16 Des adieux…

Étendu sur des draps trempés de sueur, les yeux rivés au plafond, Perrin s’avisa que l’obscurité cédait la place à la lumière grisâtre de l’aube. Très bientôt, le soleil pointerait à l’horizon. Le matin… Un moment de la journée où renaissait l’espoir. L’heure de se lever et d’agir. La renaissance de l’espoir ? Le jeune homme faillit éclater de rire. Depuis combien de temps était-il réveillé ? Au moins une heure et sans doute plus…

Perrin voulut se gratter la barbe et fit la grimace. Son épaule blessée s’était ankylosée. S’asseyant lentement, il fit bouger son bras. De la sueur ruissela aussitôt sur son front, mais il persévéra, ravalant ses grognements et s’interdisant de lâcher un juron quand la douleur était trop vive. Au bout d’un moment, il eut recouvré sa liberté de mouvement, même si l’épaule continuait à lui faire mal.

Une très mauvaise nuit, des phases de sommeil agité alternant avec de longues périodes d’éveil. À ces moments-là, il voyait flotter devant lui le visage de Faile et ses yeux accusateurs. L’avoir tant fait souffrir lui brisait le cœur… Dans son sommeil, il se voyait en train de monter à la potence sous le regard de sa compagne. Parfois, elle tentait de le sauver, défiant des Fils de la Lumière armés jusqu’aux dents. Tandis qu’on lui passait un nœud coulant autour du cou, Perrin hurlait à la mort parce que ces monstres tuaient Faile.

Dans certaines variations du cauchemar, la jeune femme le regardait mourir avec un sourire satisfait.

Comment s’étonner que des songes pareils le réveillent en sursaut ? Une fois, il avait rêvé que des loups sortaient de la forêt pour voler à son secours et sauver également Faile. Tout ça pour mourir sous les flèches des Capes Blanches ou pour venir s’empaler sur leurs lances…

Non, la nuit n’avait rien eu de reposant. Après des ablutions expédiées, Perrin s’habilla à la hâte et quitta la chambre avec l’espoir d’abandonner derrière lui les derniers lambeaux de ses cauchemars.

Dans les couloirs, il restait fort peu de traces du raid de la veille. Une tapisserie déchirée par une épée, un coin de coffre fendu par une hache ou une zone un peu plus claire, sur le sol carrelé, parce qu’on avait enlevé un tapis couvert de sang. La majhere avait mobilisé son armée de serviteurs, et tant pis si certains arboraient de gros pansements, pour balayer et laver le sol ou emporter et remplacer les objets détériorés. Solide femme aux cheveux grisonnants tenus relevés par le foulard noué autour de son crâne, la gouvernante s’appuyait sur une canne à cause d’une blessure récoltée la veille. Ça ne l’empêchait pas de claironner ses ordres d’un ton ferme. À l’évidence, elle entendait faire disparaître tous les stigmates de la seconde invasion de la forteresse.

Avisant Perrin, elle le salua d’une révérence des plus embryonnaires. Même lorsqu’elle était de bonne humeur, les Hauts Seigneurs n’obtenaient guère plus d’elle.

Malgré les efforts des domestiques, sous l’odeur du savon, de la cire et d’autres produits d’entretien, Perrin captait toujours celle du sang. Métalliques pour le fluide vital des humains, fétides pour celui des Trollocs et acides pour celui des Myrddraals, ces effluves lui agressaient les narines. Décidément, il ne regretterait pas de quitter cet endroit.

La porte de la chambre de Loial, bien plus haute et bien plus large que celle d’une pièce normale, était munie d’une poignée surdimensionnée en forme de sarment de vigne placée à peu près au niveau de la tête de Perrin. Dans la forteresse, on trouvait plusieurs chambres (presque toujours vides) conçues spécialement pour les Ogiers de passage. Même si la Pierre de Tear était antérieure aux plus grands chefs-d’œuvre des Ogiers, avoir de temps en temps recours aux services de quelques Bâtisseurs restait une affaire de prestige.

Perrin frappa à la porte, attendit et entra quand une voix semblable à une lente avalanche l’y invita.

La chambre était tout aussi surdimensionnée que la porte. Mais avec Loial debout au milieu du tapis à motifs végétaux, sa pipe à long tuyau au bec, tout semblait d’une taille normale. S’il était un peu moins costaud qu’un Trolloc, l’Ogier devait être au minimum aussi grand. Sa longue veste verte boutonnée jusqu’à la taille et ouverte ensuite tombait comme un kilt sur son pantalon bouffant. Habitué à l’allure de son ami, Perrin ne s’en étonnait plus, mais il suffisait cependant d’un regard pour voir qu’on n’avait pas affaire à un homme ordinaire debout dans une chambre banale. Avec un nez si gros qu’il ressemblait à un museau et ses longs sourcils pendant des deux côtés de ses yeux plus grands que des soucoupes, Loial n’aurait pas eu besoin de ses oreilles poilues et de ses cheveux noirs en broussaille pour paraître exotique. Reconnaissant Perrin, il le salua d’un sourire qui lui fendit pratiquement en deux le visage.

— Bonjour, mon ami, dit-il en retirant la pipe de sa bouche. Bien dormi ? Après les événements de cette nuit, ça n’a pas dû être facile. Moi, j’ai passé la moitié de mon temps éveillé afin de consigner par écrit tout ce qui était arrivé.

Perrin remarqua que l’Ogier tenait une plume de sa main libre aux doigts – aussi gros que des saucisses ! – copieusement tachés d’encre.

Des livres s’entassaient sur les fauteuils géants, sur l’énorme lit et sur la table dimensionnée à l’échelle du reste. Connaissant désormais les Ogiers, Perrin ne fut pas surpris (mais quand même un peu décontenancé) de voir des fleurs partout. Par vases entiers, dans des paniers, en petits bouquets tenus par des rubans ou de la ficelle, en couronnes, en gerbes et même en massifs reconstitués, comme si la pièce était un jardin intérieur.

Dans une chambre, Perrin n’avait jamais rien vu d’équivalent. L’air embaumait, comme dans un jardin, effectivement. Mais l’apprenti forgeron n’eut pas le temps de s’ébaubir, car il remarqua la grosse bosse qui déformait le crâne de l’Ogier et sa démarche légèrement claudicante. Si Loial n’était pas en état de voyager… Un peu honteux de penser si égoïstement à un ami, Perrin se rappela que nécessité faisait loi en certaines circonstances.

— Tu as été blessé ? Moiraine peut te guérir, et je suis sûr qu’elle le fera.

— Ce n’est pas bien grave, et tant de gens ont besoin de son aide, aujourd’hui. Je n’ai pas voulu la déranger. De toute façon, ça ne m’empêche pas de travailler.

Loial désigna le cahier relié de tissu qui reposait sur la table à côté d’un encrier ouvert. Immense aux yeux de Perrin, ce « carnet » rentrait cependant sans problème dans la poche de Loial.

— J’espère que mon rapport est exact… Hier, je n’ai pas vu grand-chose de l’action.

— Loial est un héros, dit Faile en émergeant de derrière un paravent de fleurs, un livre entre les mains.

Perrin sursauta. Alors qu’elle devait être assise en train de lire, la fragrance des fleurs avait masqué son parfum pourtant si particulier.

Loial souffla un ou deux « Chut ! » impérieux, agita frénétiquement les oreilles – un signe d’embarras qui ne trompait pas – et se tordit nerveusement les mains. La jeune femme n’en tint pas compte. Foudroyant Perrin du regard, elle continua :

— Il a rassemblé le plus d’enfants possible, avec une partie de leurs mères, dans une grande salle dont il a défendu seul la porte contre une horde de Trollocs et un Myrddraal. Pendant toute la bataille, il a tenu le coup, seul contre tous. Les fleurs sont un cadeau des femmes de la Pierre en hommage à son courage indomptable et à sa loyauté indéfectible.

Perrin réussit à ne pas tressaillir, mais ce ne fut pas facile. Il avait agi comme il le fallait avec Faile. Cela dit, il ne pouvait pas espérer qu’elle s’en aperçoive. Même si elle connaissait ses motivations, elle ne pouvait pas faire le lien.

C’était le bon choix. J’en suis sûr !

Dans ce cas, pourquoi se sentait-il si mal à l’aise ? N’était-il pas injuste qu’on se sente coupable parce qu’on avait bien agi ?

— Ce n’était rien, fit Loial, les oreilles frémissant de plus belle. Les enfants ne pouvaient pas se défendre, voilà tout. Je n’ai rien d’un héros.

— Absurde ! s’écria Faile. (Elle se servit d’un index en guise de marque-page et approcha du géant qui la faisait sembler plus petite encore que d’habitude.) Si tu étais un humain, toutes les femmes de la Pierre voudraient t’épouser. Et même étant un Ogier, tu trouverais encore des candidates au mariage. Loial le bien nommé, puisque être loyal est sa seconde nature. Quelle femme n’aimerait pas ça ?

Les oreilles de l’Ogier s’en pétrifièrent d’horreur. Perrin en sourit d’aise. À l’évidence, Faile passait la brosse à reluire à Loial avec l’espoir qu’il accepte de l’emmener avec eux. Mais là, sans le savoir, la rusée manipulatrice venait de prendre sa cible à rebrousse-poil.

— Des nouvelles de ta mère, Loial ? demanda Perrin histoire de retourner le couteau dans la plaie.

— Non, répondit l’Ogier, parvenant à paraître soulagé et inquiet dans le même mouvement. Mais hier, j’ai rencontré Laefar en ville. Il a été surpris de me voir, et c’était réciproque. À Tear, les gens de mon peuple sont plutôt rares. Laefar a quitté le Sanctuaire Shangtai pour établir un devis – des réparations sur un élément d’architecture conçu par les Ogiers, dans un des palais. Je connais ce gaillard : dès qu’il sera de retour chez moi, il clamera partout que je suis à Tear.

— C’est inquiétant, concéda Perrin.

— Selon Laefar, les Anciens parlent de moi comme d’un fugitif. Ma mère a promis de me trouver une épouse, afin que je me « range ». Elle aurait même choisi l’heureuse élue. Laefar prétend ne pas savoir de qui il s’agit. Mais j’ai des doutes, parce que ces histoires l’amusent beaucoup… En tout cas, ma « fiancée » pourrait être ici dans un mois.

Devant la consternation de Faile, Perrin faillit encore sourire. Cette femme pensait en savoir aussi long sur le monde que lui – à vrai dire, elle ne se trompait pas –, mais elle ne connaissait pas Loial. Le Sanctuaire Shangtai était son foyer, au cœur de la Colonne Vertébrale du Monde. Malgré son âge respectable, quatre-vingt-dix ans, il n’était pas assez vieux pour avoir le droit d’en sortir sans autorisation. L’espérance de vie des Ogiers étant très élevée, Loial était en réalité aussi jeune que Perrin. Ça ne l’avait pas empêché de partir à l’aventure dans le monde. Sa plus grande angoisse, depuis, était que sa mère le retrouve, le ramène de force, le marie contre son gré et l’emprisonne à tout jamais.

Tandis que Faile essayait de comprendre ce qui se passait, Perrin rompit le silence :

— Loial, il faut que je retourne chez moi. Et ta mère ne te trouvera pas à Champ d’Emond.

— Oui, c’est vrai… (L’Ogier haussa les épaules.) Mais mon livre ? L’histoire de Rand… La tienne et celle de Mat… J’ai beaucoup de notes, mais…

Loial vint se camper devant la table et baissa les yeux sur les pages couvertes de son écriture déliée.

— Perrin, j’ai la possibilité d’écrire la véritable histoire du Dragon Réincarné. Le seul livre signé par quelqu’un qui a voyagé avec lui et qui est témoin de tout. Le Dragon Réincarné, par Loial fils d’Arent, fils d’Halan, du Sanctuaire Shangtai. (Plissant les yeux, il se pencha sur le carnet et trempa sa plume dans l’encrier.) Non, là, je suis imprécis. C’était plus…

Perrin posa une main sur la page que son ami voulait corriger.

— Si ta mère te met la main dessus, tu n’écriras aucun livre. Pas sur Rand, en tout cas. Et j’ai besoin de toi, mon ami.

— Besoin ? Je ne comprends pas.

— Il y a des Fils de la Lumière sur le territoire de Deux-Rivières. Ils me cherchent.

— Toi ? Pourquoi donc ?

Loial semblait aussi troublé que Faile, quelques instants plus tôt. La jeune femme, elle, affichait une autosatisfaction qui n’augurait rien de bon. Perrin répondit cependant :

— Les raisons importent peu. Ils me traquent, c’est tout ce qui compte. Et ils risquent de faire du mal à ma famille et à d’autres innocents. Connaissant les Fils de la Lumière, je suis sûr qu’ils n’y manqueront pas. Je peux arrêter ça, si je vais là-bas, mais à condition d’y arriver très vite. La Lumière seule sait ce qui s’est déjà passé ! Loial, j’ai besoin que tu me guides sur les Chemins. Tu m’as dit un jour qu’il y avait un portail ici, et je sais qu’il y en avait un jadis à Manetheren. Il doit toujours y être, dans les montagnes qui dominent Champ d’Emond. Selon toi, rien ne peut détruire un Portail. J’ai besoin de ton aide.

— Et tu l’auras, bien entendu… Les Chemins… (L’Ogier expira bruyamment et ses oreilles frémirent.) Je veux écrire sur des aventures, pas les vivre… Mais la deuxième fois ne devrait pas être plus terrible que la première… Si la Lumière le veut…

Faile s’éclaircit délicatement la voix.

— Tu n’oublies pas quelque chose, Loial ? Tu viens de me promettre de me guider sur les Chemins quand je te le demanderais, et avant d’y conduire quiconque d’autre.

— Je t’ai promis que tu verrais un Portail et que tu jetterais un coup d’œil à ce qu’il y a derrière, corrigea l’Ogier. Voilà qui pourra se faire quand nous partirons, Perrin et moi. Quant à nous accompagner… Faile, les Chemins ne sont pas une promenade en forêt. Si Perrin n’avait pas un gros problème, je refuserais d’y retourner.

— Elle ne viendra pas avec nous, intervint Perrin. Rien que nous deux, Loial.

Ignorant son compagnon, Faile sourit à l’Ogier comme s’il la faisait seulement enrager.

— Tu m’as promis plus qu’un « coup d’œil », Loial. Il s’agissait d’aller où je voudrais, quand je voudrais et avant quiconque d’autre. Tu l’as juré.

— C’est vrai, mais uniquement parce que tu refusais de croire que je te montrerais les Chemins. Si je ne jurais pas, as-tu dit, tes doutes ne se dissiperaient pas. Je tiendrai parole, mais tu ne voudrais quand même pas passer avant Perrin, qui a un problème urgent ?

— Tu as juré, insista Faile. Sur ta mère, la mère de ta mère, et la mère de la mère de ta mère.

— C’est vrai, mais Perrin…

— Tu as juré ! Es-tu Ogier à renier sa parole ?

Incarnation de la détresse et de l’impuissance, Loial rentra la tête dans les épaules et ses oreilles tombèrent mornement. Les coins de son énorme bouche s’affaissèrent et ses longs sourcils se mirent en berne.

— Loial, elle t’a manipulé ! s’écria Perrin, se demandant si ses interlocuteurs pouvaient entendre grincer ses dents. Elle t’a piégé.

Faile s’empourpra, mais elle eut quand même le culot de lâcher :

— J’y étais obligée, Loial… Tout ça parce qu’un idiot pense pouvoir me dicter mon comportement, histoire que je ne lui complique pas la vie. Sinon, je ne t’aurais pas fait ça. Tu dois me croire.

— Elle t’a piégé, répéta Perrin, ça ne te délie pas de ta promesse ?

Loial secoua tristement la tête.

— La parole d’un Ogier est sacrée, dit Faile. Loial va me conduire jusqu’à Deux-Rivières. Ou au moins, jusqu’au Portail de Manetheren. J’ai envie de connaître Deux-Rivières…

Loial reprit du poil de la bête.

— Dans ce cas, ça ne m’empêchera pas d’aider Perrin. Faile, pourquoi as-tu manigancé tout ça ? Laefar lui-même ne trouverait pas ça drôle.

La voix de Loial tremblait un peu. Pour énerver un Ogier, il fallait ne pas y être allé avec le dos de la cuillère.

— Tu pourras aider Perrin s’il me le demande, dit Faile, impitoyable. C’est dans notre accord, Loial. Rien que toi et moi, sauf si on me demande de venir. Il doit me demander !

— Pas question ! s’écria Perrin alors que l’Ogier en était encore à ouvrir la bouche pour répliquer. Je ne te demanderai pas. Plutôt chevaucher jusqu’à Champ d’Emond. Et même marcher ! Donc, tu peux renoncer à ton plan imbécile. Tromper Loial. Tenter de t’imposer là… là où tu n’es pas la bienvenue.

C’en fut trop pour la calme détermination de la jeune femme.

— Fais comme tu veux ! Le temps que tu arrives, Loial et moi en aurons fini avec les Capes Blanches. Tout sera terminé. Demande-moi, espèce de tête de marteau ! Demande et tu pourras venir avec nous.

Perrin réussit à ne pas exploser. Il n’avait aucune chance d’amener Faile sur ses positions, mais il ne demanderait pas. Cela dit, elle avait raison. À cheval, il lui faudrait au minimum deux semaines pour atteindre Deux-Rivières. Par les Chemins, deux jours suffiraient. Mais il ne demanderait pas quand même.

Elle a trompé Loial et elle essaie de m’en imposer par la force. Et quoi encore ?

— Dans ce cas, j’irai seul à Manetheren, en vous suivant sur les Chemins. Si je reste assez loin, le serment de Loial ne sera pas violé, pas vrai ? Tu ne peux pas m’interdire de vous suivre.

— Ce serait dangereux, fit Loial, inquiet. L’obscurité règne sur les Chemins. Si tu rates une intersection ou si tu t’engages sur le mauvais pont, tu risques de te perdre à jamais. Ou d’être victime de Massin Shin. Perrin, demande-lui ! Elle a dit qu’elle t’accepterait. Alors, demande-lui !

Perrin frissonna en entendant mentionner Massin Shin. Le Vent Noir… Même les Aes Sedai ne savaient pas si c’était une Créature des Ténèbres ou une entité générée par la corruption des Chemins. Quoi qu’il en soit, c’était à cause du Vent Noir qu’utiliser les Chemins revenait à risquer la mort. Massin Shin dévorait les âmes, Perrin le savait d’expérience. Ça ne l’empêcha pas de camper sur ses positions :

— Je ne peux pas, Loial. Du moins, je ne veux pas !

Que la Lumière me brûle si je trahis la moindre faiblesse devant Faile !

— Faile, plaida Loial, il risquera gros, s’il nous suit. S’il te plaît, ne t’entête pas et laisse-le…

— Non, coupa la jeune femme. S’il est trop têtu pour demander, au nom de quoi devrais-je céder ? Et s’il se perd, qu’est-ce que ça peut me faire ?

Elle se tourna vers Perrin.

— Tu pourras nous suivre de près, de très près même, tant qu’il reste évident que tu n’es pas avec nous. Si tu ne demandes pas, tu me suivras comme un chiot. Allons, oublie ta fierté !

— Les humains…, marmonna Loial. Impétueux et bornés, même quand ça les pousse à se précipiter dans un nid de frelons.

— Loial, dit Perrin sans regarder Faile, j’aimerais partir aujourd’hui.

— Autant ne pas traîner, acquiesça l’Ogier, non sans un regard mélancolique pour son carnet ouvert sur la table. Je pourrai travailler sur mes notes pendant le voyage, je suppose… Mais que vais-je rater, en étant si loin de Rand ?

— Perrin, tu as entendu ce que je t’ai dit ? demanda Faile.

— Loial, je vais chercher mon cheval et me procurer des vivres. Départ en milieu de matinée ?

— Perrin Aybara, réponds-moi ! explosa Faile.

— Perrin, souffla Loial, tu es sûr que… ?

— N’insiste pas, mon ami. Cette fille est une tête de mule et elle adore rouler les gens dans la farine. Je ne danserai pas sur sa musique pour la divertir.

Perrin ignora le feulement qui sortit de la gorge de Faile – on eût dit un chat qui foudroie un chien du regard, prêt à l’attaquer.

— Dès que je serai prêt, je te le ferai savoir, conclut Perrin avant de se diriger vers la porte.

— Perrin Aybara, lança Faile, décider de l’heure du départ est mon privilège – et celui de Loial ! Tu m’entends ? Si tu n’es pas prêt dans deux heures, nous partirons sans toi. Si tu viens, retrouve-nous aux écuries de la porte du Dragon. Compris ?

Sentant un mouvement, Perrin referma la porte dans son dos une fraction de seconde avant qu’un objet la percute avec un bruit sourd. Un livre, supposa Perrin. Loial n’allait sûrement pas laisser passer ça sans un sermon. Il préférait qu’on lui tape sur la tête plutôt qu’on brutalise ses livres.

Le jeune homme s’appuya contre la porte. Après tous ses efforts pour qu’elle le déteste – et le chagrin que ça lui faisait – Faile serait finalement là pour le voir mourir. Piètre consolation, elle risquait de s’en réjouir, désormais.

Maudite tête de pioche !

Alors qu’il se remettait en mouvement, Perrin vit qu’un Aiel approchait. Un grand guerrier aux cheveux roux et aux yeux verts qui aurait pu être un cousin plus âgé de Rand, ou son très jeune oncle.

Aux yeux de Perrin, Gaul était un homme droit et sympathique – ne serait-ce que parce qu’il n’avait jamais accordé la moindre attention à ses yeux jaunes.

— Puisses-tu trouver de l’ombre ce matin, Gaul… Si mon avis t’intéresse, les femmes sont toutes de vraies têtes de mule !

— C’est peut-être bien vrai, en tout cas quand on ne sait pas les éviter… J’ai entendu dire que tu pars pour Deux-Rivières ?

— Par la Lumière ! toute la Pierre est au courant ? Si Moiraine le sait…

L’Aiel secoua la tête.

— Rand al’Thor m’a parlé en privé et il m’a fait jurer de ne rien répéter. Je ne saurais dire à combien d’Aiels il a tenu ce discours, ni combien d’entre eux vont décider de t’accompagner. Nous sommes depuis trop longtemps de ce côté du Mur du Dragon, et la Tierce Terre commence à nous manquer.

— M’accompagner…

Perrin n’en revenait pas – avec des Aiels pour escorte, des possibilités inédites s’offraient à lui.

— Rand t’a demandé de venir avec moi à Deux-Rivières ?

— Non, il m’a simplement dit que tu partais et qu’il y avait là-bas des gens qui en veulent à ta vie. J’ai décidé de ne pas te laisser y aller seul, si tu veux de moi.

— Si je veux de toi ? Tu plaisantes ! Nous entrerons dans les Chemins d’ici à quelques heures.

— Les Chemins ?

L’expression de Gaul ne changea pas, mais il ne put s’empêcher de ciller.

— Ça modifie ta position ?

— Tous les hommes doivent mourir un jour, Perrin…

Une réponse pas vraiment réconfortante.


— Je ne peux pas croire que Rand soit si cruel, dit Egwene.

— Au moins, il n’a pas tenté de t’arrêter, ajouta Nynaeve.

Assises sur le lit de l’ancienne Sage-Dame, les trois femmes finissaient de se partager l’or que leur avait remis Moiraine. Pour Elayne et Nynaeve, quatre bourses pansues à porter dans des poches secrètes cousues sous leur jupe. Egwene avait été moins gâtée, car l’argent ne servait pas à grand-chose dans le désert des Aiels.

Elayne tourna la tête vers la porte et, sourcils froncés, regarda les deux ballots et la sacoche de cuir qui reposaient sur le sol. Ces bagages contenaient tous ses vêtements et des objets de première nécessité. Un couteau et une fourchette pliables, un peigne et une brosse, des épingles, des aiguilles, du fil, un dé à coudre et des ciseaux. Elle emportait aussi un briquet à amadou et un deuxième couteau, plus petit que celui qu’elle portait à la ceinture. Bien sûr, il y avait aussi du savon et des sels de bain…

Revérifier la liste était ridicule ! Prête au départ, Egwene portait comme d’habitude l’anneau de pierre dans sa bourse.

— C’est vrai, il n’a pas essayé de me retenir, dit Elayne d’un ton serein dont elle se félicita.

Il a presque paru soulagé ! Soulagé que je parte ! Et moi qui lui ai laissé une lettre où je mets mon cœur à nu ! Pauvre idiote ! Au moins, il ne l’ouvrira pas avant mon départ…

La Fille-Héritière sursauta quand Nynaeve lui tapota l’épaule.

— Tu aurais voulu qu’il te demande de rester ? Pourtant, tu sais ce que tu aurais répondu.

— Bien sûr… Mais il n’était pas obligé d’avoir l’air si content.

Elayne se mordit la lèvre inférieure. Là, ses propos avaient dépassé sa pensée.

— Les hommes sont difficiles à comprendre, compatit Nynaeve.

— Je n’aurais vraiment pas cru qu’il était si… si…, commença Egwene.

La Fille-Héritière et l’ancienne Sage-Dame ne surent jamais la suite, car la porte s’ouvrit si violemment qu’elle alla rebondir contre le mur.

Elayne s’unit au saidar… et rougit d’embarras quand le battant baladeur vint percuter la main tendue de Lan.

La Fille-Héritière décida de rester en contact avec la Source. À tout hasard…

Ses larges épaules emplissant l’encadrement de la porte, le Champion, visiblement furieux, rivait sur Nynaeve des yeux bleus qui lançaient des éclairs.

L’aura du saidar enveloppait aussi Egwene, et là encore, elle ne disparut pas.

— Tu m’as fait croire que tu retournerais à Tar Valon, dit Lan à Nynaeve.

Elayne aurait juré qu’il ne voyait qu’elle dans la pièce.

— Tu l’as déduit de mes propos, mais je ne l’ai jamais dit.

— Vraiment ? Tu parlais de partir aujourd’hui, et tu mentionnais dans le même souffle les deux Suppôts des Ténèbres qui devaient embarquer pour Tar Valon. Qu’aurais-je dû en conclure ?

— Mais je n’ai jamais…

— Par la Lumière, femme ! ne joue pas sur les mots avec moi !

Elayne et Egwene échangèrent un regard inquiet. Cet homme exerçait d’habitude un contrôle d’acier sur ses nerfs, mais là, il avait atteint son point de rupture. Coutumière des explosions de colère, Nynaeve, en revanche, restait d’un calme impressionnant.

Non sans effort, Lan parvint à se ressaisir. Le visage de pierre, il redevint le guerrier impassible que rien ne perturbait – en surface seulement, aurait juré Elayne.

— Je n’aurais pas su où tu allais si tu n’avais pas commandé un carrosse afin de rejoindre un vaisseau en partance pour Tanchico. J’ignore pourquoi la Chaire d’Amyrlin vous a autorisées à quitter la tour – ni pourquoi Moiraine vous a chargées d’interroger des sœurs noires –, mais vous êtes des Acceptées, pas des Aes Sedai ! Tanchico est un endroit dangereux, sauf peut-être pour une Aes Sedai dont un Champion surveille attentivement les arrières. Je vous interdis de partir !

— Si je comprends bien, fit Nynaeve, très détachée, tu contestes les décisions de Moiraine et de la Chaire d’Amyrlin ? Aurais-je mal compris ce qu’est un Champion ? Lan, je croyais que tu avais juré d’accepter et d’obéir, entre autres choses. Je comprends que tu t’inquiètes, et ça me touche – c’est peu de le dire, crois-moi ! –, mais nous avons tous un devoir à accomplir. Nous partons, et tu dois t’y résigner.

— Pourquoi Tanchico ? Pour l’amour de la Lumière, explique-moi !

— Si Moiraine ne te l’a pas dit, c’est peut-être pour une raison, non ? Nous devons accomplir notre devoir, comme toi.

Tremblant de rage – oui, tremblant ! –, Lan serra les mâchoires. Puis il parla d’un ton bizarrement hésitant :

— Tu auras besoin de soutien, à Tanchico. Quelqu’un qui empêche un maudit voleur de te planter son couteau dans le dos afin de voler ta bourse. Tanchico était une ville sans loi avant la guerre, et on affirme que c’est encore pire aujourd’hui. Nynaeve, je pourrais… te protéger.

Elayne fronça les sourcils. Lan ne pouvait pas avoir l’intention de… Non, c’était impossible !

Nynaeve ne broncha pas, comme s’il n’avait rien dit d’extraordinaire.

— Ta place est aux côtés de Moiraine.

— Moiraine…

Le front ruisselant de sueur, le Champion lutta pour parler :

— Je peux… il faut… Nynaeve, je…

— Tu resteras avec Moiraine tant qu’elle ne te libérera pas de votre lien. C’est compris ?

Sortant de sa bourse une feuille de parchemin soigneusement pliée, Nynaeve la lança à Lan. Il la déplia, la lut, cilla et lut une seconde fois, comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

Elayne connaissait le contenu de la lettre.


« Tout ce que fait la personne porteuse de ce document est couvert par mon autorité, consécutivement à des ordres que j’ai donnés. J’entends qu’on ne lui fasse pas obstacle et qu’on lui obéisse.

Siuan Sanche

Gardienne des Sceaux

Flamme de Tar Valon

Et Chaire d’Amyrlin »


Un document identique se trouvait dans la bourse d’Egwene. Là où elle allait, cependant, nul ne savait quel bien ça lui ferait.

— Ce texte t’autorise à faire ce que tu veux ! s’exclama Lan. Tu peux parler au nom de la Chaire d’Amyrlin. Pourquoi aurait-elle donné une telle arme à une Acceptée ?

— Ne pose pas de questions auxquelles je ne sais pas répondre, dit simplement Nynaeve.

Elle ajouta avec un sourire :

— Mais estime-toi heureux que je ne t’ordonne pas de danser pour moi.

Elayne réprima un petit sourire. Quand la Chaire d’Amyrlin leur avait remis les lettres, Nynaeve avait parlé de « faire danser un Champion ». Aucune de ses amies n’avait eu le moindre doute sur l’identité du Champion en question…

— Tu n’en es pas loin…, soupira Lan. Cette façon de disposer de moi ! Le lien, mes serments… et enfin cette lettre…

Reprenant le document, Nynaeve le remit dans sa bourse en faisant mine de ne pas voir la lueur presque féroce qui passait dans les yeux du Champion.

— Tu te surestimes, al’Lan Mandragoran… Nous faisons ce que nous devons faire, comme tu t’y résigneras.

— Me surestimer ? Moi, je me surestime, Nynaeve al’Meara ?

Lan bondit si brusquement sur Nynaeve qu’Egwene, d’instinct, faillit l’emprisonner dans un tissage d’Air.

Alors qu’elle regardait l’homme qui fondait sur elle, n’en croyant pas ses yeux, Nynaeve décolla soudain du sol, deux bras noués autour de sa taille, et reçut le baiser le plus fougueux qu’on puisse imaginer. Au début, elle tenta de détourner la tête et martela de coups de poing la poitrine de Lan. Mais sa résistance fut de courte durée. Les mains sur les épaules de son amoureux, elle cessa de se défendre.

Quand le Champion la reposa sur le sol, elle tituba un peu tout en tirant sur sa robe d’une main, l’autre remettant de l’ordre dans ses cheveux.

— Tu n’as pas le droit… (Le souffle court, Nynaeve prit le temps de respirer à fond.) Je ne serai pas le jouet d’un homme devant le monde entier. Tu m’entends ?

— Le monde entier ? Non, tes amies, simplement… Mais si elles ont des yeux, elles ont aussi des oreilles. Tu as su trouver une place dans mon cœur alors que je le croyais rempli par le devoir. Là où je faisais pousser des pierres et de la poussière, tu as planté des fleurs. Tout au long du voyage que tu t’entêtes à vouloir faire, n’oublie pas ceci : s’il t’arrivait malheur, je ne te survivrai pas longtemps.

Lan fit à Nynaeve un de ses très rares sourires. Sans adoucir vraiment son visage de pierre, ça le rendait un rien moins… minéral.

— Souviens-toi aussi que ma volonté ne plie pas souvent si facilement, même face à une lettre de la Chaire d’Amyrlin.

Lan s’inclina avec grâce. Un instant, Elayne crut qu’il allait embrasser la bague au serpent.

— Tu as ordonné, et j’obéis…

Un serment ironique ou la stricte vérité ?

Dès que Lan fut sorti, Nynaeve se laissa tomber au bord du lit comme si elle autorisait enfin ses genoux à se dérober. Pensive, elle regarda la porte.

— Embête un peu trop le chien le plus docile, fit Elayne, citant un proverbe andorien, et il finira par mordre. Et on peut trouver plus docile que Lan.

Nynaeve foudroya du regard l’impertinente Fille-Héritière.

— Il est insupportable, dit Egwene. Parfois, il n’y a pas d’autre adjectif pour le qualifier. Nynaeve, pourquoi t’es-tu comportée ainsi ? Il était prêt à t’accompagner, et tu rêves de le libérer de Moiraine. N’essaie pas de nier, ça crève les yeux.

Nynaeve ne tenta pas de contredire son amie. Jouant avec sa robe puis lissant le couvre-lit, elle finit par souffler :

— Pas comme ça… Je veux qu’il soit à moi. Entièrement. Pas question qu’un serment violé se dresse entre nous. Ce serait infernal pour nous deux.

— Tu crois que ce sera différent si tu le pousses à demander sa liberté à Moiraine ? demanda Egwene. Aux yeux de Lan, ça reviendra au même. Il faudrait donc la convaincre de le laisser partir. Comment comptes-tu t’y prendre ?

— Je n’en sais rien… Pourtant, il faudra y arriver. C’est possible, je le sais. Il existe toujours une solution. Mais ce n’est pas pour aujourd’hui. Nous parlons des hommes alors que le devoir nous appelle. Egwene, as-tu emporté tout ce qu’il te faudra dans le désert ?

— Aviendha se charge de l’intendance… Elle n’est toujours pas contente, bien sûr. Selon elle, nous serons à Rhuidean en un peu plus d’un mois. D’ici là, vous aurez atteint Tanchico.

— Peut-être plus tôt, dit Elayne, si ce qu’on raconte sur les quatre-mâts du Peuple de la Mer est vrai. Tu seras prudente, mon amie ? Même avec Aviendha pour te guider, le désert est un endroit dangereux.

— Je jure de faire attention. Et vous, ne prenez pas trop de risques. Tanchico n’est pas beaucoup plus sûre que le désert, par les temps qui courent.

Sans se concerter, les trois jeunes femmes se retrouvèrent en train de s’étreindre en s’abreuvant de conseils de prudence. Puis elles s’assurèrent qu’elles se souvenaient bien des rendez-vous prévus dans la Pierre du Monde des Rêves.

— Heureusement que Lan est parti, dit Elayne en essuyant ses larmes. Il nous aurait prises pour des folles.

— Non, tu te trompes, fit Nynaeve. (Elle souleva sa jupe pour glisser une bourse dans la première poche secrète.) C’est un homme certes, mais beaucoup moins abruti que la moyenne.

Avant l’arrivée du carrosse, Elayne aurait tout le temps de dénicher une plume, un encrier et du parchemin. Nynaeve venait de lui donner une précieuse leçon. Les hommes devaient être gérés d’une main ferme. Rand allait découvrir qu’il n’était pas aisé de se débarrasser d’elle. Ni de revenir en grâce dans son cœur, quand on l’avait blessée.

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