25 Le chemin de la Lance

Sans hésiter devant la première rangée de colonnes, Rand s’enfonça dans l’étrange structure circulaire. Au point où il en était, impossible de rebrousser chemin, ni même de regarder en arrière.

Lumière ! qu’est-il censé arriver ici ? Et quelle est la fonction de ces colonnes ?

Aussi limpides que le verre le plus pur, ces flèches d’environ un pied de diamètre disposées au minimum à trois pas l’une de l’autre composaient une véritable forêt de lumière aveuglante zébrée d’ondulations stroboscopiques, de reflets éblouissants et d’arcs-en-ciel improbables. L’air y était bien plus frais qu’à l’extérieur – au point que Rand regretta de n’avoir pas une veste –, mais à part ça, rien n’était bien différent. Le sol de pierre blanche était couvert de poussière et il n’y avait pas un souffle de vent. Pourtant, quelque chose faisait bouger doucement les cheveux de Rand – et tous ses poils, y compris sous sa chemise.

Devant lui, sur sa droite, il distinguait la silhouette d’un homme. Portant la tenue ocre d’un Aiel, il se tenait immobile comme une statue sous la lumière fluctuante. Ce devait être Muradin, le frère de Couladin. Pour qu’il reste ainsi sans broncher, quelque chose devait être déjà en train d’arriver. Bizarrement, considérant la nature de la lumière, Rand parvint à voir clairement le visage de l’Aiel. Les yeux écarquillés et fixes, les traits tendus, il affichait une moue dégoûtée. Sans savoir ce qu’il voyait, Rand devina que ça ne lui plaisait pas.

Mais Muradin avait survécu jusque-là. S’il y était parvenu, Rand pouvait y arriver aussi. Le guerrier devait être six ou sept pas devant lui, au plus. Tout en se demandant pourquoi Mat et lui ne l’avaient pas repéré, le jeune homme avança.


Présent dans un corps qu’il ne contrôlait pas, il se tenait derrière une paire d’yeux dont le propriétaire, accroupi au milieu d’un champ de rochers, sur le versant dénudé d’une montagne, observait sous un soleil brûlant une étrange ossature de pierre qui…

Non, c’est encore moins qu’une ossature ! C’est Rhuidean, sans le brouillard et tout au début de sa construction !

Des yeux qui observaient avec un mépris non dissimulé, il convenait de le dire.

Cet Aiel se nommait Mandein, un chef plutôt jeune, à quarante ans à peine.

La dissociation ne tarda pas à disparaître. Désormais, il était Mandein.

— Il faut que tu sois d’accord, déclara Sealdre.

Mais pour l’instant, il décida de ne pas accorder d’attention à ce qu’elle disait.

Les Jenn avaient inventé des systèmes pour faire jaillir de l’eau et la répandre dans de grands bassins de pierre. Au cours de sa vie, Mandein avait livré des batailles pour des quantités d’eau bien inférieures au contenu d’un seul de ces bassins. Et là, des gens allaient et venaient comme si le précieux liquide n’avait eu aucune importance. Leur activité fourmillante se concentrait dans le périmètre d’une étrange forêt de verre qui brillait au soleil non loin du plus grand arbre que Mandein avait jamais vu – vingt pieds de haut, au minimum.

Les structures de pierre semblaient conçues pour que chacune puisse abriter un clan entier lorsqu’elle serait terminée. De la folie ! Cette ville, Rhuidean, serait impossible à défendre. Cela dit, personne ne se risquerait à attaquer les Jenn. On préférait de loin les éviter, comme on évitait les mille fois maudits Égarés, ces vagabonds partis à la recherche des chansons qui selon eux permettraient un jour le retour des temps anciens.

Une colonne venait de sortir de la cité et se dirigeait vers la montagne. Quelques dizaines de Jenn qui escortaient deux palanquins portés par huit hommes chacun et représentant assez de bois pour fabriquer toute une série de sièges de chef. D’après ce qu’on disait, il y avait encore des Aes Sedai parmi les Jenn. Apparemment, c’était vrai…

— Mon époux, insista Sealdre, tu dois consentir à tout ce qu’ils demanderont.

Mandein regarda sa femme et résista à l’envie de passer une main dans sa longue chevelure blonde. Que n’aurait-il pas donné pour revoir la jeune fille souriante qui avait déposé à ses pieds la couronne nuptiale, lui demandant de la prendre pour épouse ? Désormais, Sealdre était toujours grave, concentrée et inquiète.

— Les autres viendront-ils ? demanda Mandein.

— Certains… La majorité. Dans le rêve, j’ai parlé à mes sœurs, et nous avons toutes eu le même songe. Les chefs qui ne viennent pas, et ceux qui ne sont pas d’accord… Leurs clans mourront, Mandein. Dans trois générations, ils ne seront plus que poussière et leur forteresse, comme leurs troupeaux, appartiendra à d’autres clans. Quant à leurs noms, ils seront tombés dans l’oubli.

Mandein n’aimait pas que Sealdre parle aux Matriarches des autres clans, même en rêve. Mais les songes des Matriarches ne les trompaient jamais. Quand elles savaient, c’était toujours exact…

— Reste ici, dit Mandein. Et si je ne reviens pas, aide nos fils et nos filles à maintenir l’unité du clan.

Sealdre caressa la joue de son mari.

— Je le ferai, ombre de ma vie. Mais n’oublie pas : il faut que tu sois d’accord.

Mandein avança, aussitôt suivi sur la pente par une centaine de silhouettes voilées qui se glissèrent de rocher en rocher, leurs lances et leur arc prêts à frapper. Leurs vêtements ocre correspondant à la couleur de la roche, ces guerriers se fondirent dans le décor, même aux yeux de Mandein. Seuls des hommes l’accompagnaient. Sur son ordre, les femmes qui portaient la Lance étaient restées avec Sealdre. Si les choses tournaient mal, et qu’elle tente une folie pour le sauver, des guerriers la suivraient sans doute aveuglément. Sans se soucier de ce qu’elle voudrait ou pas, les femmes la reconduiraient jusqu’à la forteresse qu’elle avait mission de défendre. Enfin, Mandein l’espérait. Parfois, les guerrières se révélaient plus féroces que les hommes… et encore plus stupides !

Quand Mandein atteignit le pied du versant, il s’avisa que la colonne venue de Rhuidean s’était arrêtée sur cette étendue de terrain plat. Après avoir fait signe à ses hommes de s’immobiliser, Mandein baissa son voile et continua son chemin. Sur sa droite et sa gauche, d’autres hommes arrivaient eux aussi de la montagne, venant de toutes les directions.

Combien étaient-ils ? Cinquante ? Une centaine, peut-être ? Certains visages qu’il s’attendait à voir brillaient par leur absence. Comme à l’accoutumée, Sealdre avait raison : certains chefs ne s’étaient pas fiés au rêve de leur Matriarche.

Mandein aperçut des têtes qu’il voyait pour la première fois et il reconnut des hommes qu’il avait tenté de tuer, ou qui s’étaient acharnés à essayer de lui faire subir le même sort. Au moins, aucun n’était voilé. Tuer en présence d’un Jenn était presque aussi grave qu’abattre un Jenn. Avec un peu de chance, personne n’aurait oublié cela. Une seule trahison, et tous les voiles se lèveraient. Les guerriers de chaque chef descendraient de la montagne, et l’étendue de terre brûlée par le soleil serait bientôt imbibée de sang. À chaque pas, Mandein s’attendait à sentir une lance s’enfoncer entre ses côtes.

Même quand on se sentait sous la menace mortelle d’une bonne centaine d’adversaires, il s’avérait difficile de ne pas regarder les Aes Sedai tandis que les porteurs déposaient très lentement leurs splendides palanquins sur le sol.

Deux femmes aux cheveux si blancs qu’ils en paraissaient transparents. Des visages sans âge et une peau qui semblait fragile au point que le vent risquait de la déchirer. Toujours selon ce qu’on disait, le temps n’avait pas de prise sur les Aes Sedai. Quel âge pouvaient avoir ces deux-là ? Qu’avaient donc vu leurs yeux si vénérables ? Se souvenaient-elles du temps où Comran, le grand-père de Mandein, avait découvert un Sanctuaire au cœur du Mur du Dragon et entrepris de commercer avec les Ogiers ? Pouvaient-elles remonter jusqu’à l’époque où Rhodric, le grand-père de Comran, avait conduit les Aiels à la victoire contre les hommes en habit de fer qui avaient osé traverser le Mur du Dragon ?

Les Aes Sedai tournèrent la tête vers Mandein. Un regard bleu glacier et deux yeux presque noirs – les premiers yeux sombres qu’il voyait – semblèrent transpercer son crâne et lire ses pensées comme dans un livre ouvert.

Mandein comprit qu’il venait d’être choisi, même s’il n’aurait su dire pour quelle raison. Non sans effort, il s’arracha à ces regards perçants qui le connaissaient mieux qu’il se connaissait lui-même.

Un homme grand et décharné aux cheveux blancs, les épaules voûtées par l’âge, se détacha du groupe de Jenn en compagnie de deux femmes grisonnantes qui auraient très bien pu être des sœurs, si on en jugeait par leurs yeux verts profondément enfoncés dans leurs orbites et par une manière identique d’incliner la tête dès qu’elles regardaient quelque chose.

Les autres Jenn préféraient admirer le sol plutôt que de poser les yeux sur les Aiels. Mais ces trois-là n’avaient pas ce genre de réticence.

— Je m’appelle Dermon, dit l’homme d’une voix profonde et puissante, ses yeux bleus aussi sereins que ceux d’un Aiel. Et voici Mordaine et Narisse. Nous parlons au nom de Rhuidean et des Aiels Jenn.

Mandein sentit la nervosité des chefs qui l’entouraient. Comme lui, ils détestaient que les Jenn prétendent être des Aiels.

— Pourquoi nous avez-vous fait venir ici ? demanda-il.

Reconnaître qu’il répondait à une convocation manqua lui arracher la langue.

Sans daigner fournir d’explication, Dermon lança une question :

— Pourquoi ne portez-vous pas d’épée ?

Cette fois, des murmures agacés coururent dans les rangs.

— Parce que c’est interdit, marmonna Mandein. Même un Jenn devrait le savoir. (Il brandit son faisceau de lances, tapota le couteau accroché à sa ceinture, puis désigna l’arc pendu dans son dos.) Ces armes-là suffisent à un guerrier.

Des murmures approbateurs saluèrent cette déclaration. Parmi ses partisans, Mandein reconnut des hommes qui avaient juré de le tuer un jour. S’ils en avaient l’occasion, ils n’hésiteraient pas un instant, mais ça ne les empêchait pas de souscrire à ses propos. Ni de se réjouir qu’il se charge des négociations sous le regard des Aes Sedai.

— Tu ne sais pas pourquoi, dit Mordaine.

— Oui, tu ignores beaucoup trop de choses, ajouta Narisse. Mais il faut que tu les saches.

— Que voulez-vous ? demanda Mandein.

— Vous tous, dit Dermon en balayant du regard les Aiels rassemblés devant lui. Celui qui vous dirigera doit se rendre à Rhuidean afin d’apprendre d’où nous venons et pourquoi les Aiels ne portent pas d’épée. Celui qui ne pourra pas apprendre ne survivra pas.

— Vos Matriarches vous ont parlé, enchaîna Mordaine, sinon, vous ne seriez pas ici. Vous savez quel est le prix pour ceux qui refusent.

Charendin avança jusqu’au premier rang. Là, il foudroya du regard les Jenn et Mandein, à qui il devait son visage balafré. En trois occasions, les deux hommes avaient bien failli se tuer…

— Celui d’entre nous qui viendra à vous dirigera les Aiels ? demanda-t-il.

— Non, dit une voix semblable à un murmure, mais pourtant assez puissante pour que chacun l’entende.

Cette réponse sans réplique venait de l’Aes Sedai aux yeux noirs assise dans son palanquin sculpté, une couverture sur les genoux comme si elle avait froid dans cette fournaise.

— Celui-là viendra plus tard, dit-elle. La pierre qui n’est jamais tombée tombera pour annoncer son avènement. Il sera du Sang, mais sans avoir été élevé par le Sang, et il viendra de Rhuidean à l’aube, vous unissant les uns aux autres avec des liens que vous ne pourrez pas briser. Puis il vous ramènera en arrière et vous détruira.

Certains chefs firent mine de s’en aller, mais aucun ne s’éloigna de plus de quelques pas. Tous avaient entendu l’avertissement de leur Matriarche.

Si tu refuses, nous serons détruits, comme si nous n’avions jamais existé. Sois d’accord, ou nous nous anéantirons nous-mêmes.

— C’est une ruse ! s’écria Charendin. (Sous le regard dur des Aes Sedai, il baissa le ton, mais ne se calma pas pour autant.) Vous avez l’intention de prendre le contrôle de tous les Aiels. Mais un Aiel ne s’agenouille devant aucun homme ni aucune femme. (Il détourna la tête pour ne plus croiser le regard des Aes Sedai.) Devant personne… personne…

— Nous ne cherchons pas le pouvoir, annonça Narisse à l’assemblée.

— Nous déclinons, ajouta Mordaine. Un jour, les Jenn n’existeront plus et vous serez les derniers représentants des Aiels. Ceux qui porteront le flambeau… Vous devez survivre, sinon tout cela aura été vain – et à jamais perdu.

Le ton catégorique de Mordaine et sa paisible assurance réduisirent Charendin au silence. Mais Mandein, lui, avait encore une question.

— Pourquoi ? Si vous vous savez condamnés, pour quelle raison construisez-vous cela ?

Il désigna les ébauches de structures, dans le lointain.

— Parce que c’est notre destinée, répondit Dermon, lui aussi très calme. Depuis de longues années, nous cherchions cet endroit. Aujourd’hui, nous le préparons, même si ce n’est pas pour l’usage que nous imaginions. Nous faisons ce qui nous est imposé et nous gardons la foi.

Mandein dévisagea le vieil homme et ne vit aucune trace de peur sur ses traits.

— Vous êtes des Aiels, dit-il.

Certains autres chefs en crièrent d’indignation, mais il haussa le ton :

— J’irai chez les Aiels Jenn…

— Mais tu n’entreras pas armé à Rhuidean, lâcha Dermon.

Mandein rit de tant de témérité. Demander à un Aiel de se défaire de ses armes !

Se débarrassant pourtant de ses lances, de son couteau et de son arc, il avança vers Dermon.

— Conduis-moi jusqu’à Rhuidean, Aiel. Je serai à la hauteur de ton courage…


Rand cligna des yeux dans la lumière scintillante. Un long moment durant, il avait été pour de bon Mandein. Dans un coin de sa tête, il sentait encore le mépris pour les Jenn se transformer en admiration. Alors, ces Jenn étaient-ils des Aiels ou non ? L’apparence collait, en tout cas. Grands, les yeux clairs, la peau tannée par le soleil… Les vêtements ocre correspondaient aussi, n’était l’absence de voile. Mais aucun d’entre eux ne portait d’armes, sinon un banal couteau qui aurait pu servir à des travaux domestiques. Un Aiel désarmé ? N’était-ce pas tout simplement inconcevable ?

Rand s’avisa qu’il avait avancé de bien plus d’un pas au sein des colonnes – au point d’avoir presque rejoint Muradin, qui le regardait d’un air pensif.

La poussière grinça sous les bottes de Rand lorsqu’il reprit son chemin.


Nommé Rhodric, il approchait de ses vingt ans. Alors que le soleil brûlait ardemment dans le ciel, il gardait son voile levé, les yeux sans cesse aux aguets. Ses lances étaient prêtes à l’action – une dans sa main droite et les trois autres dans la gauche, qui tenait aussi sa rondache.

Il était prêt.

Jeordam était au pied de la colline, au sud, dans l’étendue d’herbe jaunie, là où presque tous les arbustes étaient chétifs et ratatinés. S’il avait les cheveux blancs comme la neige – cette étrange chose froide dont parlaient les anciens –, le vieil homme conservait un œil d’aigle et regarder les puisatiers remplir des outres d’eau ne devait sûrement pas mobiliser toute son attention.

Des montagnes s’élevaient au nord et à l’est. La chaîne septentrionale, pourtant imposante avec ses pics déchiquetés couronnés de blanc, paraissait minuscule comparée à sa « sœur » orientale. Ces pics-là semblaient avoir l’intention de toucher le cœur même du ciel, et rien ne prouvait qu’ils n’y parvenaient pas.

Cette blancheur qui couronnait les sommets du Nord, justement, était-ce de la neige ? Rhodric ne le découvrirait jamais. Face à un tel défi, les Jenn décideraient sûrement de se diriger vers l’est. Depuis de longs mois, ils avançaient vers le nord le long de cette muraille rocheuse. Tirant péniblement leurs chariots, ils tentaient de ne pas penser aux Aiels qui les suivaient… Au moins, quand ils traversaient une rivière, ça leur permettait de se procurer un peu d’eau. Très peu, en réalité… Voilà des années que Rhodric n’avait plus vu un cours d’eau qu’il ne puisse pas traverser à pied. Quand il ne s’agissait pas de torrents de boue venus des montagnes… La pluie reviendrait-elle un jour ? Il l’espérait, car grâce à elle, le monde devenait vert. Il se souvenait de l’avoir vu ainsi, jadis.

Rhodric entendit les chevaux avant même de les voir. Tournant la tête, il découvrit trois cavaliers qui avançaient entre les collines, tous portant une chemise de cuir sur laquelle étaient cousus des disques de métal. Deux d’entre eux brandissaient une lance. Le troisième, Garam, à peine plus âgé que Rhodric, était le fils du chef de la ville qui se dressait dans le dos des trois hommes, hors de vue à cause des collines.

Aveugles comme tous les citadins, ces imbéciles ne virent pas les Aiels qui bougèrent à peine après leur passage puis se fondirent de nouveau dans le paysage.

Rhodric abaissa son voile. Aujourd’hui, il n’y aurait pas de tuerie, sauf si les cavaliers attaquaient les premiers. En un sens, il ne le regrettait pas vraiment, même s’il avait du mal à se fier à des gens qui vivaient dans des maisons massées les unes contre les autres. Il y avait eu tant et tant de batailles contre ces fichus habitants des villes. Selon les récits, il en était ainsi depuis toujours.

Garam tira sur les rênes de sa monture, puis il leva le bras droit en guise de salut. Comme ses deux compagnons, ce garçon aux yeux sombres n’avait rien d’impressionnant. Cela dit, tous les trois semblaient à la fois aguerris et compétents.

— Bonjour, Rhodric… Avez-vous fini de remplir vos outres ?

— Je te vois, Garam…, répondit Rhodric, respectueux du protocole.

S’il ne broncha pas, voir des hommes à cheval – et armés d’une épée, pour ne rien arranger – le mit très mal à l’aise. Les Aiels utilisaient des bêtes de bât, mais s’asseoir sur un équidé semblait si peu… naturel. Les jambes d’un homme digne de ce nom devaient lui suffire !

— Nous avons presque terminé… Ton père nous refuse-t-il la permission de puiser de l’eau sur ses terres ?

Aucune autre ville n’avait été aussi généreuse. Quand il y avait des hommes dans les environs, il fallait se battre pour l’eau comme pour tout le reste. Et lorsqu’il y avait de l’eau, les hommes n’étaient jamais bien loin. Face à ces trois-là, Rhodric n’aurait guère de chances de s’en sortir. Il se campa solidement sur ses pieds, prêt à se battre et à mourir.

— Pas du tout, répondit Garam sans même remarquer le changement d’attitude de son interlocuteur. Nous avons une source abondante en ville, et après votre départ, a dit mon père, nous disposerons des puits que vous avez creusés – jusqu’à ce que nous partions nous-mêmes. Mais ton grand-père semblait vouloir apprendre si les autres s’étaient mis en mouvement. Apparemment, c’est le cas. (Garam appuya un coude sur le pommeau de sa selle.) Dis-moi, Rhodric, ils appartiennent vraiment au même peuple que vous ?

— Ce sont des Aiels Jenn. Nous, des Aiels, tout simplement… Nous sommes semblables et pourtant différents. Je ne peux pas t’expliquer mieux les choses, Garam.

La stricte vérité, puisqu’il ne les comprenait pas lui-même.

— Dans quelle direction sont-ils allés ? demanda Jeordam.

Rhodric s’inclina devant son grand-père. Entendant un bruit de pas – des bottes souples –, il avait identifié un Aiel avant même de le voir. Bien sûr, les citadins n’avaient rien entendu, et ils en sursautèrent de surprise, tirant sur les rênes de leur monture. Levant une main, Garam les empêcha de baisser leur lance vers le nouveau venu.

Rhodric et son grand-père attendirent patiemment.

— Vers l’est, dit Garam quand il eut repris ses rênes à deux mains. Ils traversent la Colonne Vertébrale du Monde…

Du menton, il désigna les pics qui semblaient vouloir éventrer le ciel.

Rhodric fit la grimace.

— Qu’y a-t-il de l’autre côté ? demanda Jeordam, impassible.

— Le bout du monde, pour ce que j’en sais, répondit Garam. Je ne suis même pas sûr qu’on puisse traverser… Les Jenn sont accompagnés par des Aes Sedai. Des dizaines, dit-on. Voyager si près d’Aes Sedai ne vous a-t-il pas mis mal à l’aise ? D’après ce qu’on dit, le monde était différent, jadis, avant sa dislocation…

Même s’il ne le montra pas, la simple mention des Aes Sedai inquiétait Rhodric. En guise de « dizaines », il n’y en avait eu que quatre, mais ça suffisait pour lui rappeler les récits affirmant que les Aiels avaient trahi les Aes Sedai d’une manière dont nul ne se souvenait.

Mais les Aes Sedai n’avaient sûrement pas oublié. Depuis leur arrivée, un an plus tôt, elles étaient rarement sorties des chariots. Mais chaque fois, elles avaient regardé les Aiels d’un air mélancolique. En fait, Rhodric n’était pas du tout le seul à avoir tenté de les éviter…

— Nous escortons les Jenn, précisa Jeordam. Ce sont eux qui voyagent avec des Aes Sedai.

Garam hocha la tête comme s’il saisissait la nuance, puis il se pencha de nouveau sur sa selle et baissa le ton :

— Mon père a une Aes Sedai pour conseillère, même s’il essaie de le cacher aux citadins… Elle affirme que nous devons quitter ces collines et nous déplacer vers l’est. Selon elle, les rivières asséchées couleront de nouveau et nous construirons une grande ville à côté de l’une d’entre elles. Elle raconte bien des choses… J’ai entendu dire que les Aes Sedai prévoient de bâtir une cité et qu’elles ont trouvé des Ogiers pour le faire à leur place. Des Ogiers ! (Garam secoua la tête pour en chasser les légendes et revenir à la réalité.) Tu crois que les Aes Sedai ont l’intention de diriger de nouveau le monde ? Dans ce cas, nous devrions les tuer avant qu’elles nous anéantissent encore.

— Faites ce que vous jugez devoir faire, dit Jeordam sans trahir ce qu’il pensait lui-même. Je dois préparer mon peuple à traverser ces montagnes.

Garam se redressa sur sa selle, visiblement déçu. Sans doute parce qu’il espérait que les Aiels l’aideraient à tuer les Aes Sedai, supposa Rhodric.

— La Colonne Vertébrale du Monde, dit soudain le citadin. Elle a un autre nom. Certains l’appellent le Mur du Dragon.

— Un nom adapté, convint Jeordam.

Rhodric contempla les pics lointains. Un nom adapté, certes, et surtout pour les Aiels. Car leur nom secret, que nul ne connaissait, c’était le Peuple du Dragon. On ne le prononçait jamais à haute voix, sauf lorsqu’un guerrier recevait ses lances. Qu’y avait-il au-delà du Mur du Dragon ?

Des ennemis à combattre, sans nul doute… Car il y en avait toujours. Dans le monde, il existait seulement les Aiels, les Jenn… et les ennemis. Oui, rien de plus que ça.


Rand prit une profonde inspiration qui le brûla comme s’il n’avait pas respiré depuis des heures. Autour de lui, les colonnes de verre brillaient, plus éblouissantes que jamais. Trois mots résonnaient encore dans son esprit : Aiels, Jenn, ennemis… La scène qu’il venait de vivre ne s’était pas déroulée dans le désert. Il avait vécu un moment à une époque antérieure à l’arrivée des Aiels dans leur Tierce Terre.

À présent, il était encore plus près de Muradin, qui regardait nerveusement autour de lui, semblant lutter contre l’envie de faire un nouveau pas en avant.

Rand continua son chemin.


Accroupi sur le versant de la colline couvert d’un tapis blanc, Jeordam, traitant le froid par le mépris, regardait les cinq personnes qui avançaient dans sa direction. Trois hommes en cape de voyage et deux femmes vêtues d’une large robe qui avaient bien du mal dans la neige. Selon les anciens, l’hiver aurait dû être fini depuis longtemps, mais les saisons n’étaient plus ce qu’elles étaient, affirmaient-ils en se tordant les mains. Ils prétendaient aussi que la terre tremblait jadis et que les montagnes, comme l’eau d’un étang lorsqu’on jette une pierre dedans, ne cessaient de s’élever et de sombrer.

Âgé de dix-huit ans, né au milieu des tentes, il n’avait jamais connu d’autre vie que celle-là. La neige, les tentes et le devoir de protéger…

Abaissant son voile, il se redressa lentement et s’appuya à la longue hampe de sa lance pour ne pas effrayer les gens du chariot, comme on les surnommait parfois – mais ils s’immobilisèrent brusquement, les yeux rivés sur la lance, l’arc et le carquois de Jeordam.

Aucun de ces inconnus ne semblait plus vieux que lui.

— Vous avez besoin de nous, Jenn ? lança-t-il.

— Tu nous appelles ainsi pour te moquer de nous, répondit un grand type au nez pointu. Pourtant, c’est exact : nous sommes les seuls véritables Aiels. Car vous avez renié le Paradigme.

— C’est faux ! riposta Jeordam. Je n’ai jamais tenu une épée.

Il respira à fond afin de se calmer. On ne l’avait pas affecté à ce poste pour qu’il s’énerve contre des Jenn.

— Si vous êtes perdus, vos chariots sont par là, dit-il en désignant le sud avec la pointe de sa lance.

Posant une main sur le bras de Nez Pointu, une des femmes murmura quelques mots. Les trois autres voyageurs acquiescèrent, et Nez Pointu finit par les imiter à contrecœur. Avec les mèches blondes qui s’échappaient du châle noir noué autour de sa tête, la femme était plutôt jolie.

— Nous ne sommes pas perdus, dit-elle en regardant Jeordam comme si elle s’avisait de sa présence.

Mal à l’aise, elle tira sur les plis de son châle.

Jeordam hocha la tête. Il n’avait pas cru un instant que ces Jenn étaient perdus. Même lorsqu’ils avaient besoin d’aide, ces gens faisaient en général tout pour éviter ceux qui vivaient sous les tentes. Et ceux qui faisaient exception à cette règle étaient motivés par le désespoir de n’avoir pas trouvé d’assistance ailleurs.

— Suivez-moi.

Les tentes du père de Jeordam se dressaient à un peu moins d’un quart de lieue de là. De la neige les couvrait encore en partie, les rendant très difficiles à repérer. Au milieu, les semblables de Jeordam vaquaient à leurs occupations. Sans cesser de cuisiner, de réparer des armes ou d’échanger des salves de boules de neige avec un enfant, tous observaient avec méfiance les cinq inconnus.

Jeordam était très fier de son clan – deux cents personnes, soit bien davantage que dans les neuf autres camps éparpillés au nord de la position des chariots.

En revanche, les Jenn ne semblaient pas impressionnés. Comme toujours, l’idée qu’ils soient tellement plus nombreux que les Aiels fit bouillir le sang du jeune guerrier.

Très grand, déjà grisonnant et sinistre comme à l’accoutumée, Lewin sortit de sa tente. D’après ce qu’on disait, il ne souriait jamais, et Jeordam n’avait aucune raison de mettre en doute cette affirmation. En allait-il autrement avant que sa femme, la mère du jeune Aiel, ait été emportée par une mauvaise fièvre ? Jeordam aurait aimé le croire, mais il n’y parvenait pas.

Morin, la femme blonde, raconta une histoire qui n’étonna pas Jeordam. Les Jenn avaient commercé avec un village – un endroit protégé par un mur de rondins – et la nuit suivante, leurs « clients » étaient venus reprendre ce qu’ils leur avaient remis en paiement, et plus encore, les dépouillant littéralement. Les Jenn croyaient toujours pouvoir se fier aux gens qui habitaient dans des maisons. Ils pensaient aussi que le Paradigme les protégeait en toutes circonstances.

Là, il y avait eu des morts : plusieurs pères, une mère et des premiers-frères. Et des prisonniers : des premières-sœurs, une sœur-mère et une fille.

Cette dernière précision surprit Jeordam. Car la fille en question, âgée de cinq ans et enlevée pour être élevée par une autre femme, était celle de Morin. Dévisageant la voyageuse, Jeordam ajouta mentalement quelques années à l’âge qu’il lui aurait donné.

— Nous les ramènerons, promit Lewin.

Il saisit les lances qu’on lui tendait et les planta dans le sol.

— Si vous le souhaitez, vous pouvez rester avec nous, à condition d’être prêts à vous défendre, le cas échéant, et à nous protéger s’il le faut. Mais si vous faites ce choix, les chariots ne vous accepteront plus jamais.

Entendant cela, Nez Pointu se détourna et détala comme un lapin. Lewin ne parut pas ébranlé. Le plus souvent, quand on en arrivait à ce point, il restait rarement un seul Jenn.

— Ceux qui veulent nous accompagner jusqu’à ce village doivent avoir une lance. Mais n’oubliez pas : si vous prenez une arme pour l’utiliser contre des hommes, vous devrez demeurer avec nous. Pour les Jenn, vous serez morts, tout simplement.

Un des deux hommes hésita, mais il finit par saisir une lance, comme son compagnon. Et comme Morin.

Jeordam en resta bouche bée, et Lewin lui-même ne cacha pas sa surprise.

— Tu peux rester sans prendre une lance, dit-il. Et ça ne nous empêchera pas d’aller chercher les tiens. En revanche, saisir une arme implique que tu as la volonté de te battre, pas seulement de te défendre. Tu peux lâcher cette lance, il n’y a pas de honte à ça.

— Ils ont capturé ma fille, dit simplement Morin.

À l’immense surprise de Jeordam, Lewin acquiesça sans hésitation.

— Il y a une première fois pour tout, dit-il. Pour vraiment tout. Alors, qu’il en soit ainsi.

Traversant le camp, il tapa sur l’épaule de plusieurs hommes : une façon de sélectionner ceux qui allaient découvrir ce village défendu par un mur d’enceinte.

Jeordam fut le premier « élu ». Depuis qu’il avait l’âge de porter une lance, son père le sélectionnait toujours avant quiconque d’autre, et il n’aurait pas supporté qu’il en aille autrement.

Morin ne s’en sortit pas très bien avec la lance, dont la hampe se prenait dans le bas trop long et trop ample de sa robe.

— Tu n’es pas obligée de venir, l’informa Jeordam. Aucune femme ne l’a fait avant toi. Nous te ramènerons ta fille.

— J’entends aller chercher Kirin moi-même, et tu ne m’en empêcheras pas.

Une femme de tête, vraiment.

— Dans ce cas, tu dois t’habiller comme moi. Une robe n’est pas adaptée pour une mission nocturne… (Jeordam s’empara de la lance trop vite pour que la jeune femme puisse réagir.) Apprendre à manier cette arme n’est pas facile.

Les deux compagnons de Morin en étaient la preuve vivante. Alors qu’un guerrier tentait de les former, ils comprenaient tout de travers et réussissaient surtout à s’emmêler les pinceaux.

S’emparant d’une hachette, Jeordam raccourcit de trois bons pieds la hampe de la lance destinée à Morin. Ainsi, il ne restait plus que trois pieds de bois et près d’un pied d’acier.

— Frappe comme avec un couteau. Rien de plus… La hampe sert d’habitude à parer ou dévier des attaques, mais je trouverai pour te protéger quelque chose que tu pourras tenir de l’autre main.

Morin regarda le jeune homme d’une étrange façon.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-elle d’un ton encore plus bizarre.

Après avoir obtenu la réponse, elle hocha pensivement la tête.

— Un de ces hommes est ton mari ? demanda Jeordam en désignant les deux lourdauds qui continuaient à se casser la figure en marchant sur leur propre lance.

— Mon époux a déjà fait son deuil de Kirin… Il se soucie plus des arbres que de sa propre fille.

— Les arbres ?

— Les Arbres de Vie… (Devant la perplexité de son interlocuteur, Morin secoua la tête.) Trois petits arbres plantés dans des tonneaux. Ils les couvent comme la prunelle de leurs yeux. Quand ils auront trouvé un endroit sûr, ils envisagent de les y enraciner. Alors, l’ancien temps renaîtra. Tu as remarqué ? Je dis « ils » pour parler des Jenn. Il semblerait que je n’en sois plus une… (Elle leva la lance raccourcie.) Voilà à qui je suis promise, désormais…

Dévisageant Jeordam, Morin demanda :

— Si quelqu’un enlevait ton enfant, parlerais-tu du Paradigme de la Feuille et de la souffrance qu’on nous envoie pour nous mettre à l’épreuve ?

Jeordam fit « non » de la tête.

— C’est bien ce que je me disais… Tu seras un très bon père. En attendant, apprends-moi à utiliser cette arme.

Une femme très étrange, mais vraiment jolie…

Lui reprenant la lance, Jeordam se livra à une démonstration accompagnée de commentaires. Avec sa hampe plus courte, la lance se révéla plus maniable, améliorant nettement la vitesse d’exécution du guerrier.

Morin le regardait avec un bien curieux sourire, mais il était trop concentré pour s’en apercevoir.

— Je t’ai vu dans le rêve, souffla-t-elle.

Jeordam ne l’entendit pas vraiment. Avec une lance de ce genre, il serait plus rapide qu’un escrimeur. Si tous les Aiels s’équipaient ainsi, les hommes d’épée n’auraient plus aucune chance contre eux. Nul ne pourrait plus s’opposer à eux.

Ils seraient invincibles.


Des éclairs jaillissaient entre les colonnes de verre, aveuglant presque Rand. Muradin n’était plus qu’à un pas ou deux devant lui. Un rictus dévoilant ses dents, il regardait fixement les colonnes qui les entraînaient tous les deux en arrière, dans le passé des Aiels. Un très lointain passé…

Rand sentit ses jambes bouger de leur propre volonté.

En avant… et en arrière dans le temps.


Lewin rectifia la position du voile antipoussière sur son visage et baissa de nouveau les yeux vers le petit camp où les braises d’un feu rougeoyaient encore sous un chaudron en fer. Dans le vent, Lewin capta une odeur de nourriture commençant à brûler. À la lumière de la lune, on distinguait très bien les silhouettes endormies sous leur couverture autour du feu. Il n’y avait pas de chevaux en vue…

Lewin regretta de ne pas avoir emporté d’eau. Mais sauf au moment des repas, seuls les enfants avaient le droit de boire. Dans un lointain passé dont il se souvenait à peine, l’eau n’était pas si rare, le vent ne soufflait pas sans cesse et les journées n’étaient pas si chaudes et si sèches. À présent, même les nuits n’offraient plus de répit, car la fournaise y était remplacée par une fraîcheur qui vous glaçait la moelle des os. Frissonnant, Lewin resserra autour de son torse les pans de la cape en peau de chèvre sauvage qu’il utilisait comme couverture.

Emmitouflés comme lui, les compagnons de Lewin étaient en train de le rejoindre – avec le vacarme qu’ils faisaient, délogeant des pierres et marmonnant des imprécations, qu’ils ne réveillent pas les dormeurs serait un miracle. Mais comment les en blâmer ? Surtout quand on n’était pas plus familier de cet exercice qu’eux…

Les voiles dissimulaient les visages de ces hommes, mais Lewin les connaissaient assez pour les identifier. Il y avait Luca le farceur, avec ses épaules une bonne demi-fois plus larges que celles des autres. Gearan, mince comme une cigogne, et le meilleur coureur de tous parmi les chariots. Charlin et Alijha étaient là aussi, de véritables frères jumeaux, n’était le tic de Charlin : incliner la tête chaque fois qu’il s’inquiétait.

Ce soir, il crevait d’angoisse, car Colline, la sœur des deux jumeaux, était prisonnière dans le camp. Comme Maigran, la sœur de Lewin.

Lorsqu’on avait retrouvé les sacoches des deux jeunes filles, la bandoulière cassée suite à des violences, tout le monde, à part les cinq jeunes guerriers, s’était résigné à pleurer puis à oublier, comme en tant d’occasions par le passé. Même le grand-père maternel de Lewin avait baissé les bras. Et s’il avait su ce que les cinq jeunes gens mijotaient, Adan leur aurait interdit de mettre leur plan à exécution.

Désormais, il ne savait plus que radoter au sujet de la foi qu’il fallait continuer à avoir envers des Aes Sedai dont Lewin n’avait jamais vu ne serait-ce que l’ombre. Ça, et l’obsession de garder en vie les Aiels. En tant que peuple, sans se soucier des individus. Pas même de Maigran.

— Ils sont quatre…, souffla Lewin. Les filles sont de notre côté du feu. Je vais aller les réveiller – discrètement – puis nous filerons pendant que leurs ravisseurs dorment.

Les quatre amis du jeune homme se consultèrent du regard et acquiescèrent. Idéalement, Lewin en convenait, ils auraient dû avoir un plan bien avant d’en être à ce point, mais le désir de sauver les filles et la nécessité de s’éloigner des chariots sans être vus avaient mobilisé toute leur énergie mentale.

Au début, Lewin n’aurait pas juré qu’ils seraient capables de pister ces hommes et de les rattraper avant qu’ils soient de retour dans leur village – un amas de huttes de fortune d’où les Aiels avaient été chassés sous une volée de pierres et de coups de bâton. Si les ravisseurs avaient réussi à rentrer chez eux, il n’y aurait plus rien eu à faire.

— Et s’ils se réveillent ? demanda Gearan.

— Je n’abandonnerai pas Colline, déclara Charlin, comme toujours beaucoup moins calme que son frère. Gearan, nous allons les ramener !

— Oui, c’est sûr, approuva Lewin.

Luca flanqua une bourrade dans les côtes de Gearan, qui acquiesça sans conviction.

Descendre la pente dans l’obscurité ne fut pas un jeu d’enfant. Alors que des brindilles desséchées se brisaient sous leurs chaussures, des pierres et des cailloux formaient des avalanches miniatures devant eux. Plus il tentait d’être discret, et plus Lewin aurait juré qu’il produisait un épouvantable boucan.

Luca tomba dans un buisson d’épineux qui craqua sinistrement. Par bonheur, il parvint à se tirer de ce mauvais pas sans pousser un seul cri. Charlin glissa et dévala sur les fesses une bonne partie de la pente. Miraculeusement, rien ne bougea autour du feu de camp.

À courte distance du camp, Lewin s’immobilisa, échangea des regards inquiets avec ses compagnons, puis continua sur la pointe des pieds. Quand il fut sur le « site », il eut l’impression que sa respiration faisait encore plus de bruit que les ronflements montant d’une des quatre plus grandes silhouettes de dormeur. Soudain, le silence se fit et une des couvertures se souleva. Mais rien ne se passa, les ronflements reprirent et Lewin s’autorisa à aspirer de nouveau de l’air.

Très prudemment, il s’agenouilla près d’une des plus petites silhouettes et écarta une couverture de laine quasiment raide de crasse. Maigran leva vers lui son visage tuméfié. Sa robe, constata-t-il, était en lambeaux. Pour l’empêcher de crier, il lui plaqua une main sur la bouche, mais elle ne réagit pas, continuant à river sur lui son regard vide.

— Je vais t’égorger comme un cochon, mon gars ! lança une voix rauque.

Une des silhouettes se redressa – un type à la barbe en bataille, puant comme un bouc. La lame d’un couteau brillant dans le prolongement de sa main, il flanqua des coups de pied aux deux dormeurs qui l’entouraient.

— Comme un cochon, oui… Tu sais couiner, minable ? Ou es-tu seulement capable de fuir, comme tous ceux de ton engeance ?

— Enfuis-toi ! cria Lewin à sa sœur.

Elle resta amorphe, comme si tout ça ne l’intéressait pas. La saisissant par les épaules, il tenta de l’inciter à filer rejoindre les autres.

— Cours !

Maigran sortit de sous ses couvertures comme une somnambule. Colline était elle aussi réveillée – Lewin l’entendait gémir – mais elle semblait vouloir s’envelopper dans sa couverture et se cacher du monde.

Les yeux dans le vide, Maigran resta plantée où elle était.

— Même pas capables de détaler, ces miteux !

Triomphant, l’homme au couteau était en train de faire le tour du feu. Tous réveillés, les trois autres regardaient la scène, l’air goguenards.

Le barbu avançait à pas lents, comme pour mieux savourer ce qui allait suivre.

Lewin se demanda que faire. Puisqu’il n’avait aucune intention d’abandonner sa sœur, il allait devoir crever ici. Avec un peu de chance, Maigran en profiterait pour s’enfuir.

— Maigran, va-t’en ! Je t’en supplie, file d’ici.

La jeune fille ne broncha pas, comme si elle n’avait même pas entendu son frère. Que lui avaient donc fait ces porcs ?

— Nooooooooon ! cria Charlin.

Bondissant sur le barbu, il le ceintura un peu à la manière d’un ours qui attaque et le jeta sur le sol.

Les trois autres types se mirent debout d’un bond. Levant son épée, un chauve au crâne luisant sous la lumière blafarde de la lune fit mine de frapper Charlin.

Lewin ne sut jamais exactement comment les choses s’étaient enchaînées. Se retrouvant avec la poignée du chaudron dans la main, il prit son élan et propulsa l’ustensile de cuisine dans la tête du chauve, qui s’écroula comme si tous ses os étaient devenus de la guimauve. Déséquilibré, Lewin se contorsionna pour ne pas tomber dans le feu, atterrit juste à côté et lâcha son précieux chaudron.

Un type aux cheveux tressés leva à son tour son épée avec l’intention de le clouer au sol. Rampant en arrière comme une araignée, les yeux braqués sur la pointe de l’arme du tueur, Lewin chercha désespérément quelque chose qui lui permettrait de se défendre. Par miracle, ses mains se refermèrent sur ce qui devait être un bâton. Sans perdre une seconde, il le tendit vers son adversaire, le touchant entre les deux yeux.

L’homme lâcha son épée et bascula en avant, du sang jaillissant de sa bouche. Lewin n’avait pas trouvé un bâton, mais une lance…

Il lâcha la hampe dès qu’il comprit qu’il venait de tuer un homme. Mais c’était fait. S’écartant pour que le mort ne lui tombe pas dessus, il sentit qu’il tremblait de tous ses membres. Un cadavre. Il avait tué quelqu’un.

Soudain, le vent lui parut glacial.

Après quelques instants, il se demanda pourquoi un des compagnons du défunt ne l’avait pas « égorgé comme un cochon ». Regardant autour de lui, il fut surpris de découvrir tous ses amis autour du feu. Gearan, Luca et Alijha, haletants, écarquillaient les yeux d’horreur au-dessus de leur voile. Colline continuait à sangloter sous sa couverture et Maigran jouait toujours les statues de marbre. Agenouillé près d’elle, Charlin se recroquevillait sur lui-même comme un enfant. Quant aux quatre ravisseurs…

Le regard de Lewin passa sur chacun des cadavres.

— Nous les avons tués…, balbutia Luca. Que la Lumière ait pitié de nous !

Lewin approcha de Charlin et lui tapota l’épaule.

— Tu es blessé ?

Charlin bascula sur le côté. Ses mains rouges de sang serraient le manche du couteau planté dans son ventre.

— Lewin, ça fait mal…, gémit le blessé.

Il eut un dernier spasme, puis toute lumière déserta son regard.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Gearan. Charlin est mort, et nous… Par la Lumière ! qu’avons-nous fait ? Et maintenant, qu’est-ce qui nous attend ?

— Pour commencer, nous allons ramener les filles parmi les chariots, répondit Lewin, incapable de détourner les yeux du regard vide de Charlin. Voilà ce qui nous attend.

Les jeunes gens collectèrent tout ce qui avait de la valeur – pour l’essentiel, le chaudron et les couteaux. Les objets métalliques ne se trouvaient pas aisément…

— Ce n’est pas du vol, tenta de justifier Alijha. Ces types ont dû dépouiller des gens comme nous, pour avoir tout ça.

Quand son ami fit mine de s’emparer d’une épée, Lewin l’en empêcha.

— Non, Alijha, c’est une arme conçue pour tuer des êtres humains. Elle n’a pas d’autre usage.

Le jeune homme ne protesta pas. Son regard balayant la zone, il se mit simplement en quête d’éventuelles lances.

Alors que Luca récupérait des couvertures qui serviraient à transporter le cadavre de Charlin, Lewin détourna la tête pour ne pas voir les restes des villageois.

— Alijha, une lance peut servir à chasser et donc à nourrir des gens. Pas une épée. Voilà pourquoi le Paradigme nous interdit d’en porter une.

Alijha ne dit rien, mais Lewin crut le voir ricaner sous son voile. Mais lorsque le petit groupe s’éloigna, les épées restèrent sur le sol, près des flammes agonisantes et des ravisseurs défunts.

Le retour, en pleine nuit et en portant la civière improvisée de Charlin, se révéla long et pénible, d’autant plus que les bourrasques soulevaient par moments de vrais nuages de poussière. Ignorant où elle était et avec qui elle marchait, Maigran trébucha plusieurs fois. Comme si la terreur la tenait toujours entre ses griffes, Colline sursautait dès que quelqu’un la touchait, y compris son frère. Lewin n’avait pas imaginé un retour si piteux. Normalement, les filles auraient dû être heureuses de recouvrer la liberté et les garçons d’avoir réussi leur « mission ». Mais il y avait le cadavre de Charlin… et le souvenir accablant de quatre meurtres.

Les feux de cuisson furent bientôt en vue. Puis ce fut au tour des chariots, les harnais déjà disposés afin que les haleurs puissent s’y atteler dès l’aube.

Après le coucher du soleil, personne ne s’éloignait du cercle de chariots. Lewin fut donc très surpris de voir trois silhouettes venir à leur rencontre. Reconnaissant Adan à ses cheveux blancs, il identifia également Nerrine, la mère de Colline, et Saralin, la sienne et celle de Maigran.

Soudain saisi d’un sombre pressentiment, Lewin abaissa son voile.

Les deux femmes enlacèrent leurs filles, les réconfortant avec de doux murmures. Colline sembla soulagée de se retrouver entre des bras aimants. Maigran, en revanche, ne montra aucun signe qu’elle reconnaissait Saralin – qui manqua éclater en sanglots en découvrant le visage tuméfié de son enfant.

Ses rides creusées par l’inquiétude, Adan regarda sévèrement les quatre jeunes hommes.

— Au nom de la Lumière ! que s’est-il passé ? Quand nous nous sommes aperçus que vous aviez également disparu… (Adan se tut, car son regard venait de se poser sur la civière.) Qu’est-il arrivé ?

Une question dont il redoutait la réponse, si on se fiait à son ton.

Lewin voulut répondre, mais Maigran le devança.

— Ils les ont tués, dit-elle, le regard perdu dans le vide et la voix semblable à celle d’une enfant. Les méchants hommes nous ont fait du mal. Mais Lewin est arrivé et il les a abattus.

— Tu ne dois pas dire des choses pareilles, mon enfant, souffla Saralin. Tu… (Elle se tourna vers Lewin, hésitante.) C’est la vérité ?

— Nous étions obligés, répondit Alijha. Ils ont tenté de nous tuer, et ils ont eu Charlin.

Adan recula d’instinct.

— Vous avez… tué ? Tué des hommes ? Auriez-vous oublié le Pacte ? Nous ne faisons de mal à personne ! Personne ! Rien ne justifie jamais de prendre la vie d’un autre humain. Vous m’entendez ?

— Grand-père, ils ont enlevé Maigran et Colline, et ils les ont violentées. Ils…

— Rien ne justifie un meurtre ! rugit Adan, furieux. Nous devons accepter ce qui nous arrive. La souffrance est une épreuve pour notre foi. Nous subissons et nous résistons. Sans commettre de meurtre. Vous ne vous êtes pas écartés du Paradigme, vous lui avez tourné le dos. Vous n’êtes plus Da’shain ! Vous êtes corrompus, et je ne vous laisserai pas souiller les Aiels. Partez d’ici, étrangers ! Tueurs ! Vous n’êtes pas les bienvenus parmi les chariots des Aiels.

Adan se détourna et s’éloigna comme si les quatre jeunes hommes n’existaient plus pour lui. Entraînant leurs filles, Saralin et Nerrine lui emboîtèrent le pas.

— Mère ! appela Lewin. (Il tressaillit quand Saralin se retourna vers lui, le foudroyant du regard.) Mère, s’il te plaît…

— Qui es-tu pour m’appeler ainsi ? Cache ton visage lorsque tu es en face de moi, étranger. Naguère, j’avais un fils qui te ressemblait. Je refuse de voir ses traits sur le faciès d’un tueur.

Sur ces mots, Saralin tourna le dos à son fils.

— Je suis toujours un Aiel ! cria Lewin.

Mais sa mère et sa sœur ne se retournèrent pas.

— Oui, je suis un Aiel ! rugit-il alors qu’il lui semblait entendre Luca pleurer.

Le vent redoublant de violence, il releva son voile.


Les éclairs semblaient à présent transpercer les yeux de Rand. La douleur de Lewin lui serrant toujours le cœur, il avait l’esprit en ébullition. Lewin n’avait pas d’armes, et de toute façon, il n’aurait pas su comment s’en servir. Tuer le terrifiait. Tout ça n’avait aucun sens.

Il avait presque atteint Muradin, désormais, mais l’Aiel n’avait pas conscience de sa présence. Le front ruisselant de sueur, son rictus devenu une grimace, il tremblait comme s’il bouillait d’envie de s’enfuir.

Rand fit un pas en avant dans l’espace… et recula dans le temps.

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