24 Rhuidean

Le petit caillou que Mat suçait ne lui fournissait plus d’humidité, et ça durait depuis un bon moment. Se décidant à le cracher, le jeune homme s’accroupit à côté de Rand et observa comme lui la muraille grise tourbillonnante qui se dressait une trentaine de pas devant eux. Du brouillard… Avec un peu de chance, il ferait moins chaud à l’intérieur de cette purée de pois qu’à l’extérieur. Et un peu d’eau ne serait pas superflue. Sentant que ses lèvres se gerçaient, Mat défit le foulard noué autour de son front et se tamponna le visage, mais le tissu n’était plus mouillé, faute de sueur. Comme si toute humidité avait déjà déserté son corps…

Mat rêvait aussi d’un endroit où s’asseoir. Dans ses bottes, ses pieds lui donnaient l’impression d’être des saucisses grillées à point. À dire vrai, il se sentait tout entier comme un morceau de viande rôti.

Au moins aussi haut qu’une falaise, le mur de brume s’étendait sur une bonne demi-lieue, sur la droite et la gauche des deux jeunes gens. Une muraille de brume au milieu d’une vallée chauffée à blanc par le soleil. En toute logique, il devait y avoir de l’eau quelque part.

Oui, mais pourquoi le brouillard ne s’évapore-t-il pas ?

Mat détestait les implications de cette question. S’il était ici, c’était pour avoir un peu trop joué avec le Pouvoir, et voilà qu’il allait être obligé de recommencer.

Par la Lumière ! qu’est-ce que je ne donnerais pas pour être débarrassé du Pouvoir et des Aes Sedai !

Tout était bon, plutôt que de penser qu’il allait bientôt entrer dans cette brume…

— C’est bien l’amie aielle d’Egwene que j’ai vue courir, croassa-t-il, la gorge sèche.

Courir ! Dans cette fournaise ! Cette seule idée lui faisait encore plus mal aux saucisses – pardon, aux pieds.

— Aviendha, je crois… Oui, c’est son nom…

— Si tu le dis, souffla Rand, les yeux rivés sur le brouillard.

Sa voix grinçait comme s’il était en train de mâcher de la poussière. Rouge comme une pivoine, il avait du mal à garder son équilibre, même accroupi.

— Mais que ficherait-elle ici ? Et toute nue, par-dessus le marché ?

Mat n’insista pas. Trop occupé à étudier la brume, Rand n’avait rien vu, et il doutait bien entendu de la parole de son farceur d’ami. Pourtant, Mat avait vu l’Aielle courir comme une folle en se tenant le plus loin possible d’eux. Elle fonçait vers l’étrange brouillard, aurait-il juré.

À ce propos, Rand ne semblait pas plus pressé que lui d’y entrer, dans cette brume. Inquiet, Mat se demanda s’il avait l’air aussi mal en point que son ami. Après avoir tâté son visage du bout des doigts, il fut bien obligé de conclure que oui.

— On va rester là toute la nuit ? lança-t-il. Cette vallée est très profonde, et il y fera noir dans quelques heures. La température sera plus clémente, c’est vrai, mais je n’ai aucune envie de faire des mauvaises rencontres dans l’obscurité. Des lions, par exemple. J’ai appris qu’il y en a dans le désert des Aiels.

— Tu es sûr de vouloir m’accompagner, Mat ? As-tu entendu les Matriarches ? Tu pourrais mourir là-dedans, ou devenir fou. Si tu rebroussais chemin ? Tu as laissé des gourdes et une outre sur la selle de Pépin, non ?

Mat regretta que Rand lui ait rappelé l’existence de l’eau en un moment pareil.

— Que la Lumière me brûle ! bien sûr que je ne veux pas ! Mais j’y suis obligé. Et toi ? Être le fichu Dragon Réincarné ne te suffit pas ? Voilà que tu dois être un maudit chef aiel ? Que fiches-tu là ?

— Je suis obligé, Mat… Obligé…

Mat reconnut de la résignation dans la voix grinçante de son ami. Mais il n’y avait pas que ça. Rand était… impatient. Oui, vraiment fou à lier, il avait envie de vivre cette aventure.

— Rand, c’est peut-être la réponse qu’ils donnent à tout le monde. Les serpents sur pattes, je veux dire. « Allez à Rhuidean. » Qui sait ? nous n’avons peut-être aucune raison d’être ici.

Mat n’en croyait pas un mot. Mais avec ce brouillard qui le regardait dans les yeux, il était prêt à se convaincre de tout.

Sans rien dire, Rand se tourna vers son ami. Puis il souffla enfin :

— Mat, ils ne m’ont jamais parlé de Rhuidean.

— Que la Lumière me brûle !

D’une façon ou d’une autre, se jura Mat, il devrait trouver un moyen de retraverser ce bizarre portique de Tear. Distraitement, il sortit de sa poche la couronne d’or de Tar Valon, la fit rouler sur le dos de ses doigts. Puis il la remit en place. Qu’ils le veuillent ou non, les serpents sur pattes allaient devoir lui donner quelques réponses supplémentaires !

Sans crier gare, Rand se redressa et avança vers le mur de brume d’un pas mal assuré. Bien entendu, Mat le suivit.

Que la Lumière me carbonise ! je n’ai pas envie de faire ça !

Rand s’enfonça dans le brouillard tourbillonnant. Avant de le suivre, Mat hésita quelques instants. Pour que cette muraille ne s’évapore pas et qu’elle reste très exactement à la même place, le Pouvoir devait bien être impliqué d’une façon ou d’une autre. Ce maudit Pouvoir ! Et pas l’ombre d’un choix…

Le premier pas fut pourtant une délivrance. À l’intérieur de la brume, il faisait frais et délicieusement humide. Ouvrant la bouche, Mat se laissa humecter la langue par l’exquise brume. Mais après trois pas de plus, il recommença à s’inquiéter. Devant lui, il ne voyait rien, à part la brume grise. Impossible de distinguer ne serait-ce que la silhouette de Rand.

— Rand ? appela Mat.

Le mot aurait très bien pu ne pas sortir de sa gorge et la brume sembla l’absorber avant qu’il ait atteint ses oreilles. Alors qu’il avait un sens de l’orientation légendaire, Mat n’aurait même plus su dire dans quelle direction il avançait. Ni vers quel danger. Car enfin, tout pouvait l’attendre à quelques pas de lui. Voire sous ses pieds, puisqu’il ne les voyait même plus, le brouillard l’enveloppant jusqu’à la taille. Il continua pourtant à avancer… et finit par émerger de la brume, à côté de Rand, pour se retrouver sous une sorte de dôme où régnait une étrange lumière.

Le dôme était en réalité une sorte de cloche de brouillard qui occultait le ciel et dont la surface intérieure bouillonnante émettait une pâle lumière bleue. Si Rhuidean n’était pas une aussi grande cité que Tear ou Caemlyn, ses avenues égalaient en largeur toutes celles que Mat avait vues. Une bande de terre nue, au milieu, laissait penser que des arbres poussaient là jadis. De temps en temps, une belle fontaine entourée de statues brisait la monotonie du paysage.

De grands bâtiments flanquaient ces rues. D’étranges palais de marbre, de cristal ou de verre taillé à la façade bizarrement plate, s’élevaient sur des centaines de pieds, telles des falaises artificielles parfaitement droites ou plus ou moins inclinées.

Rand ne vit pas l’ombre d’un bâtiment modeste – rien qui aurait pu être une taverne, une auberge ou des écuries. Ici, il n’y avait que des palais aux colonnes rouges, blanches ou bleues de cinquante pieds de diamètre et de centaines de pieds de haut. Dominant ces « piliers », des tours et des minarets s’élevaient vers le ciel, transperçant parfois la voûte brumeuse.

Si grande et si majestueuse qu’elle fût, cette ville restait inachevée. Un nombre considérable de structures n’étaient en réalité que des chantiers à l’abandon. Certaines fenêtres géantes, des vitraux, présentaient l’image d’hommes et de femmes hauts de trente pieds ou offraient aux regards une parfaite imitation d’un lever de soleil ou d’un ciel nocturne étoilé. D’autres n’étaient que d’immenses trous béants…

Une ville inachevée et désertée par ses habitants. Pas d’eau dans les fontaines, un silence de mort, une quiétude surnaturelle… Ici, l’air était plus frais qu’à l’extérieur, mais tout aussi sec. Sous les semelles des bottes de Mat, la poussière accumulée au fil du temps grinçait sinistrement.

Le jeune homme approcha d’une fontaine et, à tout hasard, se pencha pour sonder le bassin, présentement aussi desséché que sa bouche. Au-dessus de sa tête, trois femmes nues deux fois plus grandes que lui soutenaient un poisson géant à la gueule grande ouverte – mais qui ne devait plus rien cracher depuis longtemps.

— Bien entendu…, dit Rand dans le dos de Mat. J’aurais dû y penser avant.

— Penser à quoi ? demanda Mat en se retournant. (Les yeux rivés sur la fontaine, Rand riait en silence.) Contrôle-toi un peu, mon vieux. Tu ne peux pas être devenu dingue si vite. Penser à quoi ?

Un bruit d’eau incita le jeune homme à se retourner vers la fontaine. De l’eau jaillissait désormais de la gueule du poisson. Un vrai torrent, toutes choses égales par ailleurs. Sautant dans le bassin, Mat alla se placer sous cette cascade, la tête inclinée et la bouche ouverte. Là, il se régala d’une eau assez fraîche pour le faire frissonner et plus délicieuse que du vin. Les cheveux et les vêtements trempés, Mat but jusqu’à ce qu’il ait l’impression de se noyer, puis il s’écarta, haletant, et s’appuya à la jambe de pierre d’une femme.

Toujours rouge comme une pivoine, les lèvres craquelées, Rand continuait à rire comme un idiot.

— Pas d’eau, Mat ! Elles ont dit que nous ne devions pas en emporter, mais sans rien préciser sur ce qu’il y avait ici.

— Rand ? Tu ne vas pas te décider à boire ?

Sursautant comme s’il venait de sortir d’une transe, Rand entra à son tour dans le bassin – désormais assez plein pour qu’il ait de l’eau jusqu’à la cheville – et pataugea jusqu’à l’endroit où son ami s’était désaltéré. Une fois sous le poisson, il ferma les yeux et inclina la tête en arrière.

Mat regarda Rand avec une profonde inquiétude. Il n’était pas timbré – enfin, pas encore… Mais s’il ne l’avait pas secoué, combien de temps son ami serait-il resté ainsi, à rire comme un imbécile heureux tout en crevant de soif ?

L’abandonnant, Mat sortit de la fontaine. Une partie de l’eau qui ruisselait de ses vêtements s’était infiltrée dans ses bottes. Du coup, chacun de ses pas produisait une sorte de « splash » étouffé. Pas sûr de pouvoir remettre les bottes s’il les enlevait, le jeune homme décida de s’accommoder d’un phénomène par ailleurs plutôt agréable, thermiquement parlant…

Observant la cité, il se demanda ce qu’il y fichait. Les serpents sur pattes avaient affirmé qu’il mourrait s’il ne s’y rendait pas. Mais y être suffirait-il à lui sauver la mise ?

Ou dois-je faire quelque chose ? Mais quoi, au nom de la Lumière ?

Dans la lumière bleue, les bâtiments inachevés, pas plus qu’aucune autre chose ici, ne projetaient d’ombre. Mat en eut des frissons dans le dos. Toutes ces fenêtres vides qui le regardaient… Toutes ces rangées de palais délaissés et oubliés. N’importe quoi pouvait se cacher dans ces quasi-ruines, et en un lieu pareil, n’importe quoi pouvait être…

Eh bien, absolument n’importe quoi !

Mat regretta d’avoir poussé l’honnêteté jusqu’à se défaire des lames cachées dans ses bottes. Mais les fichues Matriarches l’avaient regardé comme si elles savaient qu’il leur dissimulait quelque chose. Et elles savaient canaliser le Pouvoir… Pas toutes, peut-être, mais ça ne changeait rien. Quand il pouvait l’éviter, seul un crétin se mettait à dos des femmes capables de canaliser.

Si je pouvais ne plus jamais rencontrer d’Aes Sedai, je ne demanderais plus rien d’autre jusqu’à mon dernier jour. Enfin, pendant un bon moment, en tout cas. Je voudrais bien savoir si quelque chose se cache vraiment dans cette ville…

— Le cœur de Rhuidean doit être par là, Mat, annonça Rand en sortant à son tour du bassin.

— Le cœur ?

— Les Matriarches ont dit que je dois aller au « cœur » de Rhuidean. Je suppose qu’il s’agit du centre de la ville.

Rand regarda de nouveau la fontaine. Le flot ralentit puis se tarit.

— Il y a un océan d’eau potable enfoui sous le sol. Si profondément que j’ai failli ne pas le trouver. Je l’ai amené à la surface, mais pourquoi gaspiller ? Nous reboirons au moment de partir.

Mat se sentit particulièrement penaud.

Crétin ! d’où croyais-tu que venait cette eau ? Bien sûr que Rand a utilisé le Pouvoir ! Tu crois qu’une fontaine peut couler d’elle-même après tellement de temps ?

— Le centre de la ville ? Bien sûr… Je te suis.

Les deux amis restèrent au milieu de la large avenue, longeant la bande de terre desséchée. Ils passèrent devant d’autres fontaines, toutes asséchées, certaines étant réduites à un bassin et un socle de marbre sans statues. À Rhuidean, rien n’était cassé, mais il y avait tant de choses incomplètes !

Les palais se dressaient des deux côtés de la voie telles des falaises. Il devait y avoir des choses à l’intérieur. Par exemple des meubles, s’ils n’avaient pas pourri. Ou peut-être bien de l’or.

Des couteaux ? Les lames n’auraient pas rouillé dans une atmosphère si sèche, même si elles étaient là depuis longtemps.

Il pourrait aussi y avoir un maudit Myrddraal caché dans un coin ! Bon sang ! pourquoi ai-je pensé à ça ?

Et pourquoi n’avait-il pas songé à emporter un bâton de combat en quittant la Pierre ? Avec un peu de chance, il aurait convaincu les Matriarches que c’était une canne. Bon, inutile de pleurer sur le lait renversé. Un arbre aurait pu lui suffire, s’il avait eu un outil pour couper une branche, l’élaguer et la tailler. Mais au fond, rien ne prouvait que le moindre végétal avait jamais poussé ici. En bon fils de fermier, il savait reconnaître de la fichue poussière quand il en voyait. Les longues bandes de terre étaient presque à coup sûr stériles, à part peut-être pour les mauvaises herbes – et encore, pas toutes les variétés.

Après environ une demi-lieue, l’avenue déboucha sur une immense esplanade entourée de palais de marbre et de cristal. Très bizarrement, un arbre solitaire trônait au milieu de cet immense espace dégagé. Mesurant dans les cent pieds de haut, cet arbre extraordinaire ombrageait de ses branches géantes et feuillues un cercle de pavés blancs, non loin de ce qui semblait être une série de colonnes de verre incroyablement fines – proportionnellement à leur taille – et disposées en cercles concentriques.

S’il n’avait pas été fasciné par l’invraisemblable fouillis qui jonchait le sol de la place, Mat se serait sans doute demandé comment un arbre avait pu pousser ici sans la lumière du soleil pour assurer sa croissance.

Sur tout le périmètre de l’esplanade, des venelles parfaitement dégagées conduisaient aux colonnes disposées en cercles. Mais entre ces voies d’accès, des centaines de statues de toutes les tailles – entre grandeur nature et moitié plus petites – et de toutes les matières habituelles (pierre, métal ou cristal) se pressaient les unes contre les autres à même les pavés.

Et dans ce fatras, Mat distingua des objets auxquels il aurait été bien incapable de donner un nom. Un anneau plat aux reflets d’argent de dix pieds de diamètre et fin comme une lame. Un socle pointu en cristal de trois pieds de haut qui avait pu jadis supporter une des plus petites statues. Une flèche de métal noir, étroite comme une lance et pas plus longue, droite sur son embout comme si elle était enracinée dans les pavés…

Des centaines d’objets, peut-être des milliers, de toutes les dimensions imaginables et arborant toutes les formes possibles. Une infinité de tas de débris séparés par les impeccables venelles…

La flèche de métal, avec sa position si peu naturelle, fournit à Mat un indice sur la nature de ce bazar géant. Un cimetière de ter’angreal. Ou au minimum, d’artefacts directement liés au Pouvoir. C’était une certitude. Le portique distordu, dans le Grand Trésor, était lui aussi resté debout contre toutes les probabilités.

Alors que Mat s’apprêtait à rebrousser chemin sans demander son reste, il constata que Rand continuait d’avancer en prêtant à peine attention à l’exposition géante de rebuts.

À un moment, il s’arrêta pour étudier deux statuettes qui ne semblaient pas avoir leur place dans cette décharge. D’un pied de haut environ, elles représentaient un homme et une femme, chacun tenant dans une main une sphère de cristal. Rand fit mine de se pencher pour les toucher, mais il se redressa très vite – si vite, en réalité, que Mat se demanda si son imagination ne lui avait pas joué un mauvais tour.

Après une brève hésitation, le jeune homme se décida à suivre son ami, pressant même le pas pour le rattraper. Alors qu’ils approchaient des cercles de colonnes scintillantes, il sentit son estomac se nouer. Tous les objets étaient liés au Pouvoir, et les maudites colonnes aussi ! Mat en aurait mis sa tête à couper. Et les reflets de ces lances de cristal impossiblement fines lui blessaient les yeux.

Les serpents m’ont seulement dit de venir ici, non ? Eh bien, me voilà rendu ! Et ils n’ont rien précisé au sujet de ce Pouvoir de malheur.

Rand s’immobilisa si brusquement que Mat approcha des colonnes de trois pas supplémentaires avant de l’imiter.

Le seigneur Dragon contemplait l’arbre, s’avisa Mat. L’arbre… Comme s’il était attiré par un aimant, le jeune homme avança. Aucun arbre n’avait des feuilles de cette forme. À part celui-là – un arbre légendaire.

Avendesora, dit Rand. L’Arbre de Vie. Il est ici.

Se campant sous les branches, Mat sauta à pieds joints pour tenter de s’emparer d’une de ces feuilles. Il resta trop court d’un bon pied et n’insista pas. Au contraire, il approcha encore de l’arbre et finit par s’adosser à son tronc millénaire. Puis il se laissa glisser sur le sol, s’asseyant à l’ombre d’une légende.

Une légende ? Non, tout était vrai. Au contact de l’arbre, il éprouvait une joie profonde et une paix que rien n’aurait pu troubler. Quel bien-être ! Même ses pieds douloureux ne le tracassaient plus tant que ça.

Rand s’assit en tailleur non loin de son ami.

— Maintenant, je peux croire certains récits… Par exemple, l’histoire de Goetham, qui est resté assis près de quarante ans à côté d’Avendesora, tout ça pour devenir plus sage. En ce moment, je le comprends…

Mat appuya la tête contre le tronc.

— Moi, je ne me fierais pas aux oiseaux pour m’apporter à manger, dit-il. De temps en temps, il faut bien se lever.

Mais rester une heure comme ça, voire une journée entière, ne serait pas si mal.

— De toute façon, c’est idiot. Quelle nourriture pourraient nous apporter des oiseaux ? Et pour commencer, quels oiseaux ?

— Mat, Rhuidean n’a peut-être pas toujours été comme ça… Et l’arbre était peut-être ailleurs, à l’époque de Goetham.

— Ailleurs ? Eh bien, être ailleurs ne me dérangerait pas…

Même si je me sens merveilleusement bien…

— Ailleurs ? s’écria Rand. (Il regarda les grandes colonnes qui brillaient autour d’eux.) Le devoir est plus écrasant qu’une montagne…

La moitié d’un dicton qu’il avait appris dans les Terres Frontalières. « La mort est plus légère qu’une plume et le devoir plus écrasant qu’une montagne. »

Le genre de déclaration sentencieuse qui n’impressionnait pas beaucoup Mat. Pourtant, Rand se releva et son ami l’imita à contrecœur.

— Qu’allons-nous trouver ici, selon toi, Rand ?

— Je crois que je vais devoir continuer seul…

— Que veux-tu dire ? Je suis venu jusqu’ici, pas vrai ? Ce n’est pas pour me dégonfler maintenant.

Même si j’en meurs d’envie !

— Ce n’est pas ça, Mat… Quand on s’enfonce entre ces colonnes, on en ressort comme un chef aiel… ou on y meurt. La troisième et dernière possibilité, c’est d’en sortir fou à lier. Il n’y a pas de quatrième option. Sauf peut-être pour les Matriarches.

Mat hésita. Les serpents sur pattes ne lui avaient-ils pas parlé de mourir et de vivre à nouveau ? Certes, mais il n’avait aucune intention de devenir un chef aiel. Et de toute façon, les guerriers préféreraient sûrement le cribler de lances que lui obéir…

— Fions-nous encore une fois à la chance, dit-il en sortant de sa poche la couronne d’or de Tar Valon. C’est ma pièce fétiche, dirait-on. Flamme, je viens avec toi. Face, je ne m’en mêle pas.

Mat lança la pièce avant que Rand ait pu émettre l’ombre d’une objection.

Bizarrement, il ne réussit pas à rattraper la couronne. Glissant sur le bout de ses doigts, elle atterrit sur les pavés, rebondit deux fois, roula un peu et s’arrêta en équilibre sur la tranche.

— Tu le fais exprès ? accusa Mat en foudroyant Rand du regard. Tu peux contrôler ce genre de chose ?

— Non…

La pièce tomba, révélant le visage sans âge d’une femme sur un fond étoilé.

— On dirait que tu ne vas pas t’en mêler, Mat.

— Tu viens de… ? (Si tu voulais bien éviter de canaliser quand je suis dans le coin, vieux frère !) D’accord ! D’accord… Tu ne veux pas que je sois dans le coup ? Eh bien, à ta guise. (Mat ramassa la pièce et la fourra dans sa poche.) Bon, tu vas entrer, accomplir ton fichu devoir et ressortir sans tarder. J’ai hâte de filer d’ici, et je n’ai pas envie de passer une éternité à t’attendre en me tordant les mains d’angoisse. Surtout, ne va pas t’imaginer que je viendrai à ton secours si tu traînes trop. Donc, sois prudent.

— Je sais que tu n’es pas du genre à risquer ta vie pour un ami, Mat.

Pourquoi Rand arborait-il ce sourire épanoui ?

— Eh bien, comme ça, tu ne risques pas de te faire des illusions… Bon, file et deviens un fichu chef aiel ! Après tout, tu as la tête de l’emploi.

— Mat, ne me suis pas, tu m’entends ? Quoi qu’il arrive, ne me suis pas !

Avant de se mettre en chemin, Rand attendit que son ami ait acquiescé.

Mat le regarda s’enfoncer entre les colonnes scintillantes. Dans la lueur aveuglante, il ne tarda pas à disparaître.

Une illusion d’optique…

Mat entreprit de faire le tour de la zone – à bonne distance – les yeux plissés pour tenter de distinguer de nouveau Rand.

— Tu as intérêt à faire attention à toi ! cria-t-il. Si tu me laisses seul dans le désert avec Moiraine et ces Aiels de malheur, je t’étranglerai de mes mains, Dragon Réincarné ou pas.

Après un court silence, il ajouta :

— Si tu te fourres dans la mouise, ne compte pas sur moi pour venir t’en tirer. Tu m’entends ?

Pas de réponse…

S’il n’est pas sorti dans une heure…

— Il est cinglé d’être entré là-dedans ! Eh bien, je ne suis pas assez crétin pour tenter de tirer ses marrons du feu. C’est qui, le cador qui sait canaliser ? S’il fourre la tête dans un nid de frelons, il n’aura qu’à utiliser le Pouvoir pour s’en sortir.

Une heure, pas une minute de plus…

Passé ce délai, Mat partirait, Rand ou pas Rand. Oui, c’est ça, il tournerait les talons et s’en irait sans un regret. Exactement ! Pour sûr qu’il ferait ça !

Avec la façon dont les colonnes de verre réfléchissaient la lumière bleue, les regarder un peu trop fixement suffisait à flanquer la migraine au jeune homme. Se détournant, il revint sur ses pas en étudiant les ter’angreal – ou la Lumière savait quoi – entassés sur l’esplanade. Que fichait-il ici ? Pourquoi y était-il venu ?

Mat freina soudain des quatre fers, s’immobilisant devant un des étranges artefacts. Un portique de pierre rouge polie bizarrement distordu – presque tortillé même, au point que l’œil avait du mal à en suivre les contours. Passant entre deux flèches de cristal à facettes aussi hautes que lui et des sortes de canevas remplis par ce qui semblait être un tissage de verre, Mat approcha du portique sans jamais le quitter des yeux.

C’était le jumeau du portique de Tear. La même pierre rouge polie, une taille identique, les mêmes coins tors… Le long de chaque montant, Mat remarqua trois lignes de triangles, tous avec la pointe en bas. Le ter’angreal de Tear portait-il les mêmes emblèmes ? Mat n’aurait su le dire, car il n’avait jamais tenté de mémoriser tous les détails du portique. Mais ça semblait être le même, et en réalité, il ne pouvait guère en être autrement.

Mat n’avait en principe plus la possibilité de traverser le portique de Tear. Mais celui-ci ? Devait-il cracher sur une seconde chance de rencontrer les serpents sur pattes et de leur arracher quelques réponses ?

Plissant de nouveau les yeux, il tenta de voir quelque chose entre les colonnes de verre. Combien de temps avait-il laissé à Rand ? Une heure ? C’était largement suffisant pour s’offrir une petite incursion dans le portique et en sortir. Si ça fonctionnait. Car après avoir utilisé le modèle de Tear, rien ne prouvait qu’il tirerait quelque chose de son double.

Ils sont identiques…

D’accord, mais essayer ne coûtait rien. À part se frotter une nouvelle fois au Pouvoir ?

— Et alors ? Les ter’angreal, les Pierres-Portails, Rhuidean… Une fois de plus ou de moins, quelle différence ça peut faire ?

Mat franchit le portique – en fait, il traversa un mur de lumière blanche aveuglante dans un vacarme si formidable qu’il aurait juré que les sons n’existaient plus.

Clignant des yeux, il regarda autour de lui et ravala le juron le plus cru qu’il connaissait. Où qu’il soit, il se trouvait quelque part où il n’était jamais venu.

Le portique, de l’« autre côté », se dressait au milieu d’une grande salle qui semblait en forme d’étoile, pour autant qu’on pouvait en juger en regardant à travers une série d’imposantes colonnes flûtées à huit arêtes, la plus saillante, de couleur jaune, diffusant une douce lumière. D’un noir brillant, à part cette arête-là, les colonnes jaillissaient du sol blanc pour aller se perdre dans les profondeurs obscures d’une voûte où même la douce lueur disparaissait.

Comme les colonnes, le sol semblait en verre. Quand il se baissa pour le toucher, Mat eut pourtant l’impression de toucher de la pierre. Une pierre couverte de poussière…

Mat s’essuya la main sur le devant de sa veste, puis il huma l’air et trouva qu’il sentait le moisi. Dans la poussière, il ne vit pas d’autres empreintes que les siennes. À l’évidence, personne n’était plus venu ici depuis très longtemps.

Déçu, le jeune homme se retourna vers le portique.

— Très, très longtemps, oui…, dit une voix dans son dos.

Mat se retourna et tenta de tirer de sa manche un couteau qui était resté avec les Matriarches, sur le flanc de la montagne. L’homme qui venait de parler et se tenait entre les colonnes ne ressemblait pas du tout aux serpents sur pattes. Son apparence incita Mat à regretter deux fois plus l’élan d’honnêteté qui l’avait incité à se démunir de toutes ses armes.

Très grand – davantage qu’un Aiel –, l’inconnu avait des épaules bien trop larges pour ses hanches et sa peau d’une blancheur maladive semblait trop fine pour être réelle. Des bandes de cuir cloutées d’argent se croisaient sur ses bras et son torse, autrement nus, et un kilt noir tombait jusqu’à ses genoux. Ses yeux trop grands et presque incolores étaient bien trop enfoncés dans son visage aux mâchoires étroites. Coupés très court, ses cheveux roux clair se dressaient sur son crâne telle une brosse et ses oreilles, aplaties contre son crâne, paraissaient très légèrement pointues.

En d’autres termes, ce type faisait penser à un renard qui s’apprêterait à bondir sur un poulet acculé contre un mur.

— Oui, très, très longtemps…, répéta l’homme d’une voix rauque. Te conformes-tu aux traités et aux pactes ? Ou portes-tu sur toi du fer, un instrument de musique ou un objet susceptible de produire de la lumière ?

— Je n’ai rien de tout ça…, répondit Mat.

L’endroit était différent, mais les questions se ressemblaient. Et son interlocuteur se comportait comme celui qui l’avait accueilli la fois précédente.

Il veut fouiller dans mes expériences passées, c’est ça ? Eh bien, qu’il le fasse ! S’il en ranime certaines, ça m’aidera à m’en souvenir…

Mat se demanda s’il était de nouveau en train de parler l’ancienne langue sans s’en apercevoir. Ne pas être en mesure de le dire était vraiment gênant, quand on y réfléchissait.

— Si tu peux me conduire quelque part où on répondra à mes questions, montre-moi le chemin ! Sinon, je vais m’en retourner d’où je viens, avec toutes mes excuses pour t’avoir dérangé.

— Non ! s’écria l’homme en clignant nerveusement des yeux. Tu ne dois pas partir. Suis-moi. Je vais te guider jusqu’au lieu où tu trouveras ce que tu cherches. Viens. (Il recula, faisant signe à Mat des deux mains.) Viens !

Après avoir jeté un coup d’œil au ter’angreal, Mat suivit son guide en regrettant que celui-ci ait cru bon de lui sourire. Ça partait sûrement d’un bon sentiment, mais ces dents plus semblables à des crocs…

Que ce soit pour les Matriarches ou pour la Chaire d’Amyrlin en personne, décida Mat, il ne se déferait plus jamais de tous ses couteaux.

Le grand portail pentagonal que le jeune homme franchit sur les talons du « renard » s’avéra être l’entrée d’un tunnel, car le couloir qui le prolongeait avait exactement la même taille et la même forme. Des bandes jaunes lumineuses couraient sur le sol et au plafond, fournissant une lumière plus que suffisante.

Franchissant d’autres portails pentagonaux, Mat eut le sentiment de s’enfoncer dans un corridor qui ne se terminerait jamais. L’homme en kilt cessa de marcher à reculons au bout d’un moment. Comme s’il voulait s’assurer que Mat le suivait, il se mit à jeter très régulièrement des coups d’œil par-dessus son épaule.

Ici, l’air ne sentait plus le moisi, mais une légère odeur de quelque chose de familier – et de très désagréable. Des relents ignobles, mais pas assez forts pour que Mat puisse les identifier.

À la première intersection, Mat jeta un coup d’œil sur le côté et découvrit une salle en forme d’étoile où des colonnes noires entouraient un portique en pierre rouge posé sur un sol blanc évoquant du verre. Dans la poussière, une série d’empreintes de bottes partaient du ter’angreal pour se diriger vers un portail pentagonal. Des traces de pieds nus partaient également de la lisière des colonnes.

Mat continua son chemin et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Au lieu de donner sur une salle, le tunnel se prolongeait maintenant à l’infini, comme s’il était devenu le reflet de ce qui s’étendait devant lui.

Son guide tourna la tête et le gratifia d’un sourire de prédateur affamé. Et avec des crocs pareils, ça n’avait rien de rassurant.

Après ce qu’il avait vu de l’autre côté du premier portique, dans la Pierre, Mat songea qu’il aurait dû s’attendre à des bizarreries. Si des minarets pouvaient migrer d’une manière parfaitement illogique, pourquoi pas des salles ?

J’aurais dû attendre Rand là où j’étais, voilà mon erreur ! Mais dans ma vie, j’aurais dû faire un tas de choses que je n’ai pas faites…

Au moins, si toutes les intersections donnaient sur la même salle, il n’aurait aucun mal à retrouver le ter’angreal.

Passant devant un nouveau portail, il vit les colonnes noires, le portique en pierre rouge, ses empreintes de pas et celles de son guide…

Quand le « renard » jeta un nouveau coup d’œil derrière lui, ce fut au tour de Mat de lui faire un sourire de prédateur.

— Ne va surtout pas croire que tu as pris au piège un nouveau-né ! Si tu tentes de m’avoir, je me servirai de ta peau pour me tailler une nouvelle couverture de selle.

L’inconnu sursauta, ses grands yeux décolorés s’écarquillant, puis il haussa les épaules et ajusta les bandes de cuir cloutées d’argent qui se croisaient sur sa poitrine – avec un sourire moqueur qui semblait viser à attirer l’attention sur ce geste précis.

L’estomac retourné, Mat se demanda d’où pouvaient venir ces bandes de cuir si pâles. Sûrement pas…

Tu paries, espèce de crétin ?

Au prix d’un gros effort de volonté, le jeune homme s’empêcha de déglutir péniblement.

— Continue à me montrer le chemin, fils de chèvre ! Ta peau n’est pas assez belle pour gaspiller des clous d’argent. Allons, conduis-moi où je veux aller !

Avec un ricanement amer, l’inconnu accéléra le pas.

Le type était vexé ? Pour être franc, Mat s’en moquait comme de sa première liquette. En revanche, il regrettait de ne pas avoir au moins un couteau.

Que la Lumière me brûle si je laisse une face de renard sans cervelle se tailler des bandoulières dans ma peau !

Mat perdit très vite toute notion du temps. Dans un tunnel qui ne changeait jamais, avec ses murs incurvés et ses éternelles bandes lumineuses, comment savoir depuis quand il marchait ? D’autant plus que tous les portails donnaient sur la même salle, avec son ter’angreal, ses deux jeux d’empreintes et tout le reste.

L’uniformité était le pire ennemi de la chronologie, Mat le savait. Mais depuis combien de temps marchait-il là-dedans ? Très certainement depuis plus d’une heure, le délai qu’il s’était lui-même imparti. Désormais, ses vêtements n’étaient que très légèrement humides et ses pas ne produisaient plus de grands bruits de succion.

Il continua à marcher, les yeux rivés sur le dos de son guide.

Sans crier gare, le couloir se termina sur un ultime portail. Mat n’en crut pas ses yeux. Quelques instants plus tôt, le couloir semblait continuer aussi loin qu’il pouvait voir. Mais pour être juste, il s’était plus intéressé à son guide aux crocs pointus qu’à ce qui s’étendait devant lui.

À présent, les bandes jaunes paraissaient se rejoindre quelques pas devant lui – sur ce qui semblait être une muraille dépourvue d’ouverture.

Se tournant sur un côté, le jeune homme découvrit qu’il était seul devant le grand portail pentagonal – le premier de tous.

Lumière ! ces gens sont vraiment tordus !

Prenant une grande inspiration, Mat franchit le portail.

Il déboucha dans une autre salle en forme d’étoile au sol blanc, mais moins grande que celle – ou celles – qui abritait des colonnes. À chaque coin de cette étoile à huit pointes se dressait un piédestal noir qui semblait en verre – on eût dit une des colonnes, mais tronquée pour être environ à hauteur d’homme. Des bandes jaunes lumineuses couraient sur toutes les arêtes de la salle et des piédestaux.

Ici, l’odeur déplaisante était plus forte. Du coup, Mat la reconnut. C’était celle de la tanière d’un animal. Mais il ne s’appesantit pas sur ce détail, parce que la salle était vide – à part lui, bien entendu.

Pivotant lentement sur lui-même, il étudia les piédestaux. Normalement, des gens auraient dû être perchés dessus afin de répondre à ses questions. On était en train de le rouler dans la farine. S’il était arrivé jusque-là, il avait droit à des réponses.

Soudain, il fit un tour complet sur lui-même en ne s’intéressant plus aux piédestaux mais aux murs gris et lisses de la salle. Le portail avait disparu, ne lui laissant plus aucune issue.

Avant d’avoir achevé une seconde rotation accélérée, il constata que les piédestaux étaient désormais occupés. Des « renards », comme son guide, mais habillés différemment. Quatre hommes et quatre femmes, tous arborant une crête de cheveux raides qui finissait en longue crinière dans leur dos. Tous les huit portaient une longue jupe blanche qui leur cachait les pieds. Dessus, les femmes avaient revêtu un chemisier blanc qui leur tombait sous les hanches, le col et les poignets ornés de dentelle. Comme le guide, les hommes arboraient sur la poitrine des bandoulières qui se croisaient, mais elles étaient plus larges et cloutées d’or, chaque harnais supportant deux couteaux à la lame nue reposant sur la poitrine du « renard ».

Des lames de bronze, estima Mat, se fiant à la couleur du métal. Malgré tout, il aurait donné tout son or pour en détenir une.

— Parle, dit une des femmes, sa voix évoquant un grognement. Selon les anciens pactes, des accords existent… Que veux-tu ? Parle !

Mat hésita. Les renards ne s’exprimaient pas comme les serpents sur pattes. En revanche, ils le regardaient comme des prédateurs devant un bon dîner.

— Qui est la Fille des Neuf Lunes et pourquoi dois-je l’épouser ?

Avec un peu de chance, ça compterait pour une seule question.

Personne ne réagit, les huit inconnus continuant à dévisager Mat avec leurs grands yeux délavés.

— Vous êtes censés répondre, insista le jeune homme. (Sans résultat.) Que la Lumière carbonise vos os ! répondez-moi ! Qui est la Fille des Neuf Lunes et pourquoi dois-je l’épouser ? Comment pourrai-je mourir et vivre de nouveau ? et donner la moitié de la lumière du monde, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Voilà mes trois questions. À présent, je veux des réponses.

Pas un mot. Dans le silence, Mat entendait sa respiration et jusqu’au sang qui battait à ses tempes.

— Je n’ai aucune intention de me marier, et encore moins de mourir, que je sois ou non promis à revivre. Ma vie est constellée de trous – oui, ma mémoire en est pleine – et vous me regardez comme des abrutis. Si je pouvais décider, je m’arrangerais pour remplir ces trous, mais vos réponses peuvent au moins m’aider à ne pas en avoir dans mon avenir. Vous devez répondre !

— C’est fait, dit un des hommes.

Fait ? De quoi parlait-il ?

— Que la Lumière vous brûle les yeux ! maugréa Mat. Et l’âme ! Vous êtes aussi malfaisants que les Aes Sedai. Moi, je veux un moyen de me libérer de ces fichues sœurs et du Pouvoir, et si vous ne me répondez pas, j’entends sortir d’ici et retourner à Rhuidean. Alors, ouvrez un portail et…

— C’est fait, dit un autre homme.

— Oui, c’est fait, répéta une femme.

Mat sonda les murs, puis il foudroya du regard les huit inconnus qui le dévisageaient mornement.

— C’est fait ? Quelle bonne blague ! Je ne vois pas de portail, tas de fils et de filles de chèvres !

— Imbécile, murmura une des femmes.

— Imbécile, répétèrent les sept autres renards.

— Quand aucun prix ni aucune condition n’est fixée, il est sage de demander l’autorisation de partir.

— Mais pour ne pas fixer d’abord un prix, il faut être un imbécile.

— Donc, nous fixerons un prix.

Ces gens parlaient trop vite pour que Mat détermine qui disait quoi.

— Ce qui fut demandé sera donné.

— Et le prix sera payé.

— Que la Lumière vous brûle ! rugit Mat. De quoi parlez-vous ?…

Il se tut, car un linceul d’obscurité venait de s’abattre sur lui. Quelque chose lui serrait la gorge, l’empêchant de respirer. Il ne pouvait plus…

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