19 Le Voltigeur des Flots

Alors que le soleil pointait à peine à l’horizon, le carrosse noir laqué tiré par quatre chevaux gris s’arrêta à l’entrée du quai et le cocher, un homme élancé aux cheveux bruns vêtu d’une livrée noir et or, sauta de son banc pour ouvrir la portière. Aucun emblème ne décorait celle-ci, bien entendu. Si chaleureux que fussent leurs sourires, les nobles de Tear accordaient leur aide aux Aes Sedai parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement et ils prenaient toutes les précautions pour que leur nom ou celui de leur maison ne soient pas associés à la Tour Blanche.

Sans attendre Nynaeve, Elayne descendit du véhicule puis tira sur les plis de sa cape de voyage d’été en lin bleu. Les rues de l’Assommoir étaient déjà très fréquentées à cette heure et les ressorts de suspension du carrosse, censés amortir les chocs pour les voyageurs, ne devaient pas être de la première jeunesse.

Quand on venait de la Pierre, avec son atmosphère étouffante, la brise qui balayait le fleuve Erinin pouvait passer pour rafraîchissante. Bien décidée à montrer que le bref mais rude trajet ne l’avait pas affectée, la Fille-Héritière ne put pourtant pas s’empêcher de se masser le creux des reins avec son poing fermé.

Au moins, la pluie de cette nuit nous a épargné les colonnes de poussière…

Une chance, puisque les fenêtres du carrosse n’avaient pas de rideaux. Une lacune qui ne devait rien au hasard, aurait parié Elayne.

Au nord et au sud de sa position, d’autres quais saillaient de la berge comme de longs doigts de pierre. La brise charriait une odeur d’étoupe, de chanvre, de poisson, d’épices, d’huile d’olive, de pourri – les eaux stagnantes, entre les différentes jetées – et de fruits mûrs. Empilés dans des caisses devant les entrepôts, dans le dos d’Elayne, ces longs fruits vert tirant sur le jaune étaient très appréciés à Tear.

Malgré l’heure matinale, des dockers en gilet de cuir, les épaules et les bras nus, s’affairaient déjà, ployant le dos sous d’énormes charges ou poussant des diables lestés de tonneaux ou de caisses. Aucun n’accorda plus d’un regard furtif à la jeune femme, comme si ces malheureux craignaient de commettre on ne savait quel sacrilège quand ils posaient les yeux sur quelqu’un du grand monde.

La Fille-Héritière en fut attristée. À Tear, les nobles traitaient très mal le peuple. À dire vrai, ils le maltraitaient. En Andor, Elayne aurait eu tout son content de sourires aimables et de salutations respectueuses – le tout lancé par des hommes à la tête fièrement levée qui connaissaient aussi bien leur propre valeur que la sienne.

La jeune femme en regretta presque d’être obligée de partir. Élevée pour guider et gouverner, quand son temps viendrait, elle brûlait d’envie d’enseigner la dignité à ces braves gens. Mais c’était la mission de Rand, pas la sienne…

Et s’il ne s’en acquitte pas, je ne lui cacherai pas ma façon de penser…

Au moins, se rangeant à son avis, il avait commencé cette œuvre indispensable, et il s’en tirait admirablement bien, force était de le reconnaître. Elayne avait hâte de voir où il en serait lorsqu’elle reviendrait.

Si j’ai une raison de revenir…

De là où se tenait Elayne, on apercevait une dizaine de bateaux et il y en avait d’autres au-delà. Mais un bâtiment arrimé au bout du quai le plus proche attira immédiatement le regard de la Fille-Héritière. Long de quelque trois cents pieds et bien plus large que les autres navires, le coursier du Peuple de la Mer avait fière allure avec ses quatre mâts et son imposante voilure. Ce ne serait pas la première fois qu’Elayne naviguerait, mais elle n’avait jamais eu l’occasion d’embarquer sur un navire si grand capable d’affronter la haute mer aussi bien que les eaux fluviales.

Le nom même du bateau évoquait d’héroïques traversées vers des terres lointaines et des ports mystérieux.

Les Atha’an Miere, également appelés le Peuple de la Mer… Sauf lorsqu’ils mettaient en scène des Aiels, les récits qui se voulaient exotiques mentionnaient obligatoirement les fabuleux navigateurs…

Sortant enfin du carrosse, Nynaeve ferma le col de sa cape de voyage et marmonna quelques propos peu amènes à l’intention du cocher.

— Secouées comme dans une cage à poules… Battues comme un tapis poussiéreux… Dis-moi, mon brave, comment as-tu fait pour ne rater aucun trou ni aucun dos-d’âne entre la forteresse et le port ? Voilà qui demande de sacrées compétences. Dommage qu’aucune ne soit utile pour conduire un attelage.

Le pauvre cocher tendit une main à Nynaeve pour l’aider à négocier le marchepied, mais elle déclina son offre d’assistance.

Elayne sortit de sa bourse deux fois plus de sous d’argent que prévu.

— Merci de nous avoir conduites ici très vite et en toute sécurité, dit-elle en déposant les pièces dans la paume de l’homme. Nous vous avons demandé de ne pas traîner, et nous avons été servies. L’état des rues n’étant pas de votre ressort, vous vous en êtes très bien tiré dans des conditions difficiles.

Sans baisser les yeux sur son pourboire, le cocher s’inclina et murmura un « Merci, ma dame » qui venait droit du cœur. Une reconnaissance motivée au moins autant par le compliment que par la gratification, aurait juré Elayne. Très souvent, une attention bien choisie faisait autant plaisir, voire davantage, que de l’argent. Cela dit, elle n’avait jamais vu personne cracher sur un petit bonus, bien entendu…

— Veuille la Lumière que tu fasses bon voyage, ma dame…, conclut l’homme.

À l’évidence, ces vœux ne s’adressaient pas à Nynaeve. À l’avenir, songea Elayne, l’ancienne Sage-Dame devrait apprendre à se gagner la loyauté des gens en les traitant avec respect. C’était indispensable.

Lorsque le cocher, après avoir débarqué les bagages, fut reparti avec son carrosse, Nynaeve maugréa :

— Je n’aurais pas dû lui passer un savon, pas vrai ? Un oiseau aurait du mal à ne pas être secoué dans ces rues. S’il les remontait dans un carrosse, en tout cas. Mais j’ai eu l’impression d’avoir passé une semaine en selle.

— Si tu as mal aux… reins, ce n’est pas la faute de cet homme, dit Elayne – avec un sourire, afin de désamorcer une éventuelle contre-attaque.

Nynaeve eut un rire sans joie.

— J’ai reconnu mes torts, non ? Tu ne voudrais pas que je lui coure après pour m’excuser ? La jolie petite poignée de pièces que tu lui as donnée suffirait à guérir presque toutes les plaies non mortelles. Elayne, tu devrais apprendre à faire attention avec l’argent. Nous n’avons pas les mêmes ressources que le royaume d’Andor. Une famille normale vivrait un mois avec les pourboires que tu distribues à des gens qui se contentent de faire leur travail.

Elayne braqua sur son amie un regard indigné. En bonne villageoise, Nynaeve pensait qu’elles devaient mener une vie misérable, pire que des domestiques, tant qu’il n’y avait pas de raisons de faire le contraire. Pour la Fille-Héritière, c’était exactement l’inverse : il fallait mener grand train tant que la réalité ne vous contraignait pas à resserrer les cordons de la bourse.

L’ancienne Sage-Dame ne broncha pas sous le regard qui forçait pourtant les Gardes de la Reine à se mettre au garde-à-vous. Ramassant ses bagages, comme Elayne, elle se tourna vers le quai.

— Sur un bateau, nous serons moins secouées… Si on montait à bord ?

Alors qu’elles se faufilaient entre des dockers, des piles de tonneaux et des chariots débordant de fret, Elayne se décida à faire un peu de prophylaxie.

— Nynaeve, d’après ce qu’on m’a dit, le Peuple de la Mer est connu pour sa susceptibilité. Surtout avec les inconnus. Crois-tu que tu pourrais être un peu plus… ?

— Un peu plus quoi ?

— Diplomate… Tu sais, quelque chose qu’on appelle le tact.

Elayne fit un pas de côté pour éviter un crachat qui s’écrasa sur le sol. Regardant alentour, elle ne parvint pas à déterminer d’où venait ce « projectile ». Tête basse, tous les hommes travaillaient d’arrache-pied. Maltraitance des Hauts Seigneurs ou pas, la jeune femme aurait accablé le coupable de quelques mots acerbes qu’il n’aurait pas été près d’oublier…

— Tu sais quand même ce que c’est, le tact ?

— Bien sûr que oui, assura Nynaeve en commençant à gravir la rampe d’embarquement au garde-fou de corde du quatre-mâts. Tant qu’on ne me chauffe pas trop les oreilles.

Une fois sur le pont, Elayne eut le sentiment que le navire, tout compte fait, n’était pas si large que ça, considérant sa taille. Sans être une grande experte en navigation, elle eut le sentiment d’être montée sur une esquille géante.

Par la Lumière ! nous allons être encore plus secouées que dans le carrosse.

La Fille-Héritière s’intéressa ensuite à l’équipage. Si elle avait entendu maintes histoires au sujet des Atha’an Miere, c’étaient les premiers qu’elle voyait. Et les récits, en réalité, n’allaient pas vraiment au fond des choses. Bref, le Peuple de la Mer, comme les Aiels, se révélait secret et refermé sur lui-même. Pour trouver plus mystérieux, il fallait sûrement s’aventurer au-delà du désert des Aiels – des terres étranges où les Atha’an Miere, ça, c’était de notoriété publique, achetaient de la soie et de l’ivoire.

Évoluant sur le pont les pieds et le torse nus, les marins à la peau et aux cheveux noirs, tous rasés de très près, avaient les mains couvertes de tatouages. Marchant avec la nonchalance de gens qui connaissent assez bien leur travail pour l’effectuer en y pensant à peine, ils se concentraient pourtant à fond sur leur tâche. Chacun de leurs gestes était empreint d’une grâce ondulante, comme s’ils sentaient les mouvements de la mer alors que leur navire ne bougeait pas. Une chaîne d’or ou d’argent autour du cou, presque tous portaient des boucles d’oreilles – certains en arboraient même trois par lobe, avec des pierres polies pour ornements.

En y regardant bien, Elayne vit qu’il y avait des femmes parmi l’équipage. Autant que d’hommes, en réalité… Tirant sur les cordages ou les enroulant, elles portaient le même pantalon bouffant que leurs collègues – d’étranges vêtements en tissu sombre ciré tenus par des ceintures de lin de toutes les couleurs et ouverts aux chevilles. Mais les femmes cachaient leur poitrine sous des chemisiers de couleur vive – majoritairement bleus, verts et rouges – et elles étaient lestées d’autant de chaînes et de boucles d’oreilles que les mâles. Un peu choquée, Elayne vit que quelques-unes portaient même un anneau dans le nez.

Si incroyable que ça puisse paraître, ces femmes étaient encore plus gracieuses que leurs compagnons. En les voyant, Elayne se remémora des histoires qu’elle avait entendues, enfant, en ouvrant grandes les oreilles à des moments où elle n’aurait pas dû écouter. Dans ces récits, les femmes du Peuple de la Mer étaient décrites comme l’incarnation de la beauté féminine – des tentatrices-nées poursuivies par tous les hommes. Objectivement, les femmes présentes sur le quatre-mâts n’étaient pas plus jolies que celles des autres coins du monde. Mais tout changeait quand on les voyait bouger…

Deux d’entre elles, qui se tenaient près du mât de misaine, sur le pont surélevé, n’étaient à l’évidence pas des membres d’équipage ordinaires. Pieds nus comme tout le monde, elles portaient des habits brodés, bleus pour l’une et verts pour l’autre. La plus âgée, en vert, avait quatre boucles d’or à chaque oreille et une neuvième dans la narine gauche. En plus de ces bijoux qui brillaient comme de petits soleils, une chaînette lestée d’une série de médaillons d’or reliait son anneau nasal à une des boucles. Autour de son cou, une de ses multiples chaînes soutenait un pendentif d’or en forme d’écrin percé qui évoquait un ouvrage en dentelle, si la dentelle avait pu être en métal. De temps en temps, elle s’en emparait et le portait à son nez…

L’autre femme, plus grande, portait seulement six boucles et sa chaînette était lestée de moins de médaillons. Comme sa compagne, elle reniflait régulièrement un petit écrin d’or finement ouvragé.

Exotique, vraiment… Cela dit, les anneaux dans le nez, très peu pour Elayne. Et cette chaînette bizarre !

Depuis qu’elle regardait la poupe, Elayne éprouvait un étrange malaise, mais sans pouvoir le définir. Qu’est-ce qui clochait ? Soudain, elle vit : le gouvernail n’était pas muni d’une barre. Derrière les deux femmes, il y avait bien une roue à rayons pour l’heure attachée afin qu’elle ne tourne pas, mais aucune barre.

Comment naviguent-ils ?

Même les coquilles de noix qui allaient et venaient sur le fleuve avaient une barre. Comme tous les autres navires qui mouillaient en ce moment au port. Décidément, le Peuple de la Mer était des plus mystérieux.

— Souviens-toi de ce que t’a dit Moiraine, souffla Elayne à Nynaeve tandis qu’elles approchaient du mât de misaine.

À vrai dire, ce n’était pas grand-chose, car les Aes Sedai elles-mêmes n’en savaient pas très long sur les Atha’an Miere. Moiraine avait au moins insisté sur la courtoisie, un élément essentiel dès qu’on s’adressait à un représentant de ce peuple.

— Et souviens-toi aussi du tact.

— Je n’oublierai pas, marmonna Nynaeve, agacée. Je sais être d’une émouvante délicatesse.

Elayne en accepta l’augure…

Les deux femmes attendaient leurs visiteuses en haut de l’escalier – non, de l’échelle, se souvint Elayne, même quand il y avait des marches et pas des barreaux. Sur les bateaux, les choses les plus banales portaient des noms différents. Comme le sol, par exemple, qui devenait le pont. Pourtant, « par terre » ça restait « par terre », dans des écuries, dans une auberge ou dans un palais. Alors, pourquoi tant d’exceptions liées à la marine ?

Un nuage de parfum entourait les deux femmes, une odeur musquée qui montait des écrins d’or ajourés. Sur leurs mains, les tatouages représentaient des étoiles, des oiseaux de mer et des motifs géométriques qui évoquaient des vagues.

L’ancienne Sage-Dame inclina la tête.

— Je suis Nynaeve al’Meara, Aes Sedai de l’Ajah Vert. Je cherche la Maîtresse des Voiles, afin de solliciter un passage sur votre navire. Voici mon amie, Elayne Trakand, elle aussi Aes Sedai de l’Ajah Vert. Que la Lumière brille sur vous et sur votre vaisseau, et qu’elle vous envoie le meilleur vent pour gonfler vos voiles.

C’était en gros le genre de discours que Moiraine leur avait conseillé de tenir. Sans la référence à l’Ajah Vert, même si elle semblait plus amusée qu’indignée par ce choix, mais tout le reste collait.

La doyenne des deux femmes, ses cheveux noirs déjà piquetés de gris, inclina la tête en réponse à l’approche protocolaire de Nynaeve. Cela dit, elle étudia du coin de l’œil ses deux passagères potentielles, notant au passage la bague au serpent qu’elles portaient toutes les deux à la main droite.

— Je suis Coine din Jubai Vents Furieux, Maîtresse des Voiles du Voltigeur des Flots. Je vous présente Jorin din Jubai Aile Blanche, ma sœur de sang et Régente des Vents du Voltigeur des Flots. Si la Lumière le veut, je pourrai vous accepter à bord. Que la Lumière vous éclaire et veille sur vous jusqu’à la fin de votre voyage.

Elayne fut vraiment surprise qu’il s’agisse de deux sœurs. En fait, la ressemblance était visible, même si Jorin paraissait beaucoup plus jeune. Et bien plus accommodante, il fallait l’avouer. Aucune des deux femmes n’était franchement ouverte, mais la Régente des Vents lui rappelait Aviendha. Une sensation absurde, bien sûr, et pourtant…

Les deux Atha’an Miere n’étaient pas plus grandes qu’elle et leur couleur de peau était bien différente de celle d’une Aielle. En matière d’armes, elles portaient seulement à la ceinture un coutelas qui faisait somme toute très féminin malgré les gravures et les incrustations en or du manche. Contre toute logique, la Fille-Héritière continuait à trouver des points communs entre Jorin et Aviendha.

— Pouvons-nous parler, Maîtresse des Voiles ? demanda Nynaeve avec tout le tact dont elle était capable. Évoquer la navigation, les ports… et le présent équivalent à notre passage.

Selon Moiraine, le Peuple de la Mer ne faisait jamais payer ses passagers. C’était un service gratuit qu’il échangeait contre un cadeau de la même valeur – un pur hasard, bien entendu.

Coine tourna la tête vers la Pierre et contempla un moment l’étendard qui flottait au sommet.

— Si ça ne vous dérange pas, Aes Sedai, nous parlerons dans ma cabine. (Coine désigna une écoutille ouverte, derrière l’étrange gouvernail.) Bienvenue sur mon bateau, et que la grâce de la Lumière vous accompagne jusqu’à ce que vous quittiez son pont.

Après avoir descendu une étroite échelle – un banal escalier, en réalité –, Elayne découvrit une pièce plus grande qu’elle l’aurait cru d’après son expérience de plus petits navires. Des hublots ouvraient sur la poupe et des lampes de marine disposées le long des cloisons fournissaient une agréable lumière. À part quelques coffres laqués de tailles différentes, tout le mobilier semblait avoir été conçu pour s’intégrer à la cabine. Placée sous les hublots, la couchette était d’une bonne largeur et une petite table flanquée de deux fauteuils trônait au milieu de la cabine.

Tout était rangé à sa place à part quelques cartes enroulées oubliées sur la table. Sur les étagères, des figurines d’ivoire représentaient une série d’animaux exotiques et un râtelier exposait des épées et des sabres – dont deux ou trois modèles qu’Elayne n’avait jamais vus de sa vie. Un étrange gong carré en fonte pendait à une poutre, au-dessus du lit. À côté des hublots, comme à la place d’honneur, un casque reposait sur une tête de bois stylisée. Évoquant la tête d’un insecte monstrueux, ce casque laqué rouge et vert était orné d’une fine plume blanche de chaque côté – mais l’une des deux était brisée.

— Un casque seanchanien ! s’exclama Elayne sans réfléchir.

Nynaeve la foudroya du regard – une remontrance méritée. L’ancienne Sage-Dame étant l’aînée, les deux femmes étaient convenues qu’elle serait leur porte-parole et prendrait toutes les initiatives.

Coine et Jorin se regardèrent, le visage de marbre.

— Vous connaissez les Seanchaniens ? demanda la Maîtresse des Voiles ? Une question stupide, j’en ai peur… Bien sûr que les Aes Sedai savent ce genre de chose… Si loin à l’est, on entend bien des histoires, les moins mensongères étant à peine des demi-vérités.

Consciente qu’elle aurait dû en rester là, Elayne céda pourtant à la curiosité :

— Comment avez-vous eu ce casque ? Si je peux me permettre de poser la question…

— Le Voltigeur a croisé un bâtiment seanchanien, l’an dernier, répondit Coine. Ces gens convoitaient mon bateau et je n’étais pas disposée à le leur céder. Enfin, vous savez ce que c’est… Je garde le casque en souvenir et la mer a gardé les Seanchaniens entre ses bras. Que la Lumière ait pitié de tous les navigateurs ! Quant à moi, je n’approcherai plus jamais d’un bateau aux vagues striées.

— Vous avez eu de la chance, dit Nynaeve. Les Seanchaniens capturent des femmes capables de canaliser et ils les utilisent comme des armes. S’il y en avait eu une sur ce navire, vous auriez regretté de l’avoir croisé, croyez-moi.

Elayne fit une grimace à sa compagne, même si le mal était fait. Les deux Atha’an Miere étaient-elles vexées ? Elles n’en montraient rien, mais il ne fallait pas s’y fier, car le Peuple de la Mer semblait être enclin à cacher ses sentiments, surtout face à des étrangers.

— Parlons de votre passage, proposa Coine. Si la Lumière le veut, notre cap correspondra à votre destination. Sous la Lumière, tout est possible, n’est-ce pas ? Mais asseyons-nous.

Les fauteuils et la table étant boulonnés au sol – enfin, au pont –, les bras des sièges s’écartaient pour qu’on puisse s’asseoir et revenaient en place après. Cette configuration confirma les plus sinistres prédictions d’Elayne au sujet du roulis. Ayant l’estomac bien accroché, elle ne s’en inquiéta pas, mais Nynaeve avait déjà le mal de mer sur un banal navire fluvial… Alors sur l’océan, s’il y avait une tempête…

Nynaeve malade et de mauvaise humeur parce qu’on malmenait son estomac ? On pouvait redouter pire, comme expérience, mais il fallait beaucoup d’imagination.

Les deux passagères furent invitées à s’asseoir d’un côté de la table, les Atha’an Miere s’installant à chaque bout. Une étrange configuration, au premier abord. Puis Elayne s’avisa que Nynaeve et elle regarderaient d’instinct celle qui parlait, permettant à l’autre de les observer en toute tranquillité.

Une tactique qu’elles réservent à tous les passagers ? Ou qu’elles utilisent parce qu’elles nous prennent pour des Aes Sedai ?

En tout cas, ça prouvait que les rapports avec les Atha’an Miere n’auraient rien de simple. Avec un peu de chance, Nynaeve s’en serait aperçue aussi…

Alors que Coine et Jorin n’avaient pourtant donné aucun ordre, une jeune femme arborant une seule boucle par oreille entra dans la cabine avec un plateau lesté d’une bouilloire à poignée de fonte et de grosses chopes. Pas en porcelaine du Peuple de la Mer, comme on aurait été en droit de s’y attendre, mais en vulgaire céramique. Sans doute parce que ce matériau se révélait moins fragile dans les tempêtes, devina la Fille-Héritière.

Mais la vaisselle ne retint pas longtemps son attention. Comme les marins qui s’affairaient sur le pont, la belle serveuse ne portait pas de chemise. Si Elayne parvint à cacher sa surprise, une fois passé le premier choc, Nynaeve ne put retenir un petit cri.

Quand la jeune femme eut servi quatre chopes d’une infusion très sombre, la Maîtresse des Voiles lâcha froidement :

— Avons-nous levé l’ancre sans que je m’en aperçoive, Dorele ? N’y a-t-il aucune terre en vue ?

La jeune Atha’an Miere se décomposa.

— Il y en a une, Maîtresse, dit-elle d’un ton piteux.

— Eh bien, tant que ce sera le cas – et aussi longtemps qu’il n’y en aura pas eu une durant une journée entière –, tu seras affectée au nettoyage de la cale, une tâche qu’on accomplit bien mieux sans vêtements. Et maintenant, retire-toi !

— Bien, Maîtresse des Voiles, souffla la jeune femme, de plus en plus contrite.

Elle s’éloigna en défaisant déjà sa ceinture de lin rouge et sortit sans demander son reste.

— Buvez cette infusion, afin que nous puissions parler en paix, dit la Maîtresse des Voiles. (Elle sirota une gorgée du breuvage, Nynaeve et Elayne l’imitant.) Je vous implore de pardonner Dorele, Aes Sedai. C’est son premier voyage, à part des allers et retours entre nos îles. Les jeunes gens oublient souvent les traditions en vigueur sur le continent. Si vous le souhaitez, je la punirai plus sévèrement.

— C’est inutile, affirma Elayne en reposant sa tasse.

Trop chaude et non sucrée, l’infusion était encore plus amère et encore plus forte qu’elle en avait l’air.

— Vraiment, nous ne sommes pas offensées. Les cultures et les traditions ne se ressemblent pas, et c’est bien normal.

À condition d’éviter au maximum les traditions de ce genre ! Et si ces gens ne portaient plus aucun vêtement, une fois en haute mer ? Par la Lumière ! c’est bien possible !

— Seul un imbécile s’offense des traditions de ses voisins.

Nynaeve coula à sa compagne un regard critique – à la façon discrète d’une Aes Sedai –, puis elle but une bonne moitié de sa chope.

— Oublions tout ça, dit-elle sans qu’il soit possible de savoir si elle s’adressait à Elayne ou aux deux Atha’an Miere.

— Dans ce cas, abordons la question du passage, si vous le voulez bien. Où désirez-vous aller ?

— À Tanchico, répondit Nynaeve du tac au tac – déjà une entorse à sa toute nouvelle diplomatie. Je sais que vous ne comptiez pas y faire escale, mais nous devons y être le plus vite possible. Seul un quatre-mâts peut répondre à nos exigences, à condition de traverser d’une seule traite. En compensation, voici un petit cadeau.

Nynaeve sortit de sa bourse une feuille de parchemin qu’elle déplia avant de la poser sur la table puis de la pousser vers la Maîtresse des Voiles.

Moiraine leur avait donné deux lettres de crédit. Chacune autorisait le porteur à retirer trois mille couronnes d’or au maximum auprès des banques et des prêteurs sur gages de diverses cités – même s’il était peu probable que ces gens sachent qu’ils détenaient de l’argent appartenant à la Tour Blanche. En découvrant le montant, Elayne avait ouvert de grands yeux – Nynaeve poussant carrément un petit cri – mais Moiraine avait affirmé qu’il faudrait peut-être ça pour détourner la Maîtresse des Voiles du cap qu’elle avait prévu de suivre.

Coine tira la lettre de crédit à elle et la parcourut du regard.

— Une somme rondelette pour un cadeau de passage, dit-elle, même si vous me demandez de modifier mon plan de navigation. Me voilà de plus en plus surprise… Vous savez que nous accueillons rarement des Aes Sedai sur nos bateaux. Très rarement, même… Depuis le premier jour où un de nos bateaux appareilla, parmi tous ceux qui demandent un passage, seules les Aes Sedai risquent de se le voir refuser. Le sachant pertinemment, elles évitent de demander…

Coine regardait sa chope, pas ses interlocutrices. Jetant un coup d’œil à l’autre Atha’an Miere, Elayne vit qu’elle étudiait attentivement ses mains et celles de Nynaeve.

Non, leurs bagues, en réalité…

Moiraine ne les avait pas averties que ce serait si difficile. Après avoir déclaré que le quatre-mâts était le navire le plus rapide présent au port, elle les avait encouragées à y embarquer. Puis elle leur avait remis les lettres de crédit, probablement suffisantes pour faire l’acquisition d’une flottille de quatre-mâts. Enfin, de plusieurs bateaux, au minimum.

Savait-elle qu’il faudrait un sacré pot-de-vin pour convaincre ces femmes ?

Mais pourquoi garder le secret, dans ce cas ? Probablement parce que Moiraine adorait ça. Même quand ça faisait perdre leur temps aux autres.

— Vous comptez repousser notre demande ? lança Nynaeve, toute diplomatie jetée aux orties. Si vous n’acceptez pas les Aes Sedai, pourquoi nous avoir fait descendre ici ? Nous aurions pu en finir là-haut !

La Maîtresse des Voiles dégagea un des bras de son siège, se leva et alla se camper devant un hublot. Alors qu’elle contemplait la Pierre de Tear, la lumière du levant fit briller ses boucles d’oreilles et les médaillons accrochés à sa chaînette.

— Il peut canaliser le Pouvoir, ai-je entendu dire, et il brandit l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée… Parce qu’il les a appelés, les Aiels sont passés de l’autre côté du Mur du Dragon. J’en ai vu dans les rues, et on raconte qu’ils grouillent dans la forteresse. La Pierre est tombée et la guerre fait rage entre les nations du continent. Ceux qui dirigeaient jadis sont revenus et ont été repoussés une première fois. La prophétie s’est réalisée…

Nynaeve parut aussi désorientée qu’Elayne par ce changement de sujet.

— Les Prophéties du Dragon, dit enfin la Fille-Héritière. Oui, elles se sont réalisées… Il est bien le Dragon Réincarné, Maîtresse des Voiles.

Accessoirement, c’est aussi un fichu bonhomme qui cache ses sentiments – assez bien pour que je ne puisse pas les trouver !

— Aes Sedai, je ne parle pas des Prophéties du Dragon, mais de la Prophétie de Jendai, celle qui parle du Coramoor. Pas l’homme que vous attendez et redoutez, mais celui que nous cherchons, le héraut d’un nouvel Âge. Lors de la Dislocation du Monde, tandis que le sol s’ouvrait et que les montagnes s’écroulaient, nos ancêtres se sont réfugiés en mer. Si on en croit les récits, ils ne connaissaient rien à l’art de naviguer, mais ils survécurent par la grâce de la Lumière. Ils ne revinrent pas sur le continent avant la fin de la « tempête », et à ce moment-là, ils constatèrent que bien des choses avaient changé. Le monde entier dérivait au fil de l’eau et du vent. Les années qui suivirent, la Prophétie de Jendai nous ordonna de sillonner les eaux jusqu’au retour du Coramoor, et de le servir lorsqu’il reviendrait.

» Nous sommes liés à la mer, et dans nos veines, l’eau salée a depuis longtemps remplacé le sang. Le plus souvent, quand nous posons un pied sur la terre ferme, c’est pour attendre un nouveau bateau puis repartir sans tarder. Des hommes durs comme l’acier éclatent en sanglots lorsqu’ils doivent accomplir leur devoir à terre. Et les femmes enceintes s’arrangent pour embarquer – même sur un canot, si rien de mieux ne se présente –, parce que nos enfants doivent naître sur l’eau. Comme ils devront un jour y mourir, leur corps étant confié à la mer.

» La prophétie s’est réalisée. Cet homme est le Coramoor. En le servant, les Aes Sedai en apportent la preuve irréfutable. Car il est dit dans la prophétie : « La Tour Blanche sera brisée en son nom, et les Aes Sedai s’agenouilleront pour lui laver les pieds et les sécher avec leurs cheveux. »

— Pour me voir laver les pieds d’un homme, lâcha Nynaeve, il faudra attendre longtemps ! Quel rapport avec notre passage ? Allez-vous nous accepter ou non ?

Elayne redouta le pire, mais Coine se contenta de répliquer sur le même ton vif :

— Pourquoi voulez-vous aller à Tanchico ? C’est un port peu accueillant, désormais. J’y suis passée l’hiver dernier et le Voltigeur a été pris d’assaut par des citadins qui voulaient fuir… absolument n’importe où. La destination les indifférait, pourvu qu’ils puissent quitter Tanchico. Je doute que les choses se soient arrangées depuis…

— Vous faites toujours subir un interrogatoire en règle à vos passagers ? s’étonna Nynaeve. Je vous ai proposé un « cadeau » suffisant pour vous acheter un village. Que dis-je ? deux villages ! S’il vous faut davantage, dites votre prix et n’en parlons plus.

— Ce n’est pas un prix, corrigea Elayne, mais un cadeau !

Coine avait-elle été offensée ? Si c’était le cas, elle ne le montra pas.

— Pourquoi ce voyage ? insista-t-elle.

Nynaeve saisit sa natte et la serra très fort, mais Elayne lui posa une main sur le bras. Avant cette rencontre, elles avaient prévu de ne pas tout dire, mais elles venaient d’en apprendre assez pour modifier leur plan. Dans la vie, il y avait une heure pour le secret et une heure pour la vérité.

— Nous poursuivons des membres de l’Ajah Noir, Maîtresse des Voiles. Et nous pensons que certaines d’entre elles sont à Tanchico. (La Fille-Héritière ne faiblit pas sous le regard furibard de Nynaeve.) Si nous ne les trouvons pas, elles risquent de nuire au Dragon Réincarné. Le Coramoor.

— Que la Lumière veille sur nous jusqu’au quai ! s’écria la Régente des Vents.

C’était la première fois qu’elle parlait, et Elayne ne cacha pas sa surprise. Même si elle ne regardait personne en particulier, Jorin s’adressait de toute évidence à sa sœur.

— Nous pouvons les accepter, et il le faut.

Coine acquiesça.

Elayne et Nynaeve échangèrent des regards interloqués. Pourquoi était-ce la Régente des Vents qui décidait ? Coine était la capitaine, après tout.

Au moins, le passage était acquis…

Mais à quel prix ? se demanda Elayne. Contre quel cadeau ?

Si Nynaeve avait pu s’abstenir de révéler qu’elles n’étaient pas limitées par la lettre de crédit…

Et c’est elle qui m’accuse de jeter l’or par les fenêtres ?

La porte s’ouvrit pour laisser passer un homme aux cheveux gris très large d’épaules. Vêtu d’un pantalon bouffant de soie verte tenu par une ceinture assortie, il feuilletait des documents. Quatre boucles d’or à chaque oreille, il portait trois chaînes autour du cou, dont une munie d’un écrin à parfum. La balafre qui zébrait une de ses joues et les deux couteaux à lame incurvée glissés à sa ceinture lui donnaient l’air dangereux.

Une étrange armature en fil de fer, nouée derrière son crâne, maintenait devant ses yeux deux grosses lentilles transparentes. Sur leurs îles, les Atha’an Miere fabriquaient les meilleures longues-vues et les meilleures lentilles d’ignition du monde, bien sûr, mais Elayne n’avait jamais rien vu qui ressemblât au bizarre équipement. Scrutant un document à travers les lentilles, l’homme prit la parole sans lever la tête :

— Coine, cet idiot veut échanger cinq cents peaux de renard des neiges du Kandor contre les trois petits tonneaux de tabac de Deux-Rivières que j’ai achetés à Ebou Dar. (Levant les yeux, le type sursauta.) Pardonne-moi, mon épouse, j’ignorais que tu avais des invités… Que la Lumière vous éclaire toutes !

— Mon époux, à midi je descendrai le fleuve, et à la tombée de la nuit, je rejoindrai l’océan.

— Suis-je toujours le Garant du Fret, mon épouse, ou ai-je perdu ma charge sans m’en apercevoir ?

— Tu es le Garant du Fret, mon époux, mais nous devons cesser de commercer et nous préparer à lever l’ancre – cap sur Tanchico !

— Tanchico ? (L’homme froissa les documents et produisit un effort visible pour ne pas exploser.) Mon épouse, non ! Tu m’as dit que nous irions d’abord à Mayene avant de voguer vers Shara. J’ai signé des contrats avec cet itinéraire en tête. Shara, Maîtresse des Voiles, pas le Tarabon ! Ce que nous avons dans nos cales ne vaudra pas grand-chose à Tanchico. Et peut-être rien du tout ! Puis-je savoir pourquoi tu sabotes mon travail, appauvrissant le Voltigeur ?

Coine hésita, mais quand elle répondit, ce fut sur le même ton très formel :

— Je suis la Maîtresse des Voiles, mon époux. Le Voltigeur appareille quand j’en ai décidé ainsi et vers la destination que je choisis. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus pour le moment.

— Oui, Maîtresse des Voiles, si tu vois les choses ainsi…

L’homme se posa une main sur le cœur – Elayne crut voir Coine tressaillir – puis il sortit, le dos raide comme un des mâts du navire.

— Il va falloir que je me réconcilie avec lui, murmura la capitaine en regardant la porte. En général, c’est très agréable… Mais là, il m’a saluée comme s’il était un mousse, ma sœur !

— Nous sommes désolées de vous attirer des ennuis, Maîtresse des Voiles, dit Elayne. Et nous regrettons d’avoir assisté à cet… incident. Si nous avons été une source d’embarras, veuillez avoir la bonté de nous pardonner.

— Embarras ? Aes Sedai, je suis la Maîtresse des Voiles ! Quant à Toram, je doute que votre présence l’ait gêné, et si c’est le cas, je ne m’en excuserai pas vis-à-vis de lui. Le commerce est son domaine, c’est vrai, mais je commande ce navire. Je vais devoir me réconcilier avec lui – et ça ne sera pas facile, car je ne peux pas tout lui dire – parce qu’il a raison sur le principe et que je n’ai pas eu l’esprit assez vif pour me justifier un peu plus sérieusement que s’il était un vulgaire mousse. La balafre, sur sa joue, il l’a récoltée en chassant les Seanchaniens du pont de mon navire. Il a glané d’autres cicatrices en défendant le Voltigeur et grâce à ses compétences, je n’ai qu’à tendre la main pour qu’on y dépose des pièces d’or. Si je vais devoir me réconcilier avec lui, c’est à cause des choses que je ne peux pas lui dire, parce qu’il mériterait de les savoir…

— Je ne comprends pas, avoua Nynaeve. Sur l’Ajah Noir…

L’ancienne Sage-Dame jeta à Elayne un regard qui promettait une conversation tendue, dès qu’elles seraient seules. La Fille-Héritière ne s’en émut pas, car elle ne manquait pas non plus de choses à dire sur le sens profond du mot « tact ».

— Sur l’Ajah Noir, reprit Nynaeve, nous vous demandons en effet de garder le silence. Mais trois mille couronnes sont une raison suffisante pour conduire deux passagères à Tanchico.

— Aes Sedai, je dois garder le secret. Sur les motifs de votre voyage, mais aussi sur votre identité. Beaucoup de membres de mon équipage pensent que les Aes Sedai portent malheur. S’ils apprennent que nous transportons vers Tanchico des sœurs qui traquent des renégates au service du Père des Mensonges… Quand nous étions sur le pont, la Lumière a voulu que personne ne soit assez près pour nous entendre. Serez-vous vexées si je vous demande de rester le plus souvent possible dans votre cabine pendant le voyage ? et de ne pas porter votre bague quand vous montez sur le pont ?

En guise de réponse, Nynaeve retira sa bague et la rangea dans sa bourse. Elayne l’imita avec un peu moins de spontanéité, car elle aimait bien que les gens voient ce bijou à sa main. Ne se fiant toujours pas à Nynaeve, dès qu’il était question de diplomatie, elle prit la parole avant celle-ci :

— Maîtresse des Voiles, nous vous avons offert un cadeau en échange de notre passage. S’il vous convient, tant mieux. Dans le cas contraire, puis-je demander ce qu’il vous faudrait ?

Coine revint près de la table et baissa les yeux sur la lettre de crédit.

— Je fais cela pour le Coramoor, dit-elle en poussant le document vers Nynaeve. Si la Lumière le veut bien, je vous déposerai là où vous désirez aller. Qu’il en soit ainsi. (Elle porta à ses lèvres les doigts de sa main droite.) Marché conclu, au nom de la Lumière !

— Ma sœur, gémit Jorin, a-t-on déjà entendu parler d’un Gérant du Fret qui se mutine contre sa Maîtresse des Voiles ?

Coine foudroya sa sœur du regard.

— Je paierai de ma poche le cadeau de passage… Et si Toram en a vent un jour, ma sœur, je t’enverrai nettoyer la cale avec Dorele. Ou y servir de lest…

Jorin éclata de rire, confirmant que les deux Atha’an Miere étaient sorties de leur mode strictement protocolaire.

— Si tu fais ça, tu arriveras à Chachin, ma sœur, ou à Caemlyn. Car sans moi, comment trouverais-tu ton chemin ?

Coine se tourna vers ses passagères, l’air contrite.

— Selon les règles, Aes Sedai, et puisque vous servez le Coramoor, je devrais vous traiter comme je traiterais la Maîtresse des Voiles et la Régente des Vents d’un vaisseau ami. Nous devrions prendre un bain ensemble, boire du vin adouci au miel et nous raconter des histoires qui nous feraient rire et pleurer. Mais je dois préparer mon navire au départ…

Le Voltigeur des Flots tangua avec l’enthousiasme que laissait supposer son nom et rebondit contre le quai. Elayne fut secouée dans son fauteuil et se demanda si c’était vraiment préférable à se retrouver étalée sur le pont.

Quand le calme fut revenu, ou presque, Coine se releva et courut vers l’échelle, Jorin sur les talons.

Elayne entendit la Maîtresse des Voiles ordonner qu’on inspecte la coque, en quête de dégâts.

Загрузка...