le trouvère ne répondit pas. De toute façon, ce n’était pas la bonne question. Elayne devait le faire sourire – mieux encore, rire. Si elle y parvenait, elle se rappellerait sûrement où elle l’avait vu. Elle choisit donc un sujet susceptible de le réjouir.

— Avez-vous envie de composer l’épopée de Rand, Thom ?

Les épopées étaient en principe réservées aux bardes, mais un peu de flatterie ne faisait jamais de mal.

— L’épopée du Dragon Réincarné… Loial a l’intention d’en faire un livre.

— Qui sait, maîtresse Trakand ? Qui sait ? Mais mon œuvre ou celle de Loial ne compteront pas, à l’échelle du temps. Nos récits ne survivront pas. Quand viendra le prochain Âge… (Thom fit la moue et se tortilla la moustache.) Quand on y pense, c’est peut-être pour dans un an ou deux. Comment reconnaît-on la fin d’un Âge ? Il ne peut pas toujours s’agir d’une catastrophe comme la Dislocation. Mais si les prophéties ne mentent pas, ce sera le cas pour l’Âge en cours. C’est toujours le problème, avec les prédictions. L’original est en ancienne langue, et souvent en plain-chant pour ne rien arranger. Quand on ne sait pas ce que signifie un passage, il est impossible à comprendre. Doit-on le prendre à la lettre ou est-il une façon fleurie de faire passer un message radicalement différent ?

— Nous parlions de votre épopée, dit Elayne, essayant de ramener le trouvère sur son terrain.

Mais Thom secoua sa tête à la chevelure blanche en broussaille.

— Non, je parlais du changement ! Mon épopée, si je la compose, et le livre de Loial ne seront que des « graines », si nous avons tous les deux de la chance. Les gens qui savent la vérité mourront, et les petits-enfants de leurs petits-enfants se souviendront de tout autre chose. Bien entendu, cela se reproduira de génération en génération. Quand il y en aura eu une vingtaine, vous pourriez être l’héroïne de cette histoire à la place de Rand.

— Moi ? fit Elayne avec un petit rire.

— Ou Mat, ou peut-être Lan… Oui moi, qui peut le dire ? (Un sourire adoucit le visage parcheminé du trouvère.) Un artiste capable de respirer des flammes plutôt que d’en cracher. Puis de carboniser ses cibles comme une Aes Sedai. (Il fit virevolter sa cape.) Thom Merrilin le héros mystérieux qui renversait les montagnes et faisait monter des rois sur leur trône. (Il éclata de rire.) Rand al’Thor pourra s’estimer heureux si l’Âge à venir se souvient correctement de son nom.

Elayne eut la certitude de ne pas se tromper. Ce visage et ce rire plein de dérision lui rappelaient bien quelqu’un. Mais d’où lui venait ce souvenir ?

Elle devait continuer à le faire parler.

— Les choses se passent toujours comme ça ? Par exemple, de nos jours, personne ne doute qu’Artur Aile-de-Faucon ait bien fondé un empire. On le sait dans le monde entier, ou presque.

— Artur, jeune maîtresse ? Il a fondé un empire, c’est vrai, mais croyez-vous qu’il ait fait tout ce que prétendent les récits et les épopées ? Exactement comme c’est rapporté ? Pensez-vous qu’il ait vraiment tué les cent meilleurs guerriers d’une armée adverse, les uns après les autres ? Voyez-vous vraiment les deux camps attendre qu’un des généraux – un roi, rien que ça ! – ait fini de livrer cent duels ?

— C’est ce que disent les livres.

— Du matin au soir, aucun homme n’aurait le temps de vaincre cent adversaires, mon enfant.

Elayne faillit interrompre le trouvère. « Mon enfant » ? Il s’adressait quand même à la Fille-Héritière d’Andor. Mais quand il était lancé, cet homme aurait effectivement renversé des montagnes.

— Et tout ça remonte à mille ans seulement. Pensez aux histoires antérieures à l’Âge des Légendes. Mosk et Merk se sont-ils vraiment battus avec des lances de feu ? Étaient-ils vraiment des géants ? Quant à Elsbet, fut-elle vraiment la reine du monde et Anla était-elle bien sa sœur ? Et Anla la conseillait-elle, ou était-ce une autre personne ? Dans le même ordre d’idées, de quel animal vient l’ivoire et quelle plante produit la soie ? À moins qu’elle vienne elle aussi d’un animal.

— Je ne sais pas pour les autres questions, répondit Elayne, toujours vexée d’avoir été traitée par-dessus la jambe, mais pour la soie et l’ivoire, vous pouvez demander au Peuple de la Mer.

Thom éclata encore de rire. C’était le but recherché par Elayne, même si ça ne lui apporta pas la solution de l’énigme, renforçant simplement la certitude qu’elle connaissait cet homme. Mais au lieu de la traiter de « jeune idiote », comme elle s’y attendait à moitié, il soupira :

— Pragmatique et directe, comme votre mère. Toutes les deux les pieds bien campés sur terre, et pas beaucoup de place pour la fantaisie.

Elayne pointa le menton et pinça les lèvres. Certes, elle se faisait passer pour une banale maîtresse Trakand, mais quand même ! Ce vieil homme était fort agréable, et elle entendait résoudre l’énigme qu’il représentait pour elle, mais ce n’était qu’un trouvère, tout compte fait, et il ne devait pas parler ainsi d’une reine.

Bizarrement – et ça ne fit rien pour apaiser le courroux d’Elayne – il semblait amusé. Oui, amusé !

— Les Atha’an Miere ne le savent pas non plus, dit Thom, car ils ne voient pas grand-chose des terres qui s’étendent au-delà du désert des Aiels. En fait, ils connaissent à peine les alentours des rares ports où ils ont l’autorisation de mouiller. Ces villes ont de très hauts murs d’enceinte, et on leur interdit de monter sur les créneaux pour voir le paysage. Si un de leurs navires accoste ailleurs – et plus encore un bateau qui bat un autre pavillon, car ils sont les seuls à pouvoir s’aventurer dans ces contrées –, le bâtiment et son équipage disparaissent à tout jamais. Et c’est tout ce que je sais après de longues années – bien trop longues à mon goût ! – passées à me renseigner sur la question. Les Atha’an Miere sont muets comme des tombes, quand il s’agit de garder un secret, mais là, je crois qu’ils n’ont pas à se forcer pour ne rien dire. D’après ce que je sais, les Cairhieniens avaient droit au même traitement à l’époque révolue où ils avaient le droit d’emprunter la Route de la Soie, dans le désert des Aiels. Ces marchands ne voyaient que des villes fortifiées, et s’ils s’éloignaient de l’itinéraire prévu, ils disparaissaient à jamais.

Elayne étudia le trouvère avec une attention soutenue – comme s’il était au moins aussi exotique que les dauphins. Quel genre d’homme était-il ? Au moins deux fois, il aurait pu se moquer d’elle – bon, il s’était montré amusé, ce qui était presque aussi vexant –, mais il avait choisi de lui parler comme… Eh bien, comme un père qui s’adresse à sa fille.

— Vous pourriez trouver quelques réponses sur ce bateau, Thom. Le Voltigeur devait mettre le cap sur l’est, mais nous avons convaincu la Maîtresse des Voiles de nous conduire à Tanchico. La destination d’origine, selon le Gérant du Fret, était Shara, à l’est de Mayene – au-delà du désert des Aiels, peut-on supposer.

Thom dévisagea Elayne en silence.

— Shara, dites-vous ? Je n’ai jamais entendu ce nom de ma vie. Est-ce une ville ou une nation ? Une cité-État, peut-être… J’aimerais bien en apprendre plus…

Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je dit pour qu’il tique ainsi ? Par la Lumière ! je lui ai raconté que nous avions convaincu Coine de modifier ses plans.

Ce n’était pas dramatique, pourtant Elayne se tança intérieurement. Un mot de trop, face à ce charmant vieil homme, ne pouvait pas faire de mal. La même erreur, à Tanchico, pouvait lui coûter la vie – sans parler de Nynaeve, du pisteur de voleurs ou de Thom lui-même. S’il était un si charmant vieil homme que ça…

— Thom, pourquoi venez-vous avec nous ? Parce que Moiraine vous l’a demandé, c’est tout ?

Les épaules du trouvère tressaillirent – parce qu’il riait, constata Elayne. De l’autodérision…

— Quelque chose comme ça, peut-être bien… Quand une Aes Sedai demande une faveur, il est difficile de lui résister. Mais c’est peut-être l’idée de voyager en votre compagnie qui m’a séduit. À moins que j’aie décidé que Rand est assez vieux pour s’occuper tout seul de sa peau pendant quelque temps.

Thom rit aux éclats et Elayne ne put s’empêcher de l’imiter. L’idée que ce vieil homme aux cheveux blancs puisse veiller sur Rand était vraiment risible. Alors qu’il la regardait, la sensation qu’elle pouvait se fier à lui revint, plus forte que jamais. Pas seulement parce qu’il pouvait rire de lui-même, même si ça jouait un rôle. La véritable raison lui échappait, mais elle aurait juré, en sondant les yeux bleus de cet homme, qu’il était parfaitement incapable de lui faire du mal.

L’envie de tirer de nouveau sur sa moustache la démangea, mais elle força ses mains à rester tranquilles. Enfin, elle n’était plus une enfant !

Une enfant ? Elle ouvrit la bouche – et soudain ce qu’elle voulait dire lui sortit de l’esprit.

— Thom, excusez-moi, je vous prie, mais je dois…

Sans finir sa phrase ni attendre de réponse, Elayne s’éloigna vers la proue. Sans nul doute, Thom allait penser que le roulis du Voltigeur lui avait flanqué la nausée. De fait, le quatre-mâts fendait de plus en plus vite les vagues et il secouait rudement ses passagers.

Sous les assauts d’un vent de plus en plus frais, deux hommes aux muscles gonflés par l’effort luttaient pour maintenir la grande roue dans la bonne position. Coine n’était pas sur le pont. En revanche, Jorin se tenait près des deux marins, torse nu comme eux, étudiant le ciel où des nuages tourbillonnaient plus violemment encore que l’océan.

La nudité de la Régente des Vents ne perturba pas Elayne, pour une fois. En revanche, l’aura qui l’enveloppait – celle d’une femme unie au saidar – la fit frissonner de la tête aux pieds. C’était ça qui l’avait « appelée », lui faisant oublier Thom. Une femme en train de canaliser le Pouvoir.

Elayne s’immobilisa pour voir ce que faisait la Régente des Vents. Elle manipulait des flux d’Air et d’Eau épais comme des cordages, mais son tissage était très entrelacé – presque délicat – et il s’étendait sur l’eau aussi loin que l’œil pouvait voir, tel un réseau qui la survolait.

Le vent gagna encore en puissance et les deux marins luttèrent de plus belle. À présent, le Voltigeur volait au-dessus des flots plus qu’il les fendait.

Puis Jorin cessa de tisser, l’aura du saidar disparut et la femme s’appuya au bastingage, la tête posée sur les mains.

Elayne monta l’échelle sans hâte. Dès qu’elle fut assez près de l’Atha’an Miere, celle-ci lui parla sans prendre la peine de tourner la tête vers elle.

— Pendant que je travaillais, j’ai senti que vous me regardiez… Si je m’étais arrêtée, il aurait pu y avoir un grain que le Voltigeur lui-même n’aurait pas pu surmonter. La mer des Tempêtes porte bien son nom, et elle n’a pas besoin de mon aide pour déchaîner des vents hostiles. Je ne voulais pas intervenir, mais Coine a dit que nous devions aller le plus vite possible. Pour vous et pour le Coramoor. (Jorin leva les yeux au ciel.) Si la Lumière le veut, ce vent tiendra jusqu’au matin.

— C’est pour ça que le Peuple de la Mer refuse en principe les Aes Sedai ? demanda Elayne en venant se placer à côté de la Régente des Vents. Afin que la Tour Blanche ignore que les Régentes des Vents savent canaliser ? Et c’est pour ça que la décision de nous accepter vous revenait, alors que votre sœur commande le bateau ? Jorin, la tour ne fera rien contre vous. Aucune loi n’interdit à une femme de canaliser le Pouvoir, même si elle n’est pas une sœur.

— Votre Tour Blanche essaierait d’intervenir… Elle tenterait d’avoir une influence sur nos bateaux, où nous sommes libres loin du continent et de ses peuples. Elle s’efforcerait de nous lier à elle, nous coupant ainsi de la mer. (Jorin soupira.) Une vague qui a déferlé ne peut jamais être rappelée…

Elayne aurait aimé dire à l’Atha’an Miere qu’elle se trompait. Mais la Tour Blanche, en réalité, recherchait bien les femmes et les jeunes filles susceptibles d’apprendre à canaliser. Primo pour augmenter le nombre d’Aes Sedai, en chute régulière depuis très longtemps. Secundo parce qu’il était dangereux d’utiliser le Pouvoir sans formation. Pour être honnête, une femme apte à suivre l’enseignement permettant d’entrer en contact avec la Source Authentique trouvait à la tour tout ce dont elle avait besoin – au moins jusqu’à ce qu’elle soit assez formée pour ne pas se tuer ou massacrer les autres par erreur.

— Nous ne sommes pas toutes capables de canaliser, dit Jorin. Il y a quelques élues… Nous en envoyons certaines à la tour, afin que les Aes Sedai ne fourrent pas leur nez dans nos affaires. Si sa Régente des Vents sait tisser les bourrasques, aucun de nos bateaux n’acceptera une Aes Sedai à son bord. Quand vous vous êtes présentées, j’ai cru que vous me connaissiez. Mais vous n’avez rien dit, demandant seulement un passage. J’ai espéré que vous n’étiez pas des Aes Sedai, malgré vos bagues. À tort, bien sûr. Je sens votre puissance à toutes les deux. Désormais, la Tour Blanche saura, à notre sujet…

— Je ne peux pas promettre de garder le secret, mais je ferai tout mon possible…

Elayne se ravisa. Cette femme méritait mieux que ça.

— Jorin, je jure sur l’honneur de la maison Trakand d’Andor de tout faire pour préserver votre secret et vous protéger. Si je devais le révéler, je mettrais tout en œuvre pour éviter qu’on vienne se mêler de vos affaires. La maison Trakand n’est pas sans influence, y compris à Tar Valon.

Et je me débrouillerais pour convaincre maman de mettre tout son poids dans la balance.

— Si la Lumière veut qu’il en soit ainsi, soupira Jorin, fataliste, il en sera ainsi. Quand la Lumière est bienveillante, il n’y a rien à redouter. Non, rien à redouter.

— Il y avait une damane sur le navire seanchanien que vous avez combattu, pas vrai ?

Perplexe, Jorin plissa le front.

— Une prisonnière capable de canaliser, précisa Elayne.

— Pour quelqu’un de si jeune, vous savez tant de choses… Au début, à cause de votre âge, Elayne, j’ai cru que vous n’étiez pas une vraie sœur. Savez-vous que j’ai des filles plus vieilles que vous ? Pour ce qui est de la femme, j’ignorais qu’elle était prisonnière. Du coup, je regrette que nous n’ayons pas pu la sauver. Au début, le Voltigeur des Flots n’a eu aucun mal à distancer le Seanchanien. Nous avions entendu parler de ces gens, de leurs navires aux voiles striées et de leur façon d’exiger d’étranges serments et de punir ceux qui refusent de les prononcer. Quand les choses ont mal tourné, parce que la… damane… a brisé deux de nos mâts, alors que l’ennemi passait à l’abordage, j’ai réussi à embraser en plusieurs endroits le navire adverse. Tisser le Feu m’est difficile, dès qu’il s’agit d’allumer davantage qu’une lampe, mais la Lumière a bien voulu que ça suffise.

» Quand Toram et les marins eurent repoussé les Seanchaniens sur leur bateau, nous avons coupé les filins d’abordage et laissé dériver le bâtiment en flammes. Trop occupés à le sauver, nos agresseurs nous ont permis de filer en boitillant, si j’ose dire. Ce jour-là, j’ai regretté de voir un si beau navire brûler puis couler. Pour la haute mer, ce devait être un fier coursier. À présent, je déplore que nous n’ayons pas secouru la damane. Si elle n’avait pas été prisonnière, elle n’aurait peut-être pas blessé le Voltigeur. Que la Lumière illumine son âme et que les eaux lui permettent de dormir en paix.

Voyant Jorin attristée par ce récit, Elayne tenta de la faire penser à autre chose.

— Jorin, pourquoi les Atha’an Miere parlent-ils de leur bateau comme s’il était un être vivant ? Vous avez dit « blessé le Voltigeur » par exemple… Au lieu d’endommager.

— Les hommes vous parleraient de force, d’héroïsme et de grandeur, parce qu’ils adorent ces choses-là, mais la vérité est ailleurs : un navire est un être vivant – un être humain avec un cœur comme le nôtre. (Jorin caressa le bastingage comme s’il était bel et bien capable de sentir son amour et sa tendresse.) Si on le traite bien et qu’on s’occupe de lui, il se battra courageusement contre la mer la plus démontée. Et même quand il aura reçu le coup de grâce, il luttera pour préserver la vie de l’équipage. En revanche, si on le néglige, ignorant les avertissements qu’il donne en permanence, il coulera dans une mer d’huile, sous un ciel d’azur…

Elayne espéra que Rand n’était pas aussi inconstant que ça.

Si c’était le cas, il ne sauterait pas de joie en me voyant et il n’aurait pas envoyé Juilin Sandar pour veiller sur moi.

Mais pourquoi pensait-elle sans cesse à lui ? Il fallait qu’elle s’en empêche. Il était très loin d’elle, et elle ne pouvait rien pour lui.

La Fille-Héritière jeta un coup d’œil à la proue. Thom était parti. Juste avant de sentir Jorin canaliser, elle avait trouvé la clé de l’énigme, au sujet de cet homme. La solution tournait autour de son sourire. Hélas, cette « révélation » lui était sortie de l’esprit. Mais elle comptait bien la retrouver avant d’arriver à Tanchico, même si elle devait harceler le vieil homme. Cela dit, sur un bateau, il ne risquait pas de ne plus être là le lendemain.

— Jorin, quand arriverons-nous à Tanchico ? Les quatre-mâts sont les navires les plus rapides du monde, dit-on, mais qu’est-ce que ça signifie ?

— Tanchico ? Pour mieux servir le Coramoor, nous ne ferons aucune escale. Dans ces conditions, si je parviens à tisser les vents comme il faut – et si la Lumière m’aide à trouver les bons courants – dix jours devraient suffire. Sept ou huit, même, si la grâce de la Lumière nous accompagne.

— Dix jours ? s’écria Elayne. C’est impossible…

Elle avait vu des cartes, tout de même !

Jorin eut un sourire à la fois indulgent et plein de fierté.

— Comme vous l’avez dit, ce sont les vaisseaux les plus rapides du monde. Leurs concurrents les plus redoutables sont une bonne demi-fois plus lents. Les autres ont besoin de deux fois plus de temps pour une traversée… Quant aux caboteurs qui jettent l’ancre chaque nuit, il leur faut dix fois plus de temps !

— Jorin, voudriez-vous m’enseigner ce que je vous ai vue faire ?

La Régente des Vents roula de grands yeux.

— Enseigner à une Aes Sedai ?

— Je n’ai jamais tissé un flux moitié moins gros que les vôtres. Et l’étendue de votre tissage ! Je suis stupéfiée, mon amie.

L’Atha’an Miere dévisagea Elayne comme si elle voulait graver ses traits dans sa mémoire. Puis elle embrassa les doigts de sa main droite et les pressa sur les lèvres de la jeune femme.

— Si la Lumière le veut bien, nous apprendrons l’une de l’autre…

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