Une fois dehors, Rand se campa sur le chemin pavé qui séparait la maison de brique jaune et la terrasse aménagée en potager. De là, il sonda le canyon… et ne vit pas grand-chose, car la pénombre couvrait déjà la vallée encaissée.
Moiraine était décidément un problème. Allait-elle le conduire jusqu’à la Tour Blanche en le tenant en laisse ? C’était possible… Et il ne doutait pas un instant qu’elle en serait capable sans utiliser le Pouvoir, s’il lui laissait la moindre ouverture. Cette femme était capable de faire passer un taureau par un trou de souris sans qu’il s’en aperçoive. Mais s’il la manipulait, elle pouvait lui être utile.
La manipuler ? Je suis aussi malfaisant qu’elle. Se servir des Aiels, manipuler une Aes Sedai… J’aimerais tant pouvoir lui faire confiance…
Rand se dirigea vers l’entrée du canyon en empruntant une succession de chemins. Tous très étroits, la plupart étaient pavés, mais les plus raides avaient été taillés en escalier, pour faciliter la descente. En avançant, Rand entendit les bruits lointains de marteaux frappant sur des enclumes. À l’évidence, tous les bâtiments n’étaient pas des maisons. Par une porte ouverte, Rand aperçut plusieurs femmes assises devant des métiers à tisser. Plus loin, derrière une fenêtre, il vit une femme orfèvre se pencher sur ses petits marteaux et ses gouges miniatures. Plus loin encore, il découvrit un potier devant son tour, son four de pierre derrière lui.
Les hommes et les garçons, à part les plus jeunes, portaient tous le cadin’sor – la tenue ocre des Aiels – mais de subtils détails permettaient de faire la différence entre les guerriers et les artisans. Par exemple, un couteau plus petit à la ceinture – ou pas de couteau du tout – ou encore un shoufa sans voile noir allant avec.
Cependant, lorsqu’il vit un forgeron manier une lance qu’il venait juste de munir d’une pointe d’un pied de long, Rand n’eut aucun doute sur ses aptitudes à utiliser les armes qu’il était si doué pour fabriquer.
Si les chemins n’étaient pas bondés, il y avait quand même pas mal de trafic. Des enfants couraient partout en riant, les petites filles portant presque aussi souvent des lances jouets qu’une poupée. Souvent sous la direction d’un gamin de dix ou douze ans, les gai’shain travaillaient dans les jardins ou transportaient de grandes jarres d’eau sur leur tête. Comme partout, les gens vaquaient à leurs occupations, qui ne semblaient guère différentes de celles des habitants de Deux-Rivières. Balayer devant sa porte, réparer un mur, battre des tapis…
Malgré sa veste rouge et ses bottes aux épaisses semelles, Rand n’intéressa absolument pas les enfants. Toujours aussi effacés, les gai’shain ne le regardaient pas non plus, mais ça ne voulait rien dire. En revanche, tous les adultes le considéraient d’un air dubitatif, comme s’ils attendaient quelque chose de lui sans trop savoir quoi.
Les très jeunes garçons, pieds nus, portaient des robes semblables à celles des gai’shain pas blanches, mais dans des tons ocre et gris. Également pieds nus, les petites filles étaient vêtues de robes courtes qui ne parvenaient pas, parfois, à cacher leurs genoux. Très intéressé, Rand remarqua qu’elles arboraient toutes deux tresses décorées de rubans de couleurs vives. Exactement la même coiffure qu’Egwene… Mais ça devait être une coïncidence. Et si elle était revenue aux cheveux détachés, c’était sans doute parce qu’une Aielle l’avait prévenue qu’elle risquait de passer pour une gamine.
Agacé, Rand se demanda pourquoi diantre il pensait à des âneries pareilles. Pour l’heure, il devait mettre les choses au point avec une femme nommée Aviendha.
Dans la vallée, une multitude d’Aiels se massaient autour des chariots et les colporteurs devaient se remplir les poches. Enfin, les conducteurs et Keille – aujourd’hui elle portait une résille bleue sur ses peignes d’ivoire – qui donnait de la voix autant que ses compagnons. Assis sur un tonneau retourné, à l’ombre de sa roulotte blanche, Kadere s’épongeait le visage sans s’intéresser le moins du monde aux marchandages en cours. Apercevant Rand, il fit mine de se lever, mais retomba lourdement là où il était. Alors qu’Isendre n’était nulle part en vue, le jeune homme eut la surprise de découvrir Natael, dont la cape multicolore attirait en masse les enfants et une poignée d’adultes. La perspective d’avoir un nouveau public, plus important, de surcroît, l’avait-elle incité à abandonner les Shaido ? Ou Keille lui avait-elle interdit de rester longtemps hors de sa vue ? Même concentrée sur le commerce, elle parvenait à trouver le temps de le regarder régulièrement, le front plissé.
Rand contourna les chariots. En interrogeant des Aiels, il apprit que les Jindo étaient tous partis sous le toit de leurs ordres guerriers respectifs. La demeure des Promises se trouvait sur la paroi est du canyon, encore très bien éclairée. Rand gagna cette maison au toit recyclé en potager et supposa qu’elle devait être très grande derrière sa modeste façade. Il supposa seulement, car les deux Promises armées qui gardaient la porte lui refusèrent le passage. Qu’un homme ose vouloir entrer les scandalisa et… les amusa un peu. Du coup, l’une d’elles consentit à transmettre la demande de Rand à l’intérieur.
Quelques minutes plus tard, les Promises Jindo et celles du clan des Neuf Vallées – soit toutes celles qui étaient venues à la Pierre de Tear – sortirent de la maison en compagnie de toutes les autres guerrières des Neuf Vallées présentes dans la forteresse des Rocs Froids. Certaines montèrent sur le toit, d’autres se serrèrent sur les chemins, souriant comme si elles s’attendaient à assister à un spectacle divertissant. Des gai’shain des deux sexes leur apportèrent des petites tasses d’une infusion très noire. Apparemment, la règle qui proscrivait les hommes sous le toit des Promises ne s’appliquait pas aux prisonniers en robes blanches.
Après que Rand eut examiné plusieurs propositions, Adelin, la jeune Jindo qui portait une cicatrice sur la joue, lui présenta un large bracelet d’ivoire sculpté de roses. L’artiste n’ayant pas manqué de représenter les épines en même temps que les fleurs, Rand estima que le bijou était fait pour Aviendha.
Très grande, même pour une Aielle, Adelin aurait eu besoin de quelques pouces de plus pour pouvoir regarder Rand dans les yeux. Quand elle sut pourquoi il cherchait un bijou – enfin, en gros, car il se contenta de parler d’un cadeau pour Aviendha, sans préciser qu’il espérait ainsi la rendre plus fréquentable – Adelin regarda les autres Promises. Impassibles, toutes avaient cessé de rire.
— Je ne veux pas d’argent en échange de ce bracelet, Rand al’Thor.
Sur ces mots, Adelin posa le bijou dans la main de Rand.
— J’ai commis une erreur ? (Avec les Aiels, comment savoir ?) Je ne veux surtout pas déshonorer Aviendha.
— Il n’y a pas de risque…
Adelin fit signe à une gai’shain qui portait un plateau lesté de tasses et d’une bouilloire. Lorsque la femme eut approché, la guerrière servit deux tasses, en donna une à Rand et prit l’autre pour elle.
— Souviens-toi de l’honneur, dit-elle en buvant.
Aviendha n’avait jamais mentionné un rituel de ce genre. Dubitatif, Rand but à son tour et répéta :
— Souviens-toi de l’honneur.
Dans la situation présente, ça semblait la meilleure chose à faire. À sa grande surprise, Adelin l’embrassa sur les deux joues.
Une autre Promise, plus âgée mais à l’air tout aussi redoutable malgré ses cheveux grisonnants, vint se camper devant Rand.
— Souviens-toi de l’honneur, dit-elle avant de boire.
Rand dut répéter le rituel avec toutes les Promises. À la fin, il se contenta de porter la tasse à ses lèvres. Si brèves que soient les cérémonies aielles, devoir y sacrifier avec quelque chose comme soixante-dix femmes avait tendance à vous remplir l’estomac, même si on ne prenait que des gorgées.
Quand Rand parvint à s’éclipser, l’ombre gagnait déjà la partie est du canyon…
Il trouva Aviendha devant la maison de Lian, où elle était occupée à battre vigoureusement un tapis aux rayures bleues. Une pile d’autres attendait dans un coin. S’interrompant, Aviendha écarta de son front une mèche de cheveux, puis elle dévisagea Rand, impassible, après qu’il lui eut remis le bracelet en précisant qu’il s’agissait d’un cadeau en remerciements de ses lumières.
— J’ai offert des bracelets et des colliers à des amies qui ne maniaient pas les lances, Rand al’Thor. Mais je n’ai jamais porté de bijoux. Ces ornements font du bruit quand on a besoin d’être silencieuse, et ils s’accrochent partout quand on veut se déplacer vite.
— Tu peux en porter, maintenant que tu te destines à devenir une Matriarche.
— C’est vrai…
Regardant le bracelet comme si elle ne savait pas qu’en faire, Aviendha hésita, puis elle le passa brusquement à son poignet et leva le bras pour voir le résultat, l’air maussade comme s’il s’agissait d’une menotte…
— S’il ne te plaît pas, tu peux… Aviendha, Adelin m’a certifié que ça n’affecterait pas ton honneur. Et elle semblait approuver mon initiative.
Rand décrivit rapidement la cérémonie de l’infusion. Fermant les yeux, Aviendha frissonna comme si elle avait la fièvre.
— Un problème ?
— Elles pensent que tu essaies d’attirer mon… attention. Et elles ont effectivement approuvé ta démarche, comme si je portais toujours les lances.
Rand n’aurait pas cru qu’Aviendha puisse parler d’un ton si glacial. Dans ses yeux, il ne lut pas l’ombre d’une émotion.
— Les détromper sera très facile ! Je ne…
— Non ! explosa Aviendha. Tu acceptes leur approbation, et maintenant, tu voudrais la leur renvoyer à la figure ? C’est ça qui me déshonorerait ! Crois-tu être le premier homme qui tente de me plaire ? Qu’elles pensent ce qu’elles veulent, ça n’a pas d’importance.
Avec une grimace dégoûtée, la jeune femme saisit à deux mains sa tapette à tapis.
— Tu ne sais vraiment rien, pas vrai ? Rien de rien… Ce n’est pas ta faute…
Rand eut l’impression qu’Aviendha répétait une leçon qu’on lui avait apprise, ou qu’elle tentait de se convaincre elle-même de ce qu’elle disait.
— Rand al’Thor, je suis désolée d’avoir gâché ton repas. Maintenant, si tu veux bien me laisser… Amys m’a ordonné de nettoyer tous ces tapis, si longtemps que ça doive me prendre. Si tu restes ici à me parler, j’en aurai pour toute la nuit…
Aviendha tourna le dos à Rand et commença à battre le tapis, le bracelet d’ivoire tressautant sur son poignet.
Rand s’éloigna, perplexe. Les excuses avaient-elles été provoquées par le cadeau, ou s’agissait-il d’un ordre d’Amys ? S’il penchait pour la seconde hypothèse, Rand dut reconnaître que la jeune femme avait paru sincère. Vu la façon dont elle maltraitait le tapis, ponctuant chaque coup d’un grognement vengeur, elle n’était sûrement pas ravie. Mais il n’avait pas vu une seule fois de la haine dans son regard. Un résultat appréciable. Avec le temps, cette femme deviendrait peut-être fréquentable.
Quand il entra dans la maison de Lian, Rand trouva les quatre Matriarches en train de converser, chacune ayant un châle sur les épaules. Bien entendu, elles se turent dès qu’il apparut.
— Je vais te faire montrer ta chambre, dit Amys. Les autres ont déjà vu les leurs.
— Merci… (Rand tourna la tête vers la porte, le front plissé.) Amys, avez-vous dit à Aviendha de s’excuser de son comportement pendant le dîner ?
— Non. Elle l’a fait ?
Amys semblait sincèrement pensive. En revanche, Bair eut un petit sourire.
— Je ne lui aurais jamais donné un ordre pareil, reprit Amys. Des excuses forcées… ne sont pas des excuses.
— Nous lui avons seulement dit de battre les tapis jusqu’à ce qu’elle se soit un peu calmée, précisa Bair. S’il y a plus, c’est son initiative.
— Et elle n’a pas fait ça avec l’espoir d’échapper à sa corvée, ajouta Seana. Aviendha doit apprendre à contrôler sa colère. Une Matriarche maîtrise ses émotions et ne se laisse jamais dominer par elles.
Seana coula un regard à Melaine, qui se mordit la lèvre inférieure.
Les quatre Matriarches tentaient de convaincre Rand qu’Aviendha allait être d’une délicieuse compagnie, désormais. Pensaient-elles qu’il était aveugle ?
— Vous vous doutez bien que je sais, n’est-ce pas ? La vérité à son sujet, je veux dire… Vous l’avez chargée de m’espionner.
— Tu en sais beaucoup moins long que tu le penses, souffla Amys.
Comme une Aes Sedai, elle n’aurait éclairé sa lanterne pour rien au monde, bien entendu…
Melaine tira sur son châle tout en dévisageant Rand avec un intérêt soutenu. Si elle avait été une Aes Sedai, elle aurait appartenu à l’Ajah Vert. Rand en savait assez sur la Tour Blanche pour parier sa chemise là-dessus.
— Je reconnais que nous avons pensé qu’une jolie jeune femme n’éveillerait pas tes soupçons, dit Melaine. Et tu nous as paru assez séduisant pour qu’elle puisse trouver ta compagnie plus… amusante que la nôtre. Mais nous n’avons jamais attendu davantage d’elle.
— Alors, pourquoi tenez-vous tant à ce qu’elle reste avec moi ?
Rand s’avisa qu’il était un peu trop agressif et il corrigea le tir :
— Vous ne croyez tout de même pas que je vais lui révéler quelque chose que j’entends vous cacher ?
— Pourquoi as-tu accepté sa présence ? demanda Amys. Si tu l’avais repoussée, nous n’aurions pas pu t’en empêcher.
— Je préfère savoir qui est l’espion infiltré dans mon entourage…
Avoir Aviendha en ligne de mire était préférable à se demander sans cesse quel Aiel le surveillait. Sans elle, il aurait sans doute pris la plus anodine remarque de Rhuarc pour une tentative de lui tirer les vers du nez. Soudain, il se réjouit de ne pas s’être fié davantage au chef des Taardad. Mais il l’avait envisagé, et cette seule idée l’attristait. Pourquoi avait-il cru que les Aiels seraient plus francs et plus directs que les Hauts Seigneurs de Tear ?
— Pour cette raison, conclut Rand, je veux bien la garder à mes côtés.
— Dans ce cas, conclut Bair, tout le monde sera content.
Rand dévisagea la vieille Matriarche d’un regard méfiant. Quelque chose dans sa voix laissait entendre qu’elle ne disait pas tout ce qu’elle savait.
— Mais elle ne découvrira pas ce que vous cherchez !
— Ce que nous cherchons ? s’écria Melaine. Tu sais ce que dit une prophétie ? « Mais il sauvera les derniers des derniers, et ceux-là survivront. » Voilà ce que nous cherchons, Car’a’carn ! Sauver le plus de membres de notre peuple possible. Tu ne ressens rien pour nous, quels que soient ton sang et ton visage. Je te forcerai à prendre conscience que notre sang est le tien, même si je dois poser le…
— Je crois que Rand al’Thor aimerait découvrir sa chambre, coupa Amys. Il semble fatigué… (Elle tapa dans ses mains, faisant accourir une gai’shain élancée.) Montre-lui la chambre que nous lui destinons. Puis apporte-lui tout ce qu’il demandera.
Abandonnant Rand, les Matriarches se dirigèrent vers la porte. Comme des membres du Cercle des Femmes mijotant de faire un sermon à quelqu’un, Bair et Seana foudroyaient Melaine du regard. Les ignorant superbement, celle-ci murmura quelque chose comme « mettre du plomb dans la cervelle de cette idiote », puis la porte se referma sur son dos.
Quelle « idiote » ? Aviendha ? Mais elle faisait servilement ce que les Matriarches lui demandaient. Egwene, alors ? Elle étudiait quelque chose avec les Matriarches, croyait savoir Rand.
Mais que voulait « poser » Melaine afin qu’il prenne conscience que le sang des Aiels était le sien ? Comment poser quelque chose pouvait-il le convaincre de se considérer comme un Aiel ?
Poser un piège, peut-être ? Non, quel crétin je fais ! Elle n’en parlerait pas si ouvertement, dans ce cas. Un piège n’a de valeur que s’il est inattendu. Que pose-t-on en général ? Son fardeau ?
Vraiment épuisé, Rand n’était pas en état de réfléchir à un problème si compliqué. Après douze jours passés en selle, plus une partie du treizième – tout ça dans une fournaise –, on avait bien droit à un peu de repos. Mais qu’aurait-il dit s’il avait fait la plus grande partie du chemin à pied ? Aviendha devait avoir des jambes en acier. Lui, en tout cas, il rêvait d’un lit.
La gai’shain était plutôt jolie, même si une petite cicatrice partait de l’arcade d’un de ses yeux bleus pour aller s’enfoncer dans sa chevelure quasiment argentée à force d’être claire. Une autre Promise, provisoirement réduite en servitude ?
— Si vous voulez bien me suivre…, murmura-t-elle.
La chambre n’avait rien de conventionnel, bien entendu. Comme Rand s’y attendait, le lit n’était qu’une paillasse, déjà dépliée, qui reposait sur plusieurs couches de tapis aux couleurs vives. La gai’shain – appelée Khion, informa-t-elle Rand quand il lui demanda son nom – parut troublée voire choquée quand il demanda de l’eau pour faire ses ablutions, mais il en avait plus qu’assez de mariner dans sa sueur. Et pour se laver, il était prêt à parier qu’Egwene et Moiraine n’avaient pas eu besoin de séjourner sous une tente remplie de vapeur.
Khion accéda cependant à la demande du jeune homme, lui apportant de l’eau chaude dans un seau qui servait d’habitude à arroser le potager et un grand saladier blanc censé faire office de cuvette.
Quand la gai’shain proposa de le laver, Rand la chassa sans trop de ménagement. Un peuple étrange, vraiment… Et du premier jusqu’au dernier de ses membres !
La chambre étant bien entendu dépourvue de fenêtres, des lampes fixées à des supports muraux fournissaient l’éclairage. Quand il eut fini de se laver, Rand estima que la nuit ne pouvait pas être entièrement tombée. Eh bien, il ferait comme si ! Sur la paillasse, il trouva deux couvertures plutôt fines – un signe du goût des Aiels pour de rudes conditions d’existence. Se souvenant que les nuits étaient glaciales, le jeune homme se rhabilla, à l’exception de sa veste et de ses bottes. Puis il souffla les lampes et se glissa sous les couvertures.
Malgré l’épuisement, son cerveau resta en ébullition. Qu’avait voulu dire Melaine ? Pourquoi les Matriarches se fichaient-elles qu’il ait démasqué leur espionne ? Aviendha… Une très jolie femme, assurément, même si elle était aussi aimable qu’une mule ayant des cailloux coincés dans ses quatre sabots.
Le souffle de Rand ralentit et ses pensées devinrent plus brumeuses. Un mois… Trop long… Pas le choix… Honneur… Le sourire d’Isendre… Le regard de Kadere…
Un piège… Poser un piège… Lequel ? Si seulement il avait pu se fier à Moiraine !
Perrin. Champ d’Emond… Perrin se baignait probablement dans…
Les yeux fermés, Rand nageait dans une eau délicieusement fraîche et… humide. Jusque-là, il n’avait jamais mesuré à quel point il était agréable d’être mouillé. Levant la tête, il regarda les saules qui se dressaient à une extrémité de l’étang. Un grand chêne montait la garde à l’autre bout, ses feuilles surplombant l’eau.
Le bois de l’Eau… Comme on se sentait bien chez soi ! Il aurait juré qu’il y était de retour, mais c’était une impression diffuse, et de toute façon, sans réelle importance.
De sa vie, il n’était jamais allé plus loin que Colline de la Garde… Et maintenant, cette eau fraîche et humide… Cette solitude si délectable.
Soudain, deux silhouettes jaillirent dans les airs, les genoux pliés contre la poitrine, puis entrèrent dans l’eau en projetant une gerbe d’éclaboussures qui aveuglèrent le jeune homme. Quand il se fut essuyé les yeux, il reconnut, sur ses deux flancs, Min et Elayne qui lui souriaient, de l’eau jusqu’au ras du cou. Deux brasses auraient suffi pour qu’il s’approche d’une des femmes et s’éloigne de l’autre. Car enfin, il ne pouvait pas les aimer toutes les deux. Les aimer ? Pourquoi cette idée étrange avait-elle germé dans son esprit ?
— Tu ne sais pas qui tu aimes…
Rand se retourna dans une nouvelle gerbe d’eau. En cadin’sor, pas en chemisier et jupe, Aviendha se tenait sur la berge. Elle regardait la scène, mais sans paraître furieuse.
— Entre dans l’eau, dit Rand. Je t’apprendrai à nager.
Un rire mélodieux incita le jeune homme à tourner la tête vers l’autre berge. La femme à la peau laiteuse qu’il découvrit était la plus belle qu’il avait jamais vue, avec de grands yeux noirs qui lui faisaient tourner la tête. Il la connaissait, crut-il se souvenir.
— Dois-je t’autoriser à m’être infidèle, même si c’est seulement dans tes rêves ? demanda-t-elle.
Sans même regarder, Rand devina que Min, Elayne et Aviendha n’étaient plus là. La situation devenait vraiment bizarre…
Un long moment, la femme, comme inconsciente de sa nudité, regarda Rand en silence. Puis elle trempa un doigt de pied dans l’eau, tendit les bras en arrière et plongea. Lorsque sa tête revint à la surface, ses cheveux noirs brillants étaient secs. Au début, Rand s’en étonna. Mais elle le rejoignit – en nageant, ou en se matérialisant soudain près de lui ? – et l’enlaça, enroulant autour de son corps ses bras et ses jambes. Si l’eau était fraîche, sa peau se révéla brûlante.
— Tu ne peux pas m’échapper, dit-elle, ses yeux noirs semblant bien plus profonds que l’étang. Je vais te faire adorer ça, afin que tu n’oublies jamais, que tu sois endormi ou réveillé.
Endormi ou… Tout se brouilla autour de Rand. Elle l’enlaça plus fort, et tout redevint net et clair. Rien n’avait changé : des joncs à un bout de l’étang et des pins de l’autre, avec quelques massifs de faux bleuets.
— Je te connais…, dit Rand.
Bien sûr qu’il la connaissait ! Sinon, lui aurait-il permis de se comporter ainsi ?
— Et je ne… Ce n’est pas bien…
Il tenta de se dégager, mais elle ne se laissa pas faire.
— Je dois te marquer ! cria-t-elle. D’abord cette oie blanche d’Ilyena, puis ces… Combien de femmes accueilles-tu dans tes pensées ?
Les dents de la femme se plantèrent dans le cou de Rand. Criant de douleur, il la repoussa puis posa une main sur sa gorge. Elle avait traversé la peau et il saignait.
— C’est comme ça que tu t’amuses quand je me demande où tu es allée ? demanda une voix d’homme méprisante. Pourquoi devrais-je respecter mes engagements alors que tu mets notre plan en danger pour des futilités ?
Sans transition, la femme fut de nouveau sur la berge, vêtue d’une robe blanche serrée à la taille par une ceinture argentée. Des étoiles et des croissants de lune en argent brillaient dans sa crinière de ténèbres. Derrière elle, le sol s’éleva puis un frêne surmonta ce monticule. Un frêne ? Rand ne se souvenait plus d’en avoir vu un. L’inconnue se tenait face à une silhouette fluctuante. Celle d’un homme, semblait-il. Un type râblé aux cheveux gris, peut-être. Tout ça n’avait aucun sens.
— Le risque…, siffla la femme. Tu y es opposé presque autant que Moghedien, pas vrai ? Tu ramperais à l’écart comme l’Araignée en personne. Si je ne t’avais pas tiré de ton trou, tu te cacherais toujours, attendant de pouvoir récupérer quelques miettes.
— Si tu ne peux pas contrôler tes… appétits, dit la voix de ce qui n’était plus qu’une ondulation dans l’air, à quoi bon m’associer avec toi ? Quand je dois prendre des risques, j’en attends de plus grands résultats que pouvoir tirer les ficelles d’un pantin.
— Que veux-tu dire ? rugit la femme.
L’ondulation étincela. Sans comprendre pourquoi, Rand devina qu’il s’agissait d’une manifestation d’embarras, comme si la voix regrettait d’en avoir trop dit.
La silhouette disparut. Se tournant vers Rand, la femme baissa les yeux sur lui, fit une moue agacée… et se volatilisa.
Rand se réveilla en sursaut et resta étendu, sondant le plafond obscur de la chambre. Un rêve, oui. Mais un songe ordinaire, ou quelque chose d’autre ? Glissant une main sous la couverture, il se tâta le cou et y trouva les marques des dents de l’inconnue, ainsi qu’un filet de sang. Une inconnue ? Non, quelle qu’ait été la nature du rêve, Lanfear s’y était introduite. Elle n’était pas le produit de son imagination, et l’homme brouillé non plus.
Des pièges partout… Ce n’est pas le moment de marcher sans regarder où je mets les pieds.
Tant de pièges. Et tant de personnes pour les poser.
Avec un ricanement amer, Rand se tourna pour se rendormir – et se pétrifia, le souffle bloqué. Il n’était pas seul dans la chambre.
Lanfear !
D’instinct, il chercha à s’ouvrir à la Source Authentique. Un instant, il redouta que la peur l’en empêche. Mais il flotta très vite dans le calme glacé du Vide, des flots rageurs de Pouvoir déferlant en lui. Il se leva d’un bond, zébra l’air de ses bras et alluma d’un seul coup toutes les lampes.
Aviendha était assise en tailleur près de la porte. La bouche ouverte, les yeux écarquillés, elle regardait alternativement les lampes et les liens, à ses yeux invisibles, qui lui plaquaient les bras contre les flancs. S’attendant à un adversaire debout, Rand avait généré un tissage qui culminait largement au-dessus de la jeune femme. Du coup elle ne pouvait même pas bouger la tête.
Bien entendu, il la libéra en un clin d’œil. Manquant perdre son châle dans sa hâte, elle se releva, les jambes mal assurées.
— Je… Je ne m’y ferai jamais… Voir ce genre de choses… (Elle désigna les lampes.) Par un homme !
— Tu m’as déjà vu canaliser le Pouvoir…
La colère de Rand faillit briser le cocon de Vide qui l’enveloppait. S’introduire dans sa chambre en pleine nuit. Lui flanquer la frousse de sa vie ! Elle pouvait s’estimer heureuse qu’il ne l’ait pas blessée ou tuée accidentellement.
— Tu devras t’y habituer. Je suis Celui qui Vient avec l’Aube, que tu veuilles l’admettre ou non.
— Ce n’est pas une…
— Que fais-tu ici ? coupa Rand.
— Les Matriarches se relaient pour te surveiller de l’extérieur. Elles avaient l’intention de…
Aviendha s’empourpra et n’en dit pas plus.
— L’intention de quoi ?
La jeune femme devint écarlate et ne répondit toujours pas.
— Aviendha, l’intention de… ?
De continuer à marcher dans ses rêves, bien sûr ! Pourquoi n’y avait-il jamais pensé ?
— De faire irruption dans mes songes, c’est ça ? Depuis combien de temps m’espionnent-elles ainsi ?
Aviendha eut un long soupir.
— Je n’étais pas censée te le dire. Si Bair découvre que… Seana a dit que c’était trop dangereux ce soir. Je ne comprends pas très bien pourquoi. Moi, je ne peux pas m’introduire dans un rêve sans l’aide d’une de ces femmes. Mais il y a un danger ce soir, c’est tout ce que je sais. C’est pour ça que les Matriarches se relaient devant ta porte. Elles s’inquiètent…
— Tu n’as toujours pas répondu à ma question.
— Je ne sais pas pourquoi je suis ici… Si tu as besoin de protection…
Aviendha baissa les yeux sur son couteau, puis elle posa la main sur le manche. Le bracelet d’ivoire semblant l’irriter, elle plia le bras pour qu’il vienne se coincer au creux de son coude.
— Avec un si petit couteau, je ne peux pas te protéger très efficacement. Et si je touche encore une lance sans devoir défendre ma vie, Bair m’a juré de me faire écorcher vive pour se fabriquer une outre avec ma peau. À cause de toi, j’ai battu des tapis pendant des heures et des heures – à la lueur de la lune !
— Je ne parlais pas de ma première question, mais de la seconde. Depuis combien de temps… ?
Rand se tut brusquement. Il y avait dans l’air comme une touche de… d’altérité incongrue. Ou démoniaque. Les derniers lambeaux du rêve de Rand. C’était possible. Peu probable, cependant.
Aviendha cria quand l’épée de flammes apparut entre les mains de Rand, sa lame légèrement incurvée gravée d’un héron. Un jour, Lanfear l’avait accusé d’utiliser le dixième de son potentiel, et sans même savoir ce qu’il faisait. Elle s’était trompée : il n’utilisait même pas le dixième de son potentiel. Mais il connaissait l’épée.
— Reste derrière moi, souffla-t-il.
Alors qu’il approchait de la porte, ses chaussettes ne faisant aucun bruit sur le tapis, Rand entendit un chuintement – Aviendha venait de dégainer son couteau. Bizarrement, il ne faisait pas plus froid qu’au moment où il s’était couché. Les murs de pierre retenaient-ils la chaleur ? C’était bien possible, car une fois dans le couloir, le jeune homme sentit une nette différence de température. À cette heure, même les gai’shain devaient être couchés. Les salles et les couloirs étaient déserts, et pourtant toujours éclairés par des lampes murales. Pas par toutes, mais on en laissait quelques-unes allumées afin qu’il ne fasse pas nuit noire dans la demeure.
La sensation, toujours vague, ne se dissipait pas. Quelque chose de maléfique…
Rand s’immobilisa devant l’arche qui donnait sur l’entrée aux carreaux marron. À chaque extrémité de la pièce, une unique lampe fournissait une lumière vacillante.
Au milieu de cette entrée, un homme très grand inclinait la tête sur la femme qu’il tenait dans ses bras entre les pans de sa cape noire. La tête inclinée, sa capuche blanche baissée, Khion offrait sa gorge à l’inconnu avec un sourire extatique.
Une onde d’embarras bienveillant courut à la surface du cocon de Vide. Deux amoureux, rien de plus.
Mais l’homme leva la tête.
Trop grand pour son visage blême aux joues creuses, les yeux noirs du Draghkar se rivèrent sur Rand et ses lèvres écarlates dessinèrent une parodie de sourire qui dévoila des crocs acérés. Quand les pans de la cape s’écartèrent – en réalité, il s’agissait des ailes du monstre – Khion glissa à terre et ne bougea plus. Le Draghkar l’enjamba et tendit ses mains blanches griffues vers Rand. Mais les crocs et les griffes n’étaient pas le véritable danger. C’était le baiser du monstre qui tuait – quand il ne vous condamnait pas à un sort encore pire.
La chanson hypnotique du Draghkar vint s’enrouler autour du cocon de Vide et les ailes se déployèrent pour en faire autant autour du torse de la victime qui avançait docilement vers son bourreau.
Une lueur de stupéfaction passa dans les yeux du monstre juste avant que la lame de flammes s’abatte sur son crâne, le fendant jusqu’à la naissance du nez.
Une lame d’acier serait restée coincée, mais celle-là se dégagea sans difficulté quand la créature s’écroula. Toujours réfugié au cœur du Vide, Rand examina la dépouille qui gisait à ses pieds. Cette chanson… S’il n’avait pas été coupé de tout, elle se serait introduite dans son esprit, le subjuguant. C’était ce que le Draghkar avait cru en voyant l’humain avancer vers lui si docilement.
Aviendha s’agenouilla près de Khion et lui posa une main sur le cou.
— Morte, dit-elle en achevant de fermer les yeux de la gai’shain. C’est peut-être mieux comme ça, les Draghkars dévorent l’âme de leur victime avant de lui prendre la vie… Un Draghkar ici ! (Elle lança un regard noir à Rand.) Des Trollocs au Guet d’Imre, un Draghkar ici… Tu n’as pas apporté la paix à la Tierce Terre.
Criant de terreur, Aviendha se coucha sur le cadavre de Khion lorsque Rand leva son épée.
Une lance de feu solide jaillit de la lame pour aller s’enfoncer dans la poitrine du Draghkar qui venait de franchir la porte d’entrée. S’embrasant, le monstre recula et battit des bras pour s’envoler. En vain, car ses ailes brûlaient déjà.
— Va réveiller tout le monde, dit très calmement Rand.
Khion s’était-elle battue ? Son honneur l’avait-il aidée à ne pas sombrer trop vite ? De toute façon, lutter n’aurait servi à rien. S’ils étaient plus faciles à tuer que les Myrddraals, les Draghkars étaient encore plus dangereux, à leur manière.
— Si tu sais comment sonner l’alarme, fais-le.
— Le gong, près de la porte.
— Je vais m’en charger. Réveille les gens. Il y a peut-être plus de deux monstres.
Aviendha acquiesça puis repartit dans la direction d’où elle était venue.
— Aux lances ! cria-t-elle. Debout et aux lances !
Rand sortit prudemment, l’épée levée, le Pouvoir toujours en lui. Le saidin l’emplissait d’excitation, mais la souillure, dans le même temps, lui donnait envie de vomir. Alors qu’il gelait dehors, il ne frémit même pas.
Le Draghkar finissait de brûler sur le potager en terrasse, ajoutant à la lumière de la lune celle de sa crémation – qui empuantissait l’air comme si sa chair avait été pourrie avant de se consumer.
Un peu plus loin sur le chemin, Seana gisait sur le sol, ses longs cheveux grisonnants lui faisant une corolle. Ses yeux morts rivés sur le ciel, elle avait eu le temps de sortir son couteau, mais le Draghkar ne lui avait pas laissé une chance.
Alors que Rand saisissait le marteau à la tête enveloppée de cuir accroché à côté du gong, des cris retentirent à l’entrée du canyon. Des appels d’humains et des rugissements de Trollocs. Puis vinrent les cliquetis d’armes et les hurlements de douleur.
Rand frappa de toutes ses forces sur le gong. Presque aussitôt, un autre gong lui répondit, puis un autre et encore un autre.
— Aux lances ! crièrent des dizaines de voix.
Des cris moins martiaux montèrent de la caravane de colporteurs, dans la vallée. Des lampes s’allumèrent et les portes des deux roulottes s’ouvrirent. Puis une femme dont Rand ne reconnut pas la voix se mit à hurler rageusement.
Entendant des battements d’ailes au-dessus de sa tête, Rand eut un rictus haineux et leva son épée. Des lances de feu jaillirent de l’arme, faisant exploser le Draghkar qui tentait de fondre en piqué sur le jeune homme.
— Prends ça, dit Rhuarc en approchant de Rand.
Voilé, habillé de pied en cap et armé jusqu’aux dents, le chef des Taardad précédait Mat, qui faisait bien moins bonne figure. Sans sa veste, la tête nue, la chemise à moitié sortie du pantalon, il semblait mal réveillé et tenait sa lance noire à deux mains comme s’il s’y accrochait pour ne pas être emporté par le vent.
Rand saisit le shoufa que lui tendait Rhuarc, puis il le laissa tomber sur le sol. Une forme ailée passa au-dessus du petit groupe puis partit en piqué en direction de l’autre extrémité du canyon.
— C’est moi qu’ils cherchent, souffla Rand. Laissons-les voir mon visage.
Le Pouvoir coula en lui et se déversa dans son arme, qui brilla comme un petit soleil qui aurait eu pour seule mission d’éclairer le Dragon Réincarné.
— S’ils ne savent pas qui je suis, ils risquent de ne pas me trouver…
Riant de cette plaisanterie intime, Rand courut se jeter dans la mêlée.
Mat retira sa lance de la poitrine d’un Trolloc, puis il s’accroupit et regarda autour de lui, cherchant un nouvel adversaire qui oserait franchir l’entrée du canyon.
Que la Lumière carbonise Rand !
Les ombres qu’il distingua étaient bien trop petites pour appartenir à des monstres.
Il faut toujours qu’il m’entraîne dans des boucheries.
Une silhouette qui était selon lui Moiraine venait de s’agenouiller auprès d’un Aiel blessé ou mort. Les boules de feu de l’Aes Sedai étaient presque aussi impressionnantes et dévastatrices que l’épée de Rand, qui projetait de gigantesques lances de feu. L’arme brillait toujours, signalant de très loin la présence de son propriétaire.
J’aurais dû rester sous mes couvertures, par le sang et les cendres ! Il fait un froid de gueux, et rien de tout ça ne me concerne.
D’autres Aiels apparurent – des Aielles, plutôt, venues aider les blessés. Bien qu’elles aient toutes porté des jupes, quelques-unes de ces femmes brandissaient des lances. Ce n’étaient pas des guerrières, à l’évidence, mais une fois la bataille commencée dans la forteresse, elles avaient décidé de ne pas rester les bras ballants.
Une Promise arriva aussi et s’arrêta à côté de Mat. Même si elle n’était pas voilée, le jeune homme ne distingua pas ses traits dans les ténèbres.
— Tu danses très bien avec ta lance, flambeur ! Des Trollocs attaquent la forteresse… Décidément, les temps sont difficiles. (La Promise regarda la silhouette qui devait être Moiraine, selon Mat.) Sans l’Aes Sedai, les monstres auraient peut-être réussi à entrer.
— Ce n’était pas leur objectif, dit Mat sans réfléchir. Pour ça, ils auraient dû être plus nombreux. C’était une diversion…
Pour que les Draghkars puissent plus facilement trouver et attaquer Rand ?
— Tu dois avoir raison, concéda la Promise. Dans les terres mouillées, tu es un chef de guerre ?
Mat regretta de ne pas avoir fermé sa grande gueule.
— Non, mais j’ai lu un livre sur le sujet…, marmonna-t-il avant de se détourner.
Des fichus fragments de la maudite mémoire d’autres hommes, oui !
Après cette attaque, les colporteurs décideraient peut-être de partir.
Quand il atteignit la caravane, Mat ne vit ni Keille ni Kadere. Réunis en une seule masse compacte, les conducteurs se passaient et se repassaient plusieurs flacons de ce qui semblait être, à l’odeur, l’excellente eau-de-vie qu’ils vendaient. Silencieux et tendus, ils semblaient aussi nerveux que si les Trollocs étaient venus leur chatouiller la plante des pieds. En réalité, ils n’avaient jamais été en danger.
Le regard dans le vide, Isendre se tenait au sommet des marches de la roulotte de Kadere. Même les sourcils froncés, elle restait d’une beauté stupéfiante derrière son voile. Au moins, se réjouit Mat, en ce qui concernait les femmes, ses souvenirs étaient bel et bien les siens !
Afin que la belle remarque qu’il était un héros, Mat s’appuya ostensiblement à sa lance lorsqu’il vint se camper devant elle.
S’il faut risquer de me faire fendre le crâne en deux, au moins, tirons-en quelque avantage !
— Les Trollocs sont en déroute, dit-il d’une voix lasse. (Pour avoir l’air épuisé, il n’avait pas besoin de jouer la comédie…) Un dur combat, mais tu es en sécurité, à présent.
Isendre baissa les yeux sur le « héros ». Les yeux vides et l’expression hagarde, elle resta ainsi une minute, puis se détourna, entra dans la roulotte et claqua la porte derrière elle.
Mat eut un soupir dégoûté, puis il s’éloigna des chariots. Que fallait-il faire pour impressionner cette femme ? Puisque c’était ainsi, il ne rêvait plus que de son lit. Bien au chaud sous ses couvertures, oui, et que Rand se débrouille avec les Trollocs et les Draghkars de malheur ! Ce cinglé semblait aimer ça ! La manière dont il avait ri…
La lueur de son épée le signalant toujours de loin, Rand remontait le canyon à l’affût d’un éventuel ennemi infiltré. Quand elle l’aperçut, Aviendha remonta l’ourlet de sa jupe au-dessus de ses genoux et courut comme une folle. Puis elle s’immobilisa, laissa tomber sa jupe, tira dessus pour la défroisser et marcha à côté du jeune homme. Tandis qu’elle s’enveloppait la tête avec son châle, il fit mine de ne pas la voir et elle mit un point d’honneur à ne pas desserrer les dents.
Deux têtes de pioche qui se méritaient bien, au fond…
— Rand ! appela une silhouette qui semblait être Moiraine, sa voix presque aussi mélodieuse que celle de Keille, mais dans un registre nettement moins chaleureux.
Le jeune homme se retourna. Ralentissant le pas, l’Aes Sedai entra dans le cercle lumineux de l’épée avec toute la majesté d’une reine.
— Rand, ça devient de plus en plus dangereux… L’attaque du Guet d’Imre visait peut-être les Aiels, même si je n’en crois rien, mais celle de ce soir… Eh bien, les Draghkars en avaient après toi.
— Je sais, répondit Rand.
Aussi calme que l’Aes Sedai, et encore plus glacial…
Moiraine serra les dents et ses mains s’immobilisèrent sur le devant de sa robe. Elle n’était pas du tout contente, et ça se voyait.
— Une prophétie est encore plus dangereuse quand on s’efforce de la réaliser… N’as-tu pas appris ça à Tear ? La Trame se tisse autour de toi, c’est vrai, mais si tu as la prétention de vouloir la tisser, tu n’y arriveras pas, crois-moi ! Si tu la soumets à une trop forte tension, elle finira par exploser dans tous les sens. Si ça arrive, nul ne peut dire quand elle se focalisera de nouveau sur toi, ni ce qui arrivera avant qu’elle le fasse.
— Une explication lumineuse, ironisa Rand, comme toujours. Que voulez-vous, Moiraine ? Il est tard et je suis fatigué.
— Je veux que tu me fasses confiance. Après avoir quitté ton village depuis un peu plus d’un an, tu imagines ne plus rien avoir à apprendre ?
— Au contraire, je suis sûr de n’avoir rien appris…
Et maintenant, voilà qu’il semblait amusé… Ayant rejoint le petit groupe depuis deux ou trois minutes, Mat se demanda si son ami avait toujours sa tête, ou s’il parvenait simplement à en donner l’impression.
— Vous voulez que je me fie à vous, Moiraine ? D’accord, jouons le jeu ! Les Trois Serments vous empêchent de mentir, pas vrai ? Alors, dites à voix haute et intelligible que je peux tout vous dire sans que vous tentiez de me mettre des bâtons dans les roues ni de me faire changer d’avis. Ajoutez que vous ne me manipulerez pas dans l’intérêt de la Tour Blanche. Allez, dites-le, et je saurai que c’est la vérité.
— Je ne ferai rien pour t’empêcher d’accomplir ta destinée. J’ai consacré ma vie à cet objectif. Mais je ne peux pas promettre de regarder sans rien faire si tu te mets de toi-même la tête sur le billot.
— Ça ne suffit pas, Moiraine ! Non, ça ne suffit pas… Et même si je pouvais vous parler, je ne le ferais pas ce soir, parce que la nuit a des oreilles…
Il y avait bien des gens qui allaient et venaient autour du petit groupe, mais pas assez près pour pouvoir entendre…
— De nos jours, même les rêves ont des oreilles.
Aviendha tira sur son châle pour se cacher le visage. Ainsi, une Aielle pouvait avoir froid ?
Son voile noir baissé, Rhuarc entra dans le cercle de lumière.
— Rand al’Thor, les Trollocs ont seulement créé une diversion pour faciliter l’assaut des Draghkars. Pour tout autre objectif, ils n’étaient pas assez nombreux. Le Père des Mensonges ne veut pas que tu vives.
— Le danger rôde…, souffla Moiraine.
Le chef des Taardad la regarda avant de déclarer :
— Moiraine Sedai a raison. Puisque les Draghkars ont échoué, je crains qu’on puisse s’attendre à une attaque des Sans-Âme, la prochaine fois – ceux que vous appelez les Hommes Gris. Rand, je veux te faire protéger en permanence. Pour une raison que j’ignore, les Promises se sont portées volontaires pour veiller sur toi.
De plus en plus gelée, Aviendha se recroquevillait sur elle-même, les mains glissées sous les aisselles.
— Si ça leur chante…, lâcha Rand.
Sous sa façade de marbre, il semblait mal à l’aise, trouva Mat. Et franchement, c’était compréhensible. Pour toute la soie du Peuple de la Mer, Mat ne se serait jamais mis ainsi entre les mains des Promises.
— Puisqu’elles ont demandé cette mission, dit Rhuarc, elles s’en acquitteront mieux que quiconque. Mais je ne me reposerai pas entièrement sur elles. Tout le monde sera vigilant dans la forteresse. Je parie que ce seront les Sans-Âme, la prochaine fois, mais je peux me tromper, et il faudra être sur nos gardes. Qui sait si les Trollocs n’attaqueront pas à dix mille au lieu d’être quelques centaines ?
— Et les Shaido ? demanda Mat.
Il regretta d’avoir ouvert la bouche dès que tous les regards se rivèrent sur lui. Jusque-là, peut-être que personne ne s’était avisé de sa présence… Mais puisqu’il avait commencé.
— Je sais que vous ne les aimez pas, mais s’il doit y avoir une attaque massive, ne seraient-ils pas plus utiles à l’intérieur, avec nous ?
Rhuarc grogna – l’équivalent d’un chapelet de jurons, chez n’importe qui d’autre.
— Je ne ferai pas entrer mille Shaido dans la forteresse, même si le Ténébreux en personne attaquait. De toute façon, ce n’est plus d’actualité. Couladin et ses guerriers ont levé le camp à la tombée de la nuit. Nous en sommes débarrassés ! J’ai envoyé des éclaireurs s’assurer qu’ils ne quitteraient pas le territoire des Taardad en emmenant des chèvres et des moutons avec eux – par inadvertance, bien sûr.
L’épée de Rand disparut, plongeant la scène dans les ténèbres. Mat ferma les yeux pour essayer de s’adapter au manque de lumière, mais quand il les rouvrit, les rayons de la lune eux-mêmes lui parurent sombres.
— Dans quelle direction sont-ils partis ? demanda Rand.
— Le nord, répondit Rhuarc. À coup sûr, Couladin veut rencontrer Sevanna sur le chemin d’Alcair Dal pour lui monter la tête contre toi. Hélas, il a une chance de réussir. Si elle a déposé sa couronne de mariage aux pieds de Suladric, pas à ceux de Couladin, c’est uniquement parce qu’elle voulait épouser un chef. Mais je t’ai prévenu qu’elle nous ferait sûrement des ennuis. C’est ce qu’elle préfère dans la vie ! Au fond, qu’importe ! Si les Shaido se détournent de toi, ce ne sera pas une grande perte.
— Je vais partir pour Alcair Dal, déclara Rand. Dès demain. Je m’excuserai auprès de tous les chefs qui se sentiront déshonorés d’arriver après moi, mais je ne peux pas laisser le terrain à Couladin pendant un mois. Il ne se contentera pas d’influencer Sevanna, Rhuarc. Je ne peux pas lui offrir tout ce temps sur un plateau.
— Tu as peut-être raison, convint Rhuarc après mûre réflexion. Avec toi, tout change, Rand al’Thor. Au lever du soleil, donc… Je choisirai dix Boucliers Rouges pour t’escorter, et les Promises seront ta garde personnelle.
— Je veux partir dès les premières lueurs de l’aube, Rhuarc, et avec tous les Aiels capables de brandir une lance ou d’armer un arc.
— Les coutumes…
— Elles ne me dominent pas, Rhuarc, lâcha Rand d’une voix qui aurait pu briser des pierres. Je vais en créer de nouvelles.
Rand éclata de rire. Aviendha ne cacha pas son trouble, et Rhuarc lui-même parut perplexe. En revanche, Moiraine ne broncha pas.
— Quelqu’un devrait aller informer les colporteurs, reprit Rand. Je suppose qu’ils ne voudront pas rater la kermesse, mais si les conducteurs continuent à boire, ils ne tiendront pas sur leur banc, dans quelques heures. Et toi, Mat, tu viens aussi ?
Les colporteurs étant sa meilleure chance de filer un jour de ce fichu désert, Mat n’avait aucune intention de s’en séparer.
— Tu sais bien que je te suis partout, Rand.
Étrangement, ce n’était pas un mensonge. Et ça, c’était inquiétant.
Le maudit lien des ta’veren !
Comment Perrin s’en était-il libéré ?
Je donnerais cher pour être avec lui, en ce moment !
— Et je te suivrai une fois de plus.
Sa lance sur l’épaule, Mat s’en fut en direction de sa paillasse. Il restait quelques heures pour dormir. Dans son dos, il entendit Rand glousser bêtement.