57 Un orage sur la Tierce Terre

Le soleil brûlant de l’après-midi martelait impitoyablement le désert des Aiels, envoyant des ombres sur les montagnes qui se dressaient au nord, soit juste devant la colonne. Sous les sabots de Jeade’en, la terre desséchée et craquelée évoquait une sorte d’océan solide – une étendue infinie dont d’innombrables lieues se déroulaient désormais derrière Rand et ses compagnons.

Depuis qu’elles lui étaient apparues, la veille, les montagnes fascinaient le jeune homme. Avec leur pic dépourvu de neige, elles étaient moins hautes que les montagnes de la Brume et beaucoup plus basses que le plus petit mont de la Colonne Vertébrale du Monde. Pourtant, leur silhouette déchiquetée, avec une multitude de flèches rocheuses gris veiné de jaune, de rouge ou de bandes brillantes, invitait si peu au voyage que tout homme sensé aurait préféré s’attaquer au Mur du Dragon plutôt qu’à cette chaîne-là.

Rand rectifia sa position sur sa selle, s’autorisa un soupir et ajusta le shoufa qu’il portait en même temps que sa veste rouge. Alcair Dal était niché au cœur de ces montagnes. Bientôt, certaines choses toucheraient à leur terme – à moins qu’il s’agisse au contraire d’un commencement. Ou des deux à la fois. Bientôt, peut-être…

La blonde Adelin marchait sans peine devant l’étalon tacheté de Rand. Neuf autres Far Dareis Mai à la peau tannée par le soleil l’entouraient, brandissant leurs lances et leur rondache. Un arc accroché dans le dos, leur voile noir prêt à être relevé, ces guerrières composaient la « garde d’honneur » de Rand. Si les Aiels n’utilisaient pas ce nom, les Promises allaient bel et bien à Alcair Dal pour l’honneur du jeune homme. Tant de différences entre ce peuple et lui… Même quand elles lui crevaient les yeux, ces différences, il restait aveugle et sourd à leur sens profond.

Par exemple, que signifiait le comportement d’Aviendha vis-à-vis des Promises ? Et la façon d’agir de ces dernières face à la jeune femme ? La plupart du temps, elle marchait à côté de Jeade’en, les bras croisés sous le châle drapé sur ses épaules. Ses yeux verts rivés sur les montagnes, elle parlait très rarement aux Promises, et jamais pour leur dire plus d’un ou deux mots. Mais la bizarrerie n’était pas là… Les bras croisés, voilà ce qui troublait Rand. Les Promises savaient qu’elle portait le bracelet d’ivoire, mais elles faisaient semblant de ne pas le voir. Alors, pourquoi le cacher ? Si elle ne voulait pas le retirer, pourquoi Aviendha dissimulait-elle son poignet dès qu’elle pensait qu’une Promise la regardait ?

— Tu n’appartiens pas à un ordre guerrier, avait répondu Adelin quand il avait suggéré que d’autres Aiels que les Promises lui tiennent lieu d’escorte.

Pour la réunion, tous les chefs de tribu ou de clan seraient accompagnés par des membres de l’ordre guerrier d’où ils étaient issus.

— Tu n’appartiens pas à un ordre guerrier, mais ta mère était une Promise.

En disant ces mots, Adelin – comme ses neuf compagnes – n’avait délibérément pas regardé Aviendha, qui attendait à quelques pas de là dans l’entrée du toit de Lian.

— Depuis d’innombrables années, les Promises qui refusent de renoncer à la Lance confient leurs enfants aux Matriarches, qui leur choisissent une mère adoptive. Une Promise ne sait jamais si son enfant est une fille ou un garçon, et elle ignore à quel endroit il vit. Le fils d’une Promise est revenu vers nous, et nous savons qui il est. Nous irons à Alcair Dal pour ton honneur, fils de Shaiel, une Promise du clan Chumai des Taardad.

Devant la détermination d’Adelin, des neuf autres Promises et même d’Aviendha, Rand s’était demandé si ces femmes ne risquaient pas de le défier chacune en duel s’il refusait.

Lorsqu’il eut accepté, les guerrières l’avaient de nouveau soumis au rituel des libations. Cette fois, il avait dû vider dix petites coupes d’une boisson à base de zemai appelée oosquai. Dix Promises, dix coupes, pas question d’y échapper. Ressemblant à de l’eau teintée d’ocre, la boisson avait un vague goût de vase, et elle était plus forte que de l’eau-de-vie distillée deux fois. Au terme du rituel, Rand ne marchait plus droit, et les Promises, en se moquant de lui, l’avaient accompagné jusqu’à son lit. Bien entendu, il avait tenté de protester, mais quand dix femmes déchaînées vous chatouillaient, comment pouvait-on se faire prendre au sérieux ?

En tout cas, Aviendha n’avait pas trouvé drôle ce numéro. Le visage de marbre, elle était restée tout du long, s’asseyant au bord du lit après le départ de ses anciennes collègues. En silence, elle avait regardé le jeune homme sombrer dans un sommeil d’ivrogne.

À son réveil, il l’avait retrouvée au même endroit, renfrognée au point de ne pas vouloir parler des Promises, de l’oosquai ou d’aucun autre sujet relatif aux événements de la veille. Comme s’ils ne s’étaient jamais produits, en fait. Les Promises auraient-elles adopté le même comportement ? Rand l’ignorait, et il se voyait mal aller demander à dix femmes pourquoi elles l’avaient soûlé, s’amusant en suite à le déshabiller et à le mettre au lit.

Tant de différences, et si peu dont il comprenait le sens. Sans parler de celles qui pouvaient saboter son plan sans même qu’il sache pourquoi.

Rand jeta un coup d’œil derrière lui. Pleurer sur le lait renversé n’avait jamais servi à grand-chose…

À bonne distance, les Taardad le suivaient. Pas seulement ceux des Neuf Vallées, pas seulement les Jindo, mais aussi les Miadi, le clan des Quatre Pierres, les Chumai, le clan de l’Eau Sanglante et beaucoup d’autres. Une énorme colonne qui flanquait la caravane des colporteurs et la petite expédition des Matriarches. Un serpent humain qui mesurait une demi-lieue de long, des éclaireurs lui ouvrant la marche tandis que des messagers assuraient la communication entre le premier rang et la très lointaine arrière-garde.

Chaque jour, répondant aux messages envoyés par Rhuarc, de nouveaux Aiels se joignaient à la procession. Une centaine de guerriers et de Promises le matin, trois cents l’après-midi, cinq cents le soir… Le nombre dépendait de l’importance du clan et de la garnison nécessaire pour assurer la sécurité de sa forteresse d’origine.

Dans le lointain, au sud-ouest, un autre groupe approchait à vive allure, soulevant une impressionnante colonne de poussière. Une autre tribu en route pour Alcair Dal ? C’était possible, mais Rand en doutait. Les deux tiers des clans étaient représentés, jusqu’à maintenant, mais ça signifiait quand même que quinze mille Aiels Taardad le suivaient. Une armée en marche, et dont les rangs grossissaient sans cesse. Une tribu entière, à quelque chose près, qui se rendait à une réunion de chefs – en violation de toutes les coutumes, il n’était même pas utile de le préciser.

Jeade’en arriva au sommet d’une butte. En bas, dans une grande et large cuvette, on avait installé la kermesse qui accompagnerait la réunion. Sur les collines environnantes, Rand découvrit les camps des chefs de tribu et de clan déjà présents sur les lieux.

Dans la cuvette, au milieu de deux ou trois cents tentes basses sans côtés, se dressaient des pavillons taillés dans la même toile et assez grands pour contenir chacun plusieurs des plus petites tentes. À leur ombre, des marchandises étaient exposées sur des couvertures – des poteries brillantes, des tapis encore plus étincelants et des bijoux d’or ou d’argent. Pour l’essentiel, des produits de l’artisanat aiel, mais il y aurait aussi des merveilles venues des pays environnants, et, avec un peu de chance, des soieries et des objets en ivoire originaires de très lointaines terres orientales. Pour l’instant, personne ne commerçait, les rares Aiels ou Aielles visibles étant assis sous l’un ou l’autre des pavillons – la plupart du temps seuls, nota Rand.

Sur les cinq camps éparpillés autour de la kermesse, quatre semblaient tout aussi déserts, puisqu’une poignée de guerriers et de Promises évoluaient entre des tentes capables d’abriter un bon millier de personnes. Le cinquième, deux fois plus grand, grouillait de monde à l’extérieur, et probablement aussi sous les tentes.

Derrière Rand, Rhuarc finissait de gravir la colline avec ses dix Boucliers Rouges, des Aethan Dor, sur les talons. Heirn le suivait, escorté par dix Sang Fidèle – des Tain Shari dans leur langue d’origine. Une bonne quarantaine de chefs de clan, avec chacun une escorte d’honneur de dix guerriers armés jusqu’aux dents, avançaient dans le sillage du Dragon Réincarné. Une force impressionnante et bien supérieure à celle qui avait conquis la Pierre de Tear. Dans la cuvette comme dans les camps, des Aiels regardaient le sommet de la butte où les délégations apparaissaient les unes après les autres. Mais seul le cavalier solitaire intéressait ces curieux. Rien de plus normal, puisque c’était un spectacle exceptionnel dans la Tierce Terre. Mais avant que tout ça se termine, Rand allait encore plus d’une fois leur dessiller les yeux.

Rhuarc s’immobilisa à côté de Rand, le regard rivé sur le grand camp où toujours plus d’Aiels en cadin’sor émergeaient des tentes pour venir scruter le sommet de la butte.

— Des Shaido, sauf erreur de ma part… Couladin. Rand al’Thor, tu n’es pas le seul à violer les coutumes.

— J’ai probablement eu raison de le faire…, souffla Rand.

Retirant le shoufa enroulé autour de sa tête, il le rangea dans la poche de sa veste où se trouvait déjà un angreal – une figurine représentant un homme au visage rond, une épée sur les genoux. Sans le shoufa, le soleil commença à faire frire sa tête nue, histoire de souligner à quel point l’accessoire vestimentaire était une protection efficace.

— Si nous avions respecté les coutumes…

Les Shaido couraient tous en direction des montagnes, laissant derrière eux des tentes apparemment vides. Dans la cuvette et dans les autres camps, ce comportement éveilla une grande perplexité. Curieux, les Aiels cessèrent de regarder le cavalier solitaire pour s’intéresser aux Shaido.

— À deux contre un, aurais-tu réussi à nous faire entrer à Alcair Dal, Rhuarc ? Et quand je dis « deux contre un », je suis peut-être optimiste.

— Pas avant la tombée de la nuit, répondit le chef des Taardad, et même pas contre ces voleurs de chiens de Shaido ! C’est plus grave que le non-respect des coutumes. Même les Shaido devraient avoir plus d’honneur que ça !

Les autres Taardad présents au sommet de la butte approuvèrent cette déclaration. À l’exception des Promises, cependant. Réunies autour d’Aviendha, un peu à l’écart, les guerrières étaient en grande conversation.

Rhuarc dit quelques mots à un de ses Boucliers Rouges – un type aux yeux verts et au visage cabossé comme si on l’avait utilisé pour enfoncer les poteaux d’une clôture – qui dévala la butte et se hâta d’aller rejoindre le gros de la colonne.

— Tu t’y attendais, Rand ? demanda Rhuarc. C’est pour ça que tu as fait venir toute la tribu ?

— Pas exactement à ça, Rhuarc…

Devant l’entrée d’un défilé, entre deux monts, les Shaido commençaient à former une ligne de défense et à se voiler.

— Mais si Couladin n’avait pas été très pressé, il ne serait pas parti en pleine nuit. Et où pouvait-il aller, sinon ici, afin de me préparer une « réception » ? Les autres sont-ils déjà ici ? Pourquoi si vite ?

— Une réunion des chefs offre bien des occasions que nul ne veut manquer, Rand al’Thor. On va en profiter pour discuter de frontières, de droits de pâturage et de dizaines d’autres choses. Dont l’eau, bien entendu. Quand deux Aiels de deux tribus différentes se rencontrent, ils négocient au sujet de l’eau. Quand ils sont trois, ils ajoutent le pâturage…

— Et quand ils sont quatre ? demanda Rand.

Cinq tribus étaient déjà présentes. Les Taardad seraient la sixième.

Appuyé à sa lance sans même s’en rendre compte, Rhuarc hésita un instant.

— À quatre, ils dansent avec leurs lances. Mais ça ne devrait pas arriver ici.

Les Taardad s’écartèrent pour laisser passer les Matriarches, le châle enroulé autour de la tête, Moiraine, Lan et Egwene les suivant à cheval. Imitant les Aielles, Egwene et l’Aes Sedai portaient autour du crâne des carrés de tissu blanc humides.

Mat apparut enfin, jouant délibérément les traînards. Sa lance à hampe noire en travers des genoux, il plissait les yeux sous les larges bords de son remarquable chapeau.

Quand il vit les Shaido, Lan hocha lentement la tête.

— Oui, ça pourrait tourner mal…, souffla-t-il.

L’étalon noir du Champion coula un regard mauvais à Jeade’en. Si concentré qu’il fût sur les Shaido, Lan s’en aperçut et flatta l’encolure de Mandarb.

— Mais pas tout de suite…

— Non, pas maintenant…, confirma Rhuarc.

— Si seulement tu… m’autorisais à venir avec toi, murmura Moiraine.

Même si le verbe « autoriser » avait eu du mal à sortir, l’Aes Sedai parlait d’un ton serein, comme toujours. Un calme parfait s’affichait sur son visage intemporel – n’étaient ses yeux, rivés sur Rand comme s’ils pouvaient le contraindre à capituler.

— La décision ne lui revient pas, Aes Sedai, dit Amys. Cette réunion est l’affaire des chefs – une histoire d’hommes. Si nous te laissons y aller, la prochaine fois que les Matriarches ou les Maîtresses du Toit voudront se réunir, un chef de clan se servira de ce précédent pour fourrer son nez dans des affaires de femmes.

La Matriarche sourit à Rhuarc, indiquant qu’elle ne le visait pas particulièrement. Le manque de réaction du chef des Taardad incita Rand à penser qu’il n’avait pas gobé le mensonge.

Melaine saisit son châle, sous son menton, et dévisagea Rand. Si elle n’était pas d’accord avec Moiraine, la Matriarche se méfiait cependant au plus haut point de ce qu’il préparait. Depuis le départ des Rocs Froids, le jeune homme n’avait pratiquement pas dormi. Si les Matriarches avaient épié son sommeil, elles auraient simplement eu accès à de brefs cauchemars.

— Sois très prudent, Rand al’Thor, dit Bair comme si elle avait lu les pensées du jeune homme. Un chef fatigué commet des erreurs, et tu ne peux pas te permettre ce luxe aujourd’hui.

Tirant sur les pans de son châle, elle ajouta, curieusement agressive :

— Nous ne pouvons pas te le permettre ! Les Aiels le paieraient trop cher…

L’arrivée d’autres cavaliers au sommet de la butte avait de nouveau attiré l’attention des Aiels de la kermesse et des camps. Autour des pavillons, des centaines d’hommes en cadin’sor et de femmes en jupe et chemisier – sans oublier l’inévitable châle – formaient une foule attentive.

Les cavaliers perdirent tout intérêt aux yeux des Aiels lorsque la roulotte blanche de Kadere apparut à son tour au sommet de la butte. Vêtu d’une veste crème, l’imposant colporteur trônait sur le banc du conducteur. En robe de soie blanche, un parasol assorti à la main, Isendre lui tenait compagnie.

La roulotte de Keille arriva quelques secondes plus tard, Natael se chargeant des rênes à côté de sa compagne. Les chariots bâchés suivirent très peu de temps après, les citernes tirées par de très longs attelages de mules fermant la marche.

Alors que les roulottes passaient devant Rand, leurs axes de roue mal graissés grinçant sinistrement, Kadere et Isendre regardèrent intensément le jeune homme. Paradant dans sa cape multicolore de trouvère, Natael les imita, et Keille aussi. Son énorme corps engoncé dans une robe blanche, la femme à la voix si mélodieuse arborait une résille blanche sur ses cheveux tenus par des peignes d’ivoire.

Rand flatta l’encolure de Jeade’en. Dans la cuvette, des hommes et des femmes s’éloignaient des pavillons pour aller à la rencontre des colporteurs. Les Shaido, eux, attendaient toujours. Mais ils n’auraient plus très longtemps à patienter…

Egwene fit s’arrêter sa jument grise à côté de Jeade’en. L’étalon tacheté tenta de donner un petit coup de museau à Brume et récolta une petite morsure pour sa peine.

— Rand, dit Egwene, depuis le départ des Rocs Froids, tu ne m’as pas laissé une occasion de te parler.

Rand ne répondit pas. La jeune femme était une Aes Sedai, désormais, et pas seulement parce qu’elle revendiquait ce titre. Avait-elle aussi marché dans ses rêves ? Les yeux cernés, elle semblait plutôt fatiguée…

— Ne te renferme pas sur toi-même, Rand… Tu n’es pas seul. D’autres combattent avec toi.

Se rembrunissant, Rand essaya de ne pas regarder son ancienne promise. Bien sûr, il pensait à Champ d’Emond et à Perrin, mais il ne voyait pas comment Egwene aurait pu savoir où était parti leur ami d’enfance.

— Que veux-tu dire ? demanda finalement Rand.

— Je combats pour toi, répondit Moiraine avant que sa jeune compagne ait pu ouvrir la bouche. Et Egwene aussi. (Les deux femmes échangèrent un regard intense.) Des gens luttent pour toi sans même le savoir, et tu ne les connais pas. Quand on te dit que tu modèles le Lacis de notre Âge, tu ne comprends pas ce que ça signifie, n’est-ce pas ? Les conséquences de tes actions, comme des ondulations dans l’eau – en fait, les « ondulations » de ta simple existence – se répercutent à travers toute la Trame pour modifier le tissage d’une multitude de vies dont tu n’as même pas conscience. La bataille ne concerne pas que toi, et de très loin. Mais tu es au centre de ce tissage particulier, au cœur de la Trame. Si tu échoues, tout le monde échouera. Et si tu t’écroules, tout le monde s’écroulera. Puisque je ne peux pas t’accompagner à Alcair Dal, emmène Lan avec toi. Une paire d’yeux supplémentaire pour surveiller tes arrières.

Le Champion tourna la tête et fronça les sourcils à l’intention de son Aes Sedai. Avec tous ces Shaido voilés pour tuer, il n’avait guère envie de la laisser sans protection.

Rand aurait parié qu’il n’était pas censé avoir vu le regard échangé par les deux femmes. Ainsi, Moiraine et Egwene lui faisaient des cachotteries… Au fond, à bien la regarder, Egwene avait des yeux d’Aes Sedai – sombres et énigmatiques…

Leur conversation terminée, Aviendha et les Promises étaient revenues près de leur « protégé ».

— Laissez donc Lan rester avec vous, Moiraine. Les Far Dareis Mai se chargeront de mon honneur.

Moiraine eut une moue amère. En revanche, les Promises saluèrent cette déclaration par de grands sourires. Pour une fois, Rand n’avait pas commis d’impair.

Dans la cuvette, les Aiels s’étaient massés autour des conducteurs de chariot occupés à dételer les mules. Parmi les colporteurs, tout le monde ne se concentrait pas sur les guerriers du désert. Chacune debout à côté de sa roulotte, Keille et Isendre se regardaient en chiens de faïence. Alors que Natael parlait nerveusement à sa compagne, Kadere faisait de même avec la sienne, et ce petit jeu dura jusqu’à ce que les deux « duellistes » rompent enfin le contact visuel. Depuis quelque temps, le torchon brûlait entre les deux femmes. S’il s’était agi d’hommes, les coups n’auraient sûrement pas tardé à pleuvoir.

— Sois sur tes gardes, Egwene, dit Rand. Soyez tous vigilants !

— Les Shaido ne parviendront pas à troubler des Aes Sedai, souffla Amys. Idem pour moi, pour Melaine ou pour Bair. Certaines choses dépassent même les Shaido…

— Soyez vigilants, c’est tout ! s’écria Rand.

Il regretta aussitôt une véhémence qui n’était pas dans ses intentions. Aussi surpris que les autres, même Rhuarc le regarda. Ils ne comprenaient pas… et il ne se sentait pas le cœur de tout leur dire. Pas encore… Qui déclencherait en premier son piège ?

Il devait risquer la vie de ses compagnons aussi bien que la sienne…

— Et moi, Rand ? demanda soudain Mat.

Jouant distraitement avec une pièce d’or, il ajouta :

— Tu vois une objection à ce que je t’accompagne ?

— C’est ta volonté ? J’aurais cru que tu resterais avec les colporteurs.

Mat regarda les chariots, puis ses yeux se portèrent sur les Shaido voilés de noir.

— Si tu te fais tuer, je crains qu’il ne soit pas facile pour les survivants de ficher le camp d’ici… De toute façon, d’une manière ou d’une autre, tu t’arrangeras pour que j’accroche au fond de la casserole…

Mat s’interrompit, fit la moue, puis marmonna :

Dovienya

Un mot d’ancienne langue que Rand avait déjà entendu dans la bouche de son ami. Selon Lan, ça signifiait « chance ». Joignant le geste à la parole, Mat lança sa pièce en l’air. Mais quand il tenta de la rattraper, elle lui échappa des doigts et tomba sur le sol. Miraculeusement, elle atterrit sur la tranche, dévala la pente, négocia acrobatiquement tous les reliefs et les creux du terrain et, brillant au soleil, s’immobilisa uniquement quand elle eut atteint les chariots.

— Que la Lumière me brûle ! Rand, tu n’aurais pas dû faire ça !

Se penchant, Isendre ramassa la pièce, la tint entre le pouce et l’index et leva les yeux vers le sommet de la butte. Kadere, Keille et Natael imitèrent la jeune femme.

— Tu peux me suivre, Mat, lâcha Rand. Rhuarc, le moment est-il venu ?

Le chef des Taardad jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Oui. C’est exactement… maintenant.

Derrière l’Aiel, des cornemuses se mirent à jouer une lente mélodie. Des voix s’élevèrent presque aussitôt. Chez les Aiels, les garçons cessaient de chanter dès qu’ils atteignaient l’âge adulte – sauf en des occasions très précises. Les chants martiaux faisaient partie de ces exceptions, avec les lamentations pour les frères d’armes défunts. Des Promises participaient sûrement à ce chœur, mais les voix masculines couvraient les leurs.

Lave tes lances dans le sang

Qui donc redoute de mourir ?

Lave tes lances dans le sang

Nul guerrier dont j’ai souvenir !

Sur les deux flancs, derrière Rand, des Taardad apparurent, courant en deux colonnes au rythme de leur chanson. Lances au poing, le visage voilé, ils ressemblaient à une grande vague déferlant vers les montages.

Lave tes lances dans le sang

Tant que la vie coule en ton corps

Lave tes lances dans le sang

Jusqu’aux rivages de la mort.

— On y va ? demanda Rand.

Il n’attendit pas l’assentiment de Rhuarc pour talonner Jeade’en et commencer à descendre la pente. Comme une seule femme, Adelin et les autres Promises l’entourèrent. Mat hésita un peu avant de suivre le mouvement. En revanche, Rhuarc et tous les chefs de clan, chacun avec les dix garants de son honneur, emboîtèrent le pas à l’étalon tacheté. À mi-chemin des pavillons de la kermesse, Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Moiraine, Egwene et Lan n’avaient toujours pas mis pied à terre. Aviendha, elle, s’était jointe aux trois Matriarches. Et bien entendu, tout ce monde le regardait. À force, il avait fini par oublier ce que ça faisait de ne pas être la cible de tous les regards.

Alors qu’il arrivait à la hauteur des pavillons, une délégation vint à sa rencontre. Une dizaine de femmes en jupe et chemisier lestées de bijoux en or et en ivoire, et le même nombre d’hommes en cadin’sor mais sans autre arme qu’un couteau à la ceinture – et encore, bien plus petit que celui de Rhuarc. Semblant ignorer les Taardad voilés qui formaient un immense demi-cercle derrière Rand, ces Aiels lui barrèrent le chemin, le forçant à s’arrêter.

Lave tes lances dans le sang

Cette existence n’est qu’un rêve

Lave tes lances dans le sang

Et tous les songes un jour s’achèvent.

— Je ne m’attendais pas à ça de ta part, Rhuarc, dit un homme aux cheveux blancs et au corps massif.

Massif, pas gras… À ce jour, Rand n’avait jamais vu un Aiel obèse. Ce guerrier était une montagne de muscles.

— Venant des Shaido, c’était déjà étonnant. Mais toi…

— Les temps changent, Mandhuin… Depuis quand les Shaido sont-ils ici ?

— Le lever du soleil… Qui peut dire pourquoi ils ont voyagé pendant la nuit ? (Mandhuin regarda Rand, le front plissé, puis ses yeux glissèrent sur Mat.) Les temps changent et ils sont bizarres, Rhuarc…

— Qui est ici, à part les Shaido ?

— Nous, les Goshien, sommes arrivés les premiers… Puis ce fut le tour des Shaarad. (Prononcer le nom de ses ennemis ancestraux sembla laisser un goût amer dans la bouche de Mandhuin.) Les Chareen et les Tomanelle ont suivi, puis comme je te l’ai déjà dit, les Shaido. Sevanna a convaincu les chefs d’entrer dans la Coupe d’Or, mais ça ne fait pas longtemps… Bael ne voyait aucune raison d’organiser une rencontre aujourd’hui, et il n’était pas le seul à penser ça.

Une femme d’âge moyen au large visage, les cheveux encore plus blonds que ceux d’Adelin, plaqua les poings sur ses hanches dans un concert de cliquetis d’or et d’ivoire. À elle seule, elle portait plus de bijoux qu’Amys et Lian réunies.

— Nous avons entendu dire que Celui qui Vient avec l’Aube est sorti de Rhuidean. (Comme tous ses compagnons, la femme considérait pensivement Mat et Rand, ces deux étrangers venus des terres mouillées.) Rhuarc, on murmure que l’avènement du Car’a’carn est pour aujourd’hui. Quand toutes les tribus seront arrivées.

— Quelqu’un vous a répété une prophétie, dans ce cas, dit Rand.

Il talonna Jeade’en et les Aiels s’écartèrent.

Dovienya…, marmonna Mat. Mia dovienya nesodhin soende…

Quoi qu’aient voulu dire ces quelques mots, le jeune homme était bouleversant de conviction.

Les deux colonnes de Taardad encerclaient désormais les Shaido, les défiant à quelques centaines de pas de distance. Toujours voilés, le chant montant de leur gorge comme une litanie, les guerriers de Rhuarc ne faisaient aucun geste menaçant. Mais ils étaient là, quinze ou peut-être vingt fois plus nombreux que les Shaido, et leur seule présence avait de quoi faire réfléchir le guerrier le plus impétueux.

Lave tes lances dans le sang

Jusqu’à ce que l’ombre palisse

Lave tes lances dans le sang

Jusqu’à ce que l’eau se tarisse.

Lave tes lances dans le sang

Quand donc reviendras-tu chez toi ?

Lave tes lances dans le sang

Jusqu’au moment de ton trépas !

En approchant des Shaido, Rand vit que Rhuarc portait une main à son voile pour le relever.

— Non, Rhuarc ! Nous ne sommes pas ici pour les combattre.

Une façon de dire qu’il fallait empêcher un massacre, si c’était possible. Mais l’Aiel comprit tout autre chose.

— Tu as raison, Rand al’Thor. Nous ne ferons pas cet honneur aux Shaido !

Laissant son voile où il était, Rhuarc cria :

— Aucun honneur pour les Shaido !

Rand ne tourna pas la tête, mais il aurait juré que des milliers de voiles s’abaissaient autour de lui.

— Par le sang et les cendres ! éructa Mat. Oui, le fichu sang et les fichues cendres !

Lave tes lances dans le sang

Jusqu’à ce que le soleil gèle

Lave tes lances dans le sang

Jusqu’à ce que l’onde ruisselle.

En face de Rand, les Shaido s’agitèrent nerveusement. Quoi que Couladin et Sevanna leur aient dit, il leur suffisait de compter pour comprendre. Même si ça violait toutes les coutumes, affronter Rhuarc, les chefs de clan et leur escorte était une chose, et en découdre avec des milliers de Taardad en était une autre. Lentement, les guerriers voilés s’écartèrent de l’entrée du défilé pour laisser passer Rand et ses compagnons.

Lave tes lances dans le sang

Lave-les tant que ton cœur bat

Lave tes lances dans le sang

Ainsi leur pointe brillera.

Une fois que Rand fut dans le défilé qui serpentait entre les parois rocheuses de deux montagnes, le chant devint un murmure à ses oreilles. Bientôt, il n’y eut plus aucun bruit, à part celui des sabots sur la pierre et le crissement du cuir des bottes aielles.

Puis le passage, brusquement, déboucha sur Alcair Dal.

Rand vit tout de suite pourquoi le canyon était appelé une « coupe » (en revanche, pas l’ombre d’un rapport avec l’or). Parfaitement rond, il était doté sur toute sa périphérie de parois inclinée, sauf à l’extrémité opposée à l’entrée, où la muraille convexe évoquait un fer de lance ou la pointe d’une vague pétrifiée. Sur les pentes, des Aiels étaient réunis par groupes – davantage de groupes qu’il y avait de tribu, à l’évidence. Et les Taardad qui accompagnaient les chefs de clan se dirigèrent tous vers l’une ou l’autre de ces assemblées. D’après Rhuarc, pour assurer l’harmonie et la paix, il était très efficace de regrouper les Aiels par ordres guerriers.

Seuls les Boucliers Rouges et les Promises de la Lance avancèrent avec Rand, Rhuarc et les autres chefs Taardad.

Les chefs de clan des autres tribus étaient assis en tailleur devant une corniche située sous la pointe de la « vague ». Six petits groupes, dont un composé de Promises, se tenaient entre les chefs et la corniche. Logiquement, il devait s’agir des Aiels chargés de l’honneur des chefs de tribu. Mais pourquoi six, alors que cinq tribus seulement étaient présentes ?

Les Promises devaient être là pour Sevanna, même si Aviendha avait agressivement précisé que la veuve du chef des Shaido n’avait jamais appartenu aux Far Dareis Mai. Mais l’escorte surnuméraire ? Rand remarqua qu’un des groupes comptait onze hommes et non dix. Apercevant une tête outrageusement rousse, il n’eut pas besoin de plus pour deviner que l’homme en trop se nommait Couladin.

Sur la corniche, une femme aux cheveux blonds, parée d’autant de bijoux que celle de la kermesse, contemplait l’assemblée, un châle gris recouvrant ses épaules et ses bras. C’était Sevanna, bien entendu, debout aux côtés de quatre chefs de tribu désarmés, n’était un long couteau à la ceinture, parmi lesquels figurait un des hommes les plus grands que Rand ait jamais vus. Selon la description de Rhuarc, que le gaillard devait dépasser d’une bonne tête, il s’agissait de Bael, le chef des Goshien.

Sevanna parlait, la configuration particulière des lieux faisant porter sa voix dans les moindres recoins.

— … qu’il soit autorisé à parler ! était-elle en train de dire d’un ton exalté.

La tête haute, le dos bien droit, elle parvenait presque à paraître plus grande que ses compagnons.

— Je l’exige comme un droit ! Jusqu’à ce qu’un nouveau chef soit choisi, Suladric et les Shaido parlent par ma bouche. J’exige ce qui me revient de droit !

— Maîtresse du Toit, Suladric parlera par ta bouche jusqu’à ce qu’un nouveau chef soit choisi, comme tu l’as toi-même précisé.

L’homme aux cheveux blancs qui venait d’intervenir d’un ton irascible était Han, le chef des Tomanelle. Le teint mat et la peau parcheminée, il aurait été plus grand que la moyenne à Deux-Rivières. Pour un Aiel, il était plutôt petit et même un peu… trapu.

— Tu connais parfaitement bien les droits d’une Maîtresse du Toit, continua-t-il, mais tu as semble-t-il des lacunes en ce qui concerne les chefs de tribu. Pour avoir le droit de s’exprimer ici, il faut être entré à Rhuidean, et l’homme que tu voudrais entendre parler…

Au ton de sa voix, Han était fort mécontent de toute cette histoire. Cela dit, il avait l’air d’un homme qui ne se réjouissait pas souvent.

— Celles qui marchent dans les rêves l’ont dit à nos Matriarches : Couladin n’a pas eu le droit d’entrer à Rhuidean !

Couladin brailla des invectives incompréhensibles. À l’évidence, la configuration des lieux était favorable aux seuls orateurs qui se tenaient sur la corniche.

Ses cheveux roux déjà grisonnants, Erim, le chef des Chareen, interrompit sans ménagement Couladin.

— N’as-tu donc aucun respect pour les coutumes et les lois, Shaido ? Et qu’as-tu fait de ton honneur ? Respecte ce lieu en te taisant !

Sur les pentes du canyon, des centaines de têtes s’étaient tournées pour voir qui étaient les nouveaux venus. Découvrant deux étrangers des terres mouillées à cheval, l’un étant escorté par des Promises, les Aiels se flanquèrent force coups de coude, puisque murmurer leur était interdit. Mal à l’aise, Rand se demanda combien de personnes le regardaient. Trois mille ? Quatre mille ? Davantage encore d’Aiels silencieux ?

— Nous sommes réunis ici pour entendre une formidable nouvelle, dit Bael. Et on nous l’annoncera dès que toutes les tribus seront présentes…

Les cheveux roux foncé du chef des Goshien grisonnaient aussi. Parmi les chefs de tribu, il n’y avait pas d’hommes jeunes. Mais la taille de Bael et sa voix profonde attirèrent tous les regards sur lui.

— Oui, quand toutes les tribus seront là… Si Sevanna nous a fait venir uniquement pour entendre Couladin, je crois que je vais retourner sous ma tente et attendre bien à l’ombre.

Chef des Shaarad, les ennemis jurés des Goshien, Jheran aux cheveux châtain argenté par endroits avait la minceur élégante et mortelle d’une lame. Quand il prit la parole, il ne regarda aucun des autres chefs debout sur la corniche.

— Pourquoi retourner sous nos tentes ? Puisque Sevanna nous a réunis, profitons-en pour discuter d’un sujet à peine moins important que la grande nouvelle tant attendue. Je veux parler du partage de l’eau. En particulier au Guet de Crête-Chaîne.

L’air menaçant, Bael se tourna vers son ennemi héréditaire.

— Tas d’imbéciles ! s’écria Sevanna. J’en ai assez d’attendre ! Et…

À cet instant, les Aiels debout sur la corniche s’aperçurent qu’il y avait de nouveaux arrivants. En silence, ils les regardèrent approcher, les chefs de tribu se rembrunissant tandis que Sevanna continuait à fulminer. Encore loin de l’âge moyen, c’était une belle femme, et se tenir à côté d’hommes déjà vieillissants lui donnait quasiment l’air juvénile.

Une belle femme, certes, mais avec une bouche vorace… Tous les chefs de tribu incarnaient la dignité – même Han, à sa façon renfrognée – alors que Sevanna avait un regard calculateur. Tranchant avec toutes les Aielles que Rand avait vues, elle portait un chemisier blanc assez largement ouvert pour offrir un aperçu saisissant sur son cou entouré d’une multitude de colliers et sur sa poitrine. Sans connaître leur titre, Rand aurait vu au premier coup d’œil que les hommes étaient très importants. Une affaire d’allure, sans doute. Si Sevanna était une Maîtresse du Toit, elle n’avait aucun rapport avec Lian et sa classe naturelle.

Rhuarc remit ses lances, sa rondache, son arc et son carquois à ses Boucliers Rouges, puis il approcha de la corniche et y monta. Tout en observant les Aiels qui l’entouraient, Rand tendit les rênes de Jeade’en à Mat.

— Que la chance soit avec nous…, marmonna le jeune flambeur.

Utilisant sa selle comme un marchepied, Rand monta directement sur la corniche – un « exploit » salué par une vague de murmures qui fit tout le tour du canyon.

— Rhuarc, grogna Han, comment oses-tu nous amener un étranger des terres mouillées ? Si tu répugnes à le tuer, au moins, force-le à descendre de cette corniche !

— Cet homme, Rand al’Thor, est venu pour parler aux chefs de tribu. Celles qui marchent dans les rêves ne vous ont pas dit qu’il m’accompagnerait ?

Les murmures enflèrent.

— Rhuarc, Melaine m’a dit bien des choses, lâcha Bael en foudroyant Rand du regard. Celui qui Vient avec l’Aube est sorti de Rhuidean. Tu ne veux pas dire que cet étranger… ?

Incrédule, Bael ne finit pas sa phrase.

— Si l’homme des terres mouillées a le droit de parler, intervint Sevanna, Couladin doit l’avoir aussi.

Elle leva une main à la peau de pêche. Empourpré de colère, Couladin monta à son tour sur la corniche.

Han explosa :

— Descends, Couladin ! Voir Rhuarc violer nos coutumes ne te suffit pas ? Il faut que tu l’imites ?

— Il est temps d’en finir avec des coutumes obsolètes, rugit Couladin tout en retirant sa veste ocre.

Sur la corniche, crier ne servait à rien, mais il ne baissa pas le ton pour autant.

— Je suis Celui qui Vient avec l’Aube !

Relevant les manches de sa chemise au-dessus de ses coudes, il leva les bras, dévoilant les deux Dragons qui y étaient gravés. Les écailles rouges et jaunes, les pattes terminées par des griffes d’or, la crinière dorée couvrant le dos des poignets… Tout y était. Les répliques parfaites des Dragons de Rand.

— Je suis le Car’a’carn !

Des acclamations firent vibrer les parois du canyon. Bondissant sur leurs pieds, tous les Aiels lançaient des vivats, y compris les chefs de clan – à l’exception des Taardad, nota Rand.

Les chefs de tribu semblaient abasourdis, Rhuarc tout autant que les autres. Adelin et ses neuf Promises brandissaient leurs lances comme si elles s’attendaient à devoir très bientôt s’en servir. Un œil sur la sortie, Mat enfonça bien son chapeau sur sa tête, puis il approcha au maximum de la corniche et fit discrètement signe à Rand de sauter en selle.

Avec un sourire triomphant, Sevanna tira sur son châle tandis que Couladin avançait vers le bord de la corniche, les bras toujours levés.

— Comme l’annoncent les prophéties, je suis le héraut du changement ! Nous allons traverser de nouveau le Mur du Dragon et reprendre ce qui nous appartient. Les hommes des terres mouillées sont des chiffes molles, mais ils connaissent la prospérité. Vous souvenez-vous du fantastique butin que nous avons rapporté, la dernière fois ? Eh bien, là, nous nous emparerons de tout. Oui, de tout, et…

Rand n’écouta plus la tirade de son rival. Il avait tout envisagé, sauf ça !

Comment ?

Cette question tournait en boucle dans sa tête. Pourtant, il était incroyablement calme. Retirant sa veste rouge, il hésita un moment, récupéra l’angreal dans sa poche, le fixa à sa ceinture, laissa tomber le vêtement et avança vers le bord de la corniche en défaisant lentement les lacets qui fermaient les manches de sa chemise. Puis il leva les bras, et le tissu glissa, dévoilant sa peau.

Mais pas qu’elle…

Les Aiels eurent besoin d’un moment pour voir les Dragons enroulés autour des bras de Rand, leurs écailles brillant au soleil. Du coup, le silence ne se fit pas en une seule fois, mais petit à petit.

Sevanna en resta bouche bée. À l’évidence, elle n’était pas informée. Certain que Rand ne le suivrait pas si vite, Couladin n’avait pas cru bon de lui dire que quelqu’un d’autre portait les marques.

Comment ? Comment a-t-il fait ?

L’imposteur pensait avoir du temps. Une fois sa fausse identité bien établie, il lui aurait été facile de faire passer Rand pour un tricheur.

Oui, mais comment a-t-il fait ?

Si la Maîtresse du Toit de la forteresse Comarda était stupéfaite, les chefs de tribu ne valaient guère mieux. Deux hommes portant les marques… Pourtant, selon la prophétie, il ne pouvait y en avoir qu’un.

Couladin continuait son discours, agitant les bras pour que tout le monde voie bien.

— … ne nous arrêterons pas aux pays des violeurs de serment ! Toutes les terres seront nôtres, jusqu’à l’océan d’Aryth ! Que peuvent les chiens des terres mouillées face à… ?

Prenant soudain conscience du silence de mort qui régnait dans le canyon – mais qu’était-il advenu des acclamations ? –, l’usurpateur comprit immédiatement ce qui se passait. Sans même regarder Rand, il cria :

— C’est un étranger des terres mouillées ! Voyez ses vêtements ! Un étranger !

— Un homme des terres mouillées, oui, approuva Rand.

Il ne leva pas la voix, confiant le soin de l’amplifier à la configuration particulière du canyon. D’abord surpris, Couladin eut un grand sourire… qui s’effaça dès que le jeune homme enchaîna :

— La Prophétie de Rhuidean parle d’être né du Sang, si je ne me trompe ? Ma mère était Shaiel, une Promise du clan Chumai des Taardad.

Qui était-elle en réalité ? Et d’où venait-elle ?

— Mon père, Janduin du clan de la Montagne de fer, était en son temps le chef des Taardad.

Mon père se nomme Tam al’Thor. C’est lui qui m’a trouvé, élevé et donné tout son amour.

— Né du Sang, mais pas élevé par les Aiels, voilà ce que dit la prophétie. Où les Matriarches m’ont-elles cherché ? Dans les forteresses de la Tierce Terre ? Non, de l’autre côté du Mur du Dragon, là où j’ai grandi. Exactement comme le disaient les prédictions.

Bael et les trois autres chefs acquiescèrent sans grand enthousiasme. Couladin arborait lui aussi les Dragons, et à choisir, ils auraient préféré que le Car’a’carn soit un homme qu’ils connaissaient. Le visage dur, Sevanna ne dissimulait pas que son siège était fait : marques ou pas marques, elle soutiendrait Couladin.

Sa confiance encore intacte, l’imposteur eut un regard méprisant pour Rand.

— De quand date la Prophétie de Rhuidean ? (Toujours persuadé que ça changeait quelque chose, il continuait à crier.) Qui peut dire quelles altérations ont subies ces paroles ? Ma mère était une Far Dareis Mai, avant de renoncer à la lance. Comment savoir ce qui a changé dans ces prédictions ? ou ce qu’on a volontairement modifié ? On dit que nous servions jadis les Aes Sedai. J’affirme qu’elles ont comploté pour nous avoir de nouveau sous leur coupe. Cet étranger fut choisi parce qu’il nous ressemble. Mais il n’est pas de notre sang ! Il est venu avec des Aes Sedai qui le tenaient en laisse. Et les Matriarches ont accueilli ces femmes comme si elles étaient leurs premières-sœurs. Vous savez tous que les Matriarches peuvent faire des choses incroyables. Celles qui marchent dans les rêves ont utilisé le Pouvoir de l’Unique pour me tenir éloigné de cet étranger. Le Pouvoir de l’Unique, comme les Aes Sedai, d’après ce qu’on dit. Ne comprenez-vous pas que ces sorcières ont amené ici un imposteur pour nous entraîner dans un piège ? Avec la complicité de certaines Matriarches !

— Un tissu d’absurdités ! explosa Rhuarc avant de venir se camper à côté de Rand, devant l’assemblée pour l’instant silencieuse. Couladin n’est jamais allé à Rhuidean. J’ai entendu les Matriarches lui en refuser le droit ! Rand al’Thor, lui, y est allé. Je l’ai vu descendre un versant du mont Chaendaer, puis en revenir avec les marques qu’il vous montre.

— Pourquoi les Matriarches m’ont-elles refusé le droit d’aller à Rhuidean ? rugit Couladin. Parce qu’elles ont obéi aux ordres des Aes Sedai ! Rhuarc se garde bien de vous dire qu’une des Aes Sedai a descendu le versant du mont avec l’étranger. C’est comme ça qu’il a obtenu les marques. Grâce à la sorcellerie de ces femmes ! Mon frère Muradin est mort au pied du mont Chaendaer, lâchement assassiné par cet étranger et l’Aes Sedai Moiraine. Et les Matriarches, parce qu’elles nous ont trahis, les ont laissés libres, ces meurtriers. Une fois la nuit tombée, je suis allé à Rhuidean. Je le révèle aujourd’hui parce que c’est l’endroit approprié. Le lieu où le Car’a’carn doit se révéler à son peuple. Je suis le Car’a’carn !

Des mensonges étayés par des demi-vérités… Sûr d’avoir réponse à tout, Couladin se croyait invincible.

— Tu es allé à Rhuidean sans l’autorisation des Matriarches ? demanda Han, plus renfrogné que jamais.

Les bras croisés, l’immense Bael semblait tout aussi désapprobateur. Erim et Jheran, peut-être un peu moins choqués, paraissaient loin d’être convaincus.

La main sur le manche de son couteau, Sevanna foudroya Han du regard comme si elle rêvait de lui en enfoncer la lame entre les omoplates.

— Oui, sans leur autorisation ! confirma Couladin. Celui qui Vient avec l’Aube apporte le changement. Voilà ce que dit la prophétie ! Les lois et les coutumes inutiles seront balayées, et c’est moi qui le ferai ! Ne suis-je pas arrivé ici en même temps que l’aube ?

Les chefs de tribu hésitaient toujours, comme tous les autres Aiels présents dans le canyon. Si Rand n’emportait pas leur adhésion, il ne sortirait sûrement pas vivant d’Alcair Dal. Voyant que Mat désignait de nouveau la selle de Jeade’en, le jeune homme ne prit même pas la peine de faire « non » de la tête. Sauver sa peau n’était pas la priorité. Il avait besoin de ce peuple et de sa fidélité. Il devait avoir avec lui des partisans qui le suivraient par loyauté, non pour se servir de lui ou obtenir on ne savait quelle faveur. C’était indispensable !

— Rhuidean… Tu es allé à Rhuidean, Couladin ? Qu’as-tu donc vu là-bas ?

— Tout le monde sait que ça doit rester secret !

— Nous pouvons en parler en privé, dit Erim, comme il convient, et…

Couladin explosa de nouveau :

— Je n’en parlerai à personne ! Rhuidean est un lieu sacré, ce que j’ai vu est sanctifié, et je suis sanctifié ! (Il exhiba une fois de plus les Dragons.) Voilà ce qui fait de moi un saint !

— Près d’Avendesora, j’ai avancé au milieu de colonnes de verre, dit Rand, sa voix se répercutant partout dans le canyon. À travers les yeux de mes ancêtres, j’ai vu l’histoire des Aiels. Et toi, Couladin ? Qu’as-tu appris à Rhuidean ? Moi, je n’ai pas peur d’en parler. Et toi ?

Le Shaido tremblait de rage, le visage presque aussi écarlate que ses cheveux.

Bael, Erim, Jheran et Han échangèrent des regards hésitants.

— Nous devons continuer en privé…, murmura Han.

Couladin avait perdu tout avantage auprès des chefs. S’il était trop excité pour s’en apercevoir, Sevanna n’avait pas les yeux dans sa poche.

— C’est Rhuarc qui lui a dit tout ça ! accusa-t-elle. Une de ses épouses marche dans les rêves… Une complice des Aes Sedai ! Oui, Rhuarc lui a raconté tout ça !

— Rhuarc n’est pas homme à commettre pareille indignité ! s’écria Han. C’est un chef de tribu, et un homme d’honneur. Sevanna, ne parle pas de ce que tu ignores !

— Je n’ai pas peur d’en parler ! beugla Couladin. Aucun homme ne peut impunément m’accuser de lâcheté ! Moi aussi, j’ai vu le passé à travers les yeux de mes ancêtres. Je nous ai vus entrer dans la Tierce Terre. Et la gloire ! Oui, j’ai vu la gloire que je nous rendrai bientôt !

— J’ai vu l’Âge des Légendes, surenchérit Rand, et le début du voyage des Aiels vers la Tierce Terre.

Rhuarc prit le bras du jeune homme, mais celui-ci se dégagea sans ménagement. Cet instant était écrit depuis le jour où les Aiels s’étaient réunis pour la première fois devant Rhuidean.

— J’ai vu les Aiels à l’époque où ils se nommaient les Da’shain et obéissaient au Paradigme de la Feuille.

— Non ! Non ! Non !

Ce cri jaillit en même temps de milliers de gorges. Brandies vers le ciel, des centaines de pointes de lance reflétèrent la lumière du soleil. Quelques chefs de clan Taardad criaient avec les autres Aiels, oubliant leur loyauté envers Rand.

Pétrifiée, Adelin regardait le jeune homme comme s’il avait perdu l’esprit.

Désignant la selle de Jeade’en, Mat cria à son ami quelques mots qui furent noyés dans le vacarme.

— Menteur ! lança Couladin.

Son cri à la fois rageur et triomphal se répercuta dans tout le canyon, couvrant le grondement des Aiels. En secouant la tête, Sevanna se précipita vers l’imposteur. À présent, elle devait se douter qu’il mentait, mais si elle parvenait à le faire taire, ils avaient encore une chance de s’en sortir.

Comme Rand l’espérait, Couladin repoussa la Maîtresse du Toit. Cet homme savait que son rival était allé à Rhuidean, et de toute évidence, il ne devait pas croire lui-même à la moitié des fadaises qu’il racontait. Mais comment aurait-il pu accepter la révélation que Rand venait de faire ?

— Il vient de se trahir ! Nous avons toujours été des guerriers ! Depuis le commencement des temps !

Le grondement augmenta, les lances se faisant menaçantes. Mais Bael, Erim, Jheran et Han se taisaient, car ils savaient, eux ! Sans songer à les regarder, Couladin montra de nouveau ses bras aux Aiels saisis de vénération devant leur Car’a’carn.

— Pourquoi ? souffla Rhuarc à l’intention de Rand. N’as-tu pas compris pourquoi il est interdit de parler de Rhuidean ? Comment affronter une si terrible vérité ? Savoir que nous étions jadis l’opposé de ce que nous admirons et respectons ? Que nous ressemblions aux Égarés, ceux qu’on appelle chez toi les Tuatha’an ? Rhuidean tue les Aiels qui ne peuvent pas affronter cette révélation. Et voilà que tu la clames à tous les vents ! C’est irréversible, Rand al’Thor. La rumeur se répandra, et combien d’Aiels y survivront ?

Il vous ramènera en arrière et vous détruira…

— J’apporte le changement, dit tristement Rand. Pas la paix, mais la tourmente.

La destruction me suit partout où je vais… Y aura-t-il un jour un lieu que je ne ravagerai pas ?

— Ce qui doit être advient, Rhuarc. Je ne peux rien contre ça.

— Ce qui doit être advient…, murmura l’Aiel après un long silence

Sans voir que les chefs de tribu le regardaient sombrement, Couladin paradait toujours, parlant aux Aiels de gloire et de conquête. Consciente que le vent avait tourné, Sevanna respirait très fort, comme si elle allait se sentir mal. Bientôt, elle le devinait, le couperet tomberait.

Et il tomba, en effet.

— Rand al’Thor…, commença Bael, sa voix forçant Couladin à ravaler son discours et imposant un silence presque immédiat à la foule.

Hochant la tête comme s’il cherchait en vain un moyen d’échapper à tout ça, le chef de tribu marqua une pause pour se racler la gorge. Toujours dans son délire, Couladin croisa les bras, serein, attendant sans doute que le géant prononce la sentence de mort de l’étranger.

— Rand al’Thor, reprit Bael, est le Car’a’carn. Celui qui Vient avec l’Aube…

Fou de rage, Couladin écarquilla les yeux.

— Rand al’Thor est Celui qui Vient avec l’Aube, déclara Han, lui aussi à contrecœur.

— Rand al’Thor est Celui qui Vient avec l’Aube, répéta Jheran sans enthousiasme.

— Rand al’Thor est Celui qui Vient avec l’Aube, concéda enfin Erim.

— Rand al’Thor, annonça Rhuarc, est Celui qui Vient avec l’Aube. Que la Lumière ait pitié de nous !

Un silence de mort suivit ces déclarations.

Sautant de la corniche, Couladin prit une lance à un de ses Seia Doon et voulut la projeter sur Rand. Mais Adelin bondit sur la corniche, sa rondache déviant l’arme de jet au prix d’un violent impact qui l’envoya presque à la renverse.

Alors que la folie se déchaînait dans le canyon, les autres Promises Jindo sautèrent sur la corniche pour former avec Adelin une haie protectrice devant Rand.

Sevanna sauta à son tour de la corniche, approcha de Couladin et tenta de le retenir par le bras alors qu’il essayait de lancer ses Yeux Noirs contre les Promises de Rand.

Avec une dizaine d’autres chefs de clan Taardad, Heirn vint épauler les guerrières qui protégeaient le Car’a’carn. Mais d’autres chefs criaient avec les Aiels qui soutenaient encore Couladin.

Serrant son étrange lance à la hampe noire et au fer en forme d’épée orné de deux corbeaux, Mat monta plus ou moins souplement sur la corniche en marmonnant ce qui devait être un torrent de jurons en ancienne langue.

Rhuarc et les autres chefs de tribu tentèrent en vain de rétablir l’ordre.

Dans le canyon soudain devenu un chaudron en ébullition, Rand vit des voiles noirs se lever. Puis une première lance frappa, et une autre, et une autre encore…

Il devait arrêter ça !

S’ouvrant au saidin, il le laissa déferler en lui jusqu’à ce qu’il ait l’impression de se consumer de l’intérieur – s’il n’implosait pas avant. La souillure le ravageant jusqu’à la moelle des os, il se réfugia dans le Vide, autour duquel des pensées se mirent à flotter.

L’eau… Dans ce désert où elle était si rare, les Aiels en parlaient presque en permanence. Mais même dans cet air si sec, il y avait un peu d’eau. Sans vraiment savoir ce qu’il faisait, Rand canalisa le Pouvoir.

Des éclairs déchirèrent le ciel au-dessus d’Alcair Dal et un vent violent souffla dans le canyon, rugissant assez fort pour couvrir les imprécations des Aiels. Alors que ce vent charriait de minuscules gouttelettes d’eau, quelque chose d’impensable – du jamais vu de mémoire d’homme – se produisit : une bruine commença à tomber. Dans les tourbillons de vent, alors que les éclairs zébraient follement le ciel, cette ondée se transforma en une véritable pluie, puis en une averse et enfin… en un déluge.

Les cheveux trempés, la chemise collée au corps, Rand n’y voyait plus à dix pas devant lui.

Sans avertissement, il fut de nouveau au sec, car un dôme invisible se forma autour de lui, l’isolant de Mat et des Aiels qui le protégeaient. À travers l’eau qui ruisselait sur les parois de cette improbable structure, il vit qu’Adelin tentait de traverser pour le rejoindre. Furieuse, elle martelait de coups de poing l’obstacle dont ses yeux niaient pourtant la présence.

— Un imbécile en chef qui joue avec des crétins ! lança une voix féminine. Tous mes plans sabotés, mes efforts réduits à néant…

De l’eau coulant encore devant ses yeux, Rand se tourna pour faire face à Lanfear. Bien entendu, sa robe blanche à la ceinture en tissu argenté était parfaitement sèche, tout comme ses superbes cheveux noirs parés d’étoiles et de croissants d’argent.

Le regard brûlant, elle dévisageait Rand avec une fureur qui altérait son incroyable beauté.

— Je n’aurais pas cru que tu te montrerais maintenant, dit calmement Rand.

Le Pouvoir circulant encore en lui, il chevauchait ses torrents tumultueux, s’y accrochant avec un désespoir qu’il prit garde à ne pas laisser transparaître dans sa voix. Sans puiser davantage dans la Source Authentique, il suffisait d’accepter cette déferlante et d’attendre que ses os menacent d’être réduits en cendres. Lanfear pouvait-elle le couper du Pouvoir alors que le saidin rugissait ainsi en lui ? Faute de connaître la réponse à cette question, il préférait se laisser carboniser de l’intérieur plutôt que de se fermer à la Source.

— Je sais que tu n’es pas seule. Où est-il ?

Lanfear eut une moue amère.

— Je savais qu’il se trahirait en entrant dans tes rêves. J’aurais pu arranger les choses si sa panique…

— Je sais tout depuis le début, coupa Rand. Dès le jour où j’ai quitté la Pierre de Tear, je m’attendais à une attaque en traître. Dans ce désert, où n’importe qui pouvait voir que j’étais concentré sur Rhuidean et sur les Aiels. Tu me crois assez bête pour ne pas avoir deviné que certains d’entre vous s’en prendraient à moi ? Mais c’est mon piège, Lanfear, pas le tien. Où est-il ?

Les derniers mots étaient sortis de la gorge de Rand comme des cris glaciaux. Autour du Vide – ce néant qui n’en était pas un, cette vacuité emplie de Pouvoir – des émotions incontrôlables tourbillonnaient.

— Si tu sais, riposta Lanfear, pourquoi l’as-tu fait fuir avec tes discours sur le destin et ton obligation de « faire ce qui doit être fait » ? J’ai fait venir Asmodean pour qu’il te forme, mais il a toujours été du genre à changer de plan dès la première difficulté. Maintenant, il pense avoir trouvé à Rhuidean quelque chose qui est bien mieux pour lui. Et pendant que tu fais l’andouille ici, il est sur le point de s’en emparer… Les Draghkars, Couladin… des diversions pour que tu t’occupes d’autre chose pendant qu’il vérifiait toutes les données. Mes plans à l’eau simplement parce que tu es têtu comme une mule ! Tu sais quels efforts ça me coûtera de le convaincre à nouveau ? C’est le seul possible… Demandred, Rahvin ou Sammael te tueraient avant de t’avoir appris à lever une main – sauf s’ils pouvaient te tenir en laisse comme un chien docile !

Rhuidean… Oui, bien entendu… Rhuidean… À combien de semaines de voyage ? Mais n’avait-il pas fait quelque chose, un jour ? S’il se rappelait comment il s’y était pris…

— Tu l’as laissé partir ? Après avoir tant répété que tu voulais m’aider ?

Discrètement, je l’ai toujours précisé… Que peut-il trouver à Rhuidean pour que je prenne le risque d’apparaître au grand jour ? Quand tu décideras d’être de mon côté, il sera temps de réviser ma position. Souviens-toi de ce que je t’ai dit, Lews Therin…

Lanfear passa au registre de la séduction, sa moue boudeuse mais charmante et ses grands yeux noirs tels des puits sans fond où il semblait si délicieux de se noyer.

— Oui, souviens-toi… Deux formidables sa’angreal… Avec eux, ensemble, nous pouvons défier…

Lanfear ne jugea pas utile de continuer.

Rand venait de se rappeler. Ce qu’il avait fait… et comment.

Utilisant le Pouvoir, il plia la réalité, infléchissant une partie de l’espace et du temps. Aussitôt, une porte se découpa dans le dôme, devant lui. Une porte, oui, il n’y avait pas d’autre mot. Une ouverture qui donnait sur l’obscurité – et un autre part indéfini mais pourtant délimité.

— Tu n’as pas tout oublié, dirait-on…, fit Lanfear. (Elle jeta un coup d’œil à l’issue, puis riva un regard soupçonneux sur Rand.) Pourquoi es-tu si nerveux ? Qu’y a-t-il à Rhuidean ?

— Asmodean…, répondit Rand, sinistre.

Un moment, il hésita. Le rideau de pluie l’empêchait de voir autour de lui. Que se passait-il dans la Coupe d’Or ? Et Lanfear… Lanfear… Hélas, il avait oublié comment il avait fait pour isoler Egwene et Elayne de la Source.

Et bien entendu, je suis incapable de tuer une femme parce qu’elle me regarde méchamment. Mais c’est une Rejetée, bon sang !

Peut-être, mais ça n’était pas plus dans ses cordes que la fois précédente, dans la Pierre de Tear.

Franchissant l’étrange porte, Rand laissa Lanfear sur la corniche et referma le passage derrière lui. Bien sûr, elle n’aurait aucun mal à en ouvrir un autre, mais ça la ralentirait un peu.

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