52 Besoin…

Un moment, Nynaeve se tint dans le Cœur de la Pierre sans voir ce qu’il y avait autour d’elle ni penser au Monde des Rêves. Egeanin était une Seanchanienne ! Un membre du maudit peuple qui avait mis un collier autour du cou d’Egwene, et tenté de faire de même avec elle… Cette seule idée dévastait l’ancienne Sage-Dame. Une Seanchanienne avait réussi à gagner son amitié ! Trouver de vrais amis avait été si difficile, depuis le départ de Champ d’Emond. Et là, croire en avoir trouvé une, et la perdre de cette façon…

— C’est pour ça que je la hais, pas pour tout le reste ! (Furieuse, Nynaeve croisa les bras.) Elle m’a incitée à la trouver sympathique, je ne peux pas revenir en arrière, et ça me donne envie de la gifler ! (Dites à haute voix, des choses pareilles n’avaient aucun sens.) Et alors, je suis obligée d’être logique ? Moi, une future Aes Sedai ?

Avoir droit aux contradictions, certes… Mais être capricieuse comme une gamine ?

Au centre de la salle entourée de colonnes et éclairée par une lumière qui semblait venir de nulle part, Callandor étincelait. Dans une telle atmosphère, il était facile de se sentir épiée. À supposer que ce soit seulement un tour de son imagination… Entre les colonnes, n’importe qui pouvait se cacher…

Un solide bâton se matérialisa entre les mains de Nynaeve tandis qu’elle sondait les fameuses colonnes. Où était Egwene ? Faire attendre les gens, c’était bien d’elle, ça ! Et si un monstre se préparait à sortir de la pénombre, résolu à… ?

— Une bien étrange robe, Nynaeve…

Ravalant un cri de surprise, l’ancienne Sage-Dame se retourna dans un cliquetis de métal qu’elle ne remarqua d’abord pas. De l’autre côté de Callandor, Egwene se tenait aux côtés de deux femmes en jupe ample et en chemisier blanc. Un châle sombre reposait sur leurs épaules, et leurs cheveux blancs, tenus par un foulard, cascadaient jusqu’à leur taille.

Le souffle court – lui faire peur comme ça ! –, Nynaeve se força à respirer normalement. Avec un peu de chance, ses interlocutrices n’auraient rien remarqué…

Grâce à la description d’Elayne, elle reconnut une des Aielles. Amys… Pour ses cheveux blancs, elle avait l’air bien trop jeune, mais ils étaient déjà argentés quand elle était enfant, avait-elle confié à la Fille-Héritière. L’autre Matriarche, mince au point de paraître maigre, avait le visage ridé. Ce devait être Bair. Oui, les yeux bleus correspondaient. La plus dure des deux, estima Nynaeve, maintenant qu’elle les avait devant les yeux. Encore qu’Amys n’avait sûrement rien d’un agneau…

Une robe étrange ?

Et des cliquetis métalliques ?

Baissant les yeux sur son torse, Nynaeve poussa un petit cri stupéfait. Sa robe ressemblait aux tenues à la mode à Champ d’Emond, en imaginant que les femmes de Deux-Rivières portaient des vêtements de mailles renforcés par des pièces d’armure telles qu’elle en avait vu au Shienar. Ainsi accoutrés, comment les hommes pouvaient-ils courir ou sauter en selle ? Tout ça pesait bien cent livres, tirant sur ses épaules… Logiquement, son bâton s’était transformé en une masse d’armes hérissée de piques, et sans même toucher sa tête elle devina qu’elle portait un casque. Rouge comme une pivoine, elle se concentra pour se doter d’une robe de laine classique et brandir un simple bâton de marche. Du coup, elle n’eut plus qu’une natte à la place de ses deux tresses, et cette sensation lui fit un bien fou.

— Quand on marche dans un rêve, dit Bair d’un filet de voix, ne pas contrôler ses pensées peut être… embarrassant. Si tu veux continuer à arpenter Tel’aran’rhiod, il faudra remédier à ce défaut…

— Je contrôle très bien mes pensées, merci ! siffla Nynaeve. Mais…

La voix de Bair n’aurait pas dû être si faible. Les deux Matriarches semblaient faites de brume et Egwene, en robe d’équitation bleue, paraissait presque transparente.

— Que vous arrive-t-il ? Pourquoi êtes-vous si… vaporeuses ?

— Essaie d’entrer dans le Monde des Rêves en somnolant sur une selle ! lança Egwene. (Elle… scintilla…) Dans la Tierce Terre, c’est le matin, et nous nous sommes déjà mis en route. Craignant que tu t’inquiètes, j’ai dû convaincre Amys de me laisser venir ici.

— Sans même parler du cheval, intervint Amys, il est difficile de dormir d’un œil alors qu’on voudrait être bien réveillée. Egwene n’a pas encore pris le coup…

— Oui, mais ça viendra ! s’écria la jeune femme.

Quand il s’agissait d’apprendre, elle confondait souvent vitesse et précipitation. Si ces Matriarches ne la retenaient pas par la peau du cou, elle foncerait sûrement tête baissée vers une impressionnante série de problèmes.

Nynaeve oublia tout ça quand sa jeune amie commença à évoquer l’attaque des Trollocs et des Draghkars contre les Rocs Froids. Seana, une Matriarche capable de marcher dans les rêves, figurait au nombre des victimes. Du coup, jetant aux orties toutes les coutumes, Rand conduisait les Aiels Taardad en direction d’Alcair Dal. Et il avait envoyé des messagers un peu partout pour rameuter tous les autres clans de la tribu.

Le fichu garçon n’en faisant qu’à sa tête, les Aiels étaient nerveux et Moiraine aurait volontiers tout cassé pour se défouler un peu. Cette nouvelle aurait ravi Nynaeve, de tout temps agacée par l’influence de l’Aes Sedai sur Rand, si Egwene n’avait pas eu l’air si inquiète.

— Je ne saurais dire si Rand est fou ou s’il a un plan…, conclut Egwene. Si j’avais la réponse à cette question, tout serait plus facile pour moi, quelle qu’elle soit… Tu vois où j’en suis ? Nynaeve, ce ne sont pas les prophéties, ni Tarmon Gai’don, qui me minent en permanence. C’est peut-être idiot, mais j’ai promis à Elayne de veiller sur Rand, et je ne sais pas comment m’y prendre.

Nynaeve contourna l’épée de cristal pour aller enlacer son amie. Même si elle avait l’air d’un reflet dans un mauvais miroir, Egwene était solide au toucher… La santé mentale de Rand. À ce sujet, l’ancienne Sage-Dame ne pouvait rien dire ni faire. Egwene était près de lui, et ce fardeau lui revenait.

— Ce que tu peux faire pour Elayne, c’est dire à Rand de lire ce qu’elle lui a écrit. Souvent, elle s’inquiète sur ce point, comme si elle avait peur d’en avoir trop dit. Si Rand la croit follement amoureuse de lui, il éprouvera sans doute les mêmes sentiments, et ça ne peut pas faire de mal à notre amie. Tu me suis ? Ici, nous avons quelques bonnes nouvelles…

Quand Nynaeve eut tout raconté, Egwene sembla avoir quelque peine à voir en quoi ces nouvelles étaient bonnes.

— Bref, vous ne savez toujours pas ce que cherchent les sœurs noires. Et même si vous le découvrez, elles ont dix longueurs d’avance sur vous.

— Oui, mais je ne les laisserai pas remporter la course !

Nynaeve soutint bravement le regard des deux Matriarches. D’après ce qu’Elayne lui avait dit sur Amys – quelqu’un qui donnait des avertissements à la pelle et presque rien d’autre – elle allait devoir faire montre de fermeté avec ces Aielles, présentement si vaporeuse qu’un souffle de vent aurait pu les dissiper comme du brouillard.

— Elayne pense que vous connaissez beaucoup de choses sur les rêves. Puis-je m’introduire dans ceux d’Amathera pour découvrir si elle est un Suppôt des Ténèbres ?

— Gamine stupide…, lâcha Bair. Une Aes Sedai, certes, mais toujours une sale gosse ! S’introduire dans le rêve de quelqu’un est très dangereux, sauf si on est invitée et attendue. Ce sont ses songes, pas comme ici… La Panarch les contrôle totalement. Et tu serais soumise à sa volonté.

Nynaeve aurait pourtant juré que c’était la solution. Une déception de plus…

Gamine stupide ?

— Je ne suis pas une gamine !

D’instinct, Nynaeve aurait voulu tirer sur sa natte. Mais elle s’en abstint. Pour une raison inconnue, ce tic la mettait mal à l’aise, ces derniers temps…

— J’étais la Sage-Dame de Champ d’Emond avant de devenir une… Aes Sedai. (Désormais, elle proférait ce mensonge quasiment sans hésiter.) Et j’ordonnais à des femmes de votre âge de s’asseoir, de se taire et de m’écouter. Si vous savez comment m’aider, dites-le au lieu de m’accabler d’absurdes conseils. Je sais reconnaître le danger quand je le rencontre.

Brusquement, Nynaeve s’avisa que sa natte s’était de nouveau divisée en deux tresses – ornées de rubans rouges à pompons, pour ne rien arranger. Sa jupe était devenue si courte qu’elle dévoilait ses genoux, elle portait un chemisier blanc, comme les Matriarches, et ses chaussures, comme ses bas, s’étaient volatilisées. D’où venait cet accoutrement ? Elle n’avait jamais eu l’idée de porter une tenue pareille.

Egwene plaqua une main devant sa bouche. Pour cacher sa surprise ? Car enfin, elle n’aurait pas ri d’une amie…

— Les idées qu’on ne contrôle pas, dit Amys, peuvent être très embarrassantes, Nynaeve Sedai. Jusqu’à ce qu’on ait appris…

Malgré son ton neutre, la Matriarche semblait avoir du mal à réprimer un sourire.

Nynaeve se força à rester impassible. Ces femmes ne pouvaient avoir aucun rapport avec ça ! Pas vrai ?

Résolue à changer de tenue, l’ancienne Sage-Dame dut lutter comme si quelqu’un voulait bel et bien l’en empêcher. Folle de colère, elle s’empourpra jusqu’aux oreilles. Au moment où elle allait renoncer, prête à demander un conseil, voire de l’aide, ses vêtements et ses cheveux redevinrent comme avant. Ravie, Nynaeve fit bouger ses orteils dans une paire de solides chaussures. Bien, elle avait eu une pensée vagabonde, rien de plus… Et même si ce n’était pas ça, hors de question d’en parler ! Les deux Aielles semblaient bien trop amusées, et même Egwene avait du mal à ne pas éclater de rire.

Je ne suis pas là pour un ridicule bras de fer. Ce serait leur faire trop d’honneur.

— Si je ne peux pas m’introduire dans les rêves d’Amathera, puis-je l’attirer dans le Monde des Rêves ? Il faut que je lui parle…

— Si nous savions comment faire, dit Amys en tirant rageusement sur son châle, nous ne te l’enseignerions pas. Ce que tu demandes est très mal, Nynaeve Sedai.

— Elle serait aussi vulnérable ici que toi dans ses rêves, dit Bair, glaciale. Depuis le début, tous ceux qui marchent dans les rêves sont d’accord sur un point : personne ne doit jamais être attiré dans Tel’aran’rhiod. On murmure que c’était une des plus viles méthodes des Ténèbres vers la fin de l’Âge des Légendes.

Nynaeve sauta nerveusement d’un pied sur l’autre. S’avisant qu’elle avait toujours un bras autour de la taille d’Egwene, elle cessa immédiatement de s’agiter. Son amie ne devait surtout pas sentir que les Matriarches parvenaient à la déstabiliser. D’autant plus que c’était faux ! Avant de devenir Sage-Dame, elle avait toujours eu une sainte terreur d’être convoquée devant le Cercle des Femmes. Eh bien, c’était une épreuve beaucoup plus terrible que se tenir devant ces Matriarches. La fermeté était la clé. La fermeté, oui !

Les Aielles la dévisageaient. Même à moitié floues, ces deux femmes n’avaient rien à envier à Siuan Sanche sur le plan du regard qui tue. En particulier Bair… Par bonheur, il en fallait plus pour intimider Nynaeve, mais elle estima prudent de ne plus envenimer les choses.

— Elayne et moi, nous avons besoin d’aide… L’Ajah Noir tourne autour de quelque chose qui peut nuire à Rand. Si les sœurs noires trouvent avant nous cette arme, elles risquent de contrôler le Dragon Réincarné. Alors, si vous pouvez dire ou faire quelque chose pour nous aider…

— Aes Sedai, dit Amys, avec toi, une demande d’assistance sonne comme une exigence…

Nynaeve fit la grimace. Une exigence ? Enfin, elle s’était montrée quasiment suppliante. Une exigence ! Vraiment…

Mais les Aielles ne remarquèrent pas la réaction de Nynaeve. Ou elles choisirent de l’ignorer.

— Cela dit, une menace contre Rand al’Thor… Nous ne pouvons laisser une telle arme aux Ténèbres. Il y a un moyen d’empêcher ça…

— C’est trop dangereux, intervint Bair. Cette jeune femme en sait encore moins long qu’Egwene quand elle est venue à nous. C’est trop risqué pour elle.

— Dans ce cas, je pourrais…, commença Egwene.

Les deux Aielles lui coupèrent la parole.

— Tu dois achever ta formation, dit Bair. Aller au-delà de tes limites finira par te perdre.

— Tu n’es pas à Tanchico, déclara Amys en même temps que sa compagne, tu ne connais pas les lieux et tu ne peux pas éprouver le même besoin que Nynaeve. C’est elle, la chasseuse.

Sous ce feu croisé, Egwene capitula sans combattre.

Les deux Matriarches s’affrontèrent du regard. Au bout d’un moment, Bair leva son châle pour se cacher le visage. Une façon de signifier qu’elle ne dirait plus rien sur le sujet et s’en lavait les mains.

— C’est dangereux, confirma Amys.

À entendre les deux Aielles, respirer était terriblement risqué dans le Monde des Rêves.

— Je…

Nynaeve se tut, pétrifiée par le regard d’Amys devenu encore plus dur – un exploit qui à première vue aurait semblé impossible. Conservant dans sa tête une image très précise des vêtements qu’elle voulait porter – bien sûr, ça n’avait aucun rapport avec le reste, mais ça lui semblait très important –, Nynaeve reformula ce qu’elle voulait dire :

— Je serai prudente.

— Ça, je n’y crois pas, fit Amys, mais je ne vois pas d’autre solution. La clé, c’est le besoin. Quand il y a trop de monde dans une forteresse, le clan doit se diviser et le « besoin » vital, c’est qu’il y ait de l’eau dans la nouvelle forteresse. Quand on ne sait pas où en trouver, il arrive qu’on fasse appel à une Matriarche. Le besoin, dans cet exemple, est de trouver un canyon pas trop éloigné du premier et doté d’un point d’eau. En se concentrant sur le besoin, on approche de ce qu’on désire. Et en se concentrant encore, on s’en approche davantage. Chaque pas vous conduit vers l’objectif jusqu’à ce qu’on soit non seulement dans un canyon, mais à côté du point d’eau ou de l’endroit requis pour forer un puits. Nynaeve, ce sera plus difficile pour toi, parce que tu ne sais pas exactement ce que tu cherches. Mais l’intensité du besoin compensera peut-être ce désavantage. De plus, tu as quand même une idée de l’endroit où il te faudra chercher. Ce palais que tu évoquais…

» Mais il y a un risque, et tu dois en être informée. (La Matriarche se pencha en avant, son regard perçant rivé dans celui de Nynaeve.) Chaque pas se fait avec les yeux fermés. À l’aveuglette… Impossible de savoir où tu seras quand tu les rouvriras. N’oublie pas : trouver le point d’eau ne sert à rien s’il est dans un nid de vipères. Les crocs d’un serpent venimeux tuent aussi rapidement ici que dans le monde réel. Et les femmes dont nous a parlé Egwene semblent encore plus redoutables que des reptiles.

— Je l’ai fait ! s’exclama Egwene.

Les deux Aielles la foudroyèrent du regard et Nynaeve la sentit frémir.

— Avant de vous connaître, précisa Egwene. Nous n’étions pas encore à Tear…

Le besoin… Maintenant qu’elles lui avaient fourni quelque chose d’utile, Nynaeve se sentait beaucoup mieux disposée envers les Matriarches.

— Vous devrez veiller sur Egwene, dit-elle, serrant son amie contre elle pour montrer que ce n’étaient pas des paroles en l’air. Bair, tu as raison. Elle essaie toujours d’en faire un peu trop. Elle est comme ça depuis toujours.

Curieusement, Bair fronça les sourcils à l’intention de l’ancienne Sage-Dame.

— Je ne trouve pas, dit Amys. Désormais, elle est une élève docile. Pas vrai, Egwene ?

La jeune femme eut une moue volontaire. Pour penser qu’une femme de Deux-Rivières pouvait accepter qu’on la qualifie de « docile », il fallait bien mal la connaître.

Pourtant, à la grande surprise de Nynaeve, son amie ne dit rien. À l’évidence, les Matriarches étaient aussi peu commodes que les Aes Sedai…

Consciente que son heure était presque écoulée, Nynaeve décida de brusquer un peu les choses. Si Elayne la réveillait, il risquait de lui falloir des heures avant de se rendormir.

— Dans sept jours, dit-elle, une de nous deux vous retrouvera ici.

Egwene acquiesça.

— Dans sept jours, Rand se sera présenté à presque tous les chefs de tribu et de clan, et les Aiels seront tous derrière Celui qui Vient avec l’Aube.

Les Matriarches cillèrent toutes les deux et Amys tira sur son châle, mais Egwene ne s’en aperçut pas.

— La Lumière seule sait ce que Rand voudra faire à ce moment-là, conclut-elle.

— Dans sept jours, enchaîna Nynaeve, nous aurons pris à Liandrin ce que ses complices et elle cherchent avec tant d’acharnement.

Un vœu pieux… Plus vraisemblablement, l’Ajah Noir détiendrait l’arme mystérieuse.

Repensant à leur réaction, Nynaeve en déduisit que les Matriarches n’étaient pas certaines de voir tous les Aiels se rallier à Rand. Egwene doutant de son côté des intentions du jeune homme, personne dans cette affaire n’avait l’ombre d’une certitude. Mais il aurait été inutilement cruel d’ajouter encore du poids au fardeau d’Egwene en évoquant tout ce qui à Tanchico était également loin d’être gagné.

— Au moment du prochain rendez-vous, assura donc Nynaeve, nous aurons capturé toutes ces femmes et elles seront en route pour la Tour Blanche afin d’être jugées. S’il le faut, nous les mettrons dans des sacs, comme on le fait pour les oies.

— Nynaeve, souffla Egwene, essaie d’être prudente. Je sais que ce mot ne fait pas partie de ton vocabulaire, mais essaie quand même. Et fais part de ce conseil à Elayne. Elle est moins… téméraire… que toi, mais pas tant que ça, tout compte fait.

Amys et Bair posèrent chacune une main sur l’épaule d’Egwene. En un clin d’œil, Nynaeve se retrouva seule dans le Cœur de la Pierre.

Essayer d’être prudente ? Stupide enfant ! La prudence était le premier souci de Nynaeve. Et pourquoi Egwene avait-elle eu cette hésitation sur le mot « téméraire » ? Aurait-elle voulu dire autre chose ? Au lieu de tirer sur sa natte, Nynaeve croisa les bras. Plus que probablement, il valait mieux qu’elle ne sache pas ce qu’avait failli dire la jeune femme.

Soudain, elle s’avisa qu’elle avait oublié de mentionner Egeanin. Au fond, c’était peut-être mieux, parce que ç’aurait réveillé chez Egwene de douloureux souvenirs. Des semaines après avoir été libérée, la pauvre petite faisait encore des cauchemars d’où elle émergeait en criant qu’elle ne voulait pas être enchaînée. Mieux valait enterrer tout ça. D’autant plus qu’Egwene ne rencontrerait sûrement jamais la Seanchanienne.

Que la Lumière brûle cette garce !

— Je ne me sers pas intelligemment de mon temps, dit Nynaeve à voix haute.

Le son se répercuta parmi les colonnes rouges. En l’absence des autres femmes, cette forêt de pierre semblait encore moins engageante qu’avant. Comme si le risque qu’un monstre en jaillisse était plus élevé. Bref, il était temps de ficher le camp d’ici !

Avant de partir, Nynaeve se dota de nouveau de deux tresses et se vêtit d’une robe de soie verte. Alors qu’un voile apparaissait sur son nez et sa bouche, elle ajouta des perles de jade vert dans ses cheveux. La métamorphose lui déplaisait profondément, mais elle était indispensable. Si une sœur noire utilisait un des ter’angreal volés pour s’introduire dans le Monde des Rêves – plus précisément dans la version onirique du palais de la Panarch – elle penserait en la voyant avoir affaire à une Tarabonaise conduite en ce lieu par un songe ordinaire. Cela dit, certaines de ces femmes connaissaient l’ancienne Sage-Dame de vue. Saisissant une de ses tresses, elle s’aperçut avec satisfaction qu’elle était désormais blonde comme les blés.

Ça, je n’aurais pas cru que c’était possible… Je me demande à quoi je ressemble… Peut-on encore me reconnaître ?

Un miroir en pied se matérialisa soudain à côté de Callandor. Voyant son reflet, Nynaeve écarquilla les yeux. Elle avait pris l’apparence de Rendra ! Alors que son ancienne image revenait sous la nouvelle, elle décida d’usurper pour un temps l’identité de l’aubergiste. Une couverture parfaite, non ?

Et dire qu’Egwene la croyait incapable de prudence !

Nynaeve ferma les yeux et se concentra sur Tanchico. Le palais de la Panarch… Une arme mystérieuse… Le besoin… Protéger le Dragon Réincarné…

Autour de la jeune femme, les contours de Tel’aran’rhiod se brouillèrent. Se sentant… glisser, elle attendit un peu puis rouvrit les yeux pour découvrir ce qu’elle avait « trouvé ».

Elle était dans une chambre à coucher aussi grande que les six proposées par les Trois Pruniers. Des frises décoraient les murs de plâtre blanc et des lampes dorées pendaient au plafond. Les montants sculptés du lit représentaient des branches lestées de feuilles et de fleurs.

Sur le lit, une femme encore loin de l’âge mûr était allongée contre l’un des montants, le dos bien droit. Dotée d’une bouche en cœur, comme l’actuelle incarnation de Nynaeve, c’était une très jolie personne. Sur le sommet de son crâne reposait une couronne de feuilles de trèfle en or rehaussée de rubis, de perles et d’une pierre de lune plus grosse qu’un œuf d’oie. Sur les épaules, la belle aux cheveux noirs tressés portait une large étole brodée de représentations d’arbres sur toute sa longueur. À part ces deux accessoires, en guise de vêtements, la femme arborait un très fin film de sueur sur sa peau délicate.

Son regard voilé était rivé sur la femme allongée voluptueusement sur un sofa, le dos tourné à Nynaeve. Aussi vaporeuse qu’Egwene un peu plus tôt, cette inconnue petite et mince aux cheveux noirs détachés portait une tenue de soie – chemisier et jupe plissée – qui ne correspondait en rien aux standards locaux de la mode. Sans avoir besoin de le voir, Nynaeve devina que le visage pointu de cette femme – une caractéristique qui lui donnait un faux air de renard – était dominé par de grands yeux bleus. Et même si les liens d’Air qui retenaient la Panarch au montant étaient invisibles pour elle – tant qu’elle ne serait pas furieuse – l’ancienne Sage-Dame n’eut pas besoin de plus d’indices pour conclure qu’elle regardait le dos de Temaile Kinderode.

— … tu apprends tant de choses quand tu utilises tes rêves au lieu de gaspiller ton sommeil…, acheva de dire Temaile avec son accent du Cairhien – encore plus net quand elle parlait en riant. Tu ne t’amuses pas ? Quelle chanson veux-tu que je t’enseigne ? Oui, je sais ! J’ai aimé plus de mille marins. (Elle brandit un index menaçant.) Mais efforce-toi de mémoriser toutes les paroles, Amathera. Tu sais que je n’aimerais pas devoir… Que regardes-tu comme ça ?

Nynaeve s’avisa que la prisonnière – Amathera, la Panarch ? – la regardait. Paresseusement, Temaile commença à tourner la tête.

Nynaeve ferma les yeux.

Le besoin…

Il y eut un nouveau glissement.

Essoufflée comme si elle venait de courir sur dix lieues, Nynaeve s’adossa à une étroite colonne sans même se demander où elle était. Son cœur battait si fort qu’on devait sûrement l’entendre à des lieues à la ronde. Se retrouver dans un nid de vipères ? Eh bien, avec Temaile Kinderode on n’en était pas loin. Selon une autre sœur noire, Amico, Temaile adorait faire souffrir les gens au point que même ses complices la redoutaient. Incapable de canaliser, Nynaeve aurait pu finir attachée à un autre montant du lit d’Amathera.

Une perspective qui lui valut des frissons glacés.

Du calme ! Tu n’es plus dans cette chambre, et même si Temaile t’a vue, elle te prendra pour une Tarabonaise blonde égarée dans le Monde des Rêves.

Le contact, si contact il y avait eu, ne pouvait pas avoir été assez long pour que Temaile ait senti que cette « Tarabonaise » était capable de canaliser le Pouvoir. Car même quand Nynaeve n’avait pas accès au saidar, une Aes Sedai pouvait sentir qu’elle en avait les moyens. Mais il fallait que la rencontre dure un peu. Plus de quelques secondes, en tout cas…

Grâce à un risque calculé, Nynaeve savait désormais qu’Amathera n’était pas l’alliée de Temaile. La méthode indiquée par Amys se révélait déjà payante. Mais il faudrait aller encore plus loin. Après avoir un peu régulé sa respiration, Nynaeve regarda autour d’elle.

De fines colonnes blanches se dressaient sur tout le périmètre d’une grande salle presque aussi large que longue. Attachée à des poteaux de bois sombre poli, une corde de soie blanche délimitait un espace interdit aux visiteurs, s’interrompant uniquement pour ne pas bloquer les issues. Des vitrines et des étagères s’alignaient contre les murs, parfois séparées par des squelettes de bêtes fabuleuses eux aussi protégés par une corde de sécurité. Se rappelant la description d’Elayne, Nynaeve reconnut la salle d’exposition principale du palais. L’arme qu’elle cherchait pouvait tout à fait s’y trouver. Du coup, son prochain pas serait beaucoup moins dangereux que le premier, car il ne pouvait pas y avoir de vipères – ou une Temaile – ici.

Une jolie femme apparut soudain à côté d’une vitrine aux quatre pieds sculptés qui reposait au milieu du sol, pas contre un mur. Ses longs cheveux noirs cascadant sur ses épaules, l’inconnue n’était pas du Tarabon. Mais ce ne fut pas ce détail qui coupa le souffle de Nynaeve.

La robe de l’apparition semblait faite de brume. Parfois argentée et opaque, elle devenait en un clin d’œil grise et assez fine pour dévoiler très clairement le corps de sa propriétaire. D’où qu’elle vienne – ou plutôt, d’où qu’elle se soit projetée en rêve – la beauté brune devait avoir une imagination foisonnante pour s’être dotée d’une telle tenue. Selon toute vraisemblance, les robes provocantes qui faisaient fureur en Arad Doman n’arrivaient pas à la cheville de celle-là en matière d’attentat à la pudeur.

La femme sourit devant la vitrine, puis elle continua son chemin avant de s’arrêter au bout de la salle pour observer quelque chose. Un objet sombre exposé sur un piédestal de pierre blanc, crut voir Nynaeve.

Troublée, elle se força à lâcher ses tresses blondes. L’intruse n’allait pas tarder à disparaître. En règle générale, les rêveurs ne restaient jamais très longtemps dans Tel’aran’rhiod. Et si celle-là avait vu Nynaeve, ça n’avait aucune importance, car elle ne correspondait à aucune sœur noire décrite sur la liste. Pourtant, elle semblait quelque peu…

Nynaeve s’avisa qu’elle avait repris en main ses tresses. La femme… Comme si elle était animée d’une volonté propre, sa main tira très fort sur les tresses. Baissant les yeux, l’ancienne Sage-Dame vit que ses phalanges étaient blanches et qu’elle tremblait. Comme si penser à cette inconnue…

Sa main tenta de nouveau de lui arracher le cuir chevelu.

Pourquoi, au nom de la Lumière ?

La femme vêtue de brume se tenait toujours devant le piédestal blanc. Remontant le long de son bras, les tremblements se transmirent à l’épaule de Nynaeve. Elle n’avait jamais vu cette brune. Et pourtant… Tentant de forcer son poing à s’ouvrir, elle réussit simplement à le faire serrer plus fort les tresses. Non, elle n’avait jamais… Tremblant maintenant de la tête aux pieds, Nynaeve enroula son bras libre autour de son torse. Elle n’avait jamais… Encore un peu, et elle allait claquer des dents. La femme semblait…

Pourquoi cette envie de pleurer ?

La femme…

Des images explosèrent dans la tête de Nynaeve. Comme si l’onde de choc la déséquilibrait, elle se retint à la colonne, à côté d’elle. Tout lui revenait. La Chambre des Floraisons Fanées… Une femme très belle – cette femme ! – enveloppée par l’aura du saidar. Babillant comme des gamines, Elayne et elle s’étaient disputées pour être la première à répondre à ses questions. Et à tout lui dire ! Vraiment tout ? Les détails étaient obscurs, mais Nynaeve se souvenait vaguement d’avoir gardé certaines choses secrètes. Ou plutôt, de les avoir omises. Parce qu’elle conservait encore un peu de raison ? Sûrement pas, hélas… Non, pressée de répondre à la question suivante, il lui était arrivé de ne pas développer suffisamment un point ou un autre. Par servilité !

C’est insensé ! S’il s’agit d’une sœur noire que nous ne connaissons pas, pourquoi ne nous a-t-elle pas livrées à Liandrin ? Nous l’aurions suivie comme deux gentilles petites brebis…

Submergée par une rage froide, Nynaeve n’écouta pas la voix de la logique. Une sœur noire l’avait manipulée comme un pantin, puis elle lui avait ordonné de tout oublier. Et elle avait obéi ! Eh bien, aujourd’hui, cette femme allait voir de quel bois elle se chauffait quand on ne la privait pas de tous ses moyens.

Avant qu’elle ait pu s’unir à la Source Authentique, Birgitte se matérialisa à côté de la colonne la plus proche. Comme la fois précédente, elle portait une courte veste blanche et un pantalon jaune large resserré aux chevilles. Birgitte ou une femme qui rêvait être l’héroïne de légende, allant jusqu’à adopter la même natte de cheveux blonds que son modèle. Un index plaqué sur les lèvres, « Birgitte » tendit un bras vers Nynaeve, puis, ses yeux bleus insistants, elle désigna une des doubles arches de la salle… et disparut.

Qui que soit cette femme, Nynaeve n’avait pas de temps à perdre… Enfin unie au saidar, elle se tourna vers sa cible, un juste courroux l’autorisant à canaliser le Pouvoir avec une rare puissance. Hélas, la femme vêtue de brume n’était plus nulle part en vue. Volatilisée ! Parce qu’une idiote aux cheveux d’or était venue la distraire. Au moins, cette enquiquineuse était peut-être encore là… Le Pouvoir vibrant en elle, Nynaeve franchit l’issue que lui avait désignée la fâcheuse.

La femme attendait dans un couloir où des lampes éteintes exhalaient encore une bonne odeur d’huile parfumée. Un arc d’argent au poing, l’étrange apparition portait à présent un carquois à la ceinture.

— Qui es-tu ? demanda Nynaeve, folle de rage.

Après avoir laissé à cette femme une chance de s’expliquer, elle allait lui donner une leçon qu’elle ne risquait pas d’oublier un jour.

— Es-tu la folle qui m’a tiré dessus dans le désert des Aiels et qui prétendait être Birgitte ? Cette fois, quand tu m’as dérangée, j’étais sur le point d’apprendre les bonnes manières à une sœur noire.

— Je suis Birgitte, dit la femme en s’appuyant à son arc. Ce nom-là, au moins, te dira quelque chose… Quant à « donner une leçon », c’est toi qui risquerais d’en recevoir une, comme dans la Tierce Terre. Je me souviens des vies que j’ai vécues comme on se rappelle les livres qu’on a lus. Le plus lointain est bien moins précis dans la mémoire que le plus récent… Mais je n’ai rien oublié des moments où je combattais aux côtés de Lews Therin. Le visage de Moghedien sera à jamais gravé dans ma mémoire. Comme celui d’Asmodean, l’homme que tu as failli déranger à Rhuidean.

Asmodean ? Moghedien ? La femme était une Rejetée ? Il y avait une Rejetée à Tanchico ? Et un Rejeté à Rhuidean ? Si elle l’avait su, Egwene en aurait sûrement parlé. Hélas, pas moyen de la prévenir avant une semaine. La colère – et donc le saidar – fit bouillir le sang de Nynaeve.

— Que fais-tu ici ? Je sais que vous vous êtes tous volatilisés après que le Cor de Valère vous eut appelés, mais vous êtes…

Nynaeve s’interrompit, un peu agacée à cause de ce qu’elle avait failli dire.

Son interlocutrice acheva calmement :

— Morts ? Nous sommes morts, c’est ce que tu voulais dire ? Ceux qui sont liés à la Roue ne sont pas morts de la façon « normale ». Puisqu’il nous faut attendre que la Roue tisse pour nous une nouvelle vie, quel meilleur endroit que le Monde des Rêves ? (Birgitte eut un rire amer.) Voilà que je parle comme une philosophe ! Dans presque toutes les vies dont je me souviens, j’ai été une fille du peuple qui s’est unie à un arc. Une archère, oui, et rien de plus.

— Tu es l’héroïne d’une centaine de récits, et à Falme, j’ai vu ce que tes flèches pouvaient faire. Et les attaques des Seanchaniennes capables de canaliser te laissaient de marbre. Birgitte, nous affrontons des sœurs de l’Ajah Noir. Une dizaine… Plus une Rejetée, semble-t-il. Ton aide nous serait précieuse.

L’héroïne eut soudain l’air gênée.

— Je ne peux rien pour vous, Nynaeve. Tant que le cor ne m’aura pas rappelée – ou que la Roue ne m’aura pas tissé une vie – il me sera impossible d’avoir une influence sur le monde réel. Mais en admettant que je sois sur le point de renaître, tu te trouverais face à un bébé qui vagit dans les bras de sa mère. À Falme, le Cor de Valère nous a appelés. Nous n’étions pas là en chair et en os, comme toi. Voilà pourquoi le Pouvoir était impuissant contre nous. Ici, tout est partie intégrante du rêve et un tissage peut m’abattre aussi facilement qu’il te tuerait. Plus facilement, même… Je te l’ai dit : je suis une archère. Une guerrière de fortune, rien de plus. (La natte sophistiquée de Birgitte oscilla quand elle secoua la tête.) Je ne comprends pas pourquoi je te révèle tout ça. En fait, je ne devrais pas t’adresser la parole.

— Pourquoi ? Tu m’as déjà parlé. Et Egwene pense t’avoir vue. C’était toi, pas vrai ? (Nynaeve se rembrunit soudain.) Comment connais-tu mon nom ? Serais-tu omnisciente ?

— Je connais ce que j’entends et ce que je vois. Je vous ai surveillés et écoutés, toi, les deux autres femmes et le jeune homme aux loups. Selon les préceptes, il nous est interdit de parler à ceux qui savent qu’ils sont dans Tel’aran’rhiod. Mais le mal rôde dans le Monde des Rêves comme dans l’univers des vivants. Tu combats ce mal, et pour cela, tu m’as… attirée. Même si j’avais conscience de ne pas pouvoir faire grand-chose, j’ai eu envie de t’aider. Mais c’est impossible. Parce que ça viole les préceptes – des codes de comportement que j’ai respectés tandis que la Roue faisait une infinité de tours. Dans mes plus vieux et plus vagues souvenirs, je sais que j’ai déjà vécu cent fois, ou peut-être mille… M’adresser à toi viole des préceptes aussi contraignants qu’une loi.

— C’est exact ! lança une voix masculine.

Nynaeve sursauta et faillit frapper avec le Pouvoir. La peau mate, bâti en force, l’homme qui venait d’apparaître et qui avançait vers Birgitte portait deux épées croisées dans le dos. Grâce à ce qu’elle savait sur l’héroïne blonde, Nynaeve reconnut Gaidal Cain – dans ce contexte très particulier, les deux épées faisaient un indice qui ne trompait pas. Mais alors que Birgitte était très belle, comme dans les récits, Cain aurait aisément pu concourir pour le titre d’homme le plus hideux du monde. Le visage large et plat, le nez bien trop gros et la bouche beaucoup trop large…

Birgitte lui sourit pourtant tendrement et lui caressa la joue. Bizarrement, des deux, c’était lui le plus petit. Mais avec sa musculature de colosse et la puissance qui émanait de tous ses gestes, il réussissait à passer pour plus grand qu’il l’était.

— Nous avons presque toujours été liés, dit Birgitte à Nynaeve, mais sans détourner le regard du héros. En principe, il naît avant moi. Du coup, quand je ne le trouve plus, je sais que le moment de renaître approche pour moi. Quand nous nous rencontrons, dans une nouvelle vie, il m’arrive très souvent de le haïr dès le premier regard. Mais nous finissons presque toujours par nous aimer et nous marier. Une histoire simple, mais dont nous avons tissé un bon millier de variations.

Ignorant Nynaeve comme si elle n’existait pas, Cain grogna :

— Les préceptes sont là pour une excellente raison, Birgitte. Quand on ne les respecte pas, il n’en sort jamais rien de bon.

Cain avait une voix rauque et dure. Pas du tout celle que les légendes lui prêtaient.

— Je suis peut-être incapable de rester les bras ballants pendant que le mal sévit, répondit l’archère blonde. À moins que j’aie une envie irrésistible de revivre… Il y a longtemps que nous ne nous sommes plus réincarnés, Gaidal. Les Ténèbres se lèvent de nouveau et nous devons les combattre. C’est pour ça que nous sommes liés à la Roue.

— Quand le Cor nous appellera, nous combattrons. Si la Roue nous tisse de nouvelles vies, nous combattrons ! En attendant, nous ne ferons rien. (Cain foudroya l’archère du regard.) As-tu oublié de quoi t’a menacée Moghedien lorsque tu t’es rangée du côté de Lews Therin ? Je l’ai vue, Birgitte… Elle saura que tu es ici.

L’héroïne se tourna vers Nynaeve :

— Je vous aiderai de mon mieux, mais ne vous attendez pas à des miracles. Tel’aran’rhiod est mon unique univers, et j’y ai moins de pouvoir que toi, Nynaeve.

L’ancienne Sage-Dame cilla. Alors qu’elle ne l’avait pas vu bouger, Cain était désormais à deux pas d’elle et il passait une pierre à aiguiser sur le fil d’une de ses épées. À ses yeux, Birgitte parlait à un fantôme, et la conversation ne l’intéressait pas.

— Que peux-tu me dire sur Moghedien, Birgitte ? Pour l’affronter, j’ai besoin d’informations.

Toujours appuyée à son arc, Birgitte plissa pensivement le front.

— L’affronter est difficile, pas seulement parce que c’est une Rejetée. Elle se cache et ne prend jamais de risques. Se déplaçant dans les ombres, elle est toujours là pour attaquer les points faibles d’un adversaire. Quand elle redoute de perdre, elle refuse le combat. Elle n’est pas du genre à lutter jusqu’à son dernier souffle, même si c’est sa seule chance de vaincre. Un si petit pourcentage de réussite n’est pas assez pour elle. Pour autant, ne la sous-estime surtout pas. C’est un serpent tapi dans des hautes herbes et qui attend le meilleur moment pour mordre. La compassion, elle ne connaît pas ! Alors, méfie-toi d’elle, et surtout ici. Lanfear aime prétendre que Tel’aran’rhiod est son royaume, mais Moghedien peut y faire bien plus de choses qu’elle. Dans le monde de la chair, cependant, Moghedien est moins puissante que Lanfear et elle ne prendrait pas le risque de la défier.

La peur et la colère – qui lui permettait de rester liée au Pouvoir – s’affrontant en elle, Nynaeve frissonna. Moghedien, Lanfear… Birgitte parlait des Rejetés comme elle aurait évoqué le temps qu’il faisait…

— Birgitte, de quoi Moghedien t’a-t-elle menacée ?

— Elle savait ce que j’étais, même si je l’ignorais… Comment ? Je n’ai jamais compris…

Jetant un coup d’œil à Cain, toujours occupé à aiguiser sa lame, l’héroïne baissa la voix :

— Elle m’a menacée de me faire pleurer tant que la Roue tournerait. Et elle semblait sûre d’évoquer un événement qui se produirait un jour ou l’autre.

— Pourtant, tu voudrais nous aider ?

— Oui, mais souviens-toi : il ne faut pas attendre un miracle de ma part. (Birgitte regarda de nouveau Cain.) Nous nous reverrons, Nynaeve… Si tu es assez prudente pour survivre.

Nynaeve secoua la tête. Encore la prudence ? Tout le monde lui conseillait la même chose. Pour l’instant, elle se trouvait avec une héroïne désireuse de l’aider mais impuissante. Et une Rejetée rôdait à Tanchico.

Au souvenir de ce que Moghedien lui avait fait, Nynaeve sentit sa colère monter et le Pouvoir se mit à battre en elle comme un cœur fier et indomptable. En un clin d’œil, elle se retrouva dans la salle d’exposition, espérant presque que la femme vêtue de brume se remontrerait. Mais il n’y avait personne, à part elle. Et le Pouvoir qui rugissait en elle presque aussi fort que sa fureur.

Moghedien et les sœurs noires risquaient de la repérer plus facilement si elle restait unie au saidar. Pourtant, elle ne s’en sépara pas, si enragée qu’elle aurait voulu avoir ses ennemies en face d’elle, histoire de les écrabouiller. Selon toute probabilité, Temaile devait être encore dans le Monde des Rêves. En retournant dans la chambre de la Panarch, Nynaeve pouvait lui régler son compte une bonne fois pour toutes. Oui, et prévenir toutes les autres sœurs noires… De l’idiotie pure et simple !

Qu’est-ce qui avait fait sourire Moghedien ? Avançant jusqu’à la vitrine, Nynaeve regarda à l’intérieur. Six figurines mal assorties étaient disposées en cercle sur une étagère. Par exemple, quel rapport pouvait-il y avoir entre une femme nue d’environ un pied de haut qui dansait en équilibre sur les orteils d’un seul pied et un berger beaucoup plus petit qui jouait de la cornemuse, son bâton sur l’épaule et un mouton à ses pieds ?

Nynaeve n’eut cependant pas la moindre hésitation sur ce qui avait attiré la Rejetée. Au centre du cercle de figurines, sur un présentoir en bois laqué, reposait un cercle grand comme la main d’un homme. Une ligne sinueuse le divisait, une moitié blanche comme la neige et l’autre plus noire que la nuit. Un artefact en cuendillar… Nynaeve en avait déjà vu un, et il n’en existait que sept dans le monde. Un des sceaux de la prison du Ténébreux. En d’autres termes, un focus pour l’un des « verrous » qui le retenaient dans le mont Shayol Ghul, le gardant éloigné du monde. Une découverte presque aussi importante que l’arme mystérieuse capable de nuire à Rand. Et un trésor qu’il était hors de question de laisser entre les mains des sœurs noires.

Soudain, Nynaeve s’aperçut que son image se reflétait dans la vitrine. Vêtue d’une robe de soie verte qui révélait toutes ses courbes, elle portait de nouveau de longues tresses piquées de perles. Et de grands yeux marron mettaient en valeur sa bouche en cœur un rien boudeuse. Bien entendu, sur le reflet, l’aura du saidar n’apparaissait pas. Alors qu’elle était déguisée au point de ne pas se reconnaître elle-même, elle transportait l’équivalent d’une pancarte où les mots « Aes Sedai » étaient écrits en lettres majuscules.

— Je sais être prudente…, marmonna-t-elle.

Pourtant, elle ne se sépara pas tout de suite du Pouvoir. Quand il coulait en elle, telle la vie pétillant jusque dans ses membres, elle éprouvait plus de plaisir que jamais dans sa vie – ou plus exactement, la somme de tous les moments de plaisir qu’elle avait connus. Au bout d’un moment, la conscience d’être ridicule entama assez sa colère pour qu’elle puisse se détacher de la Source Authentique. Ou au contraire pour qu’elle soit incapable de continuer à s’y accrocher.

Quelle que soit la raison du phénomène, il ne facilita pas ses recherches. Pourtant, l’objet de sa quête devait être quelque part dans cette grande salle. Cessant de contempler le squelette de ce qui semblait être un lézard de trente pieds de long pourvu de crocs, l’ancienne Sage-Dame approcha d’une série de vitrines. Le besoin… Une menace contre le Dragon Réincarné. Rand. Le besoin…

Un glissement !

Debout à l’intérieur de la zone interdite délimitée par une corde blanche, Nynaeve se retrouva devant un piédestal en pierre blanche dont le socle touchait presque sa robe. Au premier coup d’œil, les objets qui reposaient dessus ne semblaient guère dangereux. Un collier et deux bracelets articulés en métal noir… Mais elle ne pourrait jamais être plus près de ce qu’elle cherchait.

À moins d’être assise dessus…, songea-t-elle, amère.

Elle tendit la main pour toucher les bijoux…

Douleur ! Souffrance ! Torture !

… Et la retira en poussant un petit cri, un torrent d’émotions brutes déferlant encore dans sa tête. En cet instant, ses derniers doutes se dissipèrent. C’était bien ce que cherchait l’Ajah Noir. Et si ces bijoux se trouvaient sur un piédestal ici, dans Tel’aran’rhiod, ils y étaient également dans le monde réel. En d’autres termes, elles avaient battu les sœurs noires sur le fil.

Se retournant, Nynaeve estima la position de la vitrine qui contenait le sceau par rapport au piédestal de pierre blanche. Quand elle souriait, Moghedien avait les yeux braqués sur ce point précis de la salle. À travers la vitrine, elle regardait le collier et les deux bracelets. Donc, elle savait ! Mais…

Autour de Nynaeve, les contours de la salle se brouillèrent puis disparurent.


— Réveille-toi, Nynaeve…, marmonna Elayne en étouffant un bâillement. Ça doit faire une heure, et je meurs de sommeil… (Elle secoua de nouveau son amie.) Allons, réveille-toi, ou je verrais si tu aimes qu’on te plonge la tête dans un seau d’eau…

Nynaeve ouvrit les yeux et chercha le regard de son amie.

— Si elle sait ce que c’est, pourquoi ne le leur a-t-elle pas donné ? Et si elles savent qui elle est, pourquoi fait-elle ses recherches dans le Monde des Rêves ? Se cache-t-elle aussi ?

— Tu veux bien me dire de quoi tu parles ?

Nynaeve s’assit dans le lit, faisant osciller ses tresses, et tira sur sa combinaison de soie.

— Attends, je vais tout te raconter.

Elayne resta bouche bée tout au long du récit de Nynaeve sur son rendez-vous avec Egwene et ses prolongements inattendus. Chercher avec le besoin… Moghedien… Birgitte et Gaidal Cain… Les bracelets et le collier en métal noir. Asmodean dans le désert des Aiels. Un sceau de la prison du Ténébreux au palais de la Panarch…

Dépassée, Elayne se laissa glisser contre le flanc du matelas longtemps avant que Nynaeve évoque Temaile, la Panarch et son changement d’apparence qui l’avait conduite à se faire passer pour Rendra. Si l’ancienne Sage-Dame n’avait pas été si sérieuse, la Fille-Héritière aurait cru écouter une des fabuleuses histoires de Thom.

Assise en tailleur, les mains sur les genoux, Egeanin paraissait ne pas en croire ses oreilles. Sans piper mot, Elayne espéra que Nynaeve n’allait pas lui faire toute une histoire parce qu’elle avait libéré les poignets de la Seanchanienne.

Moghedien ! C’était ça, le plus terrifiant. Une Rejetée à Tanchico. Une Rejetée qui était venue à l’auberge, qui les avait placées sous sa volonté et forcées à tout lui dire. Elayne ne gardait aucun souvenir de cet épisode dont la seule évocation suffisait à lui donner la nausée.

Penser qu’elle a pu simplement entrer et nous manipuler comme des marionnettes…

— Je ne sais pas si Moghedien cherche à passer inaperçue aux yeux de Liandrin et de ses complices. Mais ça correspond à ce que Birgitte t’a dit sur elle.

Birgitte ! Par la Lumière ! Birgitte nous donnant son avis…

— Quoi que mijote Moghedien, dit Nynaeve, j’ai l’intention de ne pas la laisser faire. (Elle se laissa retomber contre la tête de lit sculptée de fleurs.) De toute façon, nous devons récupérer le sceau et les trois bijoux noirs.

— Un collier et deux bracelets dangereux pour Rand ? Désolée, mais ça ne me convainc pas. Tu crois que ce sont des ter’angreal ? Pour commencer, à quoi ressemblent-ils ?

— À un collier et deux bracelets… Deux bracelets en métal noir et un collier articulé… un collier…

Nynaeve regarda Egeanin, vers laquelle Elayne avait déjà tourné la tête.

Très calme, la Seanchanienne s’assit sur les talons.

— Je n’ai jamais entendu parler d’un a’dam conçu pour un homme. Ni d’un a’dam noir, d’ailleurs. Personne n’essaie de contrôler un homme capable de canaliser.

— Pourtant, c’est la fonction de ces bijoux…, soupira Elayne.

Et j’espérais tant qu’une telle chose n’existait pas !

Au moins, Nynaeve avait trouvé l’arme mystérieuse avant leurs ennemies. Avec un peu de chance, elles n’auraient pas l’occasion de l’utiliser sur Rand.

Nynaeve écarquilla les yeux en voyant qu’Egeanin avait les mains libres, mais elle ne dit rien.

— Moghedien doit être la seule à savoir… Sinon, ça n’aurait aucun sens. Si nous trouvons un moyen d’entrer au palais, nous pourrons subtiliser le sceau et le… qu’importe son nom ! Et si nous libérons Amathera, Liandrin et ses complices risquent d’avoir de gros ennuis avec la Légion, la garde municipale et peut-être même les Capes Blanches. Un peu trop d’ennemis pour qu’elles s’en tirent sans perdre de plumes, même avec le Pouvoir… Mais comment entrer au palais ?

— J’ai eu quelques idées, dit Elayne. Bien sûr, je crains que nos trois gardes du corps émettent des objections.

— Je me chargerai d’eux ! siffla Nynaeve. Ce sont…

Il y eut du bruit dans le couloir, puis un cri d’homme retentit. Thom montait la garde là-dehors… Et ce silence déjà revenu…

Elayne bondit vers la porte, l’aura du saidar l’enveloppant déjà. Nynaeve la suivit et Egeanin aussi.

Thom était en train de se relever, une main plaquée sur la tête. Juilin et Domon, bâton et gourdin au poing, étaient penchés sur un type aux cheveux clairs gisant face contre terre.

Elayne voulut aider le trouvère – qui lui sourit, mais déclina toute offre d’assistance.

— Je vais très bien, mon enfant…

Très bien ? Avec une bosse qui poussait à vue d’œil sur sa tête ?

— Ce type descendait le couloir, et soudain, il m’a flanqué un coup sur le crâne. Pour me piquer ma bourse, je suppose.

Le train-train quotidien, quoi ! Un coup sur la tête, mais il n’y avait aucun problème…

— Et il aurait réussi, dit Juilin, si je n’étais pas venu relever Thom, au cas où il aurait été fatigué.

— Si je ne t’avais pas dit d’aller le voir…, marmonna Domon.

Pour une fois, l’antagonisme des deux hommes semblait moins… explosif.

Elayne ne tarda pas à comprendre pourquoi. Nynaeve et Egeanin étaient toutes les deux sorties en combinaison. Juilin les couvait d’un regard approbateur qui aurait créé un incident si Rendra avait été présente. Au moins, il s’efforçait de n’être pas trop… lourd. En revanche, Domon ne cachait pas qu’Egeanin était à son goût, et il la reluquait d’une manière vraiment choquante.

Les deux autres femmes comprirent elles aussi très vite ce qui se passait, mais leurs réactions furent très différentes. Nynaeve foudroya le pisteur de voleurs du regard, puis elle rentra dans la chambre, se cacha contre le mur et ne laissa plus émerger dans le couloir que le bout de son nez quelque peu empourpré. Alors que sa combinaison était bien moins révélatrice que celle de l’ancienne Sage-Dame, la courageuse Egeanin, une prisonnière imperturbable qui savait se battre presque aussi bien qu’un Champion, poussa un cri d’horreur et plongea littéralement vers la sécurité – et l’intimité – de la chambre.

Des portes s’ouvrirent dans le couloir et des têtes en jaillirent – juste le temps de voir un homme inconscient sur le sol. Avec un bel ensemble, tous les battants se refermèrent et des bruits caractéristiques, quelques instants plus tard, indiquèrent que les clients se barricadaient en tirant leur lit ou une armoire devant leur porte.

Egeanin finit par montrer elle aussi le bout de son nez, du côté opposé de l’encadrement de porte, soit en face de Nynaeve. Elayne eut quelque peine à comprendre ce qui se passait. La Seanchanienne était en sous-vêtements, certes, mais ils la couvraient tout autant qu’une robe normale. Cela dit, Juilin et Domon n’avaient aucun droit de se rincer l’œil, et la Fille-Héritière leur coula un regard qui aurait dû les remettre à leur place.

Malheureusement, trop occupé à glousser bêtement en se tapotant la lèvre supérieure, le capitaine ne s’en aperçut pas. Juilin, lui, soupira comme les hommes aimaient à le faire quand ils se considéraient comme injustement brimés. Histoire de se donner une contenance, il se pencha pour retourner le type blond sur le dos.

Un jeune homme mince et plutôt agréable à regarder.

— Je le connais ! s’écria Juilin. C’est le ruffian qui a tenté de me détrousser. Enfin, c’est ce que j’ai cru. Mais je me méfie des coïncidences… Comme si on me disait que le Dragon Réincarné est en ville !

Elayne et Nynaeve échangèrent un regard perplexe. L’inconnu ne pouvait pas être au service de Liandrin. L’Ajah Noir n’aurait pas engagé un homme pour fouiner dans les couloirs. Et pas davantage des bandits des rues pour attaquer des Aes Sedai.

Elayne interrogea Egeanin du regard. Nynaeve aussi, mais avec plus d’insistance.

— C’est un Seanchanien, souffla la prisonnière.

— Venu te libérer ? demanda sans aménité l’ancienne Sage-Dame.

— Je suis sûre qu’il me cherchait, mais pas pour me secourir… S’il sait, voire s’il soupçonne que j’ai laissé partir Bethamin, il doit avoir eu l’intention de me… parler.

Et sûrement pas gentiment du tout, supposa Elayne. À raison, comme la suite le lui prouva :

— Le mieux serait de lui couper la gorge, continua Egeanin. S’il pense que vous êtes mes amies, ou s’il découvre que vous êtes des Aes Sedai, il risque de vous faire des ennuis.

Domon ne cacha pas son indignation et Juilin en resta bouche bée. Thom eut en revanche un hochement de tête approbateur des plus perturbants.

— Nous ne sommes pas ici pour égorger des Seanchaniens, dit Nynaeve, même si elle ne semblait pas exclure que ce point précis puisse changer. Bayle, Juilin, transportez-le dans la ruelle, derrière l’auberge. En se réveillant, il pourra s’estimer heureux s’il lui reste ses chaussettes. Thom, va voir Rendra et dis-lui qu’il nous faut une infusion bien forte dans la Chambre des Floraisons Fanées. Demande-lui si elle a de l’écorce de saule ou de l’acem, pour ta tête. (Les trois hommes écarquillèrent les yeux.) Allez, exécution ! Nous avons des plans à mettre au point.

Nynaeve laissa à peine le temps à Elayne d’entrer avant de refermer la porte. Puis elle commença à s’habiller et Egeanin se précipita vers sa robe comme si les trois hommes la regardaient toujours.

— Le mieux, c’est de les ignorer, Egeanin, dit Elayne.

Conseiller une femme plus âgée que Nynaeve paraissait bizarre, mais à l’évidence, la Seanchanienne, pourtant très compétente dans bien des matières, ne connaissait rien aux hommes.

— Sinon, ça les encourage… Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Cela dit, tu étais très décente.

La tête d’Egeanin émergea du col de sa robe.

— Décente ? Je ne suis pas une fille de salle, ni une danseuse de shea.

Dubitative, la Seanchanienne ajouta :

— Il est plutôt pas mal, cependant… Je n’avais jamais pensé à lui sous cet angle, mais…

Se demandant ce que pouvait bien être une danseuse de shea, Elayne alla aider Egeanin à boutonner sa robe.

— Si tu te laisses conter fleurette par Juilin, Rendra aura un mot ou deux à te dire.

— Juilin ? Le pisteur de voleurs ? Non, je parlais de Bayle Domon. Un bien bel homme. Mais un contrebandier, hélas. Un hors-la-loi.

Les goûts et les couleurs, Elayne le savait, ne se discutaient pas. Nynaeve était bien folle de Lan, pourtant aussi expressif qu’un rocher et plus intimidant qu’une montagne. Mais Bayle Domon ? Presque aussi large que haut, les traits aussi fins que ceux d’un Ogier…

— Tu jacasses comme Rendra, Elayne ! grogna Nynaeve. (Les mains dans le dos, elle luttait pour boutonner sa robe.) Si tu as fini de déblatérer sur les hommes, pourrais-tu nous épargner la nouvelle couturière absolument divine que tu viens de découvrir ? Nous avons du pain sur la planche. Si nous attendons le retour des hommes, ils vont vouloir prendre les choses en main, et je ne suis pas d’humeur à perdre du temps avec eux. Tu as terminé avec la Seanchanienne ? Je ne cracherais pas sur un peu d’aide.

Le dernier bouton d’Egeanin fermé, Elayne approcha de Nynaeve avec une froide détermination. Non, elle ne jacassait pas sur les hommes et les habits. En tout cas, bien moins que Rendra !

Écartant ses tresses, Nynaeve jeta un regard noir à son amie avant qu’elle entreprenne, sans trop de douceur, de lui boutonner sa robe.

Bien entendu, la triple rangée de boutons de nacre, dans le creux du dos, n’était pas un ornement, mais une austère nécessité ! Maîtresse al’Meara se laissait conseiller sur les corsages à la mode par Rendra, et après, maîtresse al’Meara accusait les autres de ne penser qu’aux chiffons. Parce que maîtresse al’Meara, nul n’en doutait, avait des préoccupations bien plus nobles.

— J’ai réfléchi, Nynaeve, et je crois avoir trouvé un moyen d’entrer au palais. Nous serons presque invisibles…

En écoutant Elayne, Nynaeve s’adoucit un peu. Elle aussi avait imaginé un plan… Quand Egeanin osa quelques suggestions, l’ancienne Sage-Dame fit la moue, mais elle ne s’autorisa pas assez de mauvaise foi pour refuser des conseils raisonnables.

Quand elles furent enfin prêtes à gagner la Chambre des Floraisons Fanées, Elayne et Nynaeve tenaient leur plan, et il n’était pas question que les hommes y changent une virgule. Moghedien, l’Ajah Noir ou quiconque tirait les ficelles au palais de la Panarch n’auraient qu’à bien se tenir, car les choses n’allaient pas tarder à changer.

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