Alors que les dernières gouttes de l’averse matinale tombaient encore du feuillage des pommiers, un pinson violet sautillait sur une branche où bourgeonnaient des fruits qui ne seraient pas récoltés cette année. Déjà haut dans le ciel, le soleil caché derrière d’épais nuages fournissait une lumière grisâtre.
Assis en tailleur sur le sol, Perrin éprouvait distraitement la résistance de la corde de son arc. Même si elle était enduite de cire, celle-ci avait tendance à se détendre quand on l’exposait à l’humidité. La violence de l’orage invoqué par Verin pour couvrir leur fuite, la nuit de l’évasion, avait surpris jusqu’à l’Aes Sedai. Depuis, il y en avait eu trois autres en six jours.
Six jours, vraiment ? Oui, ça devait être ça… ou pas. Depuis cette nuit-là, Perrin n’avait plus vraiment réfléchi, se laissant porter par les événements et réagissant au jour le jour. Le côté non coupant du tranchant de sa hache appuyait désagréablement contre son flanc, mais il s’en apercevait à peine.
Des monticules de terre couverts de végétation marquaient la présence des générations d’Aybara enterrées dans le verger. Parmi les sobres plaques de bois sculpté, les plus anciennes, craquelées et aux inscriptions pratiquement illisibles, remontaient à près de trois cents ans. Aplanies par le temps, des tombes encore plus vieilles ne se distinguaient même plus de la terre alentour.
Mais c’étaient les monticules détrempés par la pluie – parce que presque aucune végétation ne les protégeait – qui brisaient le cœur de Perrin. Des générations d’Aybara, oui, mais sûrement jamais quatorze personnes en même temps !
La tante Neain reposait près de l’oncle Carlin, inhumé longtemps avant elle, et leurs deux enfants dormiraient à jamais à leurs côtés. La grand-tante Easlin, elle, gisait dans la rangée où on avait enterré l’oncle Eward, la tante Magde et leurs trois enfants. La très longue rangée où se trouvait aussi la dernière demeure du père et de la mère de Perrin. Et celle d’Adora, de Deselle et du petit Paet. Une entière rangée de tombes à peine recouvertes d’herbe.
Sans baisser les yeux sur son carquois, Perrin compta du bout d’un index le nombre de flèches qu’il contenait. Beaucoup trop avaient été endommagées, leur seule valeur restant la possibilité de récupérer de la pointe en acier. N’ayant pas le temps d’en fabriquer lui-même, le jeune homme devrait aller voir l’artisan de Champ d’Edmond. Buel Dawtry produisait des projectiles de très bonne qualité – peut-être encore meilleurs que ceux de Tam.
Entendant bruire des brindilles dans son dos, Perrin huma l’air.
— Que se passe-t-il, Dannil ? demanda-t-il sans se retourner.
Surpris, le nouveau venu eut un moment d’hésitation, puis Perrin l’entendit très clairement reprendre son souffle.
— Perrin, dit Dannil Lewin, la dame est ici…
Parmi les compagnons de Perrin, personne n’était habitué à ses étranges dons. Par exemple identifier une personne avant de l’avoir vue ou dans l’obscurité. Se fichant de ce que les autres trouvaient bizarre ou non, l’ancien apprenti forgeron n’essayait plus de se cacher.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il trouva que Dannil avait beaucoup minci, ces derniers temps. Les fermiers ne pouvaient pas nourrir un nombre illimité de bouches. Du coup, contraints à s’en remettre à la chasse, les gens de Deux-Rivières passaient sans cesse du festin à la famine. Avec une nette prédominance de la famine, hélas…
— La dame, Dannil ?
— Oui, dame Faile. Et le seigneur Luc. Tous deux reviennent de Champ d’Emond.
Perrin se leva souplement puis partit à grandes enjambées, forçant Dannil à presser le pas pour le suivre.
En chemin, le jeune homme aux yeux jaunes réussit à ne pas regarder la maison – ou plutôt la carcasse calcinée qui se dressait en lieu et place du foyer où il avait grandi. En revanche, il sonda les arbres les plus proches de la ferme, vérifiant que ses sentinelles étaient à leur poste. À proximité du bois de l’Eau, les chênes, les pruches, les frênes et les lauriers étaient tous de très bonne taille. Leur feuillage luxuriant dissimulait parfaitement les gamins vêtus de couleurs passe-partout. Du coup, malgré sa vue exceptionnelle, Perrin lui-même avait du mal à les repérer. Dès qu’il aurait le temps, il faudrait qu’il passe un bon savon à ces gosses. Leur mission était de donner l’alarme si quelqu’un approchait, y compris Faile et ce fichu seigneur Luc.
Dressé dans un bosquet où Perrin, enfant, jouait à l’explorateur perdu dans une immensité sauvage, le camp rudimentaire était composé de couvertures drapées sur des branches afin d’offrir un abri et d’autres couvertures disposées sur le sol non loin des feux de cuisson. Ici aussi, les branches dégoulinaient… La majorité des jeunes hommes présents – une cinquantaine – portait la barbe, peut-être par souci d’imiter Perrin, ou parce qu’ils trouvaient inconfortable de se raser à l’eau froide. Tous étaient de bons chasseurs – les mauvais, il les avait depuis longtemps renvoyés dans leurs pénates –, mais ils n’avaient pas l’habitude de dormir plus d’une nuit ou deux à la belle étoile. Ni de faire ce que Perrin leur demandait – encore moins, en un sens.
Pour l’heure, ils entouraient Faile et Luc, bouche bée, et quatre ou cinq seulement avaient un arc à la main. Les autres armes reposaient près des couvertures, le plus souvent avec les carquois correspondants.
Perché sur un grand étalon noir, Luc était une véritable incarnation de l’arrogance d’un nobliau ne daignant même pas regarder les roturiers qui se pressaient autour de lui. L’odeur de ce triste individu dominait celle des autres – une sorte de discrimination olfactive, comme s’il n’avait rien de commun avec la plèbe, même pas l’appartenance à l’humanité.
Dans les bruissements coutumiers de sa jupe-culotte, Faile vint à la rencontre de Perrin, qui capta en plus de son odeur personnelle un léger parfum de savon aux herbes aromatiques.
— Maître Luhhan a dit que nous aurions une chance de te trouver ici.
Alors qu’il avait l’intention de lui demander ce qu’elle fichait là, Perrin enlaça sa compagne et lui souffla à l’oreille :
— Je suis content de te voir… Tu m’as manqué.
Faile s’écarta juste ce qu’il fallait pour lever les yeux sur son amoureux.
— Tu as l’air fatigué.
Perrin ignora cette remarque. Pour être fatigué, il fallait en avoir le temps, et ce n’était pas son cas.
— Tu les as tous ramenés à Champ d’Emond ?
— Ils sont à l’auberge, oui… (Faile sourit.) Maître al’Vere a déniché une vieille hallebarde, et il clame partout que les Fils devront lui passer sur le corps avant de pouvoir récupérer les prisonniers. Tout le monde est au village, Perrin. Verin et Alanna, plus les Champions – tous s’efforcent bien sûr de passer pour ce qu’ils ne sont pas. Et Loial. Lui, il fait sensation. Encore plus que Bain et Chiad. (Le sourire s’effaça.) Loial m’a demandé de te transmettre un message. Alanna s’est éclipsée deux fois sans prévenir. Selon notre ami ogier, Ihvon a paru surpris de voir qu’elle était partie. Je suis censée n’en parler qu’à toi. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Rien, peut-être… Sauf que je ne peux pas me fier à Alanna. Verin m’avait mis en garde, mais qui me prouve qu’elle est plus digne de confiance que sa collègue ? Bain et Chiad sont à Champ d’Emond, dis-tu ? Donc, Luc sait qui elles sont.
Perrin tourna la tête vers le seigneur. Quelques jeunes hommes s’étaient approchés pour lui poser des questions, et il leur répondait avec un sourire condescendant.
— Les Aielles sont venues avec nous, révéla Faile. Elles patrouillent autour de ton camp. Désolée, mais je doute qu’elles aient une très haute opinion de tes sentinelles. Perrin, pourquoi voudrais-tu que Luc ne sache rien au sujet des Aielles ?
— J’ai parlé à des gens dont la ferme a été incendiée…
Même si le seigneur était trop loin pour entendre, Perrin baissa la voix :
— Si on compte l’exploitation de Flann Lewin, Luc est passé dans cinq de ces domaines la veille de l’attaque ou le jour même.
— Perrin, je sais que c’est un imbécile bouffi d’orgueil, sur certains points. Alors qu’il est originaire du Murandy, il prétend avoir un droit héréditaire sur le trône d’une des Terres Frontalières. Mais de là à le soupçonner d’être un Suppôt des Ténèbres ! À Champ d’Emond, il a donné de très bons conseils. Et quand j’ai dit que tout le monde y était, c’est vraiment tout le monde ! (La jeune femme secoua la tête.) Des centaines de réfugiés sont venus du nord et du sud, de toutes les directions, en fait, avec leurs bêtes et une partie de leurs possessions. Tous parlent des avertissements de Perrin Yeux Jaunes. Ton village est prêt à se défendre si nécessaire, et Luc a été partout à la fois ces derniers jours.
— Perrin comment ? s’étrangla le jeune homme.
Il tenta aussitôt un changement de sujet :
— Venus du sud, dit-il ? Mais je ne suis pas allé plus loin au sud qu’ici. Et je n’ai parlé à aucun fermier au-delà d’une demi-lieue du village…
Taquine, Faile tira sur la barbe de son compagnon.
— Les nouvelles se répandent vite, mon grand général ! Je pense que la moitié de ces gens espèrent que tu les fédéreras, levant avec eux une armée, afin de renvoyer les Trollocs dans la Flétrissure. On parlera de toi à Deux-Rivières au cours des mille ans à venir. Perrin Yeux Jaunes, le chasseur de Trollocs.
— Par la Lumière ! marmonna le jeune homme.
Chasseur de Trollocs. Il avait fait si peu, jusque-là, pour mériter ce surnom. Deux jours après la libération des prisonniers, et un après que Verin et Tomas étaient partis de leur côté, Perrin et quinze de ses « hommes » avaient découvert les vestiges encore fumants d’une ferme. Après avoir enterré les dépouilles trouvées dans les cendres, suivre les pillards s’était révélé assez facile grâce aux talents d’éclaireur de Gaul… et au flair du « général ». Car pour lui, la puanteur des monstres n’avait pas eu le temps de se dissiper.
Certains des jeunes gars s’étaient montrés hésitants dès qu’ils avaient compris que la chasse aux Trollocs était vraiment ouverte. S’il avait fallu avancer pendant longtemps, ces garçons auraient probablement filé à la moindre occasion. Mais la piste conduisait à un taillis, à environ une lieue de la ferme incendiée. Comme de juste, les Trollocs n’avaient pas posté de sentinelles – sans Myrddraal pour les encadrer, ils cédaient immanquablement à la paresse – et les hommes de Deux-Rivières savaient approcher d’un objectif en silence. Vingt-deux Trollocs avaient péri, presque tous criblés de flèches dans leur couverture puante et avant même d’avoir pu dégainer une arme. Dannil, Ban et les autres avaient manifesté l’intention de célébrer leur victoire, jusqu’à ce qu’ils voient le contenu du grand chaudron encore suspendu au-dessus du feu. Beaucoup de « héros » étaient partis se cacher pour vomir, et presque tous avaient pleuré sans retenue.
Perrin s’était chargé de creuser la tombe. Une seule, car il n’y avait plus moyen de distinguer les uns des autres les fragments de corps et encore moins de dire quoi appartenait à qui. Une chance, car si ç’avait été possible, il aurait eu du mal à le supporter, si dur et si glacé qu’il soit devenu.
Le même jour, mais plus tard, personne n’avait hésité lorsque le « général » avait humé une autre piste nauséabonde. Quelques garçons avaient quand même marmonné au sujet de la « bizarrerie » du chef, mais tout s’était arrangé quand Gaul avait repéré des empreintes de sabots et de bottes – d’une pointure bien trop grande pour qu’elles appartiennent à des humains. Dans un autre taillis, près du bois de l’Eau, les vengeurs étaient tombés sur quarante et un Trollocs accompagnés par un Blafard. Ici, il y avait des sentinelles, mais elles ronflaient à leur poste. Cela dit, être plus vigilantes ne leur aurait pas servi à grand-chose. Se glissant entre les arbres et les buissons comme une ombre, Gaul avait promptement éliminé ces gardes.
Le groupe de Perrin comptait trente hommes, ce soir-là. Ceux qui n’avaient pas vu le chaudron en ayant entendu parler, tous avaient décoché leurs flèches en poussant des cris de guerre au moins aussi sauvages que ceux des monstres. Le Blafard tout de noir vêtu était mort le dernier, plus hérissé de projectiles qu’une pelote d’épingles. Quand il s’était enfin immobilisé, personne n’avait eu le cœur assez bien accroché pour récupérer des flèches sur sa carcasse.
Plus tard dans la soirée, le deuxième orage avait éclaté – un vrai déluge, avec des éclairs zébrant le ciel et des roulements de tonnerre. Depuis, Perrin n’avait plus senti de piste et toutes les traces avaient été effacées du sol.
Du coup, l’occupation principale du « général » et de ses troupes était d’éviter les patrouilles de Capes Blanches, bien plus fréquentes ces derniers temps. Selon les fermiers qu’avait rencontrés Perrin, les Fils semblaient surtout vouloir retrouver leurs prisonniers et capturer ceux qui les avaient fait évader. Quant aux Trollocs, ils s’en fichaient comme d’une guigne !
Quelques hommes s’étaient rassemblés autour de Luc. Avec sa haute taille, sa chevelure blond-roux se voyait de loin au milieu d’un cercle de têtes plus sombres. Le seigneur tenait le crachoir et son public l’écoutait en acquiesçant.
— Voyons un peu ce qu’il raconte…, maugréa Perrin.
Sans trop de bousculade, les jeunes hommes de Deux-Rivières s’écartèrent pour laisser passer « dame » Faile et leur chef. Sous leurs regards fascinés, le seigneur en veste rouge brodée de fil d’or pérorait d’abondance.
— … ainsi, le village est en sécurité, désormais. Beaucoup de gens se sont organisés pour le défendre. Quant à moi, j’avoue apprécier de pouvoir dormir sous un toit quand l’occasion se présente. Maîtresse al’Vere, la femme de l’aubergiste, est une excellente cuisinière. Son pain est un des meilleurs que j’aie jamais goûtés. Du pain tout juste sorti du four et du beurre frais, que demander de plus ? Peut-être de s’installer confortablement dans la salle commune pour savourer une coupe de vin ou une chope de la délicieuse bière brune de maître al’Vere.
— Perrin, le seigneur Luc nous conseille d’aller à Champ d’Emond, dit Kenley Ahan en frottant son nez rouge du dos d’une main crasseuse.
Kenley n’était pas le seul à n’avoir pas pu se laver aussi souvent qu’il l’aurait voulu, ces derniers temps. Ni le seul à avoir attrapé un gros rhume.
Luc sourit à Perrin comme il aurait souri à un chien pour l’encourager à faire le beau.
— Le village est bien défendu, mais il n’y a jamais trop de costauds dans une milice.
— Nous chassons les Trollocs, répondit Perrin. Toutes les fermes ne sont pas abandonnées, et à chaque bande de monstres massacrée, nous sauvons une exploitation et des gens qui ont ainsi la possibilité d’aller se mettre en sécurité.
Wil al’Seen éclata de rire. Avec une barbe de six jours et le nez comme un lampion, il n’avait plus grand-chose d’un séducteur.
— Voilà des jours que nous n’avons plus senti un Trolloc ! Sois raisonnable, Perrin. Nous les avons peut-être tous tués.
Des murmures approbateurs montèrent de l’assistance.
— Je ne voudrais surtout pas semer la zizanie, dit Luc. (Il écarta les mains, vibrante incarnation de l’innocence.) Il n’est pas douteux que vous avez eu de grands succès, en plus de ceux dont nous avons entendu parler. Des centaines de Trollocs ont dû tomber sous vos coups. Qui sait ? vous les avez peut-être tous chassés du territoire. En tout cas, Champ d’Emond est disposé à vous accueillir comme des héros. Et c’est la même chose à Colline de la Garde. Y a-t-il ici des natifs de Promenade de Deven ?
Wil hocha la tête. Luc lui tapa sur l’épaule avec une familiarité horriblement mal imitée.
— Accueilli comme un héros, mon garçon.
— Tous ceux qui veulent partir sont libres de le faire, dit Perrin d’un ton neutre.
D’un regard, Faile lui fit comprendre que ce n’était pas, selon elle, un comportement digne d’un général. Mais Perrin ne voulait forcer personne à le suivre. Et il n’avait aucune intention d’être un chef.
— À mes yeux, dit-il, le travail n’est pas terminé, mais c’est à vous de choisir.
Personne ne broncha, même si Wil et quelques autres semblèrent bouillir intérieurement. Baissant la tête, la plupart des « héros » regardèrent le sol et entreprirent de nettoyer les semelles de leurs bottes dans les feuilles mortes de l’année précédente.
— S’il ne vous reste plus de Trollocs à pister, dit Luc d’un ton détaché, il serait peut-être temps de vous intéresser aux Fils de la Lumière. Ils ne sont pas ravis que des gens de Deux-Rivières aient choisi de se défendre seuls. Si j’ai bien compris, ils ont l’intention de pendre les « insurgés » qui ont libéré des prisonniers.
Les « héros » échangèrent des regards inquiets.
À cet instant, Gaul fendit la petite foule, Bain et Chiad sur les talons. En guise de « fendre », les Aiels se contentèrent d’avancer, puisque les « insurgés » s’écartèrent promptement sur leur passage.
Luc regarda Gaul sans aménité. Imperturbable, le guerrier ne baissa pas les yeux. Wil, Dannil et leurs compagnons semblèrent ravis de voir les Aiels, car ils pensaient que des centaines d’autres se cachaient dans les taillis, les bosquets et les bois. Ils ne demandaient jamais pourquoi ces renforts ne se montraient pas, et Perrin évitait soigneusement le sujet. Si l’illusion d’avoir des alliés leur donnait du cœur au ventre, pourquoi les en priver ?
— Qu’as-tu trouvé ? demanda Perrin.
Gaul était parti en patrouille la veille. Capable d’avancer aussi vite qu’un cavalier – plus vite dans les bois –, il avait un œil d’aigle.
— Des Trollocs, répondit Gaul comme s’il annonçait avoir repéré un troupeau de moutons. Ils traversaient le bois de l’Eau – qui porte bien son nom, avec toute cette humidité – et je pense qu’ils ont l’intention d’établir leur camp à la lisière de ce bois. Ils sont une trentaine. Et au sud, là où ils attaqueront sans doute cette nuit, il reste des fermes habitées. (Il eut un sourire de prédateur.) Ils ne m’ont pas vu et ne se méfieront pas.
Chiad se pencha pour parler à l’oreille de Bain – si fort qu’on aurait pu l’entendre à vingt pas à la ronde.
— Pour un Chien de Pierre, il marche assez vite. Et en faisant à peine plus de bruit qu’un taureau boiteux.
— Alors, Wil ? lança Perrin. Tu veux aller à Champ d’Emond ? Si tu te rases, tu trouveras peut-être une fille à embrasser pendant que les Trollocs se rempliront l’estomac.
Wil s’empourpra jusqu’aux oreilles.
— Cette nuit, je serai là où tu seras, Aybara !
— Personne ne songe à rentrer s’il y a encore des Trollocs dans le coin, ajouta Kenley.
Perrin balaya du regard ses « héros », qui hochèrent tous la tête.
— Et toi, seigneur Luc ? Nous serions fiers d’avoir un noble, Quêteur du Cor, qui plus est, à nos côtés.
Luc eut un demi-sourire qui n’adoucit en rien son regard hautain.
— Désolé, mais on a encore besoin de moi à Champ d’Emond pour superviser les défenses. Si les Trollocs attaquaient – plus d’une petite trentaine, bien sûr – ma mission est de protéger les villageois. Idem si les Capes Blanches venaient en force. Dame Faile, si tu veux bien ?
Luc tendit une main pour aider la jeune femme à monter en selle.
Faile secoua la tête.
— Seigneur Luc, je vais rester avec Perrin.
— Quel dommage…, murmura le Quêteur, comme s’il pensait que le mauvais goût des femmes n’avait pas de limites.
Tirant sur ses gantelets ornés de loups brodés, il bougea très légèrement sur sa selle pour mettre en mouvement son étalon.
— Bonne chance à toi, seigneur Yeux Jaunes. Et à tous les autres aussi.
S’inclinant à l’intention de Faile, Luc fit volter son étalon puis le lança au galop si brusquement que plusieurs hommes durent sauter sur le côté pour ne pas être renversés.
À la façon dont Faile le regarda, Perrin s’attendit à un sacré sermon sur la courtoisie, dès qu’ils seraient seuls. Quand il n’entendit plus le bruit des sabots du cheval noir, il se tourna vers Gaul :
— Pouvons-nous aller à la rencontre des Trollocs ? Et leur tendre une embuscade avant qu’ils aient atteint l’endroit où ils veulent camper ?
— C’est faisable, si nous partons tout de suite. Ils avancent en colonne, sans trop se presser. Un Blafard les accompagne. Cela dit, il serait plus simple de les surprendre dans leur sommeil.
Plus simple pour les jeunes gens de Deux-Rivières, bien entendu. Gaul n’était pas du genre à redouter une bataille rangée.
S’il ne montait de lui aucun relent de peur, il en allait autrement de bien des jeunes gens. Pourtant, pas un ne suggéra qu’un affrontement à la loyale, avec un Myrddraal pour pimenter la sauce, pouvait être un mauvais plan. Dès que Perrin en eut donné l’ordre, ses compagnons éteignirent les feux, dispersèrent les cendres, rassemblèrent leurs chiches affaires et enfourchèrent leurs montures si mal assorties. Avec les sentinelles – Perrin nota de ne pas oublier d’avoir avec elles une conversation musclée – le groupe comptait près de soixante-dix individus. Largement assez pour tomber sur trente Trollocs et les réduire en bouillie. Ban al’Seen et Dannil dirigeaient chacun un demi-détachement, le meilleur moyen d’étouffer les querelles de pouvoir. Bili al’Dai, Kenley et quelques autres tenaient lieu de sous-officiers, supervisant des escouades de dix hommes. Wil comptait parmi ces sous-chefs. Quand il ne pensait pas aux filles, c’était un type bien, en général.
Alors que les Aiels partaient en éclaireurs, Faile fit chevaucher Hirondelle à côté de Trotteur.
— Tu ne lui fais aucune confiance, marmonna-t-elle. Comme s’il était un Suppôt des Ténèbres.
— Je me fie à toi, à mon arc et à ma hache, répondit Perrin.
Faile parut à la fois flattée et attristée. Pourtant, ce n’était que la stricte vérité.
Gaul guida la colonne vers le sud pendant deux heures, puis il s’engagea dans le bois de l’Eau où des chênes, des pins et des lauriers dominaient toute une variété d’arbres, d’arbustes et de buissons. Voisinant avec des frênes de bonne taille à la cime ronde, des saules noirs se serraient contre des palmiers en forme de cônes. Au pied de tous les troncs, la broussaille et les lianes s’entrelaçaient pour former comme une corolle. Sur les branches, des milliers d’écureuils pépiaient, tandis que des grives, des pinsons et des étourneaux voletaient de feuillage en feuillage.
Perrin capta une odeur de cerfs, de lièvres et de renards. Dans ce bois sillonné de petits cours d’eau, les étangs et les mares abondaient. Le plus souvent ombragées, ces étendues d’eau parfois à ciel ouvert, dans des clairières, faisaient entre dix et près de cinquante pas de large.
Sur le sol détrempé par la série d’orages, les sabots des chevaux produisaient d’étranges bruits de succion.
Après environ une demi-lieue de marche, Gaul s’arrêta entre une grande mare entourée de saules et un ruisselet d’un pas de large. S’ils continuaient dans la même direction, les Trollocs passeraient par là. Pour s’en assurer, les trois Aiels partirent en éclaireurs. Ils revinrent très vite et confirmèrent que l’ennemi approchait.
Confiant la garde des chevaux à Faile et à douze hommes, Perrin fit déployer en arc de cercle ses soixante compagnons, afin de former une muraille à laquelle les Trollocs ne pourraient pas éviter de se heurter. Après s’être assuré que tous les hommes étaient bien dissimulés et savaient ce qu’ils avaient à faire, le « général » se plaça au centre du piège, près d’un chêne au tronc de près de six pieds de diamètre.
Une fois sûr que sa hache ne se coincerait pas dans la boucle de sa ceinture, il encocha une flèche dans son arc et attendit. Une légère brise venant lui ébouriffer les cheveux, il pourrait sentir les Trollocs bien longtemps avant d’être en mesure de les voir. S’il avait bien calculé son coup, ils arriveraient juste en face de lui.
Les minutes passèrent, puis bientôt une heure… Que fichaient donc les Créatures des Ténèbres ? Si Perrin restait trop longtemps dans cette atmosphère humide, il serait bon pour changer la corde de son arc.
Les oiseaux disparurent quelques instants avant que les écureuils se taisent. Comprenant que le moment fatidique était arrivé, Perrin huma l’air à pleins poumons. Bizarrement, il ne capta rien. La brise soufflant dans la bonne direction, il aurait dû sentir les Trollocs en même temps que les oiseaux et les écureuils.
Un tourbillon d’air charria jusqu’aux narines de Perrin une puanteur qu’il connaissait trop bien.
— Ils sont derrière nous ! cria-t-il en se retournant. Tous les hommes avec moi ! Deux-Rivières, à moi !
Derrière le « piège », il y avait les chevaux. Et Faile.
Des cris sauvages montèrent de toutes parts. Un Trolloc à cornes de bélier apparut face à Perrin et leva aussitôt son arc long. Perrin arma aussitôt le sien, lâcha sa flèche au jugé et en sortit immédiatement une autre de son carquois. Touché entre les deux yeux, le Trolloc s’écroula sans qu’il y ait besoin de doubler le tir. Mais il avait eu le temps de tirer, et sa flèche – de la taille d’une petite lance – percuta Perrin au flanc à la vitesse d’un cheval au galop.
Le souffle coupé, le jeune homme se plia en deux, lâchant son arc et sa flèche de rechange. La douleur, déjà atroce, empirait encore dès qu’il tentait de respirer.
Deux autres monstres, une gueule de loup dessinant un rictus sous leurs cornes de chèvre, sautèrent par-dessus le cadavre de leur frère d’armes – sans le voir ni s’en soucier. Bien plus grands que Perrin et deux fois plus larges, ils chargeaient, leur cimeterre fendant l’air.
Le jeune homme se releva, serra les dents, cassa la hampe de la flèche plantée dans sa chair et tira sa hache de sa ceinture. Puis il chargea en hurlant à la mort.
En hurlant, oui. Pour exprimer la rage qui recouvrait d’un voile rouge ses yeux jaunes. Face aux deux monstres géants aux pièces d’armure hérissées de piques sur les épaules et aux coudes, il mania sa hache comme un bûcheron qui aurait voulu couper net un arbre avec chaque coup.
Pour Adora. Pour Deselle.
— Pour ma mère ! Crevez tous ! Pour ma mère !
S’avisant soudain qu’il s’acharnait sur deux dépouilles déjà hachées menues, Perrin se força à cesser de frapper. Tendant l’oreille, il constata qu’il y avait beaucoup moins de cris. Y avait-il d’autres survivants que lui ?
— À moi ! Gens de Deux-Rivières, à moi !
— Deux-Rivières ! cria quelqu’un.
— Deux-Rivières ! répondit une autre voix.
Deux ? Seulement deux ?
— Faile ! Au nom de la Lumière ! Faile !
Une silhouette noire apparut entre les arbres, annonçant la venue d’un Myrddraal bien avant que Perrin ait pu distinguer clairement le Sans-Yeux en cuirasse sombre, sa cape couleur d’encre n’ondulant pas d’un pouce alors qu’il courait à la vitesse du vent. En approchant, le tueur noir ralentit, certain de sa victoire sur un adversaire blessé. Sur son visage blême, l’absence de globes oculaires était tout aussi terrifiante que s’il avait eu des yeux de feu liquide.
— Faile ? répéta le Myrddraal d’une voix qui grinçait comme un morceau de cuir brûlé qu’on broie dans sa main. Ta Faile était… délicieuse.
Hurlant de rage, Perrin bondit sur le Blafard, dont l’épée noire dévia sans peine son premier coup de hache. Le deuxième et le troisième ne furent pas plus efficaces. Son visage soudain tendu sous l’effet de la concentration, le Myrddraal se déplaçait avec la souplesse d’une vipère et la rapidité de la foudre. Pour l’instant, Perrin parvenait à le maintenir sur la défensive. Mais ça ne durerait pas. Son flanc blessé pissait le sang et le brûlait comme le feu d’une forge. Condamné à faiblir, Perrin finirait avec une épée noire dans le cœur dès que ses dernières forces l’auraient abandonné.
Quand il glissa dans la boue, basculant en arrière, le Blafard arma son bras pour porter le coup de grâce. Jaillissant de nulle part, une lame lui décolla presque la tête des épaules. Un geyser de sang noir jaillit du cou de la créature, qui continua pourtant à frapper, refusant de mourir pour de bon et de cesser de tuer.
Alors qu’il s’écartait de la trajectoire furieuse du monstre moribond, Perrin leva les yeux sur l’homme qui essuyait calmement sa lame avec une poignée de feuilles.
Ihvon, sa cape caméléon pendant sans un pli, comme s’il était en train de boire une infusion.
— Alanna m’a envoyé à ta recherche, dit le Champion. J’ai eu du mal, parce que tu sais rudement bien brouiller les pistes, mais soixante-dix chevaux laissent forcément des traces.
Son infusion finie, le Champion semblait à présent s’apprêter à allumer sa pipe devant une cheminée.
— Les Trollocs n’étaient pas liés à ce… à cette vermine. (Ihvon désigna le Blafard qui était enfin tombé mais continuait à zébrer l’air avec sa lame.) C’est bien dommage, non ? Mais si tu parviens à rassembler tes hommes, les Trollocs hésiteront peut-être à vous affronter, sans un Myrddraal pour les y forcer. Ils sont une centaine, au fait. Un peu moins, si on enlève ceux que tu as tués.
Son épée au poing – le seul détail signalant une situation hors du commun –, le Champion entreprit de sonder les alentours en quête d’un danger.
Un instant, Perrin en resta muet. Alanna voulait le voir ? Et elle avait envoyé Ihvon ? Juste à temps pour lui sauver la vie…
Perrin s’arracha à son hébétude et cria :
— Deux-Rivières, à moi ! Pour l’amour de la Lumière, à moi ! Deux-Rivières !
Cette fois, il ne se tut pas avant que des silhouettes familières apparaissent entre les arbres. Des silhouettes titubantes au visage maculé de sang. Certains hommes se soutenaient l’un l’autre et beaucoup avaient perdu leurs armes.
Les Aiels se montrèrent aussi, apparemment indemnes, n’était la légère claudication de Gaul.
— Les choses ne se sont pas passées comme prévu, dit simplement le guerrier.
Il aurait parlé sur le même ton de la pluie et du beau temps.
Faile apparut entre les arbres avec les chevaux – non, la moitié, mais Hirondelle et Trotteur étaient du nombre – et neuf des douze hommes que Perrin avait laissés avec elle. La jeune femme arborait une coupure sur la joue, mais elle était vivante, et cela seul comptait ! Perrin voulut la serrer contre lui, mais elle le repoussa en marmonnant qu’elle n’avait pas envie de se blesser contre le moignon de hampe d’une flèche. Elle écarta cependant délicatement la veste du jeune homme pour voir à quel endroit il était touché exactement.
Perrin regarda les hommes qui l’entouraient. Il n’en arrivait plus de nouveaux, pourtant, bien des visages manquaient à l’appel. Kenley Ahan… Bili al’Dai… Teven Marwin… Perrin se força à nommer les absents et à les compter. Vingt-sept… Vingt-sept jeunes hommes perdus…
— Vous avez ramené tous les blessés ? Il ne reste personne en arrière ?
Perrin sentit que les mains de Faile tremblaient sur son flanc. Elle venait de découvrir la plaie et semblait à la fois inquiète et folle de rage. Elle avait raison dans les deux occurrences. Il n’aurait jamais dû l’entraîner là-dedans.
— Nous n’avons laissé que les morts, répondit Ban al’Seen d’une voix aussi blanche que son visage.
Les yeux plissés, Wil semblait regarder quelque chose dans le lointain.
— J’ai vu Kenley, dit-il. Sa tête était dans la fourche d’un chêne, mais son corps reposait au pied du tronc. Je l’ai vu… Son rhume ne l’embêtera plus, désormais…
Le jeune homme éternua et sembla surpris d’être encore un être humain aux manifestations normales.
Perrin soupira et le regretta aussitôt, car la douleur le força à serrer les dents. Un foulard de soie verte à la main, Faile tentait de sortir de son pantalon le pan de sa chemise. Il la repoussa, ignorant son regard furibond. Ce n’était pas le moment de soigner une plaie.
— Les blessés sur les chevaux…, ordonna Perrin quand il put desserrer les dents. Ihvon, vont-ils nous attaquer ? Ihvon ?
Le Champion apparut, tenant son cheval gris par la bride.
— Peut-être… et peut-être pas, répondit-il quand Perrin eut répété sa question. Livrés à eux-mêmes, les Trollocs préfèrent les proies faciles. Sans un Myrddraal pour les aiguillonner, ils attaqueront une ferme plutôt que des gens capables de les cribler de flèches. Il faut que tous les hommes encore un peu valides brandissent un arc avec une flèche encochée, même s’ils ne sont plus en état de tirer sur la corde… Les monstres décideront peut-être que le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Perrin frissonna. Si les Trollocs attaquaient, ils s’amuseraient comme des danseurs le jour de la Fête du Soleil. Dans le groupe, seuls Ihvon et les Aiels étaient en état de se battre. Avec Faile, dont les yeux noirs brillaient de fureur. Il devait la conduire en sécurité…
Le Champion ne proposa pas son destrier à un blessé, ce qui sembla parfaitement logique à Perrin. L’animal n’aurait sûrement pas accepté un cavalier inconnu, et un cheval de guerre, monté par son maître, serait une arme dévastatrice si les Trollocs revenaient à la charge.
Perrin tenta d’aider Faile à enfourcher Hirondelle, mais elle l’en empêcha.
— Tu as dit : « Les blessés sur les chevaux. » Tu te souviens ?
Poussant le raisonnement jusqu’au bout, Faile insista pour que le « général blessé » chevauche Trotteur. Très mécontent, Perrin redouta en outre que ses hommes protestent, après le désastre dont il était responsable. Mais aucun ne réagit.
Il y avait juste assez de chevaux pour les hommes incapables de marcher ou qui n’auraient pas tenu très longtemps. Finissant par reconnaître qu’il appartenait à la seconde catégorie, Perrin monta péniblement en selle. Serrant les dents, il parvint à se tenir bien droit alors qu’une bonne moitié de ses hommes avaient dû se coucher sur l’encolure de leur cheval.
Les jeunes gens encore en état de marcher et une partie de ceux qui chevauchaient s’accrochèrent à leur arc comme s’il s’agissait d’une planche de salut. Perrin brandit aussi le sien, et Faile récupéra celui d’un blessé grave. Même si elle aurait probablement été incapable d’armer un arc de Deux-Rivières, seules les apparences comptaient. Pour s’en tirer vivants, ils allaient devoir s’en remettre à une illusion.
Comme Ihvon, tendu comme une lanière de fouet prête à claquer, les Aiels semblaient en pleine forme, à croire qu’ils revenaient d’une promenade. Leurs lances glissées dans la bandoulière de l’étui de leur arc, ils avançaient, prêts à décocher une flèche au premier signe de danger.
Le reste du groupe, Perrin y compris, n’était plus qu’un détachement en déroute. Plus le moindre rapport avec les jeunes héros qu’il avait conduits dans cet enfer, général de pacotille gonflé de sa propre importance et absurdement confiant.
Peut-être, mais parfois, l’illusion fonctionnait aussi bien que la réalité. Pendant un moment, la brise charria l’odeur infâme des Trollocs, la preuve qu’ils suivaient les rescapés, mais il n’y eut pas d’attaque. Puis la puanteur se dissipa, indiquant que les monstres avaient renoncé, vaincus par un leurre.
Faile marchait à côté de Trotteur. Tenant son arc d’une main, elle avait posé l’autre sur la jambe de Perrin, comme si elle entendait l’empêcher de tomber. Souriant de temps en temps pour encourager le jeune homme, elle ne parvenait pourtant pas à cacher son inquiétude. Afin de la convaincre qu’il allait bien, Perrin lui rendit ses sourires.
Vingt-sept morts… Vingt-sept morts dont les noms résonnaient en boucle dans sa tête. Colly Garren… Jared Aydaer… Dael al’Taron… Ren Chandin…
Vingt-sept garçons de Deux-Rivières morts à cause de sa stupidité. Vingt-sept !
Ayant emprunté la route la plus directe pour sortir du bois de l’Eau, la petite colonne émergea à l’air libre au milieu de l’après-midi. À quelle heure exactement ? Avec un ciel si plombé, c’était impossible à dire.
Des pâturages où poussaient quelques arbres s’étendaient devant les survivants. Dans le lointain, Perrin distingua quelques fermes dont les cheminées ne crachaient pas la moindre volute de fumée. Si ces exploitations n’avaient pas été abandonnées, il y aurait eu quelque chose en train de cuire dans quelques cheminées. La colonne de fumée la plus proche se trouvait plus d’une lieue à l’est.
— Nous devrions passer la nuit dans une ferme, dit Ihvon. Un toit nous protégera s’il pleut encore, et nous pourrons faire du feu. Sans compter la nourriture, l’eau et les pansements que nous trouverons sûrement.
Perrin acquiesça sans discuter. À l’évidence, le Champion était bien plus compétent que lui. Même le vieux Bili Congar, avec son cerveau rongé par la bière, aurait fait un meilleur chef que lui. Du coup, il laissa Trotteur emboîter le pas au cheval gris du Champion.
Un peu moins d’une demi-lieue plus loin, Perrin capta de lointains échos de musique. Une joyeuse mélodie jouée par des violons et des flûtes. Pensant qu’il avait des hallucinations auditives, il comprit que non en voyant, un peu plus tard, que ses compagnons échangeaient des regards incrédules… puis des sourires soulagés. La musique était synonyme de présence humaine. Et de joie, à entendre le rythme endiablé de la mélodie. Des gens pouvaient encore avoir des choses à fêter dans cette vallée de larmes ? Cette simple idée incita les survivants de Deux-Rivières à avancer un peu plus vite.