28 Vers la tour de Ghenjei

La nuit approchant, les voyageurs n’eurent pas le choix : camper sur le versant de la montagne, près du Portail, était la seule solution.

Camper séparément, Faile fut catégorique sur ce point.

— Non, ça ne joue plus, protesta Loial, agacé. Nous sommes sortis des Chemins et j’ai tenu parole. C’est terminé.

Le menton levé et les poings plaqués sur les hanches, Faile manifesta clairement sa détermination à ne pas céder.

— Laisse tomber, Loial, dit Perrin. Je camperai un peu plus loin…

L’Ogier regarda Faile, qui s’était tournée vers les deux Aielles dès qu’elle avait entendu Perrin capituler, puis il secoua la tête et fit mine de vouloir se joindre aux deux « parias ».

D’un geste discret – avec l’espoir qu’aucune des femmes ne l’ait vu – Perrin fit signe à son ami de rester où il était.

Son « un peu » plus loin n’était pas de la rhétorique, puisqu’il s’installa à moins de vingt pas de l’autre camp. Le Portail était verrouillé, certes, mais avec ces fichus corbeaux – et ce qu’ils impliquaient peut-être – le jeune homme préférait ne pas trop s’éloigner. Si ça dérangeait Faile, eh bien, elle n’aurait qu’à se plaindre. Déterminé à ignorer ses protestations, Perrin fut déçu qu’elle ne dise rien.

Oubliant sa jambe et son flanc douloureux, il dessella Trotteur et soulagea de son chargement le cheval de bât. Puis il étrilla les chevaux et leur fixa au museau un sac d’avoine où il ajouta un peu d’orge en guise de friandise. À une altitude pareille, on ne trouvait rien à brouter, c’était presque sûr.

Perrin banda son arc et le posa par-dessus son carquois, près de l’emplacement où il entendait allumer un feu. Puis il tira sa hache de sa ceinture.

Gaul vint aider le jeune homme, pour le feu, puis ils dînèrent, dévorant du fromage, du bœuf séché et du pain. Ils mangèrent en silence et ne burent que de l’eau. À l’ouest, le soleil sombrait derrière les montagnes, colorant de rouge les nuages et les pics. Le crépuscule tomba sur la vallée et l’air devint carrément froid.

Après s’être frotté les mains pour en chasser les miettes, Perrin sortit de ses sacoches son épaisse cape en laine verte. Avait-il fini par s’habituer à la fournaise de Tear au point d’être devenu frileux ?

Autour de l’îlot de lumière de leur feu, au milieu d’un océan de pénombre, les femmes furent très loin de se restaurer en silence. Entendant leurs rires, Perrin capta aussi des bribes de conversation qui lui firent monter le rouge au front. Entre elles, les femmes n’avaient pas de limites.

Aussi loin d’elles que possible sans sortir du cercle de lumière, Loial tentait de se concentrer sur un livre – ou de s’y immerger, plutôt. Faile et les deux Aielles n’avaient probablement pas conscience d’embarrasser l’Ogier. Très probablement, elles pensaient parler assez doucement pour qu’il ne les entende pas.

En marmonnant dans sa barbe, Perrin s’assit devant le feu, en face de Gaul, qui ne semblait pas gêné par le froid.

— Tu ne connaîtrais pas une histoire drôle ?

— Une histoire drôle ? Désolé, je n’en ai pas en réserve… (Gaul tourna la tête vers l’autre feu de camp.) Dans le cas contraire, je t’en ferais profiter… (Il soupira.) Le soleil, tu te souviens ?

Perrin eut un éclat de rire qu’il ne chercha surtout pas à étouffer, histoire d’en faire profiter les trois femmes. Un instant, leur hilarité en fut comme douchée, mais ça ne dura pas. Cela dit, elles sauraient maintenant que d’autres personnes pouvaient rire, à l’occasion. Ses blessures le mettant à la torture, Perrin regarda mornement les flammes.

Gaul finit par briser le silence :

— Cet endroit commence à ressembler davantage à la Tierce Terre que les autres pays mouillés… Cela dit, il y a quand même trop d’eau, et les arbres sont trop grands et trop nombreux. Mais ça n’a rien à voir avec ces bizarres lieux que vous nommez des forêts.

Sur le site où Manetheren avait été détruite par le feu, la terre était particulièrement pauvre. Quant aux arbres, très clairsemés, ils dépassaient rarement les trente pieds de haut et n’avaient aucune vigueur, comme si leur sève ne parvenait pas à les nourrir. De sa courte vie, Perrin n’avait jamais vu un paysage si désolé.

— Gaul, j’aurais bien aimé voir un jour ta Tierce Terre…

— Qui sait ? tu en auras peut-être l’occasion quand nous en aurons terminé ici…

— Peut-être, oui…

En réalité, les probabilités étaient très réduites. Inexistantes, même. Perrin aurait pu le dire à l’Aiel, mais il n’avait pas envie de penser à ça en ce moment – et encore moins d’en parler.

— Manetheren se dressait ici ? Tu es du sang de Manetheren ?

— Oui aux deux questions, répondit Perrin. Enfin, avec un léger doute pour la seconde.

Comment croire que les villages et les fermes isolées de Deux-Rivières étaient le dernier refuge du sang de Manetheren ? C’était pourtant la thèse de Moiraine. Ici, le sang ancien était très fort, avait-elle affirmé.

— Gaul, ça remonte à très longtemps. Aujourd’hui, nous sommes des fermiers et des bergers. Plus une grande nation, et surtout pas de fiers guerriers.

L’Aiel eut un petit sourire.

— Si tu le dis… Je t’ai vu danser avec les lances, et tes amis Mat et Rand aussi. Mais si tu vois les choses comme ça…

Perrin haussa les épaules, mal à l’aise. Dans quelle mesure avait-il changé depuis son départ de Champ d’Emond ? Et Rand ? Et Mat ? Il ne faisait pas référence à ses yeux, aux loups ou au nouveau pouvoir de Rand. Non, ce n’était pas le sujet… En eux, qu’est-ce qui était resté comme avant ? Au fond, Mat était le seul qui semblait être encore fidèle à lui-même – plus ou moins, en tout cas.

— Gaul, on dirait que tu en sais long sur Manetheren…

— Nous connaissons mieux votre monde que vous le pensez. Et moins bien que nous l’imaginions. Longtemps avant de traverser le Mur du Dragon, j’ai lu des livres apportés par les colporteurs. Les mots « bateau », « fleuve » et « forêt » m’étaient familiers – enfin, j’avais cette illusion. (Dans la bouche de l’Aiel, ces mots semblaient exotiques.) Croire une chose ne suffit pas à la rendre vraie. Mais au sujet du Blafard et des Trollocs, comment vois-tu les choses ? Tu penses qu’ils étaient là par hasard ?

— Non, soupira Perrin. Dans la vallée, j’ai vu des corbeaux. Après l’attaque sur les Chemins, je ne suis pas enclin à croire aux coïncidences.

Gaul acquiesça.

— Les Yeux des Ténèbres… Quand on se prépare au pire, toutes les surprises sont agréables.

— Eh bien, je ne cracherais pas sur une bonne surprise, je dois l’avouer.

Perrin tenta de localiser les loups… et il ne capta rien.

— Je trouverai peut-être cette nuit… Gaul, si quelque chose se passe ici, tu devras me flanquer des coups de pied pour me réveiller.

Une étrange façon de parler, s’avisa Perrin. Mais l’Aiel acquiesça de nouveau.

— Tu n’as jamais mentionné mes yeux, et tu sembles les remarquer à peine. Tous les Aiels paraissent s’en ficher.

À la lueur du feu de camp, Perrin savait que son regard devait être plus jaune que jamais.

— Le monde change, dit Gaul, très serein. Rhuarc, les Matriarches et le chef de ma tribu, Jheran, tentent de le cacher, mais ils ne semblaient pas très à l’aise quand ils nous ont envoyés de l’autre côté du Mur du Dragon, en quête de Celui qui Vient avec l’Aube. Le changement ne correspondra sans doute pas à ce que nous imaginions, mais il se produira, c’est une certitude. Le Créateur nous a attribué la Tierce Terre pour nous punir de nos péchés et pour nous préparer à quelque chose, mais à quoi ? Colinda, notre Matriarche, me dit souvent que je réfléchis trop pour un Chien de Pierre. Bair, la doyenne des Matriarches des Aiels Shaarad, menace de m’envoyer à Rhuidean lorsque Jheran mourra – que je sois d’accord ou pas. À côté de tout ça, ami Perrin, qu’importe la couleur des yeux d’un homme ?

— J’aimerais que tout le monde pense comme toi…

Dans l’autre camp, les réjouissances étaient enfin terminées. Une des Aielles, Perrin n’aurait su dire laquelle, avait pris le premier tour de garde, tournant le dos au feu, et les autres voyageurs s’étaient allongés pour la nuit.

Après une si dure journée, le sommeil viendrait vite, et le rêve aussi. S’allongeant à son tour, Perrin s’enveloppa dans sa couverture.

— Surtout, s’il le faut, n’hésite pas à me réveiller à coups de pied.

Gaul hocha gravement la tête.

S’endormant comme une masse, Perrin bascula aussitôt dans le rêve.


Il faisait jour, et il était seul à côté du Portail – un mur artistiquement sculpté dont la présence sur un versant de montagne était des plus incongrues. Hormis cet ouvrage, il n’y avait aucun signe indiquant qu’un être humain eût jamais mis les pieds ici. Sous un ciel bleu et clair, une douce brise montant de la vallée caressait les narines de Perrin. Il reconnut l’odeur des cerfs, des lapins, des cailles et des colombes – un millier de parfums bien distincts de gibier, d’eau, de terre et de végétal.

C’était le rêve du loup.

Un moment, l’impression d’être un loup submergea Perrin. Des pattes remplaçant ses bras et ses jambes, il allait…

Non !

Se palpant, il fut rassuré de trouver son bon vieux corps, avec sa cape et sa veste habituelles. Autour de la taille, il portait sa chère ceinture, mais c’était le manche du marteau, pas celui de la hache, qui était glissé dans la boucle.

Ce détail l’interloqua. Aussitôt, la hache se substitua au marteau en une sorte de vision fluctuante et brumeuse. Puis ce fut de nouveau le marteau. Se passant la langue sur les lèvres, Perrin espéra que les choses en resteraient là. Si la hache était incontestablement une meilleure arme, il préférait le marteau.

Dans le rêve du loup, c’était la première fois qu’un objet en remplaçait un autre. Mais au fond, il n’avait pas une très grande expérience de cet endroit. S’il s’agissait d’un endroit…

C’était le rêve du loup. Les événements les plus bizarres avaient le droit de s’y produire, comme dans n’importe quel songe.

Comme si penser à des choses étranges les faisait arriver, un carré de ciel, au-dessus des montagnes, s’assombrit soudain pour devenir une fenêtre donnant sur… eh bien, quelque part ailleurs. Et dans ce lieu mystérieux, debout au milieu d’un cyclone, Rand riait aux éclats – comme un dément, aurait-on pu dire –, les bras levés au ciel. De petites silhouettes se laissaient porter par le vent. Jaune et écarlate, comme la créature représentée sur l’étendard du Dragon, elles semblaient obéir aux ordres de Rand.

Des yeux cachés épiaient le jeune homme. Le savait-il ? L’ignorait-il ? C’était impossible à dire.

La « fenêtre » se ferma soudain. Une autre s’ouvrit un peu plus loin. Derrière celle-ci, on voyait Nynaeve et Elayne avancer prudemment au milieu d’une sorte de ville fantôme où elles pistaient une bête dangereuse. Sans pouvoir expliquer pourquoi il savait que cette « proie » était redoutable, Perrin en avait l’absolue certitude. Mais la fenêtre disparut pour être remplacée par une autre.

Mat, debout à un carrefour où se croisaient deux routes. Après avoir joué à pile ou face, il s’engagea sur l’une d’elles. En un clin d’œil, il fut affublé d’un chapeau à larges bords et Perrin remarqua qu’il utilisait comme canne un bâton muni d’une courte lame.

Dans une autre fenêtre, Perrin vit Egwene et une femme aux longs cheveux blancs. Alors que la Tour Blanche s’écroulait derrière elles, les deux femmes le regardèrent avec une infinie surprise.

Cette image aussi s’effaça très vite.

Perrin prit une profonde inspiration. Il avait déjà vécu ce genre d’expérience dans le rêve du loup, et les visions, selon lui, étaient vraies ou, au minimum, signifiaient quelque chose. Quoi qu’il en soit, les loups ne les voyaient jamais…

D’après Moiraine, le rêve du loup ressemblait à un endroit appelé Tel’aran’rhiod. Fidèle à sa réputation, l’Aes Sedai avait refusé d’en dire davantage. Un jour, Perrin avait surpris une conversation entre Egwene et Elayne au sujet des rêves, justement. Mais Egwene en savait déjà bien trop long sur son rapport avec les loups – peut-être autant que Moiraine, pour ce qu’il pouvait en dire. Et il n’avait aucune envie d’évoquer ça, même avec son amie d’enfance.

En revanche, il aurait pu avoir un confident : Elyas Machera, l’homme qui lui avait fait connaître les loups. Lui, il connaissait sûrement les réponses à des dizaines de questions…

Alors qu’il pensait à Elyas, Perrin crut un instant entendre une voix murmurer son propre nom dans le vent. Tendant l’oreille, il constata qu’il se trompait. Personne ne parlait, car il était seul dans le rêve.

— Tire-d’Aile ! appela-t-il à voix haute et dans son esprit.

Tire-d’Aile !

Le loup était mort… mais ici, il existait encore. À leur mort, les loups trouvaient refuge dans le rêve, où ils attendaient l’heure de renaître. En réalité, c’était encore plus compliqué que ça. Les loups vivants semblaient avoir en permanence conscience du songe, même quand ils ne dormaient pas. Pour eux, les deux mondes étaient aussi réels l’un que l’autre.

— Tire-d’Aile !

Tire-d’Aile !

Mais le loup ne se montra pas.

C’était très inhabituel. Venu pour une raison, Perrin avait tout intérêt à continuer comme si de rien n’était. Dans le meilleur des cas, descendre jusqu’à l’endroit d’où il avait vu s’envoler les corbeaux lui prendrait des heures.

Perrin fit un pas. Autour de lui, le paysage se brouilla, et quand il reposa le pied par terre, il découvrit qu’il était près d’un ruisseau bordé de saules des montagnes et de pruches bizarrement rabougris. Des pics couronnés de nuages dominaient le paysage. Un moment, Perrin en resta bouche bée. Il était à la pointe de la vallée, par rapport au Portail. À savoir, exactement là où il avait voulu se rendre – l’endroit d’où s’étaient envolés les corbeaux et d’où était partie la flèche. Il n’avait jamais vécu une expérience pareille. Maîtrisait-il un peu mieux le rêve du loup – Tire-d’Aile l’accusait toujours d’ignorance crasse –, ou les choses étaient-elles différentes cette fois ?

Très prudemment, Perrin fit un deuxième pas. Cette fois, il parcourut une distance normale. Sur le site, il n’y avait aucune trace du passage d’un archer ni d’un vol de corbeaux. Pas d’empreintes, de plumes ou d’odeurs. Était-ce si étonnant que ça ? Pour qu’il y ait des traces, il aurait fallu que les événements se soient produits aussi dans le rêve. Cela dit, s’il trouvait des loups dans ce songe, ils l’aideraient à localiser leurs frères et leurs sœurs dans le monde « réel ». Et ces loups-là pourraient lui dire s’il y avait des Créatures des Ténèbres dans les montagnes.

S’il était plus haut, les loups l’entendraient peut-être plus facilement crier.

Regardant le plus haut pic, juste sous la lisière des nuages, le jeune homme fit un pas. Les contours du monde se brouillèrent de nouveau. Lorsqu’ils reprirent leur aspect habituel, Perrin se retrouva sur le versant d’une montagne, des nuages à moins de trente pieds au-dessus de sa tête.

Perrin ne put s’empêcher de rire. C’était très amusant, tout ça. De sa position, il avait une vue imprenable sur toute la vallée qu’il venait de quitter.

— Tire-d’Aile !

Toujours pas de réponse.

Perrin bondit sur la montagne d’à côté et appela encore. Il appela encore, sautant de pic en pic en direction de l’ouest, vers Deux-Rivières. Tire-d’Aile ne se manifesta pas. Plus inquiétant encore, Perrin ne sentit aucun loup. Pourtant, il y en avait toujours dans ce rêve. Toujours !

Il continua, bondissant d’une montagne à une autre. À part l’odeur des cerfs et d’autres animaux, il ne capta aucune vie. Mais il remarqua des signes du passage d’êtres humains. De très anciens signes… Deux grandes statues envahissaient presque tout le versant d’une montagne et, un peu plus loin, on avait gravé sur la surface lisse d’une falaise d’étranges lettres angulaires de près de six pieds de haut.

Les intempéries avaient effacé les traits des statues et pour de moins bons yeux que les siens, les inscriptions auraient pu passer inaperçues – de banals stigmates laissés sur la pierre par le vent et la pluie.

Les montagnes cédèrent bientôt la place aux dunes de Sable. Aujourd’hui à demi couvertes de mauvaises herbes et de buissons, ces collines, avant la Dislocation du Monde, formaient le rivage d’une grande mer.

Soudain, Perrin aperçut un homme au sommet d’une de ces buttes.

Trop loin pour qu’il soit possible de distinguer ses traits, ce grand gaillard aux cheveux noirs n’était sûrement pas un Trolloc ni un quelconque monstre. Vêtu d’une redingote bleue, un arc dans le dos, il était penché pour observer quelque chose sur le sol, derrière un buisson étique.

Perrin trouva quelque chose de familier au personnage. Le vent se levant, il capta son odeur – un parfum glacé, voilà la seule description qui lui vint à l’esprit. Glacé et pas vraiment humain…

Perrin s’avisa que son arc venait de se matérialiser entre ses mains, une flèche encochée. À sa ceinture, il sentit le poids de son carquois.

L’inconnu releva les yeux et aperçut Perrin. Après une infime hésitation, il détala comme un lapin.

L’apprenti forgeron sauta sur la butte, découvrit ce que regardait le fuyard et se lança aussitôt à sa poursuite, laissant derrière lui le cadavre à demi dépecé d’un loup.

Un loup mort dans le rêve du loup ? C’était impensable ! Qui pouvait tuer un loup ici ? Une créature maléfique…

Le fugitif, rapide comme l’éclair, avalait la distance par centaines de pas en une seule enjambée. Sortant des dunes, il traversa le bois de l’Ouest, passa devant des fermes isolées, continua dans une zone moins anarchique où les champs étaient géométriquement disposés et fila au-delà de Colline de la Garde.

Perrin trouva étrange de voir les maisons au toit de chaume du village sans qu’un filet de fumée sorte d’une cheminée. Il n’y avait pas âme qui vive dans les rues et toutes les fermes semblaient abandonnées.

Mais l’essentiel était de ne pas perdre de vue l’homme qui continuait à courir. S’accoutumant à cette étrange poursuite, Perrin ne fut pas surpris quand un bond lui suffit pour atterrir sur la rive sud de la rivière Taren, le suivant le propulsant au milieu de collines où ne poussait pas l’ombre d’un arbre ou d’un brin d’herbe.

Concentré sur sa proie, Perrin courut vers le nord-est, dépassant sans les voir des cours d’eau, des routes et des villages.

Le terrain devint soudain très plat, une herbe luxuriante poussant entre les rares bosquets et buissons. Ici, il n’y avait pas trace d’êtres humains, comme sur le versant de la montagne.

Dans le lointain, Perrin vit briller ce qu’il identifia très vite comme une tour de métal. L’inconnu l’atteignit en un éclair et disparut. Deux bonds suffirent au jeune homme pour arriver au pied de la structure métallique.

Deux cents pieds de haut, quarante de large, une surface brillante comme de l’acier. Peut-être une colonne plutôt qu’une tour. Longeant sa circonférence deux fois de suite, Perrin ne remarqua aucune ouverture – pas même une fissure, la paroi lisse ne portant d’ailleurs pas la moindre marque, comme s’il était impossible de la rayer.

Ici, l’odeur glacée et inhumaine était plus forte que jamais. L’homme, si c’en était un, était entré dans la tour, ça ne faisait aucun doute. Il ne restait plus qu’à trouver un moyen de le suivre.

Non !

Un torrent d’émotions que l’esprit de Perrin avait traduit par un mot sans équivoque.

Non, arrête !

Perrin se retourna à l’instant où un grand loup gris couturé de cicatrices, le pelage strié de blanc, atterrissait sur ses quatre pattes comme s’il venait de sauter du ciel. Une possibilité à ne pas écarter. Toute sa vie, Tire-d’Aile avait envié aux aigles leur aptitude à voler. Ici, il pouvait planer sur les courants avec eux.

Les yeux jaunes du loup se rivèrent dans ceux de son frère humain.

— Pourquoi devrais-je m’arrêter, Tire-d’Aile ? Il a tué un loup.

Les hommes tuent des loups et les loups tuent des hommes… Pourquoi es-tu furieux ainsi ?

— Je ne sais pas… Peut-être parce que c’est arrivé ici. Je pensais qu’il était impossible de tuer un loup dans le rêve.

Tu poursuis Tueur, Jeune Taureau. Il est ici en chair et en os, et il peut ôter la vie.

— En chair et en os ? Tu veux dire : pas seulement en esprit ? Comment est-ce possible ?

Je l’ignore… C’est un souvenir qui remonte à très longtemps, une réalité que nous pensions révolue. Mais les Créatures des Ténèbres marchent dans notre rêve, désormais. L’engeance du Croc du Cœur. La sécurité n’est plus qu’une illusion.

— Eh bien, il est là-dedans, à présent.

Perrin étudia la tour de métal.

— Si je trouve comment il est entré, je mettrai un terme à ses méfaits.

Un louveteau idiot qui fourre le museau dans une fourmilière ! Cette tour est maléfique, tout le monde le sait. Tu veux combattre le mal sur son terrain ? Tueur peut prendre ta vie.

Perrin réfléchit. Chaque fois que Tire-d’Aile évoquait la mort, une sensation d’inéluctabilité s’imposait à son esprit. Comme si…

— Tire-d’Aile, qu’advient-il d’un loup qui meurt dans le rêve ?

Le vieux loup ne répondit pas tout de suite.

Quand nous mourons ici, c’est pour l’éternité, Jeune Taureau. Je ne suis pas sûr qu’il en aille de même pour toi, mais c’est ce que je crois.

— Un endroit dangereux, archer ! lança une voix féminine dans le dos de Perrin. La tour de Ghenjei n’est pas un lieu recommandé aux humains.

Perrin se retourna, son arc relevé, et ne lâcha pas sa flèche lorsqu’il vit la femme aux cheveux blonds nattés qui se tenait à quelques pas de lui. Sa coiffure rappelait celle des femmes de Deux-Rivières, mais sa tresse semblait plus sophistiquée. Sa tenue ne ressemblait à rien de connu. Une veste blanche courte et un pantalon très ample en tissu jaune très fin noué au niveau des chevilles au-dessus de bottines mates. La cape sombre qui complétait le tableau semblait dissimuler un objet aux reflets d’argent accroché à la ceinture de l’inconnue.

Quand elle bougea, les reflets disparurent.

— Tu as un œil d’aigle, archer. Je l’ai pensé la première fois que je t’ai vu.

Depuis quand l’épiait-elle ? Et comment avait-elle fait pour le surprendre ainsi ? Tire-d’Aile aurait dû l’avertir, non ? Couché dans les hautes herbes, le museau sur les pattes, le loup se contentait de regarder son ami.

Même s’il était certain de ne l’avoir jamais vue, la femme semblait familière à Perrin. Qui était-elle, pour se promener ainsi dans le rêve du loup ? Ou cela avait-il un rapport avec le Tel’aran’rhiod de Moiraine ?

— Vous êtes une Aes Sedai ?

— Non, archer ! (La femme eut un petit rire.) Je suis venue t’avertir, malgré les édits. Quand on y entre, il est difficile de sortir de la tour, même dans le monde des hommes. Ici, c’est tout simplement impossible. Tu as le courage d’un porte-étendard – celui qu’on prétend difficile à distinguer de la stupidité.

Impossible de sortir ? Tueur était pourtant entré ? Pourquoi l’aurait-il fait, si ça revenait à se condamner à la prison à vie ?

— Tire-d’Aile dit lui aussi que c’est dangereux… La tour de Ghenjei ? Qu’est-ce que c’est ?

Les yeux ronds, la femme se tourna vers le loup, qui ne broncha pas et continua à regarder Perrin.

— Tu parles avec les loups ? Comme dans les anciennes légendes ? C’est pour ça que tu es là ? J’aurais dû m’en douter… La tour, archer ? C’est un portail qui donne sur le royaume des Aelfinn et des Eelfinn.

L’inconnue avait lâché ces noms comme si Perrin n’avait connu qu’eux. Devant sa perplexité, elle enchaîna :

— As-tu déjà joué au jeu appelé les Serpents et les Renards ?

— Oui, comme tous les enfants… Du moins, tous les enfants de Deux-Rivières. Mais ils l’abandonnent dès qu’ils sont assez grands pour comprendre qu’il est impossible de gagner.

— Sauf en violant les règles, dit la femme. « Courage pour fortifier, feu pour aveugler, musique pour étourdir et fer pour attacher. »

— C’est tiré du jeu… Mais je ne comprends pas. Quel rapport avec cette tour ?

— Ce sont les moyens de gagner contre les serpents et les renards. Le jeu est une réminiscence d’anciennes négociations. Il n’a aucune importance, tant qu’on reste loin des Aelfinn et des Eelfinn. Ils ne sont pas maléfiques à la manière des Ténèbres, mais ils pourraient l’être, tant ils sont différents de l’humanité. On ne peut pas se fier à eux, archer. Reste à l’écart de la tour de Ghenjei. Et si tu peux, évite le Monde des Rêves. De sombres créatures l’arpentent.

— Comme l’homme que je poursuivais ? Tueur ?

— Un nom qui lui va très bien… Tueur n’est pas vieux, archer, mais il est maléfique et très ancien.

La femme semblait s’appuyer sur un objet invisible. Peut-être celui qui émettait des reflets argentés.

— Je te dis bien des choses, semble-t-il. Et je ne comprends pas pourquoi je te parle. Sauf si… Bien sûr ! Serais-tu ta’veren, archer ?

— Qui êtes-vous ?

Cette femme paraissait en savoir long sur la tour et le rêve du loup.

Mais elle a été surprise que je puisse parler avec Tire-d’Aile.

— J’ai l’impression de vous avoir déjà rencontrée.

— Et moi, j’ai déjà violé trop d’édits, archer.

— Des édits ?

Une ombre atterrit sur le sol derrière Tire-d’Aile. Perrin se retourna, furieux de s’être encore laissé surprendre. Il ne vit rien, mais il était sûr d’avoir aperçu du coin de l’œil la silhouette d’un homme, la poignée d’une épée dépassant de derrière chacune de ses épaules. Et quelque chose, dans cette image, titillait sa mémoire.

— Il a raison, dit la femme dans le dos de Perrin, je ne devrais pas te parler.

Quand le jeune homme se retourna, l’inconnue s’était volatilisée. Il ne restait plus que la tour et la plaine qui s’étendait à l’infini.

Perrin regarda Tire-d’Aile, qui consentit enfin à relever la tête.

— Je m’étonne que tu ne sois pas attaqué par des tamias, marmonna le jeune homme. Qu’as-tu fait d’elle ?

Elle ? Une femme, ici ? Où ?

Le loup se redressa et sonda les environs.

— Je lui parlais il y a un instant.

Tu marmonnais dans le vent, Jeune Taureau. Il n’y avait pas d’« elle » ici. Rien que toi et moi.

Perrin se gratta la barbe, un signe d’énervement chez lui. Il n’avait pas rêvé, ni parlé tout seul.

— Décidément, il se passe de bien étranges choses, ici. Tire-d’Aile, elle est d’accord avec toi. Je ne dois pas entrer dans la tour.

Alors, elle est sage…

Perrin capta du doute dans cette remarque. Le loup n’était toujours pas sûr qu’il y ait eu une femme avec eux.

— Je suis allé beaucoup plus loin que prévu…, souffla Perrin.

Il raconta à Tire-d’Aile l’attaque des Trollocs, dans les Chemins, puis celle des corbeaux et des deux faucons. Il devait trouver des loups à Deux-Rivières ou dans les montagnes, ajouta-t-il.

Quand il eut fini, Tire-d’Aile resta longtemps silencieux, sa queue en bataille parfaitement immobile.

Reste loin de chez toi, Jeune Taureau.

L’image que l’esprit de Perrin traduisait par « chez toi » était celle du territoire d’une meute de loups.

Il n’y a pas de loups là où tu en cherches. Ceux qui n’ont pas fui sont morts. Tueur marche dans notre rêve.

— Tire-d’Aile, je suis obligé de rentrer chez moi.

Sois prudent, Jeune Taureau. Le jour de la Dernière Chasse approche, et nous courrons côte à côte, lorsque l’heure aura sonné.

— Oui, nous le ferons, souffla Perrin, le cœur serré.

Après sa mort, viendrait-il ici ? Rien n’était moins sûr, même s’il avait l’impression d’être déjà un loup.

— Il faut que je parte, Tire-d’Aile.

Que la chasse soit bonne, Jeune Taureau, et qu’il y ait beaucoup d’« elles » pour te donner des louveteaux.

— Au revoir, Tire-d’Aile.


Quand Perrin ouvrit les yeux, les dernières braises du feu agonisaient. À la lisière du cercle de lumière, Gaul, assis sur les talons, sondait la nuit. Dans l’autre camp, Faile se préparait à prendre son tour de garde. À la lueur de la lune, les nuages qui entouraient les pics ressemblaient à des colliers de perles.

Perrin estima qu’il avait dormi deux heures.

— Je vais monter la garde, dit-il en s’extrayant de sa cape.

Gaul acquiesça et s’étendit là où il était.

— Gaul ? appela Perrin. (L’Aiel releva la tête.) Chez moi, ça risque d’être pire que prévu…

— C’est souvent comme ça… La vie est ainsi faite.

Gaul baissa la tête et s’endormit comme une masse.

Tueur ? Qui était-ce ? Quelle créature ?

Des monstres dans les Chemins, des corbeaux au cœur des montagnes de la Brume, et pour finir, un homme appelé Tueur sur le territoire de Deux-Rivières. Il ne pouvait pas s’agir de coïncidences, même si Perrin aurait donné cher pour que ce soit le cas.

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