Une bonne partie de la noblesse de Tear se pressait dans la grande salle. Sur tout le périmètre, d’énormes colonnes en pierre rouge polie s’élançaient vers les ombres de la voûte, bien au-dessus des lampes d’or suspendues à des chaînes du même métal. Formant un cercle serré sous le dôme même de la salle, les Hauts Seigneurs et les Hautes Dames se distinguaient des divers invités placés par ordre de préséance, les moins importants étant relégués entre les colonnes. Cette assistance uniformément parée de ses plus beaux atours – un feu d’artifice de tenues en velours ou en soie, une explosion de dentelles, de cols et de manches ornementés et de chapeaux pointus – murmurait avec une telle excitation qu’on aurait cru entendre le vacarme produit par un troupeau d’oies. À l’exception des Hauts Seigneurs, pas un seul membre de cette élite n’avait jamais été admis dans ce saint des saints – le Cœur de la Pierre, tout simplement. Et ces privilégiés eux-mêmes y venaient quatre fois par an seulement, ainsi que l’exigeaient la loi et les coutumes.
En ce jour, tous ceux qui étaient présents en ville avaient répondu à l’invitation de leur nouveau seigneur, un homme qui transformait les lois et balayait les coutumes d’un revers de la main.
Dès qu’ils l’identifièrent, les seigneurs et les dames s’écartèrent pour céder le passage à Moiraine. Ainsi, l’Aes Sedai et Egwene avancèrent au milieu d’une haie d’honneur bien involontaire.
L’absence de Lan énervait Moiraine. Quand elle avait besoin de lui, cet homme n’était pas du genre à se volatiliser. À l’accoutumée, il veillait sur elle comme si elle avait été incapable de survivre seule plus de quelques minutes. Sans le lien qui lui permettait de sentir qu’il n’était pas bien loin de la Pierre, elle se serait franchement inquiétée.
Lan luttait contre ce lien avec autant d’ardeur qu’il en mettait jadis à combattre les Trollocs dans la Flétrissure. Mais qu’il le veuille ou non, la jeune femme le tenait – pieds et poings liés, aurait-on pu dire, même si l’image ne rendait pas vraiment compte d’une dépendance réciproque. Tenter de briser ce lien, en tout cas, revenait à vouloir déchirer de l’acier à mains nues…
Moiraine n’était pas jalouse, au sens précis du terme, mais elle n’entendait pas renoncer sans combattre à un compagnon, un protecteur et un défenseur qui lui était fidèle depuis tant d’années.
J’ai fait ce qui s’imposait, voilà tout… Elle l’aura si je meurs, et pas avant. Mais où est-il ? Et que fait-il ?
Une femme en robe rouge avec dentelle et fraise – une Dame du Royaume au visage chevalin nommée Leitha – s’écarta du passage de Moiraine avec un empressement à l’évidence moqueur. Sans ralentir, l’Aes Sedai la foudroya du regard et la femme tressaillit puis baissa les yeux.
Moiraine prit note de cet excellent résultat. Ces gens avaient le droit de haïr les Aes Sedai, mais elle n’avait aucune intention de supporter des humiliations voilées et des défis ouvertement lancés.
Cerise sur le gâteau, les autres nobles reculèrent tous d’un pas après avoir assisté à la subtile défaite de Leitha.
— Tu es sûre qu’il n’a rien laissé filtrer sur ce qu’il compte annoncer ? demanda Moiraine à mi-voix.
Dans le vacarme, personne n’avait pu l’entendre à plus de trois pas. Exactement la distance que les Teariens gardaient entre elle et eux, désormais. Une bonne chose, parce qu’elle détestait qu’on l’espionne.
— Rien du tout, confirma Egwene sur le même ton.
Elle semblait aussi agacée que Moiraine. Au détail près qu’elle le montrait…
— J’ai entendu des rumeurs…
— Des rumeurs ? De quelle sorte, Moiraine Sedai ?
En matière de contrôle de sa voix et de ses expressions, Egwene avait encore de gros progrès à faire. De toute évidence, elle n’avait pas eu vent des récits qui couraient au sujet de Deux-Rivières. Parier que Rand était dans le même cas, en revanche, aurait été des plus hasardeux.
— Tu devrais l’amener à se confier à toi, dit Moiraine. Il a besoin d’une oreille attentive. Parler de ses problèmes avec une personne de confiance lui ferait du bien.
Egwene coula un regard de biais à l’Aes Sedai. Pour de si grosses ficelles, elle devenait un peu trop subtile, lui semblait-il. Cela dit, Moiraine parlait d’or. Rand avait besoin que quelqu’un l’écoute et le soulage ainsi de son fardeau. Bref, la suggestion n’était pas sans valeur.
Sauf que…
— Il ne se confiera à personne, Moiraine. Il cache ses maux et espère s’en débarrasser avant que quiconque les remarque. (Egwene ne put contenir plus longtemps sa colère.) Espèce de crétin au cerveau plein de laine !
Moiraine éprouva une fugitive compassion pour sa compagne. Comment attendre d’Egwene qu’elle accepte de voir Rand marcher bras dessus bras dessous avec Elayne, et l’embrasser dans tous les coins sombres dès qu’il en avait l’occasion ? Et encore, la jeune villageoise ne savait pas tout…
Ce moment d’empathie ne dura pas. Egwene avait bien trop de choses essentielles à faire pour pleurer sur ce qu’elle n’avait aucune chance d’avoir de toute façon.
Elayne et Nynaeve devaient déjà être à bord du quatre-mâts, très loin de Tear. Grâce à ce voyage, Moiraine espérait apprendre si ses soupçons au sujet des Régentes des Vents étaient fondés. Un bénéfice mineur de l’opération, cependant… Si les choses se passaient mal, les deux jeunes femmes avaient au moins assez d’argent pour s’acheter un bateau et louer un équipage – avec ce qu’on entendait dire sur Tanchico, ça risquait bien de s’imposer – avec des réserves suffisantes pour verser tous les pots-de-vin hélas incontournables quand on traitait avec les fonctionnaires du Tarabon.
La chambre de Thom Merrilin était vide. Selon les informateurs de Moiraine, le trouvère était sorti de la Pierre en maugréant d’abondance au sujet de Tanchico. En homme d’expérience, il s’assurerait que les deux femmes recrutent un bon équipage et s’adressent aux fonctionnaires idoines.
En ce qui concernait les sœurs noires, le plan « Mazrim Taim » prêté à Liandrin était bien plus probable que la fumeuse option « Tanchico ». Avec les messages envoyés à la Chaire d’Amyrlin, Moiraine avait fait ce qu’il fallait pour parer la menace. L’autre possibilité, bien plus hypothétique – un mystérieux danger tapi à Tanchico –, était tout à fait dans les cordes de Nynaeve et d’Elayne. Avantage non négligeable, elles ne traîneraient plus dans les jambes de Moiraine et seraient très loin de Rand. Quel dommage qu’Egwene ait refusé de les accompagner… Tar Valon aurait été l’endroit idéal pour les trois femmes, mais Tanchico aurait fait l’affaire, faute de mieux.
— Puisqu’on parle de crétinisme, as-tu l’intention de t’accrocher à ce projet insensé de voyage dans le désert des Aiels ?
— Oui, répondit Egwene avec une inébranlable conviction.
Cette gamine avait urgemment besoin de retourner à la tour pour achever sa formation.
Certes, mais qu’est-ce qui est passé par la tête de Siuan ? Quand j’aurai l’occasion de le lui demander, elle me servira sûrement un de ses proverbes à base de bateaux et de poissons…
Cela dit, Egwene ne traînerait bientôt plus dans les jambes de Moiraine, et l’Aielle veillerait sur elle. Avec un peu de chance, les Matriarches réussiraient à lui apprendre quelque chose sur son don de Rêveuse. La lettre que ces femmes avaient envoyée à Moiraine était vraiment stupéfiante, même si l’Aes Sedai n’avait pas pu s’offrir le luxe de tenir compte du dixième de ce qu’elle disait. En tout cas, l’expédition d’Egwene dans le désert des Aiels pouvait se révéler bénéfique, à long terme.
La dernière rangée de nobles s’écarta, dévoilant l’espace qui restait libre au milieu de la salle. Ici, le malaise des Teariens était plus palpable. Alors que certains contemplaient la pointe de leurs chaussures comme des enfants boudeurs, d’autres regardaient dans le vide, comme s’ils refusaient d’avoir vraiment conscience du lieu où ils étaient.
L’endroit où était conservée Callandor, avant que Rand s’en empare. Sous ce dôme, pendant plus de trois mille ans, sans que nul la touche, parce que seul le Dragon Réincarné en aurait un jour le pouvoir. Depuis toujours, à Tear, les gens avaient des réticences à admettre que le Cœur de la Pierre existait…
— La pauvre femme…, murmura Egwene.
Moiraine suivit le regard de sa compagne.
Bien que son époux n’eût pas encore rendu le dernier soupir, la Haute Dame Alteima était déjà tout de blanc vêtue – de la coiffe à la fraise en passant par la robe – comme le voulait la tradition en matière de deuil. Très mince et fort jolie, son sourire mélancolique ajoutant au charme que lui conféraient ses grands yeux marron et sa longue chevelure brune, elle était sans nul doute la noble dame la plus empreinte de dignité de l’assemblée.
Une femme très grande, aux yeux de Moiraine – sans doute encline à étalonner les autres à l’aune de sa taille, inférieure à la normale au Cairhien, où les gens n’étaient pourtant pas bien grands – et dotée d’une poitrine un peu trop généreuse.
— Oui, une pauvre femme…, souffla Moiraine, mais sans une once de sympathie.
Constater qu’Egwene n’avait pas encore assez évolué pour voir systématiquement sous la surface des choses avait quelque chose de rassurant. Cela dit, la jeune femme était déjà bien plus avancée qu’elle aurait dû l’être. Il restait à la modeler avant de la plonger dans un bain de trempe, comme tout bon acier.
Thom n’avait pas été clairvoyant avec Alteima. Ou avait-il volontairement fermé les yeux ? Ce trouvère avait d’étranges réticences quand il s’agissait de s’en prendre aux femmes. La Haute Dame Alteima, en réalité, était bien plus dangereuse que son mari ou son amant – deux marionnettes qu’elle avait manipulées avec un talent consommé. En Tear, il n’existait peut-être personne de plus dangereux qu’elle. À coup sûr, elle ne tarderait pas à se trouver d’autres pantins. Tirer les ficelles dans l’ombre était son style, et elle n’en changerait pas. Tôt ou tard, il faudrait la neutraliser.
Moiraine balaya du regard les rangées de nobles jusqu’à ce qu’elle localise Estanda, superbe dans une robe de soie jaune rehaussée de fil d’or et ornée d’une fraise couleur ivoire – sans oublier la petite coiffe assortie. Son incontestable beauté ternie par une gravité tendue, elle jetait de temps en temps des regards glaciaux à Alteima. Entre ces deux femmes, le stade de la simple rivalité était depuis longtemps dépassé. Entre deux hommes, tant d’inimitié aurait déjà été lavée dans le sang à l’occasion d’un duel. Si cet antagonisme pouvait être poussé à son maximum, Alteima n’aurait sûrement plus le temps de comploter contre Rand.
Un instant, Moiraine regretta d’avoir envoyé Thom en mission. En règle générale, elle préférait déléguer les intrigues mineures à d’excellents exécutants tels que le trouvère. Mais ce saltimbanque avait trop d’influence sur Rand, qui devait exclusivement dépendre des conseils de l’Aes Sedai. Et ce fichu garçon était déjà assez difficile à gérer tout seul !
N’était-ce pas Thom qui l’avait convaincu de régner sur Tear au lieu de passer à des choses plus importantes ? Mais c’était terminé, désormais. Jusqu’à nouvel ordre, Thom ne pouvait plus nuire, et on verrait plus tard comment le neutraliser une bonne fois pour toutes. L’épine dans le pied de Moiraine, c’était Rand. Qu’allait-il donc annoncer ?
— Où est-il ? s’impatienta l’Aes Sedai. On dirait qu’il maîtrise le premier talent des rois : faire attendre les autres.
Moiraine s’avisa qu’elle avait parlé à voix haute quand Egwene lui jeta un regard étonné. Aussitôt, elle chassa toute trace d’agacement de son visage. Rand finirait par se montrer et elle découvrirait ce qu’il avait à dire. En même temps que tout le monde… De quoi grincer des dents, tout de même ! Ce crétin aveugle de gamin, lancé à la course dans la nuit sans se soucier des gouffres où il pouvait tomber, entraînant le monde dans sa chute. Au minimum, Moiraine espérait l’empêcher de voler au secours de son maudit village. Il en brûlait d’envie, mais c’était un luxe qu’il ne pouvait pas s’offrir.
À moins qu’il ne soit toujours pas informé des derniers événements. On pouvait toujours espérer…
En face des deux femmes, Mat attendait lui aussi l’arrivée du Dragon Réincarné. La crinière en bataille, les mains dans les poches, sa veste verte à col montant à demi déboutonnée, il fixait la pointe de ses bottes éraflées de toutes parts. Bref, l’exact opposé de l’élégance tatillonne de l’assistance. Voyant du coin de l’œil que Moiraine le regardait, il s’agita nerveusement puis lui adressa un de ses sourires pleins de morgue et de défi.
Au moins il était là, sous l’œil attentif de l’Aes Sedai. Habile à échapper aux espions, ce jeune homme était un souci permanent et une source quotidienne de lassitude. Sans jamais montrer qu’il avait repéré un informateur, il avait l’art de se volatiliser à tout moment et dans toutes les circonstances.
— Il doit dormir tout habillé, souffla Egwene, choquée. Une sorte de coquetterie à l’envers… Mais je me demande où est Perrin. (Elle se dressa sur la pointe des pieds pour sonder l’assistance.) Je ne le vois pas.
Moiraine tenta elle aussi de localiser l’apprenti forgeron, mais elle ne parvint pas à voir grand-chose au-delà de la première rangée de nobles. Si Lan avait été tout au fond, à l’ombre des colonnes, elle ne l’aurait pas vu… L’Aes Sedai ne tenta pas de se grandir et ne sauta pas sur place comme un enfant inquiet d’avoir perdu ses parents dans la foule. Lorsqu’elle lui mettrait la main dessus, le Champion aurait droit à un sermon qu’il ne serait pas près d’oublier. Alors que Nynaeve le tirait dans un sens, des ta’veren le tirant dans l’autre – en tout cas, un ta’veren en la personne de Rand –, elle se demandait parfois comment leur lien pouvait encore résister. Cela dit, le temps que Lan passait avec Rand n’était pas perdu, car cela ajoutait un fil à la marionnette.
— Perrin doit être avec Faile, dit Egwene. Je suis sûre qu’il n’a pas filé, parce qu’il a le sens du devoir.
Sur ce point-là, le jeune homme était presque aussi fiable qu’un Champion. Du coup, Moiraine ne le faisait pas surveiller, contrairement à Mat.
— Faile a tenté de le convaincre de partir, mon enfant. Allons, n’aie pas l’air surprise ! Ils passent leur temps à parler et à se disputer quand ils se croient hors de portée d’oreille.
— Je ne suis pas surprise, mais j’ai du mal à croire que Faile essaie de le détourner de ce qu’il sait être son devoir.
— Elle ne voit peut-être pas les choses comme lui…
Au début, Moiraine elle-même n’avait pas pris la mesure de la situation. Trois ta’veren du même âge et nés dans le même village. Comment avait-elle pu ne pas voir qu’ils devaient être liés ? Depuis qu’elle en avait pris conscience, tout était devenu beaucoup plus compliqué. Comme si elle avait tenté de jongler avec trois balles colorées de Thom d’une seule main et avec un bandeau sur les yeux. Le trouvère en était capable, certes, mais elle n’aurait même pas voulu essayer en rêve.
Sur les ta’veren, l’Aes Sedai ne disposait d’aucune indication. Les prophéties ne mentionnaient même pas l’existence de ces compagnons du Dragon Réincarné…
— J’aime bien Faile, dit Egwene. Elle fait du bien à Perrin. Et ses sentiments pour lui sont très profonds.
— Oui, c’est ce qu’il paraît, en tout cas…
Si Faile devenait trop encombrante, Moiraine aurait avec elle une petite conversation sur les secrets qu’elle cachait à Perrin. Ou elle confierait cette mission à un de ses espions. Dans tous les cas, la démarche suffirait à neutraliser la jeune femme.
— Vous dites ça sans conviction, Moiraine. Pourtant, ces deux-là s’aiment pour de bon ! Seriez-vous incapable de le revoir ? Face à un sentiment sincère, ne pouvez-vous donc pas ouvrir les yeux ?
Moiraine gratifia Egwene d’un regard qui la remit sans douceur à sa place. Cette gamine ne savait rien et elle se croyait omnisciente. Alors qu’elle allait le lui rappeler sur un ton rien moins qu’aimable, Moiraine entendit des murmures et des petits cris de surprise – voire de peur – courir dans les rangs de nobles.
Avec la plus grande hâte, et en se bousculant d’abondance, la foule se fendit en deux pour céder le passage à Rand. Marchant à grandes enjambées, le regard rivé devant lui, le Dragon Réincarné portait Callandor au creux de son bras droit, comme il l’eût fait d’un sceptre.
Le suivant comme son ombre, une centaine d’Aiels armés jusqu’aux dents, leur shoufa autour de la tête et leur voile noir sur le visage, avaient incité les Hauts Seigneurs et les Hautes Dames à ne pas faire d’obstruction.
Au premier rang, juste derrière Rand, Moiraine crut reconnaître Rhuarc à sa gestuelle et à sa démarche. À cette exception près, les guerriers n’étaient plus qu’un groupe anonyme résolu à tuer s’il le fallait. Quoi qu’il ait décidé d’annoncer, Rand entendait à l’évidence étouffer dans l’œuf toute résistance.
Alors que son escorte s’immobilisait, Rand vint se camper au centre de la zone circulaire, sous le dôme. Très lentement, il balaya l’assistance du regard. Surpris de voir Egwene – et peut-être même ému –, il eut un sourire agressif à l’intention de Moiraine. En revanche, son visage s’illumina lorsqu’il reconnut Mat. Et quand ils se sourirent, les deux jeunes hommes ressemblèrent soudain à des gamins facétieux.
Plus blêmes les uns que les autres, les nobles ne savaient plus s’ils devaient regarder le Dragon Réincarné, Callandor au creux de son bras, ou les Aiels voilés de noir.
Deux images de la mort qui risquait de les frapper, si les choses tournaient mal…
— Le Haut Seigneur Sunamon, commença Rand sans préambule, faisant sursauter le noble bedonnant en question, m’a garanti qu’il signerait avec Mayene un traité respectant strictement les consignes que je lui ai données. Bien entendu, il me l’a garanti sur sa vie.
Rand éclata de rire, comme s’il venait de lancer une bonne blague. L’assistance rit de bon cœur avec lui, à l’exception notable de Sunamon, verdâtre comme s’il allait être malade.
— S’il échoue, continua Rand, il a accepté de finir au bout d’une corde, et c’est exactement ce qui lui arrivera.
Les rires moururent et Sunamon vacilla sur ses jambes.
Les poings serrant le devant de sa robe, Egwene lança à Moiraine un regard perplexe. Impassible, l’Aes Sedai se contenta d’attendre la suite. À coup sûr, Rand n’avait pas convoqué toute la noblesse du coin pour évoquer un traité ou menacer de pendaison un gros crétin suant de peur.
À toutes fins utiles, Moiraine se força à lâcher le devant de sa propre robe.
Rand pivota sur lui-même, sondant tous les visages du premier rang.
— Grâce à ce traité, nous aurons bientôt des bateaux pour convoyer vers l’ouest notre grain et trouver ainsi de nouveaux marchés. (Il y eut quelques murmures approbateurs, vite étouffés.) Mais ce n’est pas tout : les armées de Tear vont se mettre en mouvement.
Des cris montèrent de la foule, se perdant dans les profondeurs de la voûte. Les hommes, y compris les Hauts Seigneurs, jetèrent en l’air leur chapeau et brandirent rageusement le poing. Aussi ravies que les mâles, les femmes sourirent aux anges et embrassèrent sur les deux joues les héros potentiels du futur conflit. Apparemment submergées par l’émotion, elles reniflèrent discrètement la petite fiole de sels dont aucune Tearienne digne de ce nom ne se séparait jamais. Comme si la perspective d’une boucherie avait pu émouvoir ces femmes de tête dépourvues de cœur.
— Mort à l’Illian ! Mort à l’Illian !
Moiraine vit bouger les lèvres d’Egwene, dont les paroles se perdirent dans le vacarme – mais l’Aes Sedai les comprit quand même.
— Non, Rand, non… Je t’en prie, non !
Mat plissait le front, son déplaisir évident. À part les Aiels et le Dragon lui-même, seuls les deux jeunes gens de Champ d’Emond ne participaient pas à la jubilation générale.
Un peu de sueur perlant sur son front, Rand affichait un sourire méprisant. À cette vue, qui ne la surprit pas, Moiraine devina qu’il était loin d’en avoir terminé.
Quand il leva la main gauche, le silence se fit lentement, les premiers rangs incitant les autres à se taire.
— Nos armées partiront pour le nord et entreront au Cairhien. Le Haut Seigneur Meilan les commandera et les Hauts Seigneurs Gueyam, Aracome, Hearne, Maraconn et Simaan le seconderont. Cette expédition sera généreusement financée par le Haut Seigneur Torean, de loin le plus prospère d’entre vous. Bien entendu, il accompagnera les troupes pour s’assurer que son argent n’est pas jeté par les fenêtres.
Un lourd silence ponctua cette déclaration. Personne ne broncha, même si Torean semblait avoir quelque peine à tenir sur ses jambes.
Moiraine tira mentalement son chapeau à Rand. En éloignant ces sept hommes, il étouffait dans l’œuf les sept complots les plus dangereux actuellement en cours contre lui. Cerise sur le gâteau, les sept gaillards s’entendaient bien trop mal pour ourdir entre eux une huitième machination.
Thom Merrilin avait très bien conseillé Rand. Et à l’évidence, les espions de Moiraine avaient manqué quelques notes glissées par le trouvère dans la poche du jeune homme.
Mais le reste de ce plan ? Car enfin, c’était de la folie. À coup sûr, Rand n’avait pas pu trouver ces réponses-là de l’autre côté du ter’angreal.
De toute évidence, Meilan abondait dans le sens de l’Aes Sedai, même si c’était pour des raisons différentes.
Prenant son courage à deux mains, il avança d’un pas, hésita, puis commença d’une voix tremblante :
— Mon seigneur Dragon…
Luttant contre la panique, il recouvra un peu de contrôle et continua d’un ton moins craintif :
— Mon seigneur Dragon, se mêler d’une guerre civile, c’est s’engager dans des sables mouvants. Une dizaine de factions s’affrontent pour conquérir le Trône du Soleil. Les alliances changent sans cesse, et les trahisons sont quotidiennes. En plus de ça, le Cairhien est infesté de bandits comme un sanglier est infesté de puces. Les paysans crèvent de faim après avoir épuisé les terres. Selon mes sources, ils mangent aujourd’hui de l’écorce et des feuilles. Seigneur Dragon, le mot « bourbier » paraît insuffisant pour décrire…
— Tu ne veux donc pas étendre la domination de Tear jusqu’à la Dague de Fléau de sa Lignée, Meilan ? Eh bien, je t’en félicite. Moi, je sais qui je veux voir sur le Trône du Soleil… Tu ne pars pas conquérir, Meilan, mais restaurer l’ordre et la paix. Au passage, tu nourriras la population. Les silos de Tear débordent – impossible de vendre de telles quantités, tu le sais bien. Cette année, les récoltes seront tout aussi généreuses, sauf si tu me désobéis… Les paysans du Cairhien ne devront plus manger de l’écorce, seigneur Meilan.
Le Haut Seigneur voulut argumenter, mais Rand saisit Callandor et orienta sa pointe de cristal sur lui.
— Une question, Meilan ?
Le Haut Seigneur secoua la tête, puis il recula, s’immergeant dans la foule comme s’il voulait disparaître.
— Je savais qu’il ne déclencherait pas une guerre ! s’exclama Egwene. Je le savais !
— Tu crois que cette aventure-là sera moins monstrueuse ? marmonna Moiraine.
Que mijotait donc le fichu garçon ? Au moins, il n’avait pas l’intention de voler au secours de son village pendant que les Rejetés envahissaient le reste du monde.
— Il y aura quand même des montagnes de cadavres, petite… Tu ne verras aucune différence entre cette folie et une guerre…
Même s’il n’avait pas obtenu une victoire éclatante, Rand aurait gagné du temps en attaquant l’Illian et Sammael. Un répit suffisant pour apprendre à contrôler son pouvoir, sans compter l’occasion d’abattre un de ses plus puissants ennemis – entre autres avantages. Mais qu’allait lui apporter son plan ? La paix au Cairhien et la fin d’une famine ? En d’autres temps, Moiraine aurait applaudi des deux mains, car il s’agissait de sa terre natale. Mais cette mission humaniste était absurde, dans les conditions présentes. Une inutile boucherie, au lieu d’affronter un adversaire qui risquait de frapper Rand à la première occasion. Pourquoi cette décision ? Lanfear y était-elle pour quelque chose ? Qu’avait-elle dit à Rand ? Que lui avait-elle fait ?
Les sangs glacés, Moiraine songea qu’elle devrait surveiller Rand d’encore plus près, désormais. Pas question de le laisser se tourner vers les Ténèbres.
— Au fait, dit Rand, comme si quelque chose lui revenait, sauf erreur de ma part, les soldats ne sont pas très doués pour nourrir les miséreux, non ? Pour cette mission, je verrais bien une femme de cœur. Ma dame Alteima, désolé de vous perturber en un moment pareil, mais accepteriez-vous ce sacerdoce ? Une nation à nourrir, ce n’est pas rien.
Et c’est un excellent moyen d’augmenter son pouvoir…, songea Moiraine.
La première erreur de Rand. À part sa décision d’aller au Cairhien plutôt que d’attaquer l’Illian…
De retour à Tear, Alteima serait sûrement sur un pied d’égalité avec Meilan ou Gueyam… et prête à comploter de plus belle. Et si Rand n’était pas prudent, elle l’aurait fait assassiner avant ça. Un accident bienvenu pouvait toujours se produire au Cairhien.
Alteima fit une élégante révérence, sa robe blanche en éventail, et parvint à dissimuler presque complètement sa surprise.
— Si le seigneur Dragon ordonne, j’obéis avec le plus grand plaisir.
— Je n’en ai jamais douté, lâcha froidement Rand. Malgré tout l’amour que vous avez pour lui, vous ne voudrez pas que votre mari vous accompagne au Cairhien. Pour un malade, le voyage serait bien trop éprouvant. J’ai pris la liberté de le faire transférer dans les appartements de la Haute Dame Estanda. Elle s’occupera de lui en votre absence et l’enverra vous rejoindre dès qu’il sera rétabli.
Estanda eut un petit sourire qui en disait long sur sa jubilation. Alteima roula de grands yeux et bascula en arrière, tombant comme une masse.
Moiraine hocha pensivement la tête. Rand s’était endurci, ça ne faisait aucun doute. Il était bien plus dangereux, désormais…
Egwene fit mine de voler au secours d’Alteima, mais Moiraine la retint par le bras.
— C’est l’émotion, rien de plus… J’ai déjà vu ça. Et de nobles dames s’occupent déjà d’elle.
Plusieurs femmes, agenouillées près d’Alteima, lui tapotaient les poignets et les mains ou lui passaient sous le nez une fiole de sels. La Haute Dame toussa, rouvrit les yeux… et faillit défaillir de nouveau quand elle vit qu’Estanda la toisait de toute sa hauteur.
— Rand vient de faire quelque chose de très intelligent, dit Egwene. Et de très cruel. Il a toutes les raisons d’avoir l’air honteux.
De fait, le Dragon ne semblait pas très fier de lui. Sans doute parce qu’il était moins dur qu’il le pensait.
— C’était pourtant mérité…, fit remarquer Moiraine.
Egwene était décidément prometteuse, même si elle ne comprenait pas tout pour l’instant. Mais elle avait encore besoin d’apprendre à contrôler ses émotions afin de faire la distinction entre ce qu’elle aurait désiré faire et ce qu’il fallait absolument faire.
— Espérons qu’il en a fini avec l’intelligence pour aujourd’hui…
Dans la grande salle, très peu de gens avaient compris ce qui venait de se passer – n’était que l’évanouissement d’Alteima avait bouleversé le seigneur Dragon.
Aux derniers rangs, quelques voix crièrent « Mort au Cairhien », mais personne ne reprit ce mot d’ordre parfaitement stupide.
— Avec toi pour nous guider, seigneur Dragon, nous dominerons le monde ! brailla un jeune type qui soutenait à demi Torean.
C’était Estean, le fils aîné du Haut Seigneur. Le visage verruqueux ne pouvait pas tromper, malgré la banalité des traits…
Comme si on l’arrachait à une profonde méditation, Rand releva la tête.
— Je ne serai pas avec vous, dit-il, semblant perturbé ou peut-être un rien agacé. Je vais m’absenter quelque temps.
Dans un silence de mort, tous les regards se rivèrent sur le seigneur Dragon. Les yeux baissés sur Callandor, Rand la porta soudain au niveau de ses yeux. La sueur ruisselant à présent sur son visage, il déclara :
— La Pierre abritait Callandor avant que je vienne et elle la protégera jusqu’à mon retour.
L’épée transparente brilla entre les mains de Rand. Orientant sa pointe vers le sol, il enfonça la lame dans la pierre. Alors qu’une gerbe d’étincelles jaillissait en direction de la voûte, la Pierre tout entière trembla, renversant comme des quilles les nobles dames et les dignes seigneurs.
Tandis que l’onde de choc continuait à faire trembler les murs, Moiraine se dégagea d’Egwene et se releva. Qu’avait encore fait Rand ? Et pourquoi ? Quant à s’absenter… C’était le pire cauchemar de l’Aes Sedai.
À part les Aiels, qui s’étaient déjà tous relevés, les autres personnes présentes gisaient encore sur le sol. À l’exception de Rand, bien entendu. Un genou en terre, il serrait à deux mains la poignée de Callandor, la moitié de la lame enfoncée dans le sol. L’arme était de nouveau en « simple » cristal, comme si rien n’était arrivé.
Le visage luisant de sueur, Rand lâcha l’épée, ouvrant les doigts autour de la poignée jusqu’à ce qu’ils l’entourent sans la toucher. Un moment, Moiraine crut qu’il allait les refermer sur l’arme, mais il se força à se relever.
Oui, il avait dû faire un effort pour se redresser. L’Aes Sedai l’aurait juré.
— Regardez-la pendant que je serai absent, dit Rand.
Sa voix était un peu plus aiguë, comme à l’époque où Moiraine l’avait déniché dans son village. Mais sans avoir perdu l’assurance ni la fermeté qu’elle exprimait quelques instants plus tôt.
— Oui, regardez-la et pensez à moi, vous rappelant que je reviendrai pour elle. Si quelqu’un veut prendre ma place, il lui suffira de retirer cette épée du sol. (Il agita un index à l’intention de la foule et eut un sourire presque malicieux.) Mais ne perdez jamais de vue le prix de l’échec.
Sur ces mots, Rand sortit de la salle, les Aiels sur ses talons. Les yeux rivés sur l’épée plantée au cœur de la salle, les Teariens se relevèrent très lentement. Mourant d’envie de fuir à toutes jambes, ils étaient trop effrayés pour le faire, semblait-il.
— Ce… ce… cet homme ! cria Egwene tout en époussetant le devant de sa robe verte. Est-il fou ? (Elle porta une main à sa bouche.) Moiraine, dites-moi que non ! Pas encore, n’est-ce pas ?
— La Lumière fasse que non…, souffla l’Aes Sedai.
Elle non plus ne pouvait détourner le regard de l’épée. Que la Lumière emporte ce fichu garçon ! Pourquoi n’était-il pas resté le jeune homme aimable et docile qu’elle avait rencontré à Champ d’Emond ?
— Mais je vais m’en assurer, ajouta Moiraine en emboîtant le pas à Rand.
Egwene à ses côtés, elle le rattrapa rapidement dans un grand couloir aux murs ornés de tapisseries. Leur voile abaissé, les Aiels s’écartèrent pour laisser passer les deux femmes. Au passage, ils les gratifièrent du regard noir qu’ils réservaient immanquablement aux Aes Sedai.
Comment pouvaient-ils manifester tant de méfiance à Moiraine et suivre aveuglément Rand ? Pour le savoir, il aurait fallu avoir à leur sujet davantage que des bribes d’informations. Mais ils répondaient surtout aux questions qui n’avaient aucun intérêt pour Moiraine. Ses informateurs ne recueillaient rien et elle n’avait pas obtenu plus de résultats par elle-même. Pour ne rien arranger, son réseau d’espions avait baissé les bras. Une réaction normale depuis qu’on avait retrouvé une femme, ligotée et bâillonnée, pendue par les pieds aux créneaux, avec une vue imprenable sur un à-pic de quelque quatre cents pieds. Il y avait eu aussi l’étrange disparition d’un homme, certes, mais ce n’était rien comparé à l’effet dissuasif qu’avait eu la « miraculée », qui refusait obstinément de quitter le rez-de-chaussée. Pour la neutraliser, Moiraine l’avait envoyée en mission en rase campagne…
Comme les Aiels, Rand ne daigna pas ralentir quand les deux femmes arrivèrent à sa hauteur. Lui aussi leur jeta un regard méfiant – mais pas de la même nature que celui des guerriers – où brillait également quelque chose qui ressemblait à de la colère.
— Je te croyais partie, dit-il à Egwene. Avec Elayne et Nynaeve… Tu aurais dû les accompagner. Même Tanchico est un endroit moins… Pourquoi es-tu restée ?
— Je ne vais pas traîner ici, répondit Egwene. Je pars pour le désert des Aiels avec Aviendha. À Rhuidean, j’étudierai avec les Matriarches.
Rand faillit s’emmêler les jambes à la mention du désert des Aiels. Jetant un coup d’œil à la jeune femme, il repartit de plus belle, sa façade d’impassibilité reconstruite. En réalité, il faisait plutôt penser à une bouilloire, la vapeur commençant à soulever le couvercle.
— Tu te rappelles quand on nageait dans le bois de l’Eau ? demanda-t-il. J’aimais faire la planche dans une mare en pensant que mon travail le plus épuisant consistait à labourer un champ – ou peut-être à tondre les moutons. Tondre du matin au soir sans même s’arrêter pour manger, puis passer au rouet…
— Le filage…, soupira Egwene. Je détestais ça encore plus que de briquer les sols. Tordre les fils fait si mal aux doigts…
— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda Moiraine, arrachant les deux jeunes gens à leurs souvenirs d’enfance.
Rand coula un regard en biais à l’Aes Sedai et la gratifia d’un sourire qui aurait pu être « signé » Mat Cauthon.
— Aurais-je dû la condamner à la potence parce qu’elle a tenté de tuer un homme qui complotait contre moi ? Ç’aurait été plus juste que ce que j’ai fait ? (Le sourire s’effaça.) Qu’est-ce qui est juste dans mes actes ? Sunamon sera pendu s’il échoue. Parce que j’en ai décidé ainsi. Il le mérite, après avoir tenté de s’enrichir sans penser que son peuple crevait de faim. Mais il n’ira pas au gibet pour ça. Il sera pendu parce que je l’ai décidé. Sur mon ordre.
Egwene posa une main sur le bras de Rand, mais Moiraine refusa de le laisser se défiler ainsi.
— Tu sais très bien que je ne parle pas de ça.
Le jeune homme acquiesça. Cette fois, son sourire avait tout du rictus.
— Callandor… Avec cette arme entre les mains, rien ne m’est impossible. Je le sais, mais j’ai pourtant l’impression qu’un poids a été enlevé de mes épaules. C’est difficile à comprendre, pas vrai ?
Moiraine n’en serait pas disconvenue, même si elle trouvait dérangeant qu’il puisse lire dans ses pensées.
— Mais tout ça vient des prophéties, c’est donc plutôt rassurant.
« Dans le Cœur son épée il plante
Pour que des cœurs restent loyaux.
L’en tirer c’est prendre sa suite
Mais qui peut saisir cette lame ? »
» Impossible d’être plus fidèle aux prophéties, non ?
— Tu oublies un détail, siffla Moiraine. Quand tu t’es emparé de Callandor, réalisant une prophétie, les protections qui lui ont permis de t’attendre pendant plus de trois mille ans ont disparu. Désormais, elle n’est plus l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée. Je pourrais la dégager avec le Pouvoir, Rand. Et il en va de même pour n’importe quel Rejeté. Que se passerait-il si Lanfear revenait ? Elle ne pourrait pas utiliser Callandor, exactement comme moi, mais rien ne l’empêcherait de la voler.
Rand ne réagit pas à la mention de la Rejetée. Parce qu’il ne la redoutait pas ? Dans ce cas, il était un triste abruti… Ou pour une autre raison ?
— Si Sammael ou un autre Rejeté mettent la main sur Callandor, ils pourront la brandir tout aussi bien que toi. Imagine-toi face à la puissance que tu as abandonnée avec tant de légèreté. Pense au parti qu’en tireraient les Ténèbres.
— J’espère presque que nos ennemis essaieront…, souffla Rand, des nuages d’orage passant dans son regard. Une surprise attend quiconque tenterait d’arracher Callandor du sol en canalisant le Pouvoir. Moiraine, n’envisagez surtout pas de l’emporter à la tour pour la mettre en sécurité. Mon piège ne peut pas trier le bon grain de l’ivraie. Le Pouvoir le déclenche puis le retend, afin qu’il soit prêt à se refermer. Car je n’abandonne pas à tout jamais Callandor. Juste le temps de… (Rand prit une profonde inspiration.) L’épée restera là où elle est jusqu’à mon retour. En demeurant ici, rappelant aux gens qui je suis et ce que je suis, elle m’épargnera de devoir revenir avec une armée. J’aurai ainsi une sorte de port d’attache, avec des gens comme Sunamon ou Alteima pour m’accueillir quand je me remontrerai. Si Alteima survit à la justice de son mari et d’Estanda – et si Sunamon échappe à la mienne. Quel nid de vipères, au nom de la Lumière !
Rand ne pouvait pas rendre son piège sélectif, ou il ne le voulait pas ? Résolue à ne pas sous-estimer le talent du jeune homme, Moiraine décida pourtant que Callandor, s’il refusait de la brandir, devait attendre qu’il change d’avis à l’abri de la Tour Blanche et nulle part ailleurs.
Mais l’arme devrait l’attendre jusqu’à quand ? Il avait failli le préciser, se retenant à la dernière seconde.
— Où vas-tu donc ? demanda Moiraine. À moins que ce soit encore un de tes secrets.
Décidée à ne pas le laisser s’échapper une nouvelle fois, et à le détourner de sa destination s’il projetait de filer en douce pour rejoindre Deux-Rivières, l’Aes Sedai fut surprise par la réponse de Rand :
— Ce n’est pas un mystère, Moiraine. En tout cas, pas pour vous deux.
Rand chercha le regard d’Egwene et lâcha un seul nom :
— Rhuidean.
Les yeux ronds, la jeune femme parut stupéfiée, comme si elle entendait ce nom pour la première fois. Moiraine elle-même en resta sans réaction. Des murmures coururent parmi les Aiels, mais quand l’Aes Sedai fut assez revenue de sa surprise pour les regarder, ils affichaient de nouveau leur éternelle impassibilité.
Moiraine aurait voulu qu’ils s’en aillent, mais ils ne lui auraient pas obéi et elle refusait de demander au jeune homme de les renvoyer. Quémander des faveurs ne l’aiderait pas, surtout quand il y avait de fortes chances qu’elle se fasse envoyer sur les roses.
— Tu n’es pas un chef de tribu aielle, Rand, et tu n’as pas besoin d’en devenir un. Ton combat se déroule de ce côté du Mur du Dragon. Sauf si… Est-ce lié aux réponses que tu as obtenues dans le ter’angreal ? Le Cairhien d’abord, Callandor ensuite et Rhuidean pour finir ? Je t’ai averti que ces réponses pouvaient se révéler… énigmatiques. Si tu les interprètes mal, ça risque d’être une erreur mortelle. Et pas seulement pour toi.
— Il faut me faire confiance, Moiraine. Comme j’ai dû si souvent me fier à vous.
Sur le visage de Rand, l’Aes Sedai lut tout aussi peu d’indications que sur celui d’un Aiel.
— Je vais donc te faire confiance, pour l’instant… Mais n’attends pas qu’il soit trop tard pour me demander conseil…
Je ne te laisserai pas aller vers les Ténèbres… Pas après des années de dur labeur. Et tant pis pour ce que ça coûtera !