— C’est le genre de femme que tu aimes ? demanda Aviendha avec un mépris souverain.
Rand baissa les yeux sur l’Aielle qui avançait à côté de Jeade’en. Toujours en jupe, un foulard marron enroulé autour du crâne, Aviendha lui rendit son regard avec une intensité à glacer les sangs – à croire qu’elle regrettait de ne plus avoir la lance dont elle s’était emparée pendant l’attaque des Trollocs, une initiative qui lui avait valu les remontrances des Matriarches.
Rand était parfois gêné de chevaucher alors que la jeune femme marchait. Mais il avait tenté de faire comme elle, et ses pieds avaient vite crié grâce. Quatre ou cinq fois, il avait réussi à la convaincre de monter en croupe derrière lui, prétendument parce que baisser la tête pour lui parler finissait par lui donner un torticolis. Pour un Aiel, chevaucher n’était pas une offense faite aux coutumes, finalement. Mais un sain mépris pour tous ceux qui ne se servaient pas de leurs jambes afin de se déplacer incitait Aviendha à décliner le plus souvent la proposition du jeune homme. Et quand elle l’acceptait, le moindre ricanement d’un autre Aiel – et surtout d’une Promise – suffisait à la faire promptement sauter à terre.
— Elle est faible, Rand al’Thor. Faible et trop docile.
Rand jeta un nouveau coup d’œil à la roulotte blanche qui occupait toujours la tête de la caravane de colporteurs escortée par des Promises Jindo. À côté du conducteur, Isendre était assise sur les larges genoux de Kadere. La tête sur son épaule, elle se réfugiait sous le petit parasol de soie bleue que le colporteur tenait afin de la protéger du soleil et de s’en abriter lui-même. Même en veste blanche légère, Kadere se tamponnait sans cesse le visage avec un grand mouchoir. De toute évidence, il était beaucoup plus affecté par la chaleur que sa compagne vêtue d’une robe de soie d’un bleu assorti à la couleur du parasol. Rand n’aurait pas pu le jurer, mais il avait l’impression que les yeux noirs d’Isendre étaient en permanence rivés sur lui. En tout cas, chaque fois qu’il tournait la tête, il en était ainsi et Kadere ne semblait pas s’en offenser.
— Je ne crois pas qu’Isendre soit « docile », dit Rand tout en ajustant son shoufa autour de sa tête.
Bizarrement, cet accessoire se révélait assez efficace contre le soleil. Même si sa veste rouge en laine était beaucoup moins adaptée au climat, le jeune homme avait résisté à l’envie d’adopter une tenue aielle. Quelle que soit son origine, et nonobstant les marques qu’il portait sur les bras, il n’était pas aiel et il n’avait aucune intention de faire semblant de l’être. Quoi que l’avenir exige de lui, il entendait s’en tenir à ce minimum requis de décence.
— Non, je ne dirai pas « docile »…
Sur le banc du cocher de la seconde roulotte, la grosse Keille et son trouvère, Natael, se disputaient comme d’habitude. Bien qu’il soit moins doué que l’homme normalement chargé de conduire le véhicule, le trouvère tenait les rênes. De temps en temps, sa compagne et lui regardaient Rand, mais ils se reconcentraient très vite sur leur dispute.
Cela dit, regarder Rand était une occupation très en vogue. La colonne de Jindo qui avançait sur son flanc faisait de même, tout comme les Matriarches qui cheminaient un peu à l’écart avec Moiraine, Egwene et Rand. Et même dans la colonne de Shaido, beaucoup plus distante, des têtes se tournaient régulièrement vers Rand. Désormais, ces manifestations ne dérangeaient presque plus le jeune homme. Il était Celui qui Vient avec l’Aube, et tout le monde voulait savoir ce qu’il projetait de faire.
Eh bien, ça ne tarderait plus, maintenant…
— Docile, marmonna Aviendha. Elayne n’est pas comme ça. Tu lui appartiens, alors arrête de faire les yeux doux à cette garce à la face de lune.
L’Aielle secoua la tête puis marmonna entre ses dents :
— Nos coutumes la choquent, paraît-il. Cette gente dame ne saurait les accepter. Et pourquoi devrais-je m’en soucier, au fond ? Mais rien ne doit se passer… Non, rien. Si je pouvais, Rand al’Thor, je te prendrais comme gai’shain afin de pouvoir t’offrir à Elayne.
— Pourquoi Isendre devrait-elle accepter les coutumes des Aiels ?
Voyant Aviendha rouler de gros yeux, Rand faillit éclater de rire. Bien entendu, la guerrière le foudroya du regard comme s’il venait de commettre un sacrilège. Quand on les fréquentait un peu, les Aielles se révélaient aussi difficiles à comprendre que toutes les autres femmes.
— Tu n’es pas docile, en tout cas, Aviendha…
Une remarque que l’Aielle, selon Rand, devait prendre comme un compliment. Indomptable et dure comme la pierre, elle n’avait en effet guère de faiblesses…
— Si tu m’expliquais de nouveau, au sujet de la Maîtresse du Toit ? Si Rhuarc est le chef des Taardad et le seigneur de la forteresse des Rocs Froids, comment se fait-il que le fief appartienne à sa femme et pas à lui ?
Avant de répondre, Aviendha regarda encore un moment Rand en marmonnant entre ses dents.
— Parce qu’elle est la Maîtresse du Toit, espèce d’âne bâté des terres mouillées ! Un homme ne peut pas posséder un foyer – une terre non plus, d’ailleurs. Parfois, les gens des terres mouillées donnent l’impression d’être des sauvages.
— Mais si Lian est Maîtresse du Toit des Rocs Froids parce qu’elle est l’épouse de Rhuarc…
— Ça n’a pas de rapport ! Ne comprendras-tu donc jamais ? Pourtant, c’est enfantin !
Aviendha prit une profonde inspiration, puis tira sur le foulard qui lui protégeait la tête. C’était une très jolie femme, trouvait Rand, et elle lui aurait paru encore plus belle si elle ne l’avait pas en permanence regardé comme s’il avait commis un crime à son encontre. Quel crime ? Hélas, il l’ignorait…
Même si elle détestait parler de Rhuidean, Bair avait fini par lui révéler que la jeune femme n’était pas entrée dans la forêt de colonnes de verre. Et elle ne le ferait pas tant qu’elle ne serait pas prête à devenir une Matriarche. Alors, pourquoi le détestait-elle ? Une énigme dont il aurait bien aimé connaître la solution.
— Je vais essayer un autre angle d’approche…, maugréa soudain Aviendha. Quand une femme va se marier et qu’elle ne possède pas déjà un toit, sa famille lui en construit un. Le jour du mariage, son époux la porte sur son épaule pour l’éloigner des siens – et les frères du jeune marié en font autant avec les sœurs de sa nouvelle femme. Tu me suis, ou il faut que je te fasse un dessin ? Mais à la porte de leur demeure, l’époux repose sa femme et lui demande la permission d’entrer. Parce que le toit est à elle. Et elle peut…
Ces cours de culture aielle étaient un vrai délice – les moments les plus agréables qu’avait connus Rand depuis l’attaque des Trollocs, onze jours plus tôt. Pour les obtenir, il avait fallu lutter, car Aviendha avait tendance à ne pas desserrer les lèvres entre une tirade contre le sort injuste d’Elayne (selon elle) et un sermon censé convaincre le jeune homme que la Fille-Héritière était une femme parfaite.
Un jour, Rand avait dit à Egwene – tout à fait incidemment – que l’Aielle, si elle refusait de lui faire la conversation, aurait pu avoir la décence de ne pas le regarder sans arrêt. Moins d’une heure après, un gai’shain en robe blanche était venu chercher Aviendha.
Quelle que soit la teneur du discours des Matriarches, la jeune femme était revenue dans un état de fureur absolue. Et elle avait exigé – oui, exigé – que Rand la laisse lui enseigner les us et les coutumes de son peuple. Avec l’espoir, bien entendu, qu’il révèle quelque chose sur ses plans par l’intermédiaire des questions qu’il poserait. Après les reptiliennes subtilités de Tear, où les langues de vipère étaient légion, la manière fort naïve d’espionner des Matriarches avait quelque chose de rafraîchissant.
Quoi qu’il en soit, tout ce que Rand apprendrait pourrait lui servir un jour. De plus, une conversation avec Aviendha n’était pas nécessairement un calvaire, très loin de là, à partir du moment où elle parvenait à oublier qu’elle méprisait son interlocuteur pour une raison qu’elle était seule à connaître.
Hélas, dès qu’elle s’apercevait qu’ils dialoguaient comme des gens normaux, l’Aielle avait tendance à retrouver sa bonne vieille hostilité, comme si elle pensait que le jeune homme l’avait attirée dans un piège.
Malgré ces aléas, leurs conversations restaient agréables, comparées à tous les autres aspects du voyage. Avec le temps, Rand finissait même par trouver amusantes les explosions de colère d’Aviendha. N’étant pas né de la dernière pluie, il se gardait bien de le lui montrer. Parce qu’elle voyait en lui un homme honni, Aviendha oubliait tout à fait qu’il était le Dragon Réincarné ou Celui qui Vient avec l’Aube. À ses yeux, il était Rand al’Thor et rien de plus. Et vis-à-vis de lui, elle avait des sentiments univoques. Pas comme Elayne, dont la première lettre lui avait fait bouillir les sangs alors que la seconde, écrite le même jour, l’avait incité à se demander s’il ne lui avait pas poussé des cornes et des crocs, comme à un Trolloc.
Min était à ce jour la seule femme qui ne lui avait pas embrouillé l’esprit et torturé l’âme. Mais elle était en sécurité à la Tour Blanche, le lieu que Rand entendait éviter par-dessus tout. Souvent, il se disait que sa vie serait plus simple s’il oubliait totalement les femmes. Désormais, Aviendha s’était infiltrée dans ses rêves, comme si Min et Elayne n’avaient pas déjà suffi. Les femmes mettaient ses émotions sens dessus dessous, et il avait besoin de toute sa lucidité. Et d’une totale sérénité.
Certes, mais voilà qu’il regardait de nouveau Isendre, qui lui faisait « bonjour » du bout des doigts par-dessus l’oreille de Kadere. Et il aurait juré qu’elle lui souriait.
Une femme dangereuse… Je dois être très froid et dur comme de l’acier. Un acier tranchant.
Onze jours, onze nuits, et la douzième journée, rien de nouveau sous le soleil. Des amas de rochers, des flèches de pierre au sommet tronqué, et des crêtes jaillissant au hasard du sol dans un paysage dévasté où des pics se dressaient çà et là sans raison apparente. Des jours à cuire au soleil et des nuits à crever de froid en claquant des dents. Dans cet enfer, tout ce qui poussait était hérissé d’épines ou de piquants – sauf les rares plantes urticantes, qu’il fallait fuir comme la peste. D’autant plus que certaines, selon Aviendha, étaient empoisonnées. Certaines ? L’Aielle aurait eu plus vite fait de lui citer la liste des végétaux inoffensifs.
Pour trouver de l’eau, il fallait dénicher des sources cachées ou des réservoirs naturels. À moins de savoir reconnaître quelques plantes bien spéciales autour desquelles on pouvait trouver à boire pour un ou deux hommes, en creusant un trou profond, ou qui exsudaient une sève très désaltérante lorsqu’on les mâchait.
Une nuit, des félins avaient tué deux chevaux de bât appartenant aux Shaido. Rand avait entendu les bêtes fauves rugir de rage tandis que des guerriers les chassaient loin de leurs proies. Le quatrième soir, un conducteur de chariot, contribuant à dresser le camp, avait par mégarde dérangé un petit serpent ocre. Un deux-pas, avait précisé Aviendha plus tard. Le reptile portait très bien son nom. Bien qu’il ait vu Moiraine galoper vers lui, le conducteur avait tenté de rejoindre la caravane. Au deuxième pas, il s’était écroulé face contre terre, mort avant même que l’Aes Sedai ait pu sauter de sa monture.
Après ce drame, Aviendha avait établi la liste de tous les serpents, les araignées et les lézards venimeux. Des lézards venimeux ! La jeune femme en avait capturé un pour le montrer à Rand. Une créature de deux pieds de long aux écailles couleur bronze rayées de jaune. Immobilisant la tête du monstre sous sa botte, Aviendha lui avait planté son couteau entre les deux yeux. Puis elle avait brandi son trophée sous le nez de Rand pour qu’il voie bien le venin qui suintait des crocs de la bête morte. Un gara, expliqua-t-elle, pouvait mordre un être humain à travers le cuir d’une botte. Il était aussi capable de tuer un taureau. Mais il y avait de pires prédateurs dans le désert. Particulièrement lents, les gara étaient inoffensifs tant qu’on ne se montrait pas assez idiot pour leur marcher dessus. Mais quand elle avait jeté le cadavre, le jaune et l’ocre s’étaient confondus avec la roche rouge du sol. Stupide au point de leur marcher dessus ? C’était une façon de présenter les choses…
Divisant son temps entre les Matriarches et Rand, Moiraine tentait de bousculer le jeune homme pour qu’il lui révèle ses plans. Une tactique classique d’Aes Sedai, sans souci de subtilité.
— La Roue tisse comme elle l’entend, lui avait-elle dit le matin même, le ton et le visage sereins, mais le regard brûlant d’impatience. Cela dit, un imbécile peut s’étrangler dans la Trame. Fais attention à ne pas tisser un nœud coulant qui finira autour de ton cou.
— Je ne fais pas ce genre de bêtises ! avait répondu Rand en riant.
Moiraine avait tiré sur les rênes d’Aldieb si brusquement que la jument, en s’écartant, était passée à un souffle de renverser Aviendha.
Puis l’Aes Sedai était repartie au galop vers la colonne des Matriarches.
— Il faut être idiot pour énerver une Aes Sedai, avait marmonné Aviendha en se massant l’épaule. Je ne te croyais pas stupide…
— Nous verrons bien si c’est le cas, avait répliqué Rand, vexé.
Stupide ? Parfois, il fallait savoir prendre certains risques…
Egwene quittait rarement les Matriarches. Marchant avec elles presque aussi souvent qu’elle chevauchait Brume, il lui arrivait parfois de prendre en croupe une des vénérables Aielles.
Rand avait enfin déterminé qu’elle était parvenue à se faire passer pour une Aes Sedai confirmée. Amys, Bair, Seana et Melaine semblaient avoir avalé la couleuvre comme les gens de Tear, mais sans que le résultat soit pour autant comparable. Régulièrement, une des Matriarches se disputait si vivement avec Egwene que Rand, à plus de cent pas de distance, aurait presque pu comprendre ce qui se disait. Les Matriarches traitaient Egwene un peu comme elles traitaient Aviendha, n’était qu’elles semblaient carrément brutaliser, au moins verbalement, leur jeune compatriote – sans trop lui laisser le droit de se défendre. Cela dit, ces querelles opposaient parfois une des sages Aielles à Moiraine en personne. La blonde Melaine, en particulier, se prenait souvent de bec avec l’Aes Sedai.
Le dixième matin, Egwene avait cessé de porter ses cheveux tressés. Un événement très curieux, à vrai dire. Tandis que les gai’shain démontaient le camp, les Matriarches avaient pris la jeune femme à l’écart. Occupé à seller Jeade’en, Rand avait observé la scène de loin. Et s’il ne l’avait pas si bien connue, il aurait sans doute cru que la posture d’Egwene, la tête basse, exprimait de la docilité. Mais la jeune femme était tout sauf « docile », excepté devant Nynaeve, et éventuellement face à Moiraine.
Sans crier gare, Egwene avait frappé dans ses mains. Riant aux éclats, elle avait serré dans ses bras chaque Matriarche avant de courir défaire ses deux tresses.
Un peu plus tard, Rand avait demandé à Aviendha – qu’il avait trouvée assise devant sa tente lorsqu’il en était sorti – de lui expliquer ce qui venait de se passer.
— Les Matriarches ont décidé qu’elle avait assez grandi pour… (S’interrompant, l’Aielle avait foudroyé Rand du regard.) Rand al’Thor, cette affaire concerne les Matriarches. Si tu veux en savoir plus, va les interroger, mais attends-toi à te faire envoyer sur les roses !
Egwene avait « grandi » ? Quel rapport avec ses cheveux ? Et de toute façon, elle faisait toujours la même taille. Refusant d’en dire davantage, Aviendha avait arraché à un rocher une poignée de lichen gris censé selon ses dires faire un cataplasme parfait pour toutes les blessures. L’ancienne guerrière apprenait à toute vitesse l’art d’une Matriarche, et Rand appréciait ça très moyennement. Bien sûr, les quatre vénérables Aielles ne lui accordaient guère d’attention, mais pourquoi auraient-elles dû se donner cette peine alors qu’Aviendha ne le quittait pas d’une semelle ?
Les autres Aiels, en tout cas les Jindo, se montrèrent un peu plus détendus chaque jour, comme s’ils s’habituaient à voir régulièrement Celui qui Vient avec l’Aube. Mais Aviendha restait la seule à converser avec lui au-delà de quelques phrases de la vie quotidienne.
Chaque soir, Lan venait donner une leçon d’escrime à Rand. Puis Rhuarc lui apprenait à manier la lance et à pratiquer l’étrange technique de combat à mains nues de son peuple. N’étant pas manchot de ce côté-là non plus, le Champion participait aux séances. À part ça, tout le monde évitait soigneusement Rand, et les conducteurs de chariot ne faisaient pas exception à la règle. Ayant appris qu’il était le Dragon Réincarné, un mâle capable de canaliser, ces hommes le regardaient comme s’il était le Ténébreux en personne. Bizarrement, Kadere et le trouvère, eux, faisaient exception à cette règle.
Presque tous les matins, quand la colonne se mettait en marche, Kadere enfourchait une des mules appartenant à l’attelage d’un des chariots brûlés. Le foulard blanc enroulé autour de sa tête faisant encore ressortir la couleur mate de sa peau tannée par le soleil, le colporteur manifestait à Rand un respect un peu forcé. Mais ses yeux dont l’expression ne variait jamais continuaient à mettre mal à l’aise le jeune homme – tout comme son nez crochu, de plus en plus semblable à un bec d’aigle, sous ce regard de prédateur.
Le matin suivant l’attaque, s’agitant sur la vieille selle qu’il avait dégottée lui seul savait où – et toujours occupé à s’éponger le visage avec son sempiternel mouchoir –, le colporteur avait osé aborder Rand.
— Mon seigneur Dragon… Si je peux t’appeler ainsi ?
Les carcasses des trois chariots incendiés n’étaient plus qu’un point minuscule dans le dos des voyageurs. Non loin de là se trouvaient les tombes de deux hommes de Kadere et de tous les Aiels morts au combat. Traînées hors du camp, les dépouilles des Trollocs serviraient de repas à de très étranges prédateurs aux grandes oreilles qui jappaient sans discontinuer. De très gros renards ou des chiens plutôt petits ? Sans doute un mélange des deux… Pour les aider à nettoyer les os des monstres, des vautours étaient arrivés par vols entiers. Comme s’ils craignaient de se poser parmi leurs semblables, d’autres charognards décrivaient de grands cercles au-dessus du charnier.
— Appelle-moi comme tu veux…, avait marmonné Rand.
— Mon seigneur Dragon, j’ai pensé à ce que tu as dit hier.
Bien qu’Aviendha fût très exceptionnellement avec les Matriarches, ses propres chariots se trouvant à plus de cinquante pas de là, Kadere avait semblé inquiet, comme si des oreilles ennemies l’écoutaient. Baissant la voix, il avait imité à la perfection un homme qui redoutait d’être espionné. Mais son regard était resté le même tout du long, comme toujours.
— Ce que tu as dit sur la valeur de la connaissance, qui pave le chemin de la grandeur… Eh bien, c’est vrai.
Impassible, Rand avait longuement dévisagé le colporteur.
— C’est toi qui as dit ça, pas moi…
— Oui, c’est bien possible… Quoi qu’il en soit, c’est la vérité, n’est-ce pas, seigneur Dragon ?
Rand ayant acquiescé, le colporteur avait continué son discours en regardant nerveusement autour de lui.
— Mais la connaissance peut être aussi dangereuse… Par exemple, quand on en donne plus qu’on en reçoit. Un homme qui en vend doit déterminer son prix, mais ce n’est pas tout. Il lui faut des garanties contre les possibles… répercussions. Tu n’es pas d’accord ?
— Aurais-tu des informations à vendre, Kadere ?
Regardant sa caravane du coin de l’œil, le colporteur avait froncé les sourcils. Keille était sortie de sa roulotte pour marcher un peu malgré la chaleur. Entièrement vêtue de blanc, jusqu’à la résille qui tenait ses cheveux, elle regardait les deux hommes qui chevauchaient côte à côte.
Rand s’était encore étonné qu’une personne si corpulente puisse se déplacer avec une telle grâce. Assise sur le banc du conducteur de la première roulotte, Isendre aussi regardait Rand et Kadere. Et elle ne tentait même pas de s’en cacher tandis qu’elle s’abandonnait presque voluptueusement aux cahots du véhicule.
— Cette femme finira par avoir ma peau, avait murmuré Kadere. Mon seigneur Dragon, si tu veux bien, nous reparlerons de tout ça plus tard.
Talonnant sa mule, le colporteur avait rattrapé la roulotte, puis grimpé sur le banc du conducteur avec une étonnante souplesse – après avoir attaché la bride de sa monture à un anneau de fer fixé sur le flanc du véhicule.
Isendre et Kadere avaient très vite disparu à l’intérieur de la roulotte, d’où ils n’étaient plus sortis jusqu’au soir.
Le colporteur était revenu à la charge le lendemain et les jours suivants, dès qu’il voyait que Rand était seul. Un unique sujet l’intéressait : les connaissances qu’il pouvait vendre à condition que le prix soit raisonnable et que certaines précautions soient prises. En une occasion, allant plus loin que d’habitude, il avait déclaré que le meurtre, la trahison et toutes les horreurs dans ce genre pouvaient être pardonnés si on recevait en échange le « volume adéquat » de connaissances. Rand s’étant déclaré en désaccord avec cette affirmation, le colporteur s’était montré particulièrement nerveux.
Quoi que cet homme ait voulu vendre, il cherchait à l’évidence la protection du Dragon Réincarné afin d’échapper aux conséquences de ses fautes passées.
— Je ne suis pas sûr de vouloir acheter de la connaissance, répétait Rand chaque fois que le sujet venait sur le tapis. Il y a toujours la question du prix, pas vrai ? Un prix que je ne voudrais pas débourser…
Le premier soir, Natael avait attiré Rand à l’écart. Alors que de délicieuses odeurs de cuisson commençaient à planer dans l’air, le trouvère, presque aussi nerveux que Kadere, s’était soudain jeté à l’eau.
— J’ai beaucoup pensé à toi, avait-il dit en regardant Rand de biais, la tête inclinée sur un côté. Il te faudrait un grand artiste pour chanter ta légende. Le Dragon Réincarné… Celui qui Vient avec l’Aube… Un homme dont parlent tant et tant de prophéties de cet Âge et des précédents.
Le trouvère avait resserré autour de son torse les pans de sa cape multicolore.
— Que ressens-tu au sujet du destin que te prédisent les prophéties ? Si je dois composer ta saga, il faut que je le sache.
— Ce que je ressens ?
Rand avait regardé autour de lui. Des Jindo allaient et venaient entre les tentes. Avant que tout ça soit terminé, combien de ces braves seraient morts ?
— Je suis fatigué. Voilà ce que je ressens…
— Une émotion qui n’a rien d’héroïque… Mais quoi d’étonnant, quand on connaît ta destinée ? L’avenir du monde repose sur tes épaules, une multitude de gens rêvent de te tuer à la première occasion et beaucoup d’autres veulent t’utiliser et atteindre grâce à toi la puissance et la gloire.
— À quelle catégorie appartiens-tu, Natael ?
— Moi ? Je suis un simple trouvère… (L’artiste avait saisi un coin de sa cape entre le pouce et l’index, comme pour prouver ses dires.) Je ne prendrais ta place pour rien au monde – pas avec les terribles épreuves qui l’accompagnent. La mort, la folie, voire les deux. Ton sang sur les rochers du mont Shayol Ghul… C’est bien ce que prédit Le Cycle de Karaethon ? Si on se fie à ces prédictions, tu devras mourir pour sauver des imbéciles qui soupireront de soulagement en apprenant que tu as quitté ce monde. Franchement, je ne voudrais pas de ta vie, malgré tout le pouvoir dont tu disposes.
— Rand, avait soudain dit une voix familière, nous venons voir comment tu vas après ta guérison et une journée entière passée sous cette chaleur.
Sa cape claire serrée autour du torse, la capuche relevée, Egwene était sortie de la pénombre, Moiraine à côté d’elle et les quatre Matriarches juste derrière. Un long moment, les six femmes emmitouflées dans leur cape avaient regardé le jeune homme avec une froideur et un calme qui n’avaient rien à envier à la fraîcheur de cette soirée paisible.
Si elle n’avait pas encore le visage sans âge d’une Aes Sedai, remarqua Rand, Egwene en avait déjà le regard glacial.
Aviendha était apparue à son tour, un peu à la traîne des autres. Dans ses yeux, Rand avait cru lire de la compassion, mais l’Aielle s’était ressaisie très vite, reprenant son visage de marbre coutumier.
Rand avait supposé que son imagination lui jouait des tours. La fatigue, vraiment…
— Nous en reparlerons une autre fois, avait soufflé Natael. (S’il s’adressait à Rand, il regardait les Matriarches – son curieux regard de biais, là aussi.) Oui, nous en discuterons plus tard.
Sur un salut de la tête des plus minimalistes, le trouvère s’était promptement éclipsé.
— L’avenir t’inquiète, Rand ? avait demandé Moiraine après le départ du trouvère. Les prophéties parlent un langage fleuri et secret. Elles ne veulent pas toujours dire ce qu’elles semblent dire.
— La Roue tisse comme elle l’entend, éluda Rand. Je ferai ce que je dois faire. Oui, ce que je dois faire.
L’Aes Sedai parut satisfaite, mais avec ces femmes, c’était toujours difficile à dire. En tout cas, Rand avait une certitude : elle ne serait pas contente quand elle saurait tout…
Natael revint le lendemain, puis le soir suivant et encore celui d’après, toujours pour parler de sa grande saga. Mais il semblait avoir une fascination pour les désastres, évoquant surtout la manière dont Rand envisageait de se comporter face à la folie et à la mort. Sa grande œuvre promettait d’être une tragédie. N’ayant aucune envie de clamer haut et fort qu’il mourait d’angoisse, le jeune homme entendait cacher au monde ce qu’il pensait et ce qu’il éprouvait.
Sans doute parce qu’il en avait assez de s’entendre répondre : « Je ferai ce que je dois faire », Natael finit par ne plus revenir. Sans émotions déchirantes, la grande saga ne l’intéressait plus. La dernière fois qu’il vint voir Rand, il ne dissimula pas sa frustration et repartit à grandes enjambées, la cape multicolore battant dans son dos.
Un type bizarre… Mais si on se fiait à Thom Merrilin, ça devait être une maladie professionnelle. De fait, Natael avait plusieurs caractéristiques typiques. Une haute opinion de lui-même, par exemple. S’il se fichait qu’on l’appelle ou non par ses titres, Rand avait remarqué que l’artiste traitait Rhuarc ou Moiraine comme s’il était leur égal. Ça encore, c’était du Thom tout craché.
Le soir, il avait vite renoncé à se produire devant les Jindo. En revanche, il passait presque toutes ses soirées dans le camp des Shaido. Parce qu’ils étaient plus nombreux, avait-il expliqué à Rhuarc comme si c’était la chose la plus normale au monde. Un public plus important… Les Jindo étaient vexés, mais ils ne pouvaient rien faire – tout comme Rhuarc. Dans la Tierce Terre, à part en cas de meurtre, un trouvère bénéficiait d’une bienveillante impunité.
Aviendha passait ses nuits dans le camp des Matriarches. Parfois, elle marchait une heure ou deux avec les vénérables Aielles. Immanquablement, Moiraine et Egwene venaient se joindre au cortège. Au début, Rand avait supposé que cet aréopage féminin conseillait Aviendha sur la meilleure façon de le manipuler et de lui tirer les vers du nez. Mais un jour, alors que le cagnard tapait dur, une boule de feu aussi grosse qu’un cheval s’était soudain matérialisée au-dessus du petit groupe de femmes. Tournant sur elle-même, la sphère était retombée et avait creusé un sillon dans la terre desséchée avant de disparaître.
Plusieurs conducteurs de chariot avaient tiré sur leurs rênes, forçant leur attelage à s’arrêter. Un peu blêmes et totalement décontenancés, ils s’étaient dressés sur leur banc pour mieux voir et échanger avec leurs collègues des jurons et des exclamations. Des murmures avaient couru dans les rangs des Jindo, et toutes les têtes s’étaient tournées vers le phénomène. Mais comme les Shaido, tout aussi interloqués, les guerriers de Rhuarc avaient continué leur chemin sans ralentir le pas.
Pour une fois, les Matriarches avaient jeté aux orties leur légendaire impassibilité. Réunies autour d’Aviendha, elles avaient parlé toutes en même temps en gesticulant d’une façon franchement indigne de leur noblesse supposée. Tenant leur monture par la bride, Moiraine et Egwene avaient voulu intervenir, mais elles s’étaient fait vertement rembarrer.
Les yeux rivés sur la traînée noire qui s’étendait sur presque un quart de lieue, Rand s’était rassis bien confortablement sur sa selle. Les Matriarches apprenaient à Aviendha le contrôle du Pouvoir, bien entendu ! C’était pour ça que la jeune femme passait tellement de temps avec elles.
D’un geste las, Rand avait essuyé la sueur qui ruisselait sur son front et qui, pour une fois, n’avait rien à voir avec la chaleur. Lorsque la boule de feu était apparue, il avait d’instinct tenté de s’unir à la Source Authentique. Autant essayer de puiser de l’eau avec une passoire ! Ou de retenir de l’air entre ses mains.
Tôt ou tard, ça lui arriverait à un moment où il aurait vitalement besoin du Pouvoir. À lui aussi, il lui fallait une formation, mais il n’existait aucun professeur pour un homme capable de canaliser le Pouvoir. S’il n’apprenait pas, ses lacunes le tueraient longtemps avant qu’il ait sombré dans la folie. Mais ce n’était pas le plus important. Il devait apprendre parce qu’un jour, pas si éloigné que ça, il devrait recourir au Pouvoir.
Apprendre à utiliser son don… et s’en servir pour apprendre. Voilà à quoi il était réduit.
Rand avait ri si fort que plusieurs Jindo l’avaient regardé comme s’il était déjà cinglé.
Durant ces onze jours de voyage – et les onze nuits associées – Rand aurait grandement apprécié la compagnie de Mat. Mais son ami d’enfance ne l’approchait jamais plus d’une minute ou deux, les larges bords de son chapeau voilant son regard. Son étrange lance à la hampe noire en travers de la selle de Pépin, Mat lançait en général une ou deux plaisanteries avant de repartir sans demander son reste.
— Si tu bronzes encore un peu, mon vieux, tu ressembleras pour de bon à un Aiel !
Ou alors :
— Tu as l’intention de passer le reste de ta vie ici ? De l’autre côté du Mur du Dragon, se trouve quelque chose qu’on appelle le monde. Le vin, les femmes… Tu te souviens de leur existence ?
Malgré ces saillies, Mat était très mal à l’aise et il rechignait encore plus que les Matriarches dès qu’il s’agissait d’évoquer Rhuidean et ce qu’ils y avaient vécu. Dès qu’on mentionnait devant lui le nom de la ville, il serrait très fort la hampe de sa lance et prétendait avoir tout oublié de son voyage à travers le ter’angreal. Puis il se contredisait aussitôt en lançant :
— N’y entre jamais, Rand. Ce truc n’est pas du tout comme celui de la Pierre de Tear. Ces gens trichent ! J’aurais voulu ne jamais apercevoir ce portique.
La seule fois où Rand avait mentionné l’ancienne langue, la riposte ne s’était pas fait attendre :
— Que la Lumière te brûle ! Je ne sais rien de cette ancienne langue de malheur.
Sur ce gros mensonge, Mat avait rejoint au galop la caravane des colporteurs.
C’était là qu’il passait le plus clair de son temps. Au début, il jouait aux dés avec les conducteurs, mais ses victimes avaient fini par s’apercevoir qu’il gagnait toujours, quels que soient les dés et les godets utilisés. Privé de jeu, Mat se consolait en ayant de longues conversations avec Kadere et Natael. Et en poursuivant Isendre de ses assiduités. Dès le lendemain de l’attaque, quand il avait pour la première fois souri à la jeune femme en rajustant son chapeau noir, il était clair qu’il en pinçait pour elle. Venant s’entretenir presque chaque soir avec sa belle – et pendant des heures –, il était allé jusqu’à lui cueillir un bouquet de fleurs blanches dans un buisson d’épineux. Les mains en sang, il avait eu du mal à tenir ses rênes pendant deux jours. Cela dit, il avait refusé que Moiraine le guérisse…
Isendre encourageait-elle son soupirant ? Pas directement, il fallait le reconnaître. Mais son voluptueux sourire, à l’évidence, n’avait pas pour objectif de le repousser.
Kadere voyait tout et il n’était pas dupe. Pourtant, il ne disait rien, se laissant quand même parfois aller à suivre Mat des yeux comme un vautour qui a repéré un rongeur. Mais si le colporteur tenait sa langue, les commentaires allaient quand même bon train…
Un soir, alors qu’on commençait à dresser le camp, Rand étant occupé à desseller Jeade’en, Mat s’était réfugié avec Isendre sous l’ombre complice d’un des grands chariots bâchés. Une ombre complice et même… complaisante, car les deux jeunes gens se tenaient vraiment très près l’un de l’autre. En finissant son ouvrage, Rand avait regardé le couple tandis que le soleil disparaissait à l’horizon, les ombres de grandes flèches de pierre tombant lentement sur le camp.
Jouant du bout des doigts avec son foulard transparent – comme si elle envisageait de le retirer –, Isendre avait souri, les lèvres offertes à un baiser sous leur voile. Comprenant le message, Mat s’était encore approché. Baissant les mains, Isendre avait secoué la tête, mais sans cesser de sourire. Keille était arrivée à ce moment précis, surprenant les deux tourtereaux.
— C’est donc ça que tu veux, mon bon sire ? Elle ?
Le couple avait sursauté en entendant la voix si mélodieuse de la pachydermique matrone.
— J’ai un marché pour toi, Matrim Cauthon ! Une couronne de Tar Valon, et elle est à toi. Une fille pareille n’en vaut pas plus de deux, certes, mais c’est quand même une bonne affaire !
Mat avait fait la grimace, comme s’il regrettait de ne pas être ailleurs – n’importe où, mais ailleurs.
Tel un félin des montagnes prêt à affronter un ours, Isendre s’était tournée vers Keille :
— Tu vas trop loin, vieille femme…, avait-elle soufflé. Je ne supporterai plus longtemps ta langue de vipère. Sois prudente, si tu ne veux pas que ta carcasse finisse par pourrir dans ce désert.
Keille eut un sourire qui n’atteignit jamais ses yeux enfoncés dans des replis de graisse.
— Tu oserais ?
Isendre hocha la tête.
— Une couronne de Tar Valon… Je veillerai à ce que tu en reçoives une quand nous t’abandonnerons derrière nous. Si tu réussis à te désaltérer avec, tu ne crèveras peut-être pas…
Isendre avait tourné le dos et regagné la roulotte de Kadere sans même prendre la peine de se déhancher lascivement.
Impassible, Keille avait regardé la jeune femme jusqu’à ce que la porte de la roulotte blanche se referme sur elle. L’obèse s’était alors tournée vers Mat – une seconde trop tôt pour qu’il puisse filer en douce.
— Peu d’hommes ont refusé une seule fois une de mes propositions, et aucun ne s’y est risqué deux fois. À ta place, mon garçon, j’aurais peur qu’il me vienne à l’esprit de me venger…
Hilare, Keille avait pincé la joue de Mat – assez fort pour qu’il grimace – puis elle s’était tournée vers Rand :
— Dis-lui, seigneur Dragon ! Je crois que tu en sais long sur le risque qu’on court quand on rejette une femme. Je veux parler de cette Aielle qui te suit partout avec un regard assassin. Tu appartiens à une autre, si j’ai bien compris. Qui sait, l’Aielle se sent peut-être repoussée ?
— J’en doute, maîtresse, répondit Rand. Si elle pensait que j’ai eu des vues sur elle, Aviendha me planterait un couteau dans le cœur.
Keille avait eu un rire éléphantesque. La voyant tendre le bras vers lui, Mat avait sursauté, mais elle s’était contentée de lui caresser la joue.
— Tu vois, mon bon seigneur ? Si tu dédaignes une femme, il se peut qu’elle s’en fiche. Mais elle risque aussi de jouer du couteau. Une leçon que tout homme devrait apprendre. Pas vrai, mon seigneur Dragon ?
Riant aux éclats, Keille était partie houspiller les hommes qui bouchonnaient les mules.
— Elles sont toutes folles, avait murmuré Mat en se frottant la joue.
Puis il était parti très dignement. Bien entendu, il n’avait pas cessé de conter fleurette à Isendre.
Au cours de l’interminable voyage, la colonne était passée devant deux autres ensembles de petits bâtiments rudimentaires tout à fait semblables dans leur configuration au Guet d’Imre. Dans le premier, qui détenait près de trois cents moutons, les hommes se montrèrent aussi étonnés d’apprendre qui était Rand que d’être informés de la présence de Trollocs dans la Tierce Terre. Le second « guet » était abandonné – pas ravagé par des pillards, non, simplement abandonné.
Selon Aviendha, les grands troupeaux que les voyageurs apercevaient de temps en temps appartenaient à des forteresses. C’était bien beau, mais où étaient les habitants de ces forteresses ? Et à des lieues à la ronde, Rand n’avait pas repéré l’ombre d’une structure susceptible de mériter ce nom.
— … Bon, as-tu compris maintenant ce qu’est une Maîtresse du Toit ? demanda Aviendha, ramenant Rand à la réalité.
— Pas vraiment non, avoua le jeune homme.
En ce douzième jour de voyage, et pour la première fois, il n’avait pas écouté le discours d’Aviendha, se laissant simplement bercer par sa voix.
— Mais je suis sûr que tout le monde est très content…
— Quand tu te marieras, marmonna Aviendha, les dragons qui ornent tes bras attestant de tes origines, seras-tu fidèle à ton sang, ou demanderas-tu à tout posséder, à part la robe que porte ta femme ? Certains sauvages des terres mouillées se comportent ainsi.
— Non, ce n’est pas comme ça du tout, chez moi… Et nos femmes se chargeraient de remettre les idées en place à tout idiot qui verrait les choses ainsi. Cela dit, tu ne crois pas que ces questions-là concernent la femme que je déciderai d’épouser, et elle seule ?
Le regard d’Aviendha se fit plus assassin encore.
Par bonheur, Rhuarc eut l’excellente idée de rejoindre le jeune homme sur ces entrefaites.
— Nous y sommes, annonça-t-il. La forteresse des Rocs Froids…